Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Équestre

La bibliothèque libre.
Panckoucke (1p. 257-263).
◄  Epreuve
Équilibre  ►

ÉQUESTRE (adj.) On dit en sculpture une STATUE EQUESTRE pour signifier une statue représentant un homme à cheval.

Pline attribue aux Grecs l’origine des statues équestres : elles étoient élevées en l’honneur des cavaliers qui avaiont remporté la victoire dans les jeux sacrés. Les Romains ne tardèrent pas à adopter ce genre de statues : ils en élevèrent une à Clélie, ou, suivant un auteur dont Pline rapporte l’opinion, à la fille du Consul Valerius Publicola. Que la figure de cette staute ait été celle de Clélie ou celle de Valérie, elle doit avoir été érigée dans la soixante-huitième olympiade, 507 ans avant notre ère, & par conséquent dans un temps antérieur aux beaux jours de l’art, puisque la sculpture commença sur-tout à fleurir avec Phidias du temps de Périclès, vers la quatre-vingt-troisième olympiade. Il faut ajouter que l’époque où commença la gloire de l’art chez les Grecs doit être bien antérieure à celle où il fleurit en Italie.

Les statues équestres ont toujours été mises au nombre des ouvrages les plus important en sculpture, & par leur proportion qui est ordinairement collossale, & parce qu’étant destinées par l’âge où elles sont faites à consacrer aux âges futurs la mémoire & les traits de personnes très-célèbres, elles paroissent en même temps destinées à réunir l’admiration de la postérité pour le héros & pour l’artiste.

Quoique les anciens aient fait un grand nombre de statues équestres, il ne reste qu’un petit nombre de chevaux antiques en sculpture, & que deux statues équestres, celle de Nonnius Balbus, & celle de Marc-Aurèle, qui est d’un temps où l’art commençoit à dégénérer. Peut-être cette perte ne doit-elle pas exciter des regrets fore vifs ; car il ne semble pas bien prouvé que les anciens sculpteurs aient eu pour l’imitation des chevaux, & des animaux en général, les mêmes talent que pour celle de la figure humaine. L’art de bien représenter des chevaux exige de grandes études ; mais l’homme éroit l’objet constant de l’étude des anciens artistes, & peut-être négligeoient-ils un peu trop le reste de la nature. On pourrait croire que, regardant l’homme comme le vrai modèle de la beauté, ils auroient craint de se distraire par une étude approfondie de tout autre modèle. Cette idée offre assez de grandeur pour n’avoir pas été indigne d’eux.

Les modernes, persuadés que les anciens avoient eu dans l’art tous les genres de succès,

K k parce qu’ils avoient parfaitement réussi dans la représentation de l’homme, sont convenus d’admirer tous les chevaux antiques que le temps avoit épargnés. Les chevaux de Saint-Marc, malgré leurs têtes ignobles, le vice de leur encolure & celui de leur pas, qui, au jugement d’un artiste dont on doit admettre la décision dans cette partie de l’art, est faux & impossible, ont été attribués par les uns à Lysippe & par d’autres à Zénodore ; ceux de Monte-Cavallo à Phidias & à Praxitèle ; les centaures de la Ville-Borghèse, ceux du palais Furietti, n’ont guère reçu moins d’éloges. Mais sur-tout le cheval de la statue équestre de Marc-Aurèle a réuni l’admiration des amateurs & même des artistes ; qui long-temps ont négligé l’étude de la nature pour celle de cette antique défectueuse.

Mengs témoigne que les Italiens modernes ont eu peu de succès dans la représentation des chevaux en sculpture. A Paris, on peut voir le cheval, de ‘Henri IV sur le pont-neuf, & celui de Louis XIII à la place Royale, qui sont des ouvrages de deux ‘célèbres sculpteurs Italiens, Jean de Bologne & Daniel de Volterre : ces ouvrages confirment l’assertion de Mengs. Si, dans la patrie moderne des arts, des artistes d’ailleurs très-distingués ont eu peu de succès dans cette partie, on peut attribuer leur malheur à la préférence qu’ils ont donnée aux chevaux antiques, & sur-tout à celui de Marc-Aurèle, sur la nature.

Ce cheval, moulé à Rome sur le bronze antique, fut apporté à Fontainebleau du tems de François I. Il le fut de nouveau à Paris sous le règne, de Louis XIV, & placé dans une cour du Palais-Royal. Perraut nous apprend que cet ouvrage fut très-négligé dès qu’il ne fut plus nécessaire d’aller à Rome pour le voir. On trouva que l’Empereur Marc-Aurèle sembloit monter une jument poulinière ; on trouva que le cheval levoit la jambe de devant beaucoup plus haut qu il ne pouvoit, & qu’il sembloit avoir l’encolure démise. On reconnut enfin tous les défauts sur lesquels on avoit fermé les yeux à Rome. On laissa périr lé plâtre du Palais-Royal, comme avoir déja péri celui de Fontainebleau.

Ainsi quand les sculpteurs François eurent dès chevaux à faire, ils ne purent prendre pour modèle le cheval de Marc-Aurèle ni les autres chevaux antiques qu’ils n’avoient pas sous les yeux & dont ils n’avoient conservé, depuis leur retour de Rome, qu’un confus souvenir ; ils furent donc obligés d’étudier la nature. Aussi peut-on dire que c’est à des François que la sculpture doit les plusbeaux chevaux qu’elle ait produits, ceux des deux frères de Marsy ; aux bains d’Apollon dans le parc de Versailles, ceux des Tuilleries par les deux frères Coysevox, celui de Girardon à la place Vendôme, celui de la place de Louis XV, par Bouchardon ; précieux chef-d’œuvre de l’art, quoique des accidens arrivés à la fonte n’ayent pas permis de laisser subsister toutes les finesses qu’offroit le modèle. Quand la Suède, le Dannemarck, la Russie voulurent consacrer par des statues équestres la mémoire de leurs plus grands Souverains, ces nations appellerent de Paris, MM. Larchevesque, Saly, Falconet.

Quoique les beaux chevaux faits par les modernes doivent ouvrir les yeux sur les défauts du cheval antique de Marc-Aurèle, cependant les éloges qu’il a reçus seroient capables d’engager de jeunes artistes à le prendre sur tout pour objet de leur étude, & cette étude pourroit leur laisser des impressions dangereuses, s’il leur arrivoit dans la suite d’avoir à faire des chevaux. Pourquoi ne donneroient-ils pas dans un piège oû se sont laissé prendre tant de grands maîtres de l’Italie ? Nous ne croyons donc pas inutile de rapporter ici les principales observations de M. Falconet sur cette antique.

Pendant que ce célèbre sculpteur s’occupoit à Pétersbourg des études de la statue équestre de Pierre le-Grand, il fit venir de Rome pour son instruction, la tête, les cuisses & les jambes du cheval de Marc-Aurèle, moulées sur un beau plâtre de l’Académie, qui l’avoit été lui-même sur le bronze original. C’étoit un maître qu’il avoit cru mander ; mais en voyant ces parties capitales, il reconnut qu’il n’avoit pas de leçons à en recevoir.

Quoique l’original, doré autrefois en entier, & en partie dédoré par le tems, fasse, comme on l’assure, une illusion séduisante au capitole, parce que l’éclat de la dorure, & les taches des parties qui l’ont perdue empêchent de bien lire les détails, on peut dire que la tête en plâtre, exposée à la même hauteur dans l’attelier de M. Falconet à Pétersbourg, ne pouvoit causer la moindre illusion mêmes aux plus ignorans. Je me ressouviens que lorsque j’entrai pour la première fois dans cet attelier, je ne sus au premier coup d’œil, si j’appercevois, une tête de rhinocéros ou de vache ; l’idée d’une tête de cheval fut la derniere qui s’offrit à ma pensée. M. Diderot éprouva à peu prés la même impression.

Il est peut être bon d’avertir les personnes qui ne connoissent pas les procédés des arts, qu’il n’en est pas d’un plâtre moulé sur une statue, ou même surmoulé, comme de la copie d’un tableau. La copie peut être infidelle ; mais le plâtre est l’original lui-même, & l’on y perd tout au plus quelques finesses. Mais suivons les observations de l’artiste.

La grace ne manque pas moins dans le cheval de Marc-Aurèle, que les bonnes proportions & les belles formes. On n’a pas même la ressource de dire que le statuaire antique ait négligé le agrémens qu’il auroit pu donner à sa figure de près pour en mieux assurer l’effet dans l’éloignement. « Elle n’est pas travaillée, plans les règles de l’optique. La touche & la saillie des yeux sont au-dessous du naturel-pour leur froideur. Les narines font un cercle sans mouvement & sans respiration. Les plis formes par l’ouverture de la bouche sont arrangés comme on voit les brins, d’osier dans le tissu-d’une corbeille. Ceux du cou, au-dessous de la ganache, sont ronds, froids, sans inégalité, sans ressort, sans ce frémissement, cette crispation, de la peau que ses plis occasionnent toujours. Il semble voir une douzaine de baguettes arrangées symmétriquement les unes, après les autres. »

En vain on soutiendroit que la tête fait bien en place. La forme en est désagréable de quelque, côte & à quelque distance qu’on la regard ; elle ne ressemble en rien aux belles têtes de chevaux naturels, & c’est en cherchant à l’imiter que Raphaël & le Poussin ont fait de mauvaises têtes de chevaux.

« L’allure du cheval de Marc-Aurèle est le pas. La position des jambes de derrière y est conforme la, droite est convenablement éloignée du corps, & la gauche est fort avancée sous le ventre ; la pince est déjà posée ; (c’est un défaut qui fait nommer un cheval ramipin.) Enfin le pied, ne peut plus changer de place qu’en se levant pour avancer un pas. Tout va presque bien jusques-là : mais comme il faut une harmonie, une correspondance des mouvemens qui se croisent, le pas de la jambe gauche de devant, qui soutient l’avant-main, doit dans cet instant être sous le ventre, & décrire une ligne oblique qui forme, avec la perpendiculaire prise au haut de la jambe, un angle au moins de quinze degrés. C’est ce qui no se trouve pas observé dans le cheval en question : l’angle que forme la ligne de sa jambe avec la perpendiculaire n’est au plus que de quarte à cinq degrés. Voyons l’autre jambe de devant. Dans le pas, le pas le sabot de las jambe qui marche ne s’élève qu’à la moitié du canon de l’autre Ici, le sabot de la jambe levée est à la :hauteur du genou de celle qui pose. Le mouvement outré de l’un de ces membres & l’inaction de l’autre, sont une discordance entre eux par comparaison avec l’action du train de derrière. Ne voyez-vous pas que, par ce moyen, le : cheval va au grand pas :des jambes de derrière, & que, de celles de devant il ne fait que piaffer ? Ne voyez-vous, rat aussi que Pietre de Cortone & tant d’autres, y ont regardé trop légèrement ? Comment n’a-t-on pas vu ces deux actions aussi impossibles à faire ensemble à un cheval, qu’a tout autre quadrupede pede vivant Voilà au moins ce qu’il auroit fallu appercevoir avant que de dire à ce cheval : Avance donc ? ne sais-tu pas que tu es vivant ? (mot qu’on attribué à Pietre de Cortone.) Je le défie d’avancer, puisque l’usage qu’il fait de ses jambes de devant contrarie & ‘arrête ce que sont celles de derrière. »

La partie la plus essentielle des observations de M. Falconet est celle où il donne le parallèle des proportions du cheval de Marc-Aurèle avec celles du beau naturel, parce que cette comparaison peut devenir fort utile aux artistes qui veulent étudier les chevaux. Ils doivent trouver avec plaisir les proportions d’un beau cheval prises par’ un artiste qui en a lui-même exécuté un fort beau

« La tête du cheval de Marc-Aurèle, dit M. Falconet, a deux pieds onze pouces : je l’ai divisée en quatre parties. J’ai fait la même division sur la tête d’un beau cheval naturel, & j’ai pris ainsi les principales mesures & du beau naturel & du cheval antique ; je n’en garantis pas la justesse à deux ou trois minutes près. Si l’on croit que, n’ayant pas vu le bronze, il ne m’a pas été possible d’en savoir les proportions, je prie ceux qui seront à portée de s’en assurer, de vouloir bien vérifier celles-ci, & de me rectifier où j’aurois commis de fortes erreurs. » Le cheval de Marc-Aurèle. Le beau naturel. Largeur du cou à la hauteur du menton, 4 parties 2 parties 5 minutes. Grosseur du cou vers la ganache, 2 patries 1 minute 1 partie 3 minutes. Largeur des épaules 4 parties 2 minutes 2 parties 9 minutes. De la naissance des reins à celle du fourreau, parties 3 parties 5 minutes. Du milieu des reins au milieu du ventre, 5 parties 4 parties. D’un côté du ventre à l’autre, 5 parties 8 minutes 4 parties. Depuis le poitrail jusqu’aux fesses, 12 parties 6 minutes 10 parties. Le bras levé, depuis la pointe du coude jusqu’au devant du genou, 4 parties 4 minutes 3 parties 6 minutes. La jambe du même bras, depuis le dessous, du genou jusqu’à la pointe du sabot, 4 par ties 2 minutes 3 parties.

K fc ij Le cheval de Marc-Aurèle. Le beau naturel. Largeur des hanches, 5 parties 3 parties 5 minutes. Largeur extérieure du milieu des cuisses, 5 parties 5 minutes 3 parties 5 minutes. Depuis le dessous du poitrail jusqu’au sommet de la tête, 9 parties 2 minutes 7 parties 6 minutes. Depuis le grasst (la rotule) de la cuisse qui recule, jusqu’au coude de la jambe de devant qui lève, 7 parties 8 minutes 5 parties 5 ou 6 minutes dans la même position. « La cuisse droite, qui est fort allongée hors du corps, doit être applatie sur le côté dans cette position. Celle du cheval antique est très-gonflée ; elle l’est même beaucoup plus que la gauche, qui est entièrement rentrée sous le ventre & ployée. » « Les pointes des jarrets sont écartées l’une de l’autre d’environ deux parties dans le cheval antique. Un cheval naturel qui va le pas les a serrées, & tout au plus à trois ou 4 pouces de distance. » « Ce cheval a six sabots de distance entre le pied gauche de derrière qui porte sur la pince, & le pied de la jambe du même côté qui porte entièrement. Cette jambe n’a que quatre degrés d’inclinaison ; elle devroit faire au moins avec la perpendiculaire un angle de quinze degrés mais quand elle le seroit, les pieds de ces deux jambes seroient encore beaucoup trop éloignés, parce que le corps du cheval est trop long d’environ une demi-tête. » « Les pieds de derrière ont du milieu de l’un au milieu de l’autre quatre parties six minutes, ce qui suppose l’animal estropié ou ses os brisés, sans quoi il ne peut faire un tel écartement de côté. Ceux de devant, s’ils étoient tous deux posés, auroient trois parties ; un cheval naturel n’a qu’environ un sabot de distance entre les deux. » « La jambe de devant qui pose, vue de face, est perpendiculaire ; elle devroit rentrer par le bas au moins de six degrés. » « La proportion de ce cheval est fort extraordinaire : la longueur de son corps est de neuf pieds. Je remets cette mesure sur l’échelle d’un cheval naturel de cinq pieds, & je trouve que depuis le dessous du poitrail jusqu’au sommet de la tête, il est plus court de six pouces que le beau naturel : ces six pouces en font neuf à dix dans le bronze. Ainsi le corps est trop long de neuf à dix pouces, ou le cou est trop court de cette même mesure. » « Nous allons voir, par le témoignage imprimé de M. Saly, que le cheval de Marc-Aurèle est loin d’être un beau cheval. Cet artiste distingué n’est plus ; mais il nous a laissé, outre ses ouvrages, deux brochures qui sont ensemble 99 pages. Il les a faites pour rendre raison de la statue de Frédéric V, érigée à Copenhague ; comme il a eu principalement pour objet dans ces deux écrits son propre ouvrage & le beau naturel, je dois regarder comme une règle de l’art les principes sur lesquels il a travaillé. » « Regarder, dit-il, un cheval en dessous, vous verrez son encolure étroite & affilée en comparaison des ganaches. Cela est vrai. » « Regardez le cheval de Marc-Aurèle en dessous, vous verrez son encolure plus large de quatre pouces & demi que les ganaches. » « Il n’y a que dans le cas de l’arrêt, ou dans celui où un cheval a le défaut de battre à la main & de donner des coups de tête, que son cou & sa tête se portent en arrière, & que le genou levé se trouve plus avant ; mais ce sont des accidens momentanés ou des défauts dans les chevaux qu’il faut bien se garder d’imiter dans un monument de la nature de celui dont il est question. Cela est vrai. » « Le cheval de Marc-Aurèle, qui a la tête & le cou excessivement en arrière, n’est point dans le cas de l’arrêt ; il a donc le défaut de battre à la main & de donner des coups de tête. Son genou levé se trouve de beaucoup plus avant que sa tête ; ainsi M. Saly juge qu’à cet égard encore ce cheval a des défauts qu’on doit bien se garder d’imiter dans un monument de cette nature. » « La jambe tendue de derrière fait, par sa tension, entrer dans la partie charnue du grasset l’os de la rotule à laquelle la peau est adhérente, & produit un creux au lieu de la saillie que forme cet os lorsque la jambe est ployée Cela peut être vrai. » « La jambe tendue de derrière l’est plus an cheval de Marc-Aurèle qu’elle ne l’est à celui de Frédéric V. Cependant toute la partie du grasset, loin d’être rentrée, est beaucoup plus en saillie qu’a aucune autre statue de cheval que l’on connoisse. Ainsi, selon M.” Saly, l’artiste auteur de ce cheval ne connoissoit ni la vérité des mouvemens ni l’ostéologie du cheval. » « Lorsqu’un cheval lève une jambe de derrière, cette jambe, à l’endroit du jarret, se rapproche de l’autre, sans que le pied sorte de la trace de celui de devant. Ce rapprochement est si fort, que la partie de devant dudit jarret se trouve presque à l’a plomb du milieu du corps de l’animal. Cela est vrai. »

« Lorsque le jarret levé du cheval que nous examinons se rapproche de l’autre, il en est écarté d’environ un pied & demi, d’où l’on voit qu’il s’en faut que le pied de cette même jambe de derrière soit sur la trace de celui de devant. »

« Quelque relevé & précipité que soit le pas d’un cheval, il s’en faut toujours de beaucoup que le bras soit placé horizontalement. Cela est vrai. » « 

Le bras de la jambe levée du cheval de Marc-Aurèle est placé pour le moins horizontalement Ce bras ainsi relevé excède donc de beaucoup le mouvement naturel, & c’est donc un grand défaut. »

« M. Saly fournit encore beaucoup d’autres objets de comparaison qui sont tous au désavantage du cheval antique. Je m’en tiens à ce qu’on vient de voir, & qui me paroît suffisant pour démontrer combien ce cheval est loin de mériter l’admiration des connoisseurs. »

« Si, comme la plupart de nos artistes le savent & en conviennent, le cheval de Marc-Aurèle est du même genre que ceux de Saint-Marc & ceux de Monte-Cavallo, il est médiocre : aucun vrai connoisseur, excepté les propriétaires, n’a jamais mis au rang des beaux ouvrages de sculpture ces derniers chevaux. »

« Si, comme on en convient encore, le cheval de Marc-Aurèle a un trop gros ventre, une trop grosse encolure, &c. il est donc mal ensemble & d’une mauvaise proportion. Cependant, afin de pouvoir juger si la disposition de ce ventre est un défaut tolérable, donnons-en la forme & la mesure à-peu-près. » « On a vu que, dans un cheval bien proportionné, l’extrêmité inférieure du ventre, mesure prise du dessus des reins, revient à la longueur de la tête ; que dans celui du capitole, cette mesure prise au même endroit porte environ un pied de plus que la tête, qui a deux pieds dix pouces de long ; ce qui présente ce gros & large ventre sur une ligne très-courbe, & surbaissée de trois pouces au moins dans son milieu de la ligne horizontale, tandis que dans un cheval naturel d’environ six pieds de long, & qui n’a pas un ventre de vache, cette ligne, dont la courbure est imperceptible, vient en s’inclinant de cinq à six pouces depuis les parties naturelles jusqu’au dessous du poitrail ; inclinaison qui devroit produire au moins huit pouces dans celui-ci, ce qui lui sauveroit une énorme défectuosité. Cette défectuosité peut aussi provenir en partie de la mesure des


jambes, qui me paroissènt, en mesurant le beau naturel, avoir quelques disproportions relatives entre-elles. »

« Je sais au reste que le compas seroit un juge des plus récusables dans un ouvrage qui reroit d’ailleurs sublime : le Gladiateur, l’Apollon & tel autre chef-d’œuvre en seroient indignés ; mais ici nous devons l’admettre Ainsi, en joignant ces défauts à beaucoup d’autres qui ne sont ni compensés ni effacés par d’assez grandes beautés dans cet ouvrage, il résulte assurément que ceux qui l’ont regardé comme un chef-d’œuvre ne l’ont pas connu, ou ne connoissoient pas un beau cheval, ou avoient sur les yeux le voile de la prévention. S’ils eûssent été plus éclairés ou moins prévenus, ils n’auroient pas glissé sur tant de défauts, joints à la disproportion extraordinaire de ce ventre. »

« Faut-il avoir de grandes connoissances pour n’être pas un peu choqué de l’étude fausse de la croupe & de celle des cuisses du cheval de Marc-Aurèle ? Je veux que l’ensemble général de cette croupe ne soit pas d’une bien mauvaise forme ; les détails & la froideur des cuisses (je les ai sous les yeux) sont trop éloignés du naturel pour qu’on puisse s’empêcher de sourire un peu quand on entend appeller cela un chef-d’œuvre. »

« J’ai une copie généralement exacte & bien mesurée de la statue de Marc-Aurèle. Comme ce n’est pas des finesses de détail qui souvent distinguent un original qu’il est ici question, mais de l’ensemble, des formes & da mouvement, je crois qu’avec les parties originales qui sont sous mes yeux, & que je compare à ce petit modèle, je connois le cheval antique autant que peuvent le connoître ceux qui le voient au capitole. Enfin cette copie achève de m’apprendre que le cavalier, duquel on parle peu, est beau pour un ouvrage fait dans un temps où la sculpture ne produisoit plus ni des Laocoons, ni des Gladiateurs, & que le cheval qui occupe davantage tous ceux qui en raisonnent, est bien inférieur au cavalier. »

« Quelques personnes disent que l’excessive largeur du ventre de ce cheval provient d’un accident, & que son dos ayant fléchi, les flancs plièrent & s’elargirent. On ne fait pas attention que ce dos est aujourd’hui dans la forme & à la place qu’il a été fondu, & que si le marteau l’eût remis où il est, il n’auroit pu y venir sans que les flancs ne reprissent aussi la leur. Quels que soient le mêlange & la qualité du métal de cette statue, le bronze auroit cassé par l’accident que l’on suppose, ou par la prétendue restauration dont on parle, comme s’il s’agissoit d’une figure de plomb. Mais n’eût-il pas cassé, un cylindre de bronze n’est point une vessie dont la membrane s’étende au gré du souffleur. Enfin c’est dans l’état présent où est ce cheval, & non dans celui où l’on suppose qu’il a été, qu’on le juge, que tant de gens crient au chef-d’œuvre, & que tant d’autres répétent les cris sans savoir, pourquoi »

Quoique le dictionnaire des arts ne soit pas destiné à la description des ouvrages de l’art, on croit pouvoir se permettre ici quelques lignes sur la statue équestre érigée à l’empereur Pierre le Grand à Petersbourg, parce qu’on en a beaucoup parlé dans toute l’Europe, & souvent avec trop peu de connoissance, & parce qu’elle se distingue par deux particularités ; celle de sa composition & celle de sa bâse.

On fait que toutes les statues équestres sont posées sur un socle, qui forme un quarré long : le cheval paroît marcher au pas sur ce socle.

Mais M. Falconet, auteur du monument de Pétersbourg, avoit à représenter un héros qui passe pour le créateur de la Russie : on croit communément que sa vaste domination n’étoit peuplée que d’espèces d’animaux sauvages dont il a su faire des hommes. Le sculpteur-poëte, car les arts sont une poésie, a saisi cette idée favorable à son art, quoiqu’historiquement elle ne soit pas d’une exacte vérité ; il a su donner à son ouvrage une vie, un mouvement qui manque en général aux monumens de ce genre, en indiquant au spectateur, par un symbole ingénieux, les obstacles que le Prince avoit à surmonter. Il l’a représenté gravissant à cheval une roche escarpée. Ainsi la composition est allégorique, & par une heureuse conception, c’est le héros lui-même qui est le symbole de l’allégorie.

Pierre le Grand avoit eu lui-même une idée â-peu-près semblable ; il s’étoit fait graver sur un cachet sous la figure d’un sculpteur qui forme la Russie dans un roc encore brut. La pensée de l’artiste est plus noble que celle de l’empereur ; mais d’ailleurs elle offre le même sens.

M. Falconet a saisi pour l’instant de sa composition celui où le cavalier, arrivé au sommet du roc, arrête son cheval qui en est à son dernier pas & qui exprime d’une manière sensible ce moment d’immobilité par lequel le galop se termine nécessairement. La tête du héros, ceinte d’une couronne de laurier, est fière & imposante, sa main protectrice ‘semble s’étendre sur son empire ; son air, son maintien, sont majestueux, mais n’ont rien de terrible : sous la dignité d’un maître, on reconnoît un père. Son vêtement, simple & pittoresque, a l’avantage de ressembler en même temps à celui qu’avoient adopté les anciens statuaires de la Grèce & de Rome & de rappeller celui des Russes. Un manteau doublé de pelleterie détruit artistement ce que cet habit pourroit avoir de trop simple. Le cheval est plein de feu, & semble le souffler par les narines ; il réunit à la beauté des formes & à la finesse apparence de toute la vigueur qui étoit nécessaire à l’action qu’il vient de terminer. Il foule dans sa course le serpent de l’envie.

On a écrit loin de Pétersbourg que le rocher qui sert de base à ce monument est hérissé de pointes qui doivent empêcher de voir plusieurs parties de la statue ; que le cheval a devant lui une montagne & un serpent à la queue. Ces erreurs bizarres de quelques écrivains n’ont sans douté trompé personne.

La tête du héros est l’ouvrage de Mademoiselle Collot, élève & ensuite bru de M. Falconet. Il lui confia cette importante partie du monument dont il étoit chargé, parce que, par une rare modestie, après avoir fait lui-même un portrait qui avoit répondu à sa réputation, celui du savant Camille Falconet, il crut cependant que son élève lui étoit supérieure en ce genre. L’histoire des arts ne nous avoit conservé jusques-là que le nom d’une femme qui eût pratiqué la sculpture ; elle se nommoit Properzia Rossi, elle etoit de Bologne, & florissoit dans le seizième siècle. Persécutée & calomniée par un artiste jaloux nommé Amico, elle abandonna son talent & mourut de douleur.

M. Falconet croyoit d’abord que son rocher seroit construit de pierres de rapport, & il avoit déjà fait les modèles de toutes les coupes : mais on lui proposa un rocher véritable de granit, & il n’hésita pas à préférer cette base qui seroit plus durable., Il fallut transporter cette masse énorme dans un espace d’une lieue & demie par terre & de trois lieues & demie par eau. On sait que les anciens ont fait des efforts encore plus étonnans ; mais ils ‘n’avoient pas encore eu d’imitateurs entre les modernes. Ceux qui voudront connoître les moyens mécaniques qui furent employés pour remuer & transporter cette masse, peuvent consulter le livre intitulé : Monument élevé à la gloire de Pierre le Grand, ou Relation des travaux qui ont été employés pour transporter à Péterabourg un rocher de trois millions destine à servir de base à la statue équestre de cet Empereur, par le Comte Marin Carburi de Céphalonie. Grand in-fol., Paris, Nyon, 1777.

Quand ce rocher fut trouvé, il pesoit environ cinq millions. L’artiste en fit retrancher deux sur la place, ainsi le bloc pesoit encore trois millions pendant le transport. Sa dimension ètoit de 37 pieds de longueur sur 21 de largeur, & 22 de hauteur. M. Falconet lui a laissé sa largeur vers la base, mais en la réduisant jusqu’au haut par un ralus qui, conduisît l’œil au plan sur lequel pose le cheval : ce plan n’a qu’environ huit pieds, de largeur. Comme il falloit que le cheval gravît une pente, accessible, les trente-sept pieds ‘de longueur du roc ne suffisoient pas ; on ajouta un morceau d’environ treize pieds, pour rendre le rocher semblable eu modèle qui avoit à-peu-près cinquante pieds de longueur. (Article de M. Levesque.)