Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Epreuve

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Panckoucke (1p. 256-257).
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EPREUVE (subst. fém.). Ce mot répond à celui d’essai. Un graveur, à mesure qu’il avance sa planche, en fait tirer des essais par l’imprimeur en taille-douce, pour voir l’effet que le travail qu’il a fair sur le cuivre produit sur le papier. Ce sont ces essais qu’on nomme épreuves. Quand le travail tracé sur le vernis dont on couvre d’abord le cuivre a été mordu par l’eau-forte, on en fait ordinairement tirer quelques essais qui se nomment épreuves de l’eau-forte. Quand ensuite le graveur a entièrement ébauché sa planche, & qu’il y a établi presque tous les travaux qu’il se propose d’y mettre, mais sans leur avoir donné la vigueur & l’accord qu’ils doivent avoir dans le fini, il fait encore tirer d’autres essais qu’il appelle première épreuves, & pour designer le point où il en est de son travail ; il dit qu’il en est aux premières épreuves. Quelquefois le graveur qui se charge de faire une estampe & l’entrepreneur qui la lui demande stipulent que le prix du travail sera partagé en trois payemens égaux, dont le premier sera dû après l’eau-forte, le second aux premières épreuves, & le troisième au fini. Quand la planche être considérable, comme le travail de la gravure est fort long, il se fait ordinairement quelque convention à-peu-près semblable.

Cependant, comme chaque artiste a sa manière d’opérer, on ne peut guère déterminer par ces expressions épreuves de l’eau-forte, prermières épreuvea, à quel point en est l’ouvrage, puisque les uns établissent grande partie des travaux à l’eau-forte, & que les autres réservent presque tout le travail pour le burin. D’ailleurs quelques-uns, sûrs de leur effet, avancent considérablement l’ouvrage avant de faire tirer les premières épreuves, & d’autres plus timides ou plus impatiens de voir leur travail sur le papier, font tirer des épreuves lorsqu’ils n’ont encore fait qu’une très-foible ébauche. Il y a des graveras qui conduisent à-la-fois toutes les parties de leur planche, & y établissent l’accord dans un ton plus foible que celui qu’ils donnent au fini ; il y en a d’autres qui terminent presqu’entièrement un grand nombre de parties, & les approchent le plus qu’il leur est possible du ton qu’elles doivent avoir, réservant pour la fin quelques autres parties, comme les têtes, les mains, quelques parties d’étoffes brillantes ou de métaux : c’est la pratique de quelques graveurs de portraits. On ne peut ni approuver ni condamner exclusivement aucun de ces procédés. C’est d’après l’ouvrage fait qu’on doit juger l’artiste.

Le nom d’épreuves se donne par extension à toutes les estampes, lorsqu’on les considère comme le produit d’une planche gravée. Dans cete nouvelle acception, le terme de premières èpreuves ne signifie plus de premiers essais, mais il désigne les premières estampes qu’on a tirées de la planche terminée. On dit, j’ai une des premières épreuves de la famille de Darius. On dit aussi une bonne ou une mauvaise épreuve, pour signifier une estampe qui a été tire lorsque la planche étoit encore fraîche ou lorsqu’elle étoit déjà fatiguée. Une épreuve est boueuse quand la planche a été mal essuyée, qu’il y’est resté trop de noir, & que les travaux ont été confondus. Elle est nette & brillante quand la planche a été bien encrée & bien essuyée, en sorte que tous les travaux sont bien distincts, & que chaque taille est restée suffiamment nourrie denoir. Elle estgrise quand la planche commence à s’user. Elle est neigeuse quand les travaux de la planche, étant en partie usés, ne reçoivent plus le noir dans leur continuité, en sorte que les tailles sont interrompues par des taches blanchâtres. Ces défauts peuvent aussi quelquefois provenir de la maladresse de l’imprimeur, ou du travail du graveur.

Quoique l’airain, ou cuivre rouge, qui forme la planche gravée n’éprouve que des frottemens très-doux de la main de l’imprimeur, la gravure se fatigue & s’use par ce frottement plus vîte qu’on ne le penseroit si l’on n’en avoit pas l’expérience. Sa durée dépend en partie du travail de l’artiste, en partie de la fermeté du cuivre, & en partie de l’adresse de l’imprimeur.

Des amateurs qui le défioient de leurs lumières, foiblesse peu commune entre les amateurs,

leurs, — amateurs, crurent que le plus sûr moyen d’avoir de bonne, épreuves étoit de s’en procurer une de celles que l’artiste avoit fait tirer avant de faire graver l’inscription qui indique le sujet, &c. c’est ce qu’on appelle épreuve avant la lettre. Comme le graveur ne faisoit tirer de ces épreuves que pour se bien assurer que son travail étoit absolument terminé, elles étoient en fort petit nombre, & la rareté en augmentoit la valeur idéale. Car d’ailleurs il étoit possible qu’aucune de ces épreuves ne valût quelquesunes de celles qui étoient tirées dans la suite avec la lettre. Il pouvoit très-bien arriver que l’imprimeur, même sans savoir comment, eût mis plus d’adresse à encrer & essayer sa planche la centième fois que la première, & que la centième épreuve fût la plus belle : car il y a une sorte de hasard qui préside au tirage des estampes, & quand le cuivre est bon, une planche peut tirer plusieurs centaines d’épreuves d’une égale beauté.

Mais les amateurs, au lien de faire cette réflexion, s’obstinèrent à rechercher les épreuves dont la primauté & la rareté sembloient assurèes par l’absence de la lettre. Tous voulurent en avoir, & les graveurs, les marchands, trouvèrent un moyen facile de les contenter ; ce fut de faire tirer cent, deux cents, trois cents épreuves, & même davantage, avant de faire graver la lettre. Que ces épreuves soient belles ou médiocres, peu importe : elles sont avant la lettre, & l’amateur est content. Le marchand l’est encore davantage, parce qu’il setire promptement de trois centsépreuves avant la lettre, plus que ne lui auroit procuré plus lentement le double avec la lettre. On a aussi l’adresse d’en cacher un certain nombre, & de ne les livrer à l’avidité des amateurs que lorsqu’elles ont acquis une valeur nouvelle par leur prétendue rareté.

L’avarice de Rembrandt lui avoit inspiré une autre charlatanerie ; c’étoit de faire quelques changemens à la planche après en avoir fait tirer un certain nombre d’épreuves, & même d’y donner un effet différent quand elle étoit presqu’usée. On vouloit avoir l’épreuve avant le changement, celle avec le changement, celle avec l’effet nouveau. On imite cette charlatanerie à moins de frais, tantôt en laissant d’abord subsister une faute dans l’inscription & la faisant ensuite corriger ; tantôt en faisant tirer des épreuves avant que quelque faux trait de la marge soit effacé, & faisant ensuite polir cette marge. Quelquefois ces accidens ne sont pas prévus ; mais la cupidité mercantile fait en tirer parti, car c’est un sujet d’émulation entre les amateurs de se procurer une épreuve avec ce qu’ils appellent la remarque.

Quoique ces manœuvres soient étrangères aux arts considérés en eux-mêmes & qu’elles en fassent la honte, elles doivent cependant trouver place dans le dictionnaire des arts, & y être appréciées. (Article de M. Levesque)