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Encyclopédie méthodique/Economie politique/ABONDANCE

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Panckoucke (1p. 29-32).
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ABONDANCE, s. f. synonime d’affluence, exprime l’état où la multiplicité des productions naturelles, d’amples récoltes, &c. mettent une famille, un pays, un empire.

Il y a deux sortes d’abondance ; l’une occasionnée par le défaut de circulation, qui fait tomber les fruits de la terre en non valeur & qu’accompagne la misère ; l’autre qui suit la paix & la liberté, qui donne un bon prix aux denrées & fait naître l’aisance & la richesse.

Cette dernière sorte d’abondance est due au concours de plusieurs causes ; elle provient non-seulement de la fertilité naturelle du sol, de l’heureux témpérament des saisons, des avances du propriétaire ou du fermier, du travail constant & éclairé du laboureur, mais encore de l’attention avec laquelle le gouvernement veille à ce que les cultivateurs soient possesseurs tranquilles & profitables de leurs propriétés, & puissent disposer, en tout temps & en tout lieu, des productions de leurs terres & du fruit de leur industrie.

Une riche agriculture est la première cause de cette abondance ; mais nulle part l’agriculture ne sauroit être florissante, si le cultivateur, peu sûr de la jouissance de ses propriétés, n’en est que possesseur précaire ou à titre trop onéreux. Sans l’assurance intime de cette jouissance, sans celle des profits qu’elle procure, l’émulation s’éteint & le travail cesse ou diminue, l’abondance fait place à la disette, la richesse à la pauvreté. La jouissance assurée de son gain & l’aisance qui en est la suite, peuvent seules rendre le cultivateur laborieux, & le porter à multiplier les fruits de la terre. Tout homme qui croit pouvoir conserver, travaille pour acquérir, parce que tout homme est avide de jouissances & de richesses ; mais s’il ne voit pas de profit à travailler, s’il craint de perdre le fruit de ses avances & de ses peines, il se décourage, il se rebute, son travail se ressent de l’incertitude de son état, les productions de la terre diminuent, & avec elles le repos & l’aisance.

Ainsi les progrès de l’agriculture & l’abondance des denrées ne dépendent pas seulement de la bonté de la terre & du travail du laboureur, mais de l’assurance qu’il a de jouir de ses fruits, mais de la liberté de les exporter, de les vendre à son gré & pour son plus grand avantage. La facilité du débit & le bon prix seront toujours un attrait puissant, qui excitera le laboureur à augmenter la quantité de ses denrées, à faire de nouveaux efforts pour solliciter la terre à multiplier ses produits. La liberté de vendre & le bon prix des denrées amènent ainsi l’abondance & la richesse, qui ne feront que s’accroître, si l’impôt n’excède pas la proportion dans laquelle il doit être avec le revenu de la terre franc & liquide, ou, comme disent les économistes, avec le produit net.

L’abondance produite & soutenue par ces causes réunies, procure à un état les plus grands avantages ; elle en augmente la population, elle en accroît la force, elle y anime le travail & la circulation, elle étend la sphère & le mouvement du commerce, elle répand l’argent, excite l’activité, & multiplie les revenus & les jouissances. C’est un fleuve bienfaisant qui, recevant sans cesse le tribut de divers ruisseaux & grossissant dans sa course, embellit & fertilise tous les lieux où il passe, & devient toujours plus agréable & plus utile.

Il n’y a donc pas de gouvernement qui ne soit intéressé à faire naître & à perpétuer sur son territoire cette heureuse abondance ; & cependant il est bien peu d’états où on la trouve, & bien moins encore où elle soit durable.

Cela n’est pas étonnant, me dira-t-on ; il faut l’accord du ciel & de la terre pour produire cette abondance dans un état, tandis que l’intempérie des saisons ou l’effet casuel des élémens suffit pour la détruire, ou même pour l’empêcher de naître. D’accord : ces causes naturelles l’éloignent quelquefois de certains états, & peuvent y occasionner la disette & la famine. Mais l’expérience nous apprend que dans un royaume étendu, dont les terres sont traitées par une grande & puissante culture, où l’impôt est modéré & où le commerce des denrées est libre, les récoltes peuvent souffrir considérablement & être détériorées par les gelées, par les pluies, &c. sans que les récoltes manquent en entier, sans qu’elles amènent la disette. Dans un tel pays, le riche produit des récoltes d’une année excède beaucoup ce qu’il faut de denrées pour nourrir les habitans jusqu’aux récoltes prochaines, & le commerce extérieur n’y épuise jamais le superflu des grains[1]. Il s’y fait insensiblement un amas de denrées non vendues, qui, dans une année peu fertile, sort des greniers & des magasins, & soutient encore l’abondance dont on a coutume d’y jouir. Il faudroit une longue suite de mauvaises années pour faire éprouver à ce pays de liberté, non une famine, parce que la liberté du commerce des denrées y remèdie toujours, mais une très-grande cherté. Or, dans un pays qui a un territoire bien cultivé, les récoltes ne manquent jamais entièrement ; il y a toujours des provinces plus heureuses que d’autres. Les secours qu’on en tire & les grains de l’étranger suppléent à ce qui peut manquer aux cantons mal-traités, & il ne résulte de cette diminution partielle des récoltes, qu’une augmentation momentanée du prix des denrées, qui, haussé par les frais de transport, se trouve alors un peu au-dessus du marché courant des grains chez les nations voisines.

Les mauvaises saisons & les météores sont nuisibles sans doute aux fruits de la terre ; mais les fléaux qui les détruisent dans un état & qui en éloignent l’abondance, ce sont les taxes indirectes, toujours plus onéreuses qu’elles ne le paroissent, & qui tombent en grande partie sur les classes les plus pauvres de la société ; ce sont les impositions désordonnées qui rongent les avances de la culture, après avoir dévoré les profits du laboureur ; ce sont enfin les encouragemens donnés au commerce du luxe, au préjudice de celui des produits du sol, & sur-tout les gênes & les prohibitions sous lesquelles on y fait gémir celui des grains.

Si l’abondance paroît dans cet état, ce ne peut être qu’à longs intervalles & toujours au désavantage du peuple ; car les erreurs du gouvernement lui rendent même nuisibles la libéralité de la nature & la fécondité de la terre. Faute d’acheteurs & de débouchés, les denrées demeurent alors entassées dans les greniers, le peu qui s’en vend ne se débite qu’à perte pour le cultivateur, qui n’en retire pas ce qu’elles lui coûtent. Les revenus des propriétaires diminuent, & avec les revenus leurs dépenses ordinaires. Ils achètent peu ou font peu travailler, ce qui fait baisser les salaires dans la proportion du prix des grains. Les productions de la terre sont à vil prix, & cependant l’on n’a pas de quoi les payer. L’émulation tombe ainsi que l’industrie, & les campagnes, surchargées du poids inutile de leurs récoltes, invoquent la disette & la cherté qui, arrivant bientôt ensemble, achèvent de ruiner l’état. Voyez les articles Abandon, Grains, Fermiers.

Dans tout pays au contraire où le gouvernement plus éclairé protège l’agriculture, & ne cesse de la faire jouir de la paix & de la liberté dont elle a besoin, il s’établit naturellement au dedans & au dehors un grand & utile commerce des denrées du sol, dont les profits retombant sur la terre, la rendent encore plus productive. Alors le laboureur, le propriétaire & le souverain voyant croître leurs revenus tous les ans avec l’abondance générale, étendent leurs jouissances, consomment & dépensent davantage, & font participer ainsi les autres classes de la société à l’augmentation des revenus que procure l’abondance. Telle est l’influence de la liberté du commerce des denrées sur le bien-être général de la société.

Mais une autre source de revenus, & qui, jointe à la première, porte l’abondance à son dernier terme, c’est le nourrissage des bestiaux qu’on peut appeller après Sully la seconde mamelle de l’état. Séparée de l’agriculture, elle ne peut suffire qu’à des peuples errans & peu nombreux ; mais l’agriculture ne peut rien sans elle, car les animaux sont les vrais mobiles de l’agriculture. Sans leur secours, l’homme isolé pourroit-il solliciter puissamment la terre ? Pourroit-il entreprendre les grands travaux qu’elle exige ? Auroit-il de quoi la ranimer lorsqu’elle est épuisée par ses productions ? Le nourrissage des bestiaux mérite donc aussi l’attention vigilante du gouvernement, & soit qu’on le considère comme le véhicule de l’agriculture, soit qu’on le regarde lui-même comme producteur de subsistances & de matières premières de main d’œuvre nécessaires à nombre de fabriques, il demande, pour être profitable, la même protection que l’agriculture.

Si le gouvernement a le soin de ne point mettre d’impôts sur les bestiaux ; (car la terre qui les nourrit, étant déjà taxée, c’est, en taxant les bestiaux, doubler l’impôt sur le même produit) s’il ne touche point aux avances de ceux qui les élèvent ; s’il donne à ceux qui en font commerce la liberté dont ils doivent jouir ; s’il n’assujettit point inconsidéremment la viande, les cuirs, les laines, &c. à des droits qui en diminuent la production & la consommation, les troupeaux & les engrais se multiplieront prodigieusement, les travaux seront plus faciles & les terres bien plus fécondes, la masse de subsistances augmentera, ainsi que celle des matières premières de main d’œuvre, & l’impôt, pris à sa base & sans être nuisible, suivra la progression des revenus. Enfin de ces deux sources d’abondance, l’agriculture & le nourrissage des bestiaux, sortirons de nouvelles jouissances pour les citoyens consommateurs, l’accroissement rapide de la population, les progrès des arts & des sciences, en un mot la gloire & la puissance de l’état.

Je dis les progrès des arts & des sciences, parce qu’en effet, dans un état ou l’abondance assure du repos & des loisirs à une grande partie des citoyens, l’esprit de l’homme, tranquille sur les moyens de se procurer le nécessaire & même le superflu, cédant au sentiment de sa noble origine, à son activité naturelle & à l’essor qui le porte vers le grand & le sublime, cherche à s’élever par la contemplation & par l’étude à la connoissance de la vérité, & s’efforce de multiplier, par ses découvertes, ses jouissances & ses plaisirs ; de là l’invention & la perfection des arts & des sciences, qui sont le charme de la société, l’honneur de l’esprit humain & le bonheur du monde.

La félicité publique s’augmente ainsi en raison des efforts que font tous les membres de la société pour concourir au même but, & profiter de cette abondance de l’état qui est le fruit du travail. C’est alors que le luxe de consommation devient véritablement utile & contribue à entretenir la joie & la santé parmi les hommes, à la différence de ce luxe destructeur, qui consiste dans une somptuosité d’ostentation, & qui avilissant l’agriculture, en dévore la substance à pure perte.

On distingue trois sortes de peuples, les peuples chasseurs, les pasteurs, les agricoles. Les premiers ne peuvent jamais être dans l’abondance. La vie errante qu’ils mènent, & qui a des charmes pour eux, l’horreur du travail qui leur est comme naturelle, la paresse & l’ignorance qui en sont la suite, enfin les guerres atroces qu’ils se font les privent de la protection des lois, des soins du gouvernement & des douceurs de l’union sociale. Ils sont naturellement sauvages : sans précaution pour l’avenir, ils subsistent comme ils peuvent ; aussi leur existence est précaire & leur bonheur presque nul. La population se mesurant par-tout aux moyens des subsistances, on sent que la population de ces peuples, réduite au plus petit nombre possible, ne sauroit faire des progrès. Les produits d’une chasse, sans cesse renouvellée dans les mêmes cantons, doivent y rendre le gibier plus rare, & forcer fréquemment les chasseurs à courir au loin, & à se transporter dans de nouveaux cantons moins dévastés par la chasse. Il faut une étendue immense de terrein pour la nourriture d’un petit nombre d’hommes, & une peuplade d’une centaine de cabanes vit à peine, où des millions de familles trouveroient à se nourrir.

Les peuples pasteurs purement nomades qui ne cultivent pas la terre, ne multiplient & ne subsistent sur un terrein qu’en raison de la pâture qu’il fournit à leurs troupeaux. Ils sont plus nombreux que les peuples chasseurs, parce que leur subsistance est plus assurée, & qu’à nombre égal il ne leur faut point une aussi vaste étendue de pays pour se nourrir ; toutefois ils ne connoissent point les charmes de l’abondance, & ne forment point une grande & puissante nation ; ils ont besoin d’une trop grande étendue de terre pour subsister en grand nombre. Différentes hordes de pasteurs peuvent bien se réunir pour quelque temps comme les tartares d’Asie ; mais l’impossibilité de faire subsister tous leurs troupeaux sur le même terrein, les force bientôt de se séparer & de s’éloigner les uns des autres, à moins qu’attirés par les fruits abondans des peuples agricoles leurs voisins, ils ne fassent ensemble une soudaine irruption sur leur territoire, & ne s’y nourrissent de pillage.

Les seuls peuples cultivateurs peuvent seuls arriver à l’abondance & au bonheur social qui la suit, parce que seuls ils multiplient annuellement les fruits de la terre, dont le commerce animé par la liberté augmente les richesses & la force des empires. Mais, parmi les nations agricoles, il n’en est de vraiment heureuses que celles dont les souverains s’occupent sans cesse à faire jouir leurs sujets de tous leurs droits d’hommes & de citoyens, & qui ne contrarient point, par des loix arbitraires, les loix de la nature & de la justice par essence, base du code social. C’est sur-tout chez ces nations qu’on peut trouver le rapport de la population aux subsistances, & s’assurer, par leur population comparée à celle des peuples sauvages, de l’avantage inestimable qu’il y a pour l’homme de vivre en société & dans une société qui, prospérant sous les loix de l’ordre, fait jouir tous ses membres d’une heureuse abondance.

Comme le produit d’un terrein inculte est au produit d’un terrein cultivé, de même le nombre des sauvages dans un pays est au nombre des laboureurs dans un autre ; & quand le peuple qui cultive les terres, cultive aussi les arts, le nombre des sauvages est au nombre de ce peuple, en raison composée du nombre des sauvages à celui des laboureurs, & du nombre des laboureurs à celui des hommes qui cultivent les arts.

La population suit donc nécessairement les moyens de subsister, & plus ces moyens sont faciles & sûrs, plus la population augmente ; mais il n’appartient qu’aux peuples agricoles d’être dans l’abondance de toutes choses. Si, bien gouvernés & laborieux, ils joignent à la culture de la terre le soin & la nourriture des bestiaux dont les profits continuels & journaliers s’accumulent avec le profit annuel des récoltes, ils ne sauroient manquer d’atteindre à cette abondance & de jouir de tout le bonheur que peut donner la vie sociale (G).

  1. Il est prouvé que l’Angleterre qui, durant 76 ans, c’est-à-dire depuis 1688 jusqu’à 1764, a non-seulement joui de la liberté de l’exportation des bleds, mais qui l’avoit encore forcée par des récompenses proportionnées à la quantité des grains exportés, n’a vendu à l’étranger, année commune, qu’environ un million de septiers de grains mesure de Paris, quoiqu’elle en récoltât annuellement plusieurs millions au-dessus de sa consommation ordinaire. Les ventes des denrées se proportionnent naturellement aux besoins de ceux qui achetent & à la concurrence des vendeurs.