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Encyclopédie méthodique/Economie politique/ABROGATION

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Panckoucke (1p. 32-33).
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ABROGATION, s. f. action par laquelle on révoque ou annulle une loi.

L’abrogation diffère de la dérogation, en ce que la loi dérogeante ne donne atteinte qu’indirectement à la loi antérieure, & dans les points seulement où l’un & l’autre seroient incompatibles, au lieu que la loi abrogeante détruit expressément une loi antérieure. Le Dictionnaire de Jurisprudence a déja traité cet article ; mais comme il a parlé surtout de l’abrogation des loix civiles, nous allons parler ici de l’abrogation des loix politiques, des loix constitutives ou fondamentales ; de celles qui forment le droit public d’une nation, qui règlent la distribution du pouvoir, les différens degrés d’autorité des princes & des magistrats, ainsi que les devoirs & les droits du peuple. Quoique ces loix soient appellées constitutives ou fondamentales, il n’est pas nécessaire qu’elles aient existé dans le principe, ou dès la première formation de l’état ; il suffit qu’elles soient la base actuelle de la constitution, ou de l’une de ses parties. Ces loix peuvent n’être pas écrites. Des usages anciens, autorisés par une exécution constante, acquièrent force de loi, lorsque le consentement général & opinion commune les ont fixés comme des points de règle.

Philippe de Valois monta sur le trône de France, en vertu d’une coutume à laquelle son ancienneté & le vœu général de la nation donnoient plus d’autorité que si elle eût été écrite parmi les loix saliques ; & c’est par elle que ce royaume est parvenu jusqu’au roi régnant.

Les loix fondamentales sont immuables par leur nature, c’est-à-dire, qu’elles sont au-dessus de l’autorité des princes & des magistrats, puisque c’est d’elles que les princes & les magistrats tiennent leur pouvoir. Le monarque ne peut les abroger ; elles sont annexées à sa couronne. Il doit la rendre telle qu’il l’a reçue. S’il se dégrade en souffrant la diminution de ses droits sans s’y opposer, il ne peut les augmenter sans faire tort à ses peuples. Un monarque n’a point le droit de transformer une monarchie en un état despotique. Charles VI ne fut pas le maître de priver sa postérité masculine de sa succession. Lors même que les rois jouissent de toute l’autorité de la nation, il est toujours vrai que jouir n’est pas posséder ; c’est un usufruit qui ne permet pas de dénaturer.

Ces principes ne sont pas moins incontestables dans l’aristocratie ; toutes les fois que les magistrats y ont voulu toucher à quelque loi constitutive, ils ont jetté l’alarme & le désordre parmi les sujets.

De nouvelles circonstances, un grand changement dans les mœurs, des révolutions dans les mœurs & le local du pays peuvent rendre mauvaises les loix fondamentales. Alors sans doute l’utilité publique exige qu’on les abroge. Si la constitution se trouve vicieuse, il est juste de la réformer. Mais il est juste aussi d’appeller la nation à ces changemens, ou plutôt elle a seule le droit de les faire ; ils ne seront légitimes que lorsqu’elle les aura adoptés librement. Un exemple fera sentir la vérité de ces principes.

Quand Lycurgue forma la constitution de Lacédémone, il établit un sénat indépendant, dont le premier objet étoit de balancer le pouvoir des rois & la liberté des citoyens. On s’apperçut ensuite, que l’autorité de ce corps & celle des rois opprimoient le peuple, & on créa les éphores. Cet arrangement duroit depuis cinq cents ans, lorsque Cléomene, sous le prétexte d’une réforme générale, entreprit de ramener la république aux institutions primitives de Lycurgue : il détruisit les éphores, & il abrogea une loi devenue constitutive & sacrée par le laps du temps. Comme il n’avoit pas consulté la nation sur ce changement, il régna en despote ; il fut le dernier des rois de Sparte, & la république fut détruite.

L’entêtement des législateurs est un des plus grands maux qui affligent les états. Ils oublient qu’il est beau de réparer solemnellement une faute ; que des monarques dont l’histoire prononce le nom avec respect, leur en ont donné l’exemple.

Charles V ayant supprimé en France la plupart des magistrats, leur substitua des commissaires. Ce prince ne tarda pas à s’appercevoir qu’il s’étoit trompé, & il ne rougit point de revenir fur ses pas. Il déclara qu’il avoit fait cette faute par mauvaises impressions & à son grand déplaisir, & il rétablit les choses dans leur ancien état.

Ce n’est pas la république qui doit être accommodée aux loix, ce sont les loix qui doivent s’accommoder au besoin de la république. Le législateur se propose l’utilité perpétuelle des sujets ; &, dans quelques pays, il suppose que sa loi durera toujours, parce qu’elle leur sera toujours utile. C’est ainsi qu’il faut interprêter les formules si connues des édits : par cet édit perpétuel & irrévocable, à tous présens & à venir, & autres semblables dont on usoit à Rome & ailleurs, & dont l’usage s’est conservé jusqu’à nous. Au reste, il seroit à désirer qu’on n’employât plus cette formule qui n’ajoute rien à la force de la loi.

La première & la plus importante de toutes les loix, c’est celle qui ordonne de préférer le salut du public à toute autre considération. Théramenes, après la déroute des Athéniens, leur conseilla d’obéir aux Lacédémoniens victorieux qui vouloient la démolition des murs d’Athènes. Cléomenes s’y opposa ; il dit qu’il seroit honteux d’abattre, par l’ordre des lacédémoniens, des murailles que Thémistocles avoit élevées malgré eux. « Je ne propose rien, répliqua Théramenes, de contraire a la pensée de ce grand homme ; il a fait ces murailles pour l’utilité publique, & c’est pour cette même utilité que je conseille de les abattre ». Plutarque, vie de Lysandre. Voyez ci-devant Abolition. La Science du gouvernement, par M. de Réal, tom. 6. Des Corps politiques, tom. 1 & 2.