Aller au contenu

Encyclopédie méthodique/Economie politique/ABUS

La bibliothèque libre.
Panckoucke (1p. 37-42).
◄  ABSOLU
ABYSSINIE   ►

ABUS dans l’administration, les sociétés & les gouvernemens. C’est en général tout acte contraire à l’ordre établi.

Le monde est rempli d’abus, & l’homme est né avec la malheureuse faculté d’abuser de tout. L’abus est aux deux extrémités du bien : au lieu de nous attacher constamment au bien qui se trouve au milieu, nous sommes sans cesse entraînés d’une extrêmité à l’autre. L’abus que les hommes ont fait de leur liberté naturelle, a donné naissance à la société politique ; ils ont abusé & ils abusent tous les jours de l’état de société, comme ils abusoient de l’état de nature. Les sociétés politiques ont pris différentes formes simples ou mixtes ; les hommes ont abusé des unes & des autres, & quelquefois même ils en ont d’autant plus abusé qu’elles étoient meilleures. L’abus des anciennes constitutions les a fait changer : on en a adopté de nouvelles que l’on jugeoit préférables ; l’abus a suivi de près la réforme. Il n’est aucune forme de gouvernement, aucune espèce d’administration, aucune institution, aucune loi, aucun réglement, aucune coutume qui n’ait été sujette à des abus plus ou moins funestes.

Ce seroit donc se tromper que de chercher ou de vouloir établir parmi les hommes une forme de gouvernement dont ils n’abusent pas. La plus parfaite est celle dont ils abuseront le moins, celle qui donnera le moins de prise à l’activité des passions humaines, ou celle qui trouvera en elle-même un remède sûr & prompt aux abus qu’elle pourra occasionner. Législateurs ou réformateurs du genre humain, n’espérez pas que votre sagesse garantiroit vos institutions de toute espèce d’abus ! Votre prévoyance, votre expérience, votre raison ne mettront point vos foibles établissemens à l’abri des attaques de l’ambition, de la cupidité, de la discorde, du luxe, & de cette disposition sourde & inhérente à la nature humaine, qui tend à tout dépraver. Mais parce que les hommes abusent des bonnes loix & des plus sages réglemens, ne vous lassez pas de leur présenter de bonnes loix & de sages réglemens. Voulez-vous sincèrement diminuer les abus politiques, que votre sage administration dirige toutes les passions, tous les intérêts vers le bien public. Que toutes vos institutions tendent à procurer aux hommes la justice, la sûreté, la liberté ; que nul intérêt particulier ne l’emporte sur l’intérêt de tous, ou plutôt que chacun trouve son intérêt dans celui de tous ; que la loi seule commande, & que le plus grand bien de chaque citoyen soit de lui obéir. Alors tous conspireront au bien général, parce que chacun sentira que le sien doit en résulter ; alors il y aura moins d’abus, parce qu’il sera du plus grand intérêt de tous qu’il n’y en ait point ; ceux que la fragilité humaine produira seront peu contagieux, & la réforme en sera plus aisée.

Notre dessein n’est pas de traiter ici de tous les abus qui se glissent dans les gouvernemens : nous aurons occasion d’en indiquer la plupart sous les mots qui leur seront propres. Nous nous bornons à parler ici de l’abus du pouvoir en général, de l’abus de la faveur & de l’abus de la liberté.

Abus du pouvoir : ses causes, ses effets, ses remèdes. Les princes sont de tous les hommes ceux que la vérité intèresse le plus, & ceux qui sont le moins à portée de l’entendre. Tout conspire à leur donner des idées fausses d’eux-mêmes, de leurs droits, de leur autorité, de leur puissance, de leur grandeur & de leurs sujets. Les nations seroient aussi heureuses qu’elles peuvent l’espérer, si, pour instruire leurs chefs, on prenoit la centième partie des peines & des précautions que l’on prend pour les tromper & les corrompre.

L’art de régner, le plus important de tous les arts, est le seul qu’on ait droit d’exercer, sans l’avoir jamais appris. Pour gouverner les hommes & décider de leur sort, il suffit communément d’être né ou de descendre d’une race particulière. Dans presque tous les pays, les peuples ont supposé que la naissance donnoit les talens & les vertus qui rendent un homme digne de commander aux autres, & capable de faire leur bonheur ; & faut-il être surpris si l’on a vu peu de bons princes ? L’histoire peint plus souvent les rois commet ils auroient dû être que comme ils ont été. L’individu qui vit avec ses égaux, a des idées de justice, connoît ce qu’il doit aux autres, se sent intéressé à leur plaire, veut mériter leur affection & leur estime, est jaloux de sa réputation présente & de la mémoire qu’il laissera après lui ; mais ces sentimens peuvent-ils avoir la même force chez les hommes que le sort destine à gouverner les peuples ?

On a si grand soin de cacher aux princes ce qu’ils doivent à leurs sujets, de les laisser tellement dans l’ignorance des rapports qui les lient à la nation, que, s’il faut s’étonner de quelque chose, c’est de ne pas les voir plus insensibles à la félicité générale. Ceux qui sont chargés d’élever un jeune prince, lui apprennent avec soin ce que ses peuples lui doivent, rarement lui parlent-ils de ce qu’il doit à ses peuples. Prosternés aux pieds de leurs disciples, ces vils instituteurs ne l’habituent ni à régler ses passions, ni à modérer ses désirs, ni à résister à ses fantaisies. Ils n’osent pas contredire un enfant dans lequel ils voient déjà leur maître. Au lieu de dompter son caractère, afin de l’habituer à soumettre ses caprices aux loix de la raison, ils craignent de l’affliger ; ils écartent de ses yeux tous les objets propres à l’émouvoir ; ils ne lui montrent point les infortunes des hommes ; ils ne l’attendrissent pas sur les maux de ses semblables. On diroit qu’un homme destiné au trône doit ignorer qu’il y a des malheureux sur la terre.

Que faire d’un enfant volontaire, inappliqué, continuellement dissipé, corrompu par la flatterie dès le moment qu’il est né, que tout le monde entretient de sa grandeur future, à qui ses maîtres ne parlent qu’en tremblant, que son gouverneur est forcé d’appeller monseigneur ? Celui qu’on enivre d’encens dès son berceau peut-il avoir de la docilité ? Comment faire sentir les droits de l’équité, de l’humanité, de la décence à un être à qui tout le monde s’empresse de céder ? Il est difficile qu’un prince, sur-tout s’il est né sur le trône, ait la plus légère idée de justice ou de vertu. La plupart des bons rois dont parle l’histoire éprouvèrent les coups du sort, ou vécurent dans une condition privée, avant de porter la couronne.

La vraie morale n’entre communément pour rien dans l’éducation des princes : ce n’est pas dans les cours qu’on apprend la vertu : tout y respire la licence, la volupté, la débauche, la perfidie, le mensonge ; tout conspire à détourner de la raison, de la réflexion, de la probité. L’école des courtisans n’est que l’école de la dissipation, de l’intrigue & du crime ; un jeune prince n’y prend que des leçons de vanité, de dissimulation, de tyrannie ; il y apprend à regarder les hommes comme les jouets de ses caprices, comme une race abjecte & peu digne de ses soins. Quelles idées peuvent se former dans la tête d’un mortel à qui tout persuade que Dieu, en le faisant naître, a voulu qu’il fût le maître absolu de la personne, des biens & de la vie de ses sujets ?

Sous un gouvernement despotique, qui toujours est ombrageux, le successeur au trône ne peut communément acquérir ni connoissances ni talens. Ses lumières & ses vertus causeroient des inquiétudes au despote régnant, qui craint les qualités dont il se sent lui-même dépourvu. La sûreté de l’état, ou plutôt la tranquillité du maître & de ses favoris, exigent que son héritier soit retenu dans l’ignorance, plongé dans la molesse, & même totalement abruti. Le tyran regarde son fils comme un ennemi. Le prince qui doit régner un jour sur les ottomans, privé de toute instruction, confiné dans un serail, entouré de vils eunuques, ne lit que l’Alcoran, & ne voit le divan qu’après la mort du grand-seigneur. Des breuvages dont l’effet est de rendre hébêté, rassurent un mogol contre les craintes qu’il pourroit avoir de ses propres enfans.

L’éducation que, même dans des contrées plus éclairées, l’on donne aux princes, endurcit leur cœur & retrecit leur esprit ; des hommes intéressés, factieux, ambitieux, esclaves des préjugés, ou qui n’ont pas une connoissance suffisante des principes de la jurisprudence naturelle, sont chargés quelquefois de former les arbitres de la terre. Ils ne leur donnent que des idées confuses, des principes qui ne sont pas à l’épreuve des plus légères impressions d’un exemple vicieux, des notions bien plus propres à détruire la raison dans son germe qu’à la développer.

L’autorité doit avoir pour objet principal le bien-être du peuple. Cette maxime, fondée sur la nature & la raison, n’est malheureusement que trop contredite par les idées chimériques que la bassesse & l’esclavage s’efforcent d’inspirer aux despotes. L’esclave, accoutumé dès l’enfance à regarder un monarque comme un Dieu, ne peut concevoir que de foibles mortels puissent examiner ses droits ou discuter ses ordres. Les souverains que la flatterie empoisonne dès l’âge le plus tendre, se croient des êtres privilégiés, séparés pour ainsi dire, de toute l’espèce humaine dont les volontés sont faites pour ne jamais trouver d’obstacles. Des ministres ambitieux & des courtisans avides, ne voient qu’avec frayeur les bornes que de justes loix mettroient à une puissance dont ils partagent les abus.

L’autorité suprême, continuée pendant une longue suite de siècles dans une même race, excite presque toujours les chefs des nations à abuser de leur pouvoir. Ils méconnoissent les droits de ces peuples qu’ils transmettent à leur postérité ; ils les regardent comme un bien de famille, comme un immeuble, comme un vil troupeau.

Les sociétés, en choisissant des chefs, leur accordèrent un pouvoir plus ou moins étendu ; par là les souverains acquirent des droits & des prérogatives, qu’ils voulurent faire regarder comme inaliénables, imprescriptibles, essentiels à la souveraineté. En accordant ces droits, les nations ne consultèrent que les circonstances du moment, & ne portèrent pas les yeux sur l’avenir. Mais les chefs se prévalurent souvent des concessions faites à eux-mêmes ou à leurs prédécesseurs ; des usages souvent insensés, des exemples antérieurs, des droits une fois exercés devinrent pour eux des titres incontestables ; ils prétendirent avoir acquis des privilèges qui ne pouvoient plus être revoqués. L’habitude, l’opinion, & sur-tout un respect aveugle pour l’antiquité, firent illusion aux peuples ; ils crurent qu’il ne leur étoit plus permis de réformer les abus, parce que ces abus se trouvoient très-anciens. La raison nous apprend néanmoins qu’il n’est point de droits qui doivent subsister contre l’utilité des nations.

Rien n’ouvrit sur-tout un champ plus vaste aux abus du pouvoir que le préjugé, qui confondit sans cesse le souverain avec la souveraineté, le roi avec la nation. On sentit qu’un pouvoir absolu résidoit nécessairement dans toute société : on en conclut que les peuples avoient déposé sans réserve, entre les mains de leurs chefs, tous les droits, toute l’autorité dont ils jouissoient eux-mêmes. Ainsi le roi & la nation furent pris pour des mots synonimes ; les actions, les démarches, les imprudences mêmes du souverain furent regardées comme celles de la nation ; les biens de l’une furent regardés comme appartenants à l’autre, & peu à peu les peuples & leurs possessions devinrent le patrimoine de leurs monarques ; ceux-ci en disposèrent à leur gré ; ils se dispensèrent de consulter leurs sujets sur les choses qui étoient le plus en droit de les intéresser. Un monarque sage peut s’identifier avec sa nation, mais sous un autre point de vue ; & c’est alors qu’il dira comme un roi de la Chine : La faim de mon peuple est ma faim ; le péché de mon peuple est mon propre péché.

Dans presque toutes les sociétés, les chefs furent les seuls distributeurs des récompenses, des graces, des titres, des honneurs, des richesses ; en un mot, ils disposèrent de chacune des choses qui excitent les desirs de tous les hommes ; & il ne faut pas être surpris qu’ils aient si facilement réussi à diviser & subjuguer leurs sujets. Il leur fut aisé d’associer à leurs complots une foule d’hommes séduits, aveuglés par des intérêts personnels. Une nation sans pouvoir n’aura que peu d’amis ; elle n’a rien à donner. C’est pourtant de la nation que découlent le pouvoir & les richesses que le souverain lui-même possède ; c’est de la nation que partent les bienfaits, les honneurs, les récompenses & les graces que, pour le bien de l’état, le souverain doit répandre sur ceux qui le servent. Mais, par un abus visible, on confondit toujours le distributeur des graces avec la nation qui en est la source véritable. Le prince devint l’objet unique sur lequel tous les yeux se fixèrent.

Pour respecter l’autorité, les peuples ont besoin de la voir environnée d’un grand appareil. La pourpre & les faisceaux dans les républiques, une pompe plus majestueuse encore dans la monarchie éblouirent les yeux, & en imposèrent au vulgaire. Afin de rendre leur pouvoir plus révéré, les despotes ne se montrèrent communément à leurs sujets qu’avec un faste propre à les étonner. On leur rendit des honneurs divins, comme aux représentans de la divinité. Moins les yeux sont familiarisés avec les objets, plus ces objets frappent l’imagination, & on inventa le cérémonial & l’étiquette. Nul monarque n’est un dieu pour celui qui le voit tous les jours. Ce qui est impénétrable & caché, est toujours respecté. Les rois profitèrent de ces dispositions pour se rendre plus rédoutables ; ils ne se montrèrent que rarement ; &, semblables aux dieux qu’on ne voit point, du fond d’un palais impénétrable, ils dictèrent leurs volontés à des courtisans qui, devenus des espèces de prêtres, les firent passer au vulgaire.

Le cérémonial & l’étiquette sont des barrières que la flatterie a placées autour des rois, afin d’éloigner les peuples de leurs chefs. La bassesse & le préjugé semblent s’être efforcés de tout temps d’élever les monarques au-dessus de la condition humaine. Homère donne sans cesse aux rois le titre de nés des dieux ; la fable les supposa instruits par des divinités. Quoi de plus propre à nourrir leur orgueil que ces rêveries astrologiques, d’après lesquelles on imagina que le ciel étoit sans cesse occupé du sort des rois ; que les astres annonçoient leur naissance & leur fortune ; que les éclipses présageoient leurs succès ou leurs défaites ; que les comètes étoient les avant-coureurs de leur mort. La nature entière sembla s’intéresser aux destinées de quelques mortels que le hasard avoit placés à la tête des nations.

Si vous multipliez les forces d’un homme, au point qu’il n’ait plus rien à espérer ou à craindre en ce monde des êtres qui l’entourent, il se croira bientôt un être d’un ordre différent ; il n’aura point d’intérêt à modérer ses passions ; il deviendra méchant, & il n’aura point de motif pour travailler au bonheur de ses semblables.

Au reste, les auteurs qui ont écrit sur les vertus nécessaires aux rois, sont allés trop loin : séduits par un enthousiasme plus louable qu’éclairé, ils ont exigé d’eux des talens si sublimes, des qualités si rares, des connoissances si vastes, qu’il est presqu’impossible à un mortel de les rassembler ; ils ont voulu que les rois fussent des dieux, exempts des foiblesses de notre nature. Les princes sont des hommes souvent plus remplis de misères que tous les autres ; ne leur demandons que des vertus humaines. Il n’est point, je l’avoue, de proportion entre les vertus ou les vices du souverain, & ceux des sujets ; les mauvaises dispositions des premiers font des millions d’infortunés, leur vertus répandent au loin le bonheur ; les simples citoyens ne peuvent faire ni un grand bien ni un grand mal. Si les princes ont de la droiture, de la fermeté & sur-tout de la justice, ils auront toutes les qualités que nous avons droit d’en attendre, toutes les qualités requises pour les empêcher d’abuser de leur pouvoir. La bonté, sans la justice, ne peut être dans un souverain une qualité utile relativement à ses sujets ; très-souvent elle devient une cruauté pour eux. Un prince, à qui la bonté de son cœur ôte la force de résister à ceux qui l’entourent, peut être aussi dangereux qu’un tyran.

Comment on peut prévenir l’abus du pouvoir.

C’est une expérience éternelle, dit l’auteur de l’Esprit des loix, liv. XI, chap. 4, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le diroit ! La vertu même a besoin de limites.

Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, continue Montesquieu, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ; c’est-à-dire, qu’il faut que, par la constitution ou les loix fondamentales de l’état, les pouvoirs remis, chacun en différentes mains, se tempèrent, se répriment, se balancent les uns les autres, & trouvent mutuellement un frein capable de les arrêter ; ils doivent se surveiller, & ne se réunir que pour concourir unanimement au bien de l’état. Mais si tous les pouvoirs sont dans une même main ; si la même personne ou le même corps de magistrature a toute la puissance souveraine ; s’il réunit la puissance législative & la puissance exécutrice, qui l’empêchera d’abuser de ce pouvoir absolu ? qui l’empêchera de faire des loix tyranniques pour les exécuter tyranniquement ? L’abus est encore bien plus à craindre, lorsque la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative & de l’exécutrice ; le juge alors législateur peut devenir oppresseur, par le vice même de la constitution, qui n’a point établi de force réprimante capable d’arrêter ses desseins tyranniques. Si, dans la plupart des états de l’Europe, le gouvernement est modéré, c’est à la répartition convenable &, à l’équilibre des pouvoirs qu’on en est redevable.

Abus de la confiance & de la faveur des rois. Les hommes, toujours aveugles, ne songent guères au temps où ils peuvent se trouver dans le malheur, & les grands oublient tous que leur grandeur peut cesser. Il semble que ce soit une espèce de malédiction attachée au pouvoir, que la vanité & l’entêtement ; comme s’il étoit possible & même facile de fixer l’inconstance de la fortune, & de s’assurer du bonheur durant un certain nombre d’années. D’après cette confiance insensée, ceux qui sont en place agissent quelquefois avec autant d’hardiesse & d’audace, que si leur autorité ne devoit jamais finir, & comme s’ils étoient sûrs de ne point éprouver de disgraces. On ne peut expliquer d’une autre manière la conduite de ces ministres qui travaillèrent à avilir & éluder les loix, à diminuer de plus en plus la liberté des peuples, & qui formèrent des plans de gouvernement arbitraire. Se seroient-ils permis des violences tyranniques, s’ils avoient réfléchi qu’ils partageroient peut-être un jour l’oppression commune ?

C’est aux princes à veiller sur l’abus de confiance de ceux qui les entourent. Henri IV découvrit, par ce moyen, une multitude de crimes, & il s’efforça de les réprimer ; malgré sa vigueur & son intelligence, il ne put les extirper tous ; ses courtisans lui en firent même établir de nouveaux. La méthode employée pour remplir les places vacantes dans les tribunaux étoit fort bonne. On tenoit un registre de tous les habiles avocats & jurisconsultes, & on en présentoit trois au roi qui en nommoit un. On lui conseilla de mépriser ces sortes de présentations : on lui dit qu’elles gênoient mal-à-propos l’exercice de sa royauté. Il le crut, & dès-lors les courtisans firent les recommandations, & ils ne manquerent pas de recommander celui qui leur donnoit le plus. Des hommes sans mérite remplirent les cours de judicature, & l’ignorance & la corruption souillèrent les siéges sacrés de la justice. Les juges qui avoient acheté leurs placés, firent voir aussi qu’ils estimoient moins les loix & la probité que l’argent. Le président de Thou se plaint de tous ces abus.

La plus grande infamie cesse d’être honteuse, dès qu’elle est devenue commune, & elle ne manque pas de devenir commune dès qu’elle est autorisée par la cour. Lorsque l’on ne rougit plus d’être vicieux, le vice s’établit, & la vertu est regardée comme une singularité bizarre : on lui fait un accueil froid & méprisant.

Ce n’est pas assez que les ministres & les grands officiers d’un roi soient sans reproche & au-dessus du sale trafic des places & des emplois, de la protection & de la faveur ; aucun de ceux qui approchent de la personne du souverain, ne doit se mêler de cet odieux commerce. Le déshonneur & les dangers peuvent enfin aller jusqu’au prince ; & si les places sont occupées par des gens sans mérite, que les honneurs soient distribués à des personnes indignes, il en porte au moins une partie du blâme. Lorsque cet abus de la confiance & de la faveur du prince est poussé à un certain point, il est connu & il produit des murmures universels. Les uns se fachent du tort immédiat qu’ils en reçoivent, les autres sont indignés du tort qu’on fait au public ; & comme la chose en elle-même est une injustice & une bassesse, chacun s’en plaint. Tous ceux qui obtiennent des places pour de l’argent, ne sont pas indignes de les remplir ; mais en général les hommes de mérite aiment mieux languir dans la misère que de recourir à ce moyen.

Le prince le plus habile & le plus vertueux doit toujours craindre ceux qui l’environnent. Vespasien, qui ne songeoit qu’à gouverner Rome avec sagesse, fut égaré par de mauvais conseils, & il commit une foule d’injustices. La reine Elisabeth avoua à son parlement qu’elle avoit été surprise, qu’on avoit abusé de son autorité, & qu’on en étoit venu à des excès criminels. Le règne d’Edouard III, un des plus glorieux dont l’histoire d’Angleterre fasse mention, fut souillé par l’avidité d’une maîtresse qui vendoit tout. Tout le monde croit qu’Henri IV, après la bataille d’Yvri, se seroit rendu le maître de Paris, s’il eût marché à cette capitale ; ses ministres l’en detournèrent par différens motifs qui les regardoient personnellement. On dit que le maréchal de Biron craignoit la paix, qui devoit anéantir ou diminuer son crédit. On assure que M. d’O, surintendant des finances, attendoit une occasion favorable pour piller cette ville & pour remplir les coffres du roi. Le maréchal de Biron souhaitoit si fort de continuer la guerre, qu’il ne voulut pas permettre à son fils de prendre le général de la ligue : « Voudrois-tu, dit le maréchal, nous faire envoyer planter des choux à Biron ? »

Le marquis de Louvois, ministre de Louis XIV, se conduisoit par le même principe. Il ne songeoit qu’à engager Louis XIV dans des guerres continuelles, parce qu’il étoit secrètaire de la guerre, & que c’étoit durant la guerre qu’il avoit plus de crédit. Pendant la minorité du même roi, la duchesse de Longueville souffloit le feu de la guerre civile pour n’être pas obligée de vivre avec son mari que ses galanteries avoient irrité. Le duc de Nemours fomentoit de son côté la guerre civile, afin d’éloigner le prince de Condé de la duchesse de Chatillon dont il étoit épris. Catherine de Medicis excitoit des troubles, des conspirations & même des guerres civiles contre son propre fils Henri III, afin de jouir de quelqu’autorité. Elle ne réussit que trop bien ; elle épuisa ce beau royaume, opprima les sujets, & détruisit la liberté & les loix. Lorsque le calme fut rétabli, elle ne cessa de cabaler jusqu’à ce qu’elle eût fait rompre les derniers arrangemens ; &, graces à ses soins, les françois s’égorgèrent de nouveau ; pour bannir toute vertu de la France, elle encourageoit toute sorte de débauche. Afin de gagner & corrompre les grands par les voluptés les plus criminelles, elle tenoit, selon le langage d’un historien, « sa cour bien fournie de belles dames dressées à cajoler les mécontens & propres à amollir les héros ; ceux qui avoient résisté à d’autres tentations, succombèrent à celle-ci ».

Les favoris de Richard II avoient un tel ascendant sur ce roi d’Angleterre, qu’on disoit d’eux « qu’ils avoient pris le royaume à ferme ». Ils accordoient des patentes, ils faisoient des proclamations, levoient de l’argent, dépouilloient les sujets sans en instruire le prince, ou sans daigner demander une seule fois son consentement. Ils eurent la hardiesse de défendre, par une proclamation publiée dans la ville de Londres, « de rien dire contre eux, sous peine de confiscation de biens ». Ils allèrent plus loin, ils obligèrent ce foible monarque à leur promettre par serment de se gouverner uniquement par leurs conseils, de les soutenir, de les défendre & de vivre & de mourir avec eux ». Ils ne permirent à aucun sujet anglois, pair ou roturier, de donner des avis ou des instructions au roi, de l’aborder même ; si ce n’est en leur présence. Brember, l’un d’entre eux, fit pendre vingt-deux hommes en une seule nuit, sans forme de procès. Il avoit inscrit sur ses tablettes six ou sept mille citoyens qui lui faisoient ombrage, & qu’il vouloit exterminer : il eut la tête tranchée avec le glaive qu’il destinoit à cet affreux massacre. Discours historiques, critiques & politiques de Th. Gordon sur tacite.

Abus de la liberté dans les gouvernemens démocratiques & aristocratiques. Si les chefs des nations & les favoris des rois sont enclins à abuser de leur pouvoir, les peuples ne le sont pas moins à abuser de leur liberté ; &, s’il est difficile de montrer dans l’histoire une seule monarchie où le prince & ses ministres n’aient pas abusé de l’autorité suprême, on ne cite aucune république où le peuple n’ait pas abusé de sa liberté, où la multitude ignorante n’ait pas souvent pris des résolutions contraires à ses intérêts, décidé de la paix & de la guerre d’une manière directement opposée à la saine politique, aux loix fondamentales de l’état ; disposé des charges & des dignités au gré de ses caprices, plutôt que, selon les maximes de la prudence & de l’équité, porté des loix destructives de sa liberté même, payé d’ingratitude les services des citoyens les plus courageux, les plus zélés, les plus désintéressés. Les décrets de l’ostracisme & du pétalisme ne furent-ils pas souvent des abus de la liberté ? Voyez Ostracisme & Pétalisme. Voyez, dans l’histoire de Gênes & dans celle de Florence, les jalousies & les haines continuelles du peuple & de la noblesse. Chez un peuple libre, les vertus & les talens ne sont pas moins suspects que les richesses & la considération. On prend des précautions odieuses contre le mérite, contre ceux que leur vertu semble porter aux honneurs, contre ceux qui ont rendu des services publics. De là les factions, les cabales, les brigues, les guerres civiles où chacun, avec le mot de liberté dans la bouche, ne cherche qu’à opprimer les autres, & qui ordinairement finissent par la destruction de l’état.

L’abus de la liberté est au comble, lorsque des hommes de parti font des loix & disposent de l’administration. On ne sauroit imaginer les désordres étranges qu’enfante l’esprit de parti. Il n’y a plus ni amitié ni union entre les citoyens ; il n’y a que des associations passagères entre les complices de quelque attentat contre la nation ou contre les particuliers : je dis des associations passagères ; car on ne tient alors ses sermens que lorsqu’on y trouve son intérêt, & les plus méchans se servent de ces liens sacrés de la bonne foi pour abuser plus sûrement de la simplicité des ames crédules. Au milieu de cette licence universelle, on oublie les principes de l’honnêteté naturelle ; les scélérats sont estimés d’habiles gens, & les gens de bien sont traités d’imbéciles. Enfin l’abus de la liberté rend les bonnes loix inutiles ; & les hommes sages, s’il y en a encore quelques-uns dans la corruption générale, les réclament en vain.

Abus de la liberté dans les monarchies tempérées. « Les grands avantages, dit Montesquieu, que les gouvernemens modérés tirent de la liberté, font souvent qu’ils en abusent. Parce que la modération a produit de grands effets, on quitte cette modération que l’on devrait conserver comme le trésor le plus précieux & cultiver comme un fonds inépuisable. Parce qu’on en tire de grands tributs, on veut en tirer d’excessifs ; &, méconnoissant la main de la liberté qui donne gratuitement & abondamment, on s’adresse à la servitude qui refuse tout.

» Ainsi l’abus de la liberté, dans les monarchies tempérées, produit l’excès des tributs ; mais l’effet de ces tributs excessifs est de produire à leur tour la servitude, & l’effet de la servitude de produire la diminution des tributs.

» En Europe, les édits des princes affligent même avant qu’on les ait vus, parce qu’ils y parlent toujours de leurs besoins, & jamais des nôtres.

» D’une impardonnable nonchalance que les ministres de l’Asie tiennent du gouvernement & souvent du climat, les peuples tirent cet avantage, qu’ils ne sont point sans cesse accablés par de nouvelles demandes. Les dépenses n’y augmentent point, parce qu’on n’y fait point de projets nouveaux : & si, par hasard, on y en fait, ce sont des projets dont on voit la fin, & non des projets commencés. Ceux qui gouvernent l’état ne le tourmentent pas ; parce qu’ils ne se tourmentent pas sans cesse eux-mêmes. Mais, pour nous, il est impossible que nous ayons jamais de règle dans nos finances, parce que nous savons toujours que nous ferons quelque chose, & jamais ce que nous ferons[1].

Trop souvent on appelle parmi nous un grand ministre, non celui qui est le sage dispensateur des revenus publics, mais celui qui est homme d’industrie, & qui trouve ce qu’on appelle des expédiens : expédiens qui sont toujours des abus plus ou moins sensibles de la liberté, des concussions palliées, des attentats plus ou moins grands contre le droit de propriété ».

  1. De l’esprit des Loix liv. XIII, chap. 15.