Aller au contenu

Encyclopédie méthodique/Economie politique/ABSOLU

La bibliothèque libre.
Panckoucke (1p. 33-37).
◄  ABROGATION
ABUS   ►

ABSOLU, (pouvoir absolu) chaque gouvernement a besoin d’une autorité absolue ; quelque soit l’individu ou le corps civil qui en est revêtu, elle doit disposer à son gré de toutes les forces de la nation ; elle doit non-seulement faire des loix, mais encore jouir d’un pouvoir assez étendu pour les faire exécuter. Elle doit avoir une force suffisante pour obliger également tous les membres de l’état de concourir à son bonheur, à sa conservation, à sa sûreté. Si cette puissance avoit des bornes, le gouvernement manqueroit d’activité & de vigueur ; les vices des membres rendroient sans cesse inutile ou dangereuse une association qui n’a pour objet que le bien-être général. Cette vérité a été sentie par les sociétés les plus jalouses de leur liberté ; on les a vu contraintes de se soumettre, au moins pour un temps, à une autorité absolue. Telle fut la dictature à Rome.

Mais à qui confier le pouvoir absolu ? Comment empêcher qu’on n’en abuse ? Le problême est difficile à résoudre. Si l’on donne à un seul l’autorité absolue, il devient un centre unique qui attire tout à lui, & fait servir les forces de l’état à ses propres passions. Remettra-t-on la puissance suprême à un petit nombre de citoyens choisis ? Bientôt ils deviendront les tyrans de la nation. La nation elle-même conservera-t-elle la plénitude de son pouvoir ? Elle ne sait en faire usage, & l’on a écrit mille volumes fur les inconvéniens des démocraties. Au milieu de cet embarras, quel parti prendre ? Il n’en est point de plus sûr que de partager une puissance qui, placée dans les mains d’un seul homme ou d’un seul corps, les mettroit en état d’opprimer. Dans les grands états la forme du gouvernement la plus heureuse paroît être celle où le pouvoir du monarque est subordonné à celui des représentans du peuple, & ces représentans à la volonté de leurs commettans de qui ils tiennent tous leurs droits, dont ils sont les interpretes & non les maîtres.

Quelques nations ont accordé la puissance législative dans toute son étendue à leurs souverains ; d’autres ont partagé ce pouvoir, se réservant à elles-mêmes ou à leurs représentans la faculté de concourir à la loi, de l’accepter ou de la rejetter, de la modifier ou de la changer, de l’examiner, en un mot d’en peser les avantages & les inconvéniens. Quelques peuples ont donné à leurs à chefs la puissance législative & la puissance exécutrice la plus absolue, ce qui constitue la plénitude de la souveraineté. D’autres ont eu la précaution de séparer ces deux pouvoirs, & de les remettre en des mains différentes qui pussent établir une sorte de contre-poids.

Dans les contrées où les souverains s’arrogent le pouvoir le plus indépendant, ils ne se dispensent jamais, en montant sur le trône, de s’assurer, par quelques formalités, de l’obéissance & de l’aveu de leurs sujets. Si les despotes ont des démêlés avec un concurrent au trône, ils invoquent souvent la décision de ces mêmes peuples qu’ils ont outragés, mais qu’ils reconnoissent alors pour les vrais juges de leurs droits.

Je le répète, de quelque manière que le pouvoir souverain soit distribué, il est absolu. Ainsi la plénitude de la souveraineté donne le droit de contraindre tous les citoyens à se soumettre à ce qu’elle ordonne ou à ce qu’elle approuve ; mais lorsque les gouvernemens aristocratiques, monarchiques & despotiques abusent de leurs privilèges, ils renoncent à leur souveraineté, & le peuple rentre dans ses droits.

Une société, en se soumettant de gré ou de force à la volonté d’un monarque ou d’un despote, ne prétendit jamais se soumettre à une volonté injuste, capricieuse, déraisonnable, elle voulut être heureuse : si elle se priva de l’exercice de ses droits, ce fut afin de les remettre entre des mains qui pussent l’en faire jouir plus sûrement ; ce fut pour simplifier une machine qui, devenue trop compliquée par les efforts opposés de chacune de ses parties, couroit risque de s’arrêter ou d’être à chaque instant dérangée dans ses mouvemens. Le bonheur, la sûreté, la conservation furent toujours son but : en cherchant à mettre ses membres à couvert de leurs passions réciproques, elle ne voulut point les livrer sans défense à un pouvoir terrible qui, dépositaire de toutes ses forces, devenoit très-dangereux. Elle s’engagea à obéir, mais ce fut pour son bien, ce fut à des loix équitables & conformes à son bien-être.

Telles sont les conditions invariables de ce pacte primitif que toutes les sociétés ont fait avec leurs chefs. Que la flatterie n’appelle point tacite un pacte que la nature proclame à haute voix ; que la tyrannie ne traite point de chimérique ce titre primordial des nations : il est gravé pour toujours dans le cœur des hommes ; la raison le fait lire à tous ceux qu’elle éclaire. Ces archives sacrées, à couvert des injures des âges, de la violence & de l’imposture, se conserveront éternellement.

Ainsi, de quelque source que l’on fasse dériver le pouvoir primitif des souverains, il n’y eut que le consentement de la société qui pût le rendre légitime : elle ne l’accorda jamais gratuitement ; ce fut toujours dans la vue de ses intérêts qu’elle renonça à son indépendance. Soit que les nations aient fixé, par des loix connues, les bornes du pouvoir de leurs chefs, soit que leur foiblesse les aient empêché de régler, par des actes authentiques, les droits qu’elles leur abandonnoient & ceux qu’elles réservoient pour elles-mêmes, jamais elles ne purent déroger aux loix de la nature, jamais elles ne purent dispenser leurs souverains des loix de l’équité, jamais elles ne purent renoncer au bonheur. Si, dans la chaleur des passions, des peuples ont renoncé, par des actes solemnels, aux droits de leur nature ; si, par un excès d’amour ou de confiance, ils ont conféré à leurs monarques le pouvoir le plus illimité, ces démarches, dictées par la ferveur de l’enthousiasme, ne peuvent donner au souverain le droit de les opprimer ; jamais des hommes n’ont pu ni voulu accorder à leurs chefs la faculté de les rendre misérables.

Qu’est-ce donc qu’un monarque ? C’est un homme à qui sa nation suppose les vertus, les talens & les qualités nécessaires pour lui procurer les avantages qu’elle est en droit d’exiger. Un roi est un citoyen choisi par ses concitoyens pour parler & pour agir au nom de tous, pour être l’organe & l’exécuteur des volontés de tous, pour être le dépositaire du pouvoir de tous. Suivant les conditions expresses que les nations leur ont imposées, les rois les représentent en tout ou en partie. Lorsque leur pouvoir n’a point été limité, c’est-à-dire, quand la nation ne s’est point réservée quelque part dans la législation, l’autorité que le monarque exerce peut être nommée absolue. Mais lorsque la nation, par des conventions connues, a stipulé avec son monarque, ou s’est réservé, par des actes authentiques, l’exercice d’une portion du pouvoir, la souveraineté se nomme monarchie mixte, limitée, tempérée. (Voyez l’article Monarchie.) Dans l’un & l’autre de ces cas, l’autorité du monarque n’a réellement que la même étendue. L’omission d’une formalité n’anéantit pas les droits de la société ; & les princes à qui les peuples n’ont imposé aucune condition, ne sont pas plus en droit de les opprimer ou de leur nuire, que ceux dont ils ont le plus soigneusement limité le pouvoir.

Cependant un grand nombre d’auteurs, trompés par le son des mots ou égarés par l’adulation, ont cru que le titre de monarque absolu, donné improprement à plusieurs souverains, annonçoit un pouvoir qui ne connoissoit point d’autres bornes que celles de leur propre volonté. Cette erreur que l’intérêt des courtisans & l’ambition des ministres ont propagée, a fait de quelques rois des êtres divins, mystérieux, inconcevables, dont les nations aveuglées ne se sont plus permis d’examiner les droits. Subjugués par la force, par l’habitude & par l’opinion, elles se sont cru obligées de subir, sans murmurer, le joug le plus accablant, le plus révoltant, le plus contraire à leur nature, le plus opposé au but de toute association.

Ces idées ont ouvert un champ sans bornes aux passions des rois qui, dans les âges barbares, par une pente naturelle à tous les hommes, s’occupèrent uniquement du soin de se rendre puissans, & sacrifièrent à l’agrandissement de leur pouvoir le bonheur des nations confiées à leurs soins. Ainsi les sociétés ne trouvèrent souvent que des ennemis & des oppresseurs dans ceux qu’elles avoient choisis pour être leurs défenseurs, leurs guides & leurs pères ; elles oublièrent qu’elles avoient une volonté ; l’habitude de l’exprimer en étouffa le ressort ; &, d’âges en âges, une race de mortels malheureux transmit à sa postérité ses infortunes & ses préjugés. Voyez l’article Abus.

Pour détruire des erreurs dont les suites sont funestes aux rois & aux peuples, il suffit de rapprocher, en peu de mots, les principes qui viennent d’être établis. Simplifions-les encore, & que le bon sens résolve les problêmes que nous proposons.

1o. Un roi cesse-t-il d’être un homme ? Du moment qu’il est revêtu de la puissance souveraine, passe-t-il à une espèce nouvelle ? devient-il un être d’un ordre plus sublime ? Son rang le dispense-t-il des devoirs de la nature humaine ?

2o. Y eut-il des sociétés avant qu’il y eût des monarques ? Peut-il y avoir des rois, sans qu’il existe des nations ? Un souverain n’est-il pas membre de la société qu’il gouverne ? Est-il seul destiné à recueillir les fruits de l’association générale ?

3o. Le tout doit-il céder à sa partie ? La volonté d’un seul doit-elle l’emporter sur les volontés de tous ? Est-il dans chaque société un être privilégié qui soit dispensé d’être utile ? Le souverain est-il seul dégagé des liens qui unifient tous les autres ? Un homme peut-il lier tous les autres, sans leur tenir lui-même par aucun lien ?

4o. En admettant que l’autorité souveraine vient de la divinité, peut-on croire qu’un Dieu juste ait destiné des millions d’êtres de la même espèce à contribuer gratuitement au bonheur d’un seul d’entre eux ? Le ciel auroit-il condamné tous les peuples de la terre au travail, à l’indigence, aux larmes, pour repaître la vanité, les fantaisies, l’ambition d’un petit nombre d’hommes ou de familles qui les gouvernent ?

5o. De quelle nature peut être cette vertu divine communiquée aux monarques, qui rend leur autorité irrévocable, même aux yeux de ceux qui l’ont conférée ? Le droit divin prive-t-il une nation du droit naturel de se défendre, de se conserver, de repousser tout ennemi qui l’attaque ? Dieu donne-t-il au souverain le droit exclusif de l’offenser impunément ? Ôte-t-il aux nations le droit de veiller à leur sûreté.

6o. La possession d’un pouvoir injuste dans son origine, maintenu par la force, supporté par la foiblesse, est-elle un titre que la justice, la raison & la force ne puissent jamais détruire ?

7o. N’est-ce que pour commander que les monarques sont faits ? N’est-ce qu’à obéir que leurs sujets sont destinés ? Les hommes, en renonçant à l’usage d’une partie de leur liberté, de leur propriété, de leurs forces, n’ont-ils pas voulu retirer quelque fruit de leur complaisance ? En se soumettant à l’un d’entre eux, ont-ils prétendu s’interdire à jamais tous les moyens légitimes de travailler à leur propre bonheur ? Ont-ils voulu conférer à quelqu’un le droit de les rendre malheureux sans ressource ?

8o. Enfin supposera-t-on qu’une nation ait prétendu que son sort dépendît du caprice d’un seul homme qui, par ses passions, ses faiblesses ou ses folies, pût à chaque instant la conduire à sa ruine, sans que jamais il lui fût permis de mettre obstacle à ses projets ?

L’empereur Marc-Aurele eut assez de grandeur d’ame pour dire au préfet du prétoire : « Je vous donne cette épée pour me défendre, tant que je m’acquitterai fidèlement de mes devoirs ; mais elle doit servir à me punir, si j’oublie que je suis sur le trône pour faire le bonheur des romains ». Le lecteur ne s’avisera pas de prendre ces mots à la lettre : ils montrent seulement quelle idée Marc-Aurele avoit du pouvoir souverain, de son étendue, de sa nature & de son objet.

Distinction à faire entre le pouvoir absolu & le pouvoir arbitraire. Le pouvoir absolu qui est dans l’état n’est point un pouvoir arbitraire ; c’est l’ouvrage de la raison & de l’intelligence, & non un effet du caprice. Les gouvernemens furent établis par le droit de conquête, ou par la soumission volontaire des premiers hommes qui se donnèrent des chefs. Le droit de conquête ne devient légitime que lorsqu’il est suivi de l’acquiescement volontaire des peuples ; & les hommes ne se sont rassemblés en corps, & n’ont réuni leurs forces, que pour leur sûreté commune. Ont-ils pu s’associer, sans convenir expressément ou sans supposer tacitement que leurs maîtres les gouverneroient avec justice ? Le souverain le plus puissant n’a donc pas le droit d’user sans raison de son autorité. Dieu même ne l’a pas ce droit malheureux ; l’Être suprême est essentiellement juste, & le pouvoir de faire du mal est une vraie impuissance. Dire que l’intérêt public doit être la mesure des loix du monarque, c’est poser un principe incontestable ; il fait les bons rois. Croire que les souverains n’ont d’autre règle que leur volonté, c’est une erreur grossière ; elle fait les tyrans.

J’ai observé plus haut que tous les gouvernemens, même les républiques, ont besoin d’un pouvoir absolu ; ainsi le gouvernement de la république la plus libre est aussi absolu que celui d’une monarchie. Mais, dans une monarchie, la puissance du monarque est moins étendue que celle du corps de la nation qui gouverne dans les démocraties ; car le pouvoir de la république ne sauroit être limité, au lieu que celui du chef d’une monarchie peut l’être, & l’est toujours dans le droit.

Le pouvoir arbitraire ne connoît point de frein, & le pouvoir absolu est réglé par la raison & par les loix fondamentales de l’état : on l’appelle absolu, parce qu’il peut contraindre tous les membres de l’état, & qu’aucun de ces membres ne peut exercer sur lui la même force. Le pouvoir arbitraire imite l’élévation, l’indépendance & la force du pouvoir absolu ; & comme le pouvoir absolu se permet souvent les écarts du pouvoir arbitraire, on les confond quelquefois l’un & l’autre ; cependant ils ont des caractères distinctifs. 1o. Le pouvoir absolu ne détruit pas la liberté des sujets, & le pouvoir arbitraire la détruit entièrement. 2o. Sous le pouvoir absolu, la propriété des biens demeure inviolable, & elle est garantie par les loix ; on peut la faire valoir contre les magistrats, contre le roi même qui trouve bon qu’on l’assigne devant ses propres officiers ; mais, sous le pouvoir arbitraire, nulle propriété n’est à couvert de l’avidité du despote & de ses suppôts. 3o. Le pouvoir absolu ne dispose de la vie des sujets que selon l’ordre de justice qui y est établi, au lieu qu’un monarque ou des magistrats dont l’autorité est arbitraire se jouent de la vie des hommes. 4o. Enfin, c’est l’indépendance de la souveraineté absolue qui assure le pacte social, les loix fondamentales de l’état, les conventions entre le peuple & ses magistrats ou son roi, au lieu que le pouvoir arbitraire renverse tout cela. Voyez l’article Pouvoir arbitraire.

Comme on emploie le mot de pouvoir absolu pour exprimer le pouvoir des monarques qui sont revêtus de toute la puissance de l’état, il est bon de montrer que, sous cette acception, le pouvoir absolu est dangereux ; qu’il importe de le limiter par les loix. Si l’on parcourt l’histoire de tous les états, depuis l’origine des sociétés jusqu’à nos jours, on ne trouve qu’un peuple qui ait donné, de son propre mouvement, & d’après une mûre délibération, une puissance absolue à son souverain. Les premières monarchies de l’antiquité étoient très-modérées, & la nation y exerçoit souvent la puissance législative. Tous les royaumes modernes, & en particulier ceux que les germains & les autres nations du nord fondèrent en Angleterre, en France, en Italie, en Espagne & en Afrique, ont eu d’abord des rois qui partagèrent la puissance souveraine avec leurs sujets. C’est par les conquêtes, c’est par l’abus que les souverains font de leur pouvoir qu’ils acquièrent une autorité absolue : elle ne tarde pas à devenir funeste aux peuples. Il suffit qu’elle passe des mains d’un homme juste dans celles d’un prince corrompu. La monarchie absolue fait dépendre la liberté & le bonheur des peuples de la volonté d’un seul homme ; il est mille événemens inopinés qui peuvent alors les plonger dans le dernier malheur.

Lorsque le Danemarck donna librement un pouvoir absolu à son souverain, il falloit que l’état fût dans une crise bien terrible ; il falloit que la noblesse exerçât sur le peuple un empire bien dur, pour que la nation se déterminât à une démarche si dangereuse. On doit en convenir, cette renonciation par laquelle les danois ont consacré leur servitude, ne leur a pas encore été préjudiciable. La puissance la plus formellement absolue de l’univers, la seule de cette nature qui soit fondée sur un contrat social, n’a pas produit jusqu’ici un gouvernement plus violent ou moins doux que celui des monarchies tempérées ; mais enfin les danois doivent trembler, si un mauvais prince monte sur le trône. Frédéric III, en publiant les loix qu’il nomma loix royales, défendit à ses successeurs d’y rien changer ; cette défense extraordinaire ne peut rassurer cette nation ; & chaque roi de Danemarck, en prenant la couronne, a droit de l’enfreindre.

C’est donc une vérité générale que, si un monarque réunit tous les attributs de la souveraine puissance, ce despote est trop redoutable. Combien le pouvoir d’un juge n’est-il pas terrible, lorsque rien ne peut l’arrêter que la bonté de son propre cœur, & lorsqu’il peut faire sans cesse des loix nouvelles, & changer les loix fondamentales sous le moindre prétexte ? Combien la puissance exécutrice n’est-elle pas à craindre, quand elle se trouve dans les mains d’un homme qui, chargé tout à la fois de la législation & de l’administration de la justice, peut à tout moment rendre criminelles les actions les plus indifférentes ? Quelle liberté reste-t-il aux citoyens ? Les plus zélés partisans du pouvoir absolu avouent que si le prince n’est pas doué d’une sagesse profonde, la nation est exposée aux plus grands malheurs. Le cardinal de Richelieu préfère la puissance illimitée d’un seul à toutes les autres formes de gouvernement, comme on peut s’en convaincre par la lecture du testament politique qui lui est attribué ; mais il exige tant de vertu, d’équité, de pénétration & de sagesse dans un monarque absolu & dans ses ministres, qu’il demande des choses impossibles, & l’exemple de son administration n’est guères propre à rassurer les peuples.

Il est d’autant plus essentiel de mettre des bornes au pouvoir absolu, qu’il est de sa nature de toujours faire des progrès. Les hommes les plus sages & les plus vertueux sont portés à augmenter leur empire, & ils l’augmentent jusqu’à ce qu’ils trouvent des barrières. Ils imaginent de bonne foi que plus ils auront d’autorité, plus ils feront de bien : ainsi les mieux intentionnés se laissent séduire, & il importe de les surveiller. Mais les bornes qu’il est nécessaire d’établir ici, doivent être posées avec discrétion.

1o. Il faut qu’elles ne gênent point celui qui est revêtu du pouvoir dans l’exercice de son autorité, c’est-à-dire que, malgré les bornes légitimes de son pouvoir, il soit libre & maître d’employer, avec toute la promptitude requise, chacun des moyens qui contribueront à la sûreté & à la prospérité de l’état. On doit bien examiner ce point ; la loi qui empêcheroit l’individu ou le corps revêtu du pouvoir souverain de rien exécuter de salutaire, à moins qu’une armée ne parût sur la frontière, seroit très-défectueuse.

2o. Il faut qu’elles assurent la liberté de l’état & celle des citoyens, & qu’elles ne livrent pas tout le peuple à la merci d’une faction. En Suéde, avant la dernière révolution, toute faction qui parvenoit à s’assurer de la pluralité des voix dans la diète, exerçoit une puissance souveraine ; elle étoit autorisée par les loix à délibérer & statuer sur chacun des intérêts de l’état, à traiter avec les puissances étrangères, à faire la guerre & la paix, à disposer des troupes, & l’on apperçoit les vices de cet arrangement.

3o. Enfin il faut que ces bornes soient durables par leur nature, & assez fortes pour réprimer constamment les usurpations. Il convient de mettre des barrières fixes à chaque portion de la puissance, de manière qu’il ne reste aucun prétexte pour entreprendre sur le droit des autres. Ces limites bien posées établiront le juste équilibre qui doit être entre les deux principales branches de la souveraineté des gouvernemens modérés, c’est-à-dire, entre la puissance législative & la puissance exécutrice. Si l’une ne peut rien faire de considérable sans l’autre, les ressorts de l’état se trouveront bien montés ; & si aucune des deux ne peut entreprendre de s’agrandir, elles seront toutes deux, réduites à ne s’occuper que du bien de l’état. Les anglois soutiennent que leur constitution a tous ces avantages, & qu’elle est par conséquent, le modèle le plus parfait des gouvernemens mixtes[1]. Si cette prétention n’est pas vaine, on n’a plus besoin de projets sur la manière de diviser la puissance suprême, de façon que toutes ses parties se tempèrent mutuellement. On peut dire avec Montesquieu : « Pour découvrir la liberté politique dans une constitution, il ne faut pas tant de peine. Si on peut la voir où elle est, si on l’y a trouvée, pourquoi la chercher ? » ; Esprit des loix, Liv. XI chap. 5.

  1. Voyez l’article Angleterre.