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Encyclopédie méthodique/Economie politique/ACCUSATION

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Panckoucke (1p. 46-48).

ACCUSATION s. f. L’accusation est l’action d’un homme qui en cite un autre en justice. L’auteur du Dictionnaire de Jurisprudence a traité cet article en jurisconsulte : nous allons l’envisager sous un rapport plus général, & dire tout ce qui peut intéresser les administrateurs.

Des accusations dans les divers gouvernemens. Les accusations publiques sont conformes à la nature du gouvernement républicain, où le zèle du bien public doit être la première passion des citoyens ;.&, dans les monarchies où ce sentiment est plus foible par la nature du gouvernement, c’est un établissement sage que celui des magistrats qui, faisant les fonctions de partie publique, mettent en cause les infracteurs des loix. Mais tout gouvernement, soit républicain, soit monarchique, doit infliger au calomniateur la peine décernée contre le crime dont il se porte accusateur. Écoutons Montesquieu :

« À Rome il étoit permis à un citoyen d’en accuser un autre : cela étoit établi selon l’esprit de la république, où chaque citoyen doit avoir pour le bien public un zèle sans bornes, où chaque citoyen est censé tenir tous les droits de la patrie dans ses mains. On suivit sous les empereurs les maximes de la république, & d’abord on vit paraître un genre d’hommes funestes, une troupe de délateurs. Quiconque avoit bien des vices & bien des talens, une ame bien basse & un esprit ambitieux cherchoit un criminel dont la condamnation pût plaire au prince : « c’étoit la voie pour aller aux honneurs & à la fortune, chose que nous ne voyons pas parmi nous.

» Nous avons aujourd’hui une loi admirable ; c’est celle qui veut que le prince établi pour faire exécuter les loix, prépose un officier dans chaque tribunal pour poursuivre en son nom tous les crimes, de sorte que la fonction des délateurs est inconnue parmi nous ; & si ce vengeur public étoit soupçonné d’abuser de son ministère, on l’obligeroit de nommer son dénonciateur.

» Dans les loix de Platon (liv. IX) ceux qui négligent d’avertir les magistrats ou de leur donner du secours, doivent être punis : cela ne conviendroit point aujourd’hui. La partie publique veille pour les citoyens ; elle agit & ils sont tranquilles ». De l’Esprit des Loix, liv. VI. chap. 8.

Lorsque, dans les états populaires, les accusations sont publiques, & qu’il est permis à tout homme d’accuser qui il veut, on ne manque guères d’établir des loix propres à défendre l’innocence des citoyens. À Athènes, l’accusateur qui n’avoit pas pour lui la cinquième partie des suffrages ; payoit une amende de mille dragmes ; Eschines qui avoit accusé Ctésiphon, y fut condamné[1]. À Rome, l’injuste accusateur étoit noté d’infamie[2] ; on lui imprimoit la lettre K sur le front. On donnoit des gardes à l’accusateur, pour qu’il fût hors d’état de corrompre les juges ou les témoins[3].

Combien la liberté de former des accusations est nécessaire dans une république pour y maintenir la liberté.

Le droit d’accuser tous ceux qui font quelques démarches contre les intérêts de l’état, produit deux effets très-utiles dans une république : 1o. les citoyens craignant d’être accusés, troublent moins le repos public ; ou, s’ils osent former quelque trame, leurs projets sont bientôt découverts & réprimés : 2o. on donne par là une issue aux humeurs, qui tourmentent toujours les corps politiques, dans les démocraties, & lorsque ces humeurs n’ont pas le moyen de s’exhaler, elles jettent ordinairement les peuples dans des troubles & des séditions qui perdent souvent les états.

Ceux qui étudient l’histoire, savent tous les maux qu’essuya la république de Florence, parce qu’elle n’avoit point de loi qui permît au peuple de satisfaire son ressentiment, ou d’éclaircir ses soupçons contre les particuliers par les voies de la justice ; elle reconnut sur-tout le vice de sa constitution lorsque François Valori, qui étoit comme le prince de la ville, essaya de se rendre maître du gouvernement. L’état n’ayant d’autre moyen de le contenir que de lui opposer une faction plus puissante, Valori sentit qu’il n’avoit rien à craindre que les voies de fait & les émotions populaires, & il augmenta le nombre de ses partisans. Le peuple & les magistrats furent obligés de recourir aux armes ; s’il y avoit eu un réglement établi pour ces sortes d’affaires, son pouvoir usurpé aurait pu être détruit, au désavantage de lui seul ; mais sa mort coûta la vie à plusieurs citoyens d’un mérite distingué.

Le fondateur d’une république doit donc faire des réglemens qui autorisent toutes les accusations ; mais il est nécessaire aussi de punir rigoureusement les calomniateurs ; car on voit de grands désordres par-tout où il n’y a pas de bons réglemens sur ce point : si des calomnies reconnues demeurent impunies, ceux qui en sont la victime se livrent à l’indignation, & le ressentiment les porte à des attentats auxquels ils n’avoient pas songé jusqu’alors. Il paroît que la république de Florence ne sentit jamais la justesse de ce principe, & qu’elle fut punie de n’avoir pas profité de l’exemple de la république romaine. On peut voir dans les historiens quelles calomnies on répandit, en tout temps, sur ceux d’entre les citoyens qui eurent à Florence quelque part à l’administration. De l’un on disoit, il a volé l’argent du public ; de l’autre, il n’a pas remporté une telle victoire, parce qu’il a été corrompu par les ennemis ; & enfin d’un troisième, il a fait une telle ou une telle faute par un motif d’ambition. Il en résulta des haines & des divisions, puis des factions, qui produisirent enfin la ruine de l’état. Machiavel traite cette matière fort au long dans ses Discours politiques sur Tite Live, & nous y renvoyons les lecteurs.

De certaines accusations qui ont particuliérement besoin de modération & de prudence.

Il faut être très-circonspect dans la poursuite de la magie & de l’hérésie. L’accusation de ces deux crimes peut extrêmement choquer la liberté & être la source d’une infinité de tyrannies, si le législateur ne sait la borner ; car, comme elle ne porte pas directement sur les actions d’un citoyen, mais plutôt sur l’idée que l’on s’est faite de son caractère, elle devient dangereuse à proportion de l’ignorance du peuple ; & pour lors un citoyen est toujours en danger, parce que la meilleure conduite du monde, la morale la plus pure, la pratique de tous les devoirs ne sont pas des garants contre les soupçons de ces crimes.

Sous Manuel Comnene, le Protestator fut accusé d’avoir conspiré contre l’empereur, & de s’être servi pour cela de certains secrets qui rendent les hommes invisibles. Il est dit, dans la vie de cet empereur, que l’on surprit Aaron lisant un livre de Salomon, dont la lecture faisoit paraître des légions de démons. Or, en supposant dans la magie une puissance qui arme l’enfer, & en partant de là, on regarde celui que l’on appelle un magicien, comme l’homme du monde le plus propre à troubler & à renverser la société, & l’on est porté à le punir sans mesure.

L’indignation croît, lorsque l’on met dans la magie le pouvoir de détruite la religion. L’histoire de Constantinople nous apprend que, sur une révélation qu’avoit eue un évêque, qu’un miracle avoit cessé à cause de la magie d’un particulier, lui & son fils furent condamnés à mort. De combien de choses prodigieuses ce crime ne dépendoit-il pas ? Qu’il ne soit pas rare qu’il y ait des révélations ; que l’évêque en ait eu une ; qu’elle fût véritable ; qu’il y eût eu un miracle ; que ce miracle eût cessé ; qu’il y eût eu de la magie ; que la magie pût renverser la religion ; que ce particulier fût magicien ; qu’il eût fait enfin cet acte de magie.

L’empereur Théodore Lascaris attribuoit sa maladie à la magie ; ceux qui en étoient accusés, n’avoient d’autre ressource que de manier un fer chaud sans se brûler. Il auroit été bon, chez les grecs, d’être magicien pour se justifier de la magie. Tel étoit l’excès de leur doctrine, qu’au crime du monde le plus incertain, ils joignoient les preuves les plus incertaines.

Sous le règne de Philippe le long, les juifs furent chassés de France, accusés d’avoir empoisonné les fontaines par le moyen des lépreux. Cette absurde accusation doit bien faire douter de toutes celles qui sont fondées sur la haine publique.

Un troisième crime, dans la poursuite duquel il importe encore d’être très-circonspect, c’est le crime contre nature.

À Dieu ne plaise que je veuille diminuer l’horreur que l’on a pour un crime que la religion, la morale & la politique, condamnent tour-à-tour ! Il faudroit le proscrire, quand il ne feroit que donner à un sexe les foiblesses de l’autre, & préparer à une vieillesse infame, par une jeunesse honteuse ; ce que j’en dirai lui laissera toutes ses flétrissures ; & ne portera que contre la tyrannie qui peut abuser de l’horreur même que l’on en doit avoir. Comme la nature de ce crime est d’être caché, il est souvent arrivé que des législateurs l’ont puni sur la déposition d’un enfant : c’étoit ouvrir une porte bien large à la calomnie. « Justinien, dit Procope, publia une loi contre ce crime ; il fit rechercher ceux qui en étoient coupables, non-seulement depuis la loi, mais avant. La déposition d’un témoin, quelquefois d’un enfant, d’un esclave suffisoit, sur-tout contre les riches, & contre ceux qui étoient de la faction des verds ».

Il est singulier que, parmi nous, trois crimes, la magie, l’hérésie & le crime contre nature, dont on pourroit prouver du premier qu’il n’existe pas ; du second, qu’il est susceptible d’une infinité de distinctions, interprétations, limitations ; du troisième, qu’il est très-souvent obscur, aient été tous trois punis de la peine du feu.

Je dirai bien que le crime contre nature ne fera jamais dans une société de grands progrès, si le peuple ne s’y trouve porté d’ailleurs par quelques coutumes, comme chez les grecs, où les jeunes gens faisoient tous leurs exercices nuds ; comme chez nous où l’éducation domestique est hors d’usage ; comme chez les asiatiques où les particuliers ont un grand nombre de femmes qu’ils méprisent, tandis que les autres n’en peuvent avoir. Que l’on ne prépare point ce crime ; qu’on le proscrive par une police exacte, comme toutes les violations des mœurs, & l’on verra soudain la nature, ou défendre ses droits, ou les reprendre. Douce, aimable, charmante, elle a répandu les plaisirs d’une main libérale ; &, en nous comblant de délices, elle nous prépare, par des enfans qui nous font pour ainsi dire renaître, à des satisfactions plus grandes que ces délices même. De l’Esprit des lois, liv. XII, chap. 5 & 6.

  1. Voyez Philostrate, liv. I, vie des Sophistes, vie d’Eschines. Voyez aussi Plutarque & Phocius.
  2. Par la loi Remnia.
  3. Plutarque, au traité, comment on pourroit recevoir de l’utilité de ses ennemis.