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Encyclopédie méthodique/Economie politique/ACENSEMENT

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Panckoucke (1p. 48-50).
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ACENSEMENT, s. m. action de donner à cens, à rente ; acte par lequel le propriétaire d’un fonds d’un territoire le cède à perpétuité à un ou plusieurs particuliers, sous la redevance annuelle de certaines rétributions en grains, en argent, en services, &c. imposée aux censitaires qui, en acceptant ces conditions, reconnoissent le bailleur de fonds pour seigneur direct ou foncier de la terre acensée.

L’acensement provient de plusieurs causes, dont la première & la principale fut toujours une grande inégalité des fortunes. Tout d’un côté & rien de l’autre, étoit un partage également désavantageux aux deux partis, aux grands propriétaires terriens, & à ceux qui n’avoient aucune propriété foncière. Les premiers ne vouloient & ne savoient pas cultiver la terre ; ils n’auroient pu, d’ailleurs mettre en rapport un terrein d’une grande étendue, ni le forcer à produire ; ils demeuraient pauvres au milieu de leurs vastes possessions qui restoient en friche ; les seconds, sans emploi de leurs facultés & de leurs biens mobiliers, ne menoient qu’une vie précaire &, sentoient vivement l’aiguillon de la nécessité ; les besoins réciproques les rapprochèrent. Les uns cédèrent des fonds, pour avoir sur ces fonds une portion de revenus fixes ; les autres s’engagèrent à leur fournir cette quotité de fruits réservés, flattés de devenir propriétaires à ces conditions.

On voit par là que la coutume de l’acensement doit dater de bien loin. Si l’on consulte les annales des peuples de l’Europe, on trouve très-haut dans leur histoire des traces de cet usage ; mais on ne peut assigner l’époque de son origine. Il est vraisemblable qu’il s’étendit, à mesure que les grandes propriétés s’accumulèrent sur un petit nombre de têtes, & que le droit de conquête, qui, dans ces temps reculés, faisoit passer la propriété des vaincus dans la main du vainqueur, augmenta beaucoup l’usage de l’acensement ; mais le temps où il devint plus commun parmi nous, fut celui où les rois, mieux instruits de leurs droits & cédant à la douce influence d’une religion pleine de charité, commencèrent à donner la liberté à leurs vassaux esclaves, & engagèrent les grands seigneurs de leur état à suivre cet exemple aussi honorable qu’utile. Cette heureuse révolution & la manie des croisades, qui entraînoit alors les seigneurs dans la Palestine, propagèrent de plus en plus l’acensement. Il s’est enfin tellement étendu, que l’on dit communément en France qu’il n’y a point de terre sans seigneur, & par conséquent sans être acensée & sans payer une rente, assertion qui n’est pas peut-être absolument exacte, mais qui marque du moins qu’il est fort peu d’exception à cet usage.

Ainsi l’accroissement des fortunes territoriales, & l’envie d’en jouir sans soins & sans tenir au sol que le moins possible, ont étendu l’acensement de proche en proche ; &, à mesure que la fortune les a favorisés,

L’un a dételé le matin,
L’autre l’après-dinée.


Il est plusieurs manières de dételer, je veux dire de céder ses terres à d’autres, sous des conditions utiles, & de se débarrasser immédiatement du soin de leur administration.

1o. En se réservant l’inspection des travaux, & les faisant exécuter par des manœuvres. C’est ce que font les entrepreneurs de culture.

2o. En confiant son propre fonds à ces entrepreneurs, moyennant une rétribution convenue.

3o. En abandonnant la propriété même, moyennant des conditions annuelles ou éventuelles ; & c’est là précisément ce qu’on entend par acenser.

Cette convention de l’acensement fut le principe de tous les droits seigneuriaux utiles, que la prévention & l’ignorance des loix de l’ordre naturel rapportent aux abus du régirne féodal, & voient de mauvais œil comme tels.

Ces droits sont de plusieurs espèces qu’il ne faut pas confondre ; que les tribunaux, sous un gouvernement juste & éclairé & dans des temps de lumière, savent bien distinguer. Il en est 1o. d’honorifiques ; 2o. d’abusifs ; 3o. d’utiles.

Les droits honorifiques sont de pure subordination : avantageux à l’établissement de l’ordre, ils contribuent à le maintenir ; car il faut une police & un point de réunion sommaire dans les campagnes. Les peuples qui en retirent souvent des avantages, s’attachent par reconnoissance aux familles perpétuées dans ce genre de jurisdiction bienfaisante.

Les droits abusifs, tels que ceux de guet & de garde, de servage des personnes, &c. qui, dans les temps d’ordre où l’obéissance passive & la protection particulière n’étant pas nécessaires, ne montreroient plus-que l’abjection d’une part ; & l’oppression de l’autre, furent jadis établis pour le plus grand avantage ou le moins grand désavantage des contractans. Les tribunaux & le cœur des souverains, lorsqu’une philosophie bienfaisante les éclaire & les échauffe, tendent à retirer le peuple de ces entraves féodales, & le rédimant sans contrainte & sans spoliation de propriété, le rendent à la liberté naturelle & au bonheur de l’homme social.

Les droits utiles se rapportent au consentement mutuel des contractans, & sont le titre primitif de l’existence des familles, de l’acquisition des propriétés de l’aggrégation à la société. Le respect pour les titres & les coutumes des pays qui nous virent naître, tient au respect filial & la mémoire des ancêtres.

Vainement on voudroit abroger tous les droits & toutes les redevances rurales, sous le spécieux prétexte qu’elles nuisent au commerce ; car, outre que l’aliénation des fonds & l’instabilité des propriétaires fonciers ne donnent point du tout un utile commerce, c’est qu’il est impossible d’empêcher que la mobilité de la fortune, qui abaisse tant d’hommes, n’en élève tous les jours quelqu’un, & ne le porte à quitter ses propriétés foncières pour en revêtir un autre, sous la réserve des droits utiles. Or, comme l’acensement est une des manières les plus avantageuses de disposer de ses fonds, le grand propriétaire, qui, pour jouir d’une plus grande liberté, veut se débarasser des soins & des affaires qu’entraîne leur manutention, prend souvent le parti d’acenser ses domaines ; ce qui lui donne le moyen de disposer à son gré de son temps & de sa personne, sans pour cela le détacher entiérement du sol, que ses facultés ou son attrait ne lui permettent plus de soigner comme propriétaire en titre.

En tout, plus on peut conserver d’attrait aux propriétés foncières, plus on peut y attacher l’affection des citoyens & leur donner de sauve-garde, plus on fait le bien de l’état ; or, dans l’acensement, on augmente cette affection & cette sauve-garde, on étend l’intérêt de la propriété ; le censitaire s’attache nécessairement au fonds qui lui est cédé, & le seigneur, soit foncier, soit direct, ne sçauroit voir d’un œil indifférent ou l’amélioration ou la ruine du bien qu’il cède, parce qu’une partie de ses revenus dépend de sa prospérité, & que ses droits deviendraient nuls si la terre abandonnée demeuroit inculte.

Qu’il faille des hommes disponibles & en état de remplir les divers emplois de sauve-garde dans la société, cela n’est pas douteux. Les rentes en argent, moins embarrassantes à percevoir que les rentes et denrées, semblent remplir cet objet dans les sociétés, où l’abondance des métaux donne à la circulation une action heureuse ; mais ce secours est précaire & passager de sa nature. L’argent ne peut porter à perpétuité un intérêt fixe, même bien bas ; l’expérience le fait voir. D’ailleurs les rentes en argent détachent le possesseur de l’intérêt du territoire ; il n’y tient plus & n’a même plus rien de regnicole que quelques opinions de ville ; il est à vendre, mais non pas à invoquer.

Le mal est que la richesse qui nous donne cette facilité de disposer de notre temps & de notre personne, ne sauroit être véritablement vu de bon œil, & ne peut avoir l’aveu de la société qu’autant que cette liberté & les moyens d’agir qu’elle nous procure lui devient utile. Les anciens seigneurs se ruinoient à la guerre ; ils étoient respectés, & l’on ne déclamoit point alors contre les droits seigneuriaux. Si on le fait aujourd’hui, c’est que leurs successeurs en font un usage bien moins respectable ; il faut attribuer aussi ces erreurs & ces critiques à l’inexpérience & à l’oisiveté des habitans des villes qui vivent dans l’ignorance & l’incurie des choses rurales, ou dans une corruption qui les porte à les dédaigner. De là découlent naturellement les opinions les plus hasardées, ainsi que les mœurs les plus perverses.

Quoi qu’il en soit, l’acensement est une bonne chose, puisqu’il faut que tout le monde vive, & que cet acte place un nouveau père de famille au nombre des partprenans aux revenus du territoire & à la source des subsistances. (G)