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Encyclopédie méthodique/Economie politique/AGRICOLE

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Panckoucke (1p. 74-90).
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AGRICOLE, adject. signifie qui cultive la terre. Un peuple agricole est donc un peuple cultivateur, & un royaume agricole celui dont le peuple est & doit être cultivateur.

On dit agricole, comme on dit regnicole, parce que c’est une sorte de culte que nous devons à la terre qui nous a nourris, & à la patrie qui nous couvrit de son ombre à notre naissance, qui protégea notre croissance, & tous nos droits. On ne dit point navicole, ni articole, quoique la navigation & les arts soient des professions qui demandent des connoissances, de l’application & une pratique fort suivie, & que ceux qui les cultivent doivent tirer leur subsistance & leur avancement de leur exercice ; car celles-ci ne nous imposent que des devoirs partiels auxquels on est libre de se refuser comme de se soumettre ; au lieu que les autres exigent les services, ou du moins l’hommage de tous les citoyens sans exception.

On sait en effet que l’agriculture est la mère de l’espèce humaine & par conséquent la source des merveilles de l’esprit humain, de son industrie & des arts qu’il enfante, de son intelligence & des connoissances qu’il a acquises, qu’il a érigées en sciences, & qu’il transmet de race en race à la postérité ; on sait qu’on lui doit l’existence & la propagation des sociétés, celle des loix qui les maintiennent, de la force qui les protège, du culte qui les rappelle aux institutions divines, enfin de l’autorité & des puissances qui les gouvernent.

Mais ce n’est pas seulement comme mère, à qui tout doit son origine dans les sociétés, c’est comme institutrice & comme ayant seule instruit & éclairé l’homme du flambeau de la nécessité, qu’elle mérite nos hommages. L’agriculture instituée, il fallut partager les champs, établir les poids & les mesures, marquer le cours des saisons, distribuer les denrées & les marchandises, il fallut les ouvrer, les transporter par terre & par eau, ce qui amena tout le reste des travaux & des établissemens de la société & toutes les lumières qui y sont répandues. Chaque jour elles s’y étendent, & l’esprit de l’homme y fait de nouveaux progrès, tandis que les nations brigandes, sauvages ou nomades, qui ne cultivent point la terre, n’avancent pas en mille ans d’un pas dans la carrière des connoissances.

Tout homme social, & tout art quelconque doit donc hommage à cette mère nourrice ; & voici en quoi consiste cet hommage de la part des hommes & des arts qui semblent avoir le moins d’affinité avec l’art nourricier ; c’est que tous doivent suivre leur direction naturelle, & par une tendance insensible & inapperçue se rapporter aux avantages de la cultivation.

Je dis leur direction naturelle, parce que selon la nature tout doit faire cercle & retourner à son principe. Il ne peut y avoir que l’impéritie & les fausses spéculations de l’homme ignorant & malavisé, qui dérangent ce cours ordinaire des choses pour les faire servir à des usages de fantaisie inutiles ou funestes. Toutes les sciences & tous les arts viennent de l’agriculture ; & les arts, les sciences & tout ce qui s’y rapporte ou en dépend, leurs effets, leur perfectionnement, leurs chef-d’œuvres & les hommes célébres qui les cultivent, n’ont de droit à l’estime de la société, qu’en raison de ce qu’ils servent à la défense, à l’encouragement, à l’activité de l’agriculture & de ses travaux, & à celle du débit, du transport & de la consommation des produits qui en résultent.

On a dit & répété,

O ! fortunatos nimium sua si bona norint
Agricolas.

Et cela est vrai pour ceux qui le prennent dans le sens qu’il doit avoir ; mais, à proprement parler, cela n’est bon que pour la poésie, dont un des principaux attributs est de voiler à l’imagination, sous d’agréables images, les peines, les amertumes & les mécomptes de la vie. L’homme ne vit pas d’illusions, & l’on eût dit plus convenablement nationes qu’agricolas. En effet, l’intempérie de l’air, l’inconstance des saisons, l’influence des météores exposent souvent l’agriculteur à des mécomptes avec le ciel, & il doit s’y attendre ; en conséquence il se résigne d’autant que la nature répare d’ordinaire ces facheux accidens, en l’indemnisant des mauvaises récoltes par d’abondantes productions. Elle console du moins ses suivans de manière ou d’autre ; mais il n’en pas ainsi des mécomptes qui arrivent par le fait des hommes, & qui sont les suites naturelles des arrangemens ou dérangemens arbitraires & tyranniques. Le moindre faux coup de gouvernail déroute le vaisseau politique ; il peut le jetter sur des écueils & le faire périr. Toute erreur du gouvernement, de l’administration civile, ou de l’opinion sociale porte sur la culture & en diminue les avances ; elle cause par conséquent un double déchet dans la production future, d’où résulte le mécompte du laboureur, les pertes de l’entrepreneur, l’épuisement du fonds & Ia ruine de l’état. Or il est évident que dans ce cours des choses & des événemens, il n’y a de bonheur pour personne, & qu’au contraire tout est perte & infortune pour celui qui avoit fait les avances des profits de tous.

L’expérience de l’homme si bornée lui a fait dire : nul ne perd qu’un autre ne gagne, & malheureusement on croit cette maxime d’une vérité démontrée. Non-seulement les auteurs des pertes de l’agriculture, les artisans de la spoliation de ses revenus, qui ne songent qu’à leur intérêt, mais les spectateurs du désordre, & ceux que les circonstances & leur position forcent en quelque sorte à y concourir, imaginent, que pourvu que les dépenses des déprédateurs fassent circuler leurs profits dans la société, cela revient au même pour l’action générale ; mais la nature & l’ordre qu’elle établit prouvent au contraire : que nul ne perd que tous ne perdent : & cela se vérifie par l’enchaînement des malheurs & par la ruine des états, qui méprisant cette vérité, marchent vers leur chûte ; parce que l’ordre qui se manifeste d’une manière si magnifique dans la marche des saisons, dans l’action de la nature & dans les vues de son auteur, étant seul réproductif dans les travaux des hommes ; c’est-à-dire, parce que la terre ne pouvant être annuellement productive & donner des fruits abondans, qu’autant que les hommes agissent de concert avec la nature pour la forcer à la réproduction, ils ne peuvent s’écarter des loix de l’ordre & diminuer les avances qu’il exige, sans diminuer & sans dessécher même la fécondité de la terre.

C’est donc le gouvernement qui doit être agricole ; c’est sur-tout l’esprit national qui doit être agricole ; car dès qu’il le sera, cet esprit deviendra social & militaire, civil & commerçant, ami des arts & des sciences, patriotique & religieux. Comme la racine de l’arbre qui nourrit le tronc & les branches, les feuilles, les fleurs & les fruits, l’esprit agricole sera le vrai principe de tous les changemens heureux qui s’opéreront dans l’état d’après l’opinion publique.

Nous allons placer ici les trente maximes générales du gouvernement agricole, déduites par un homme à jamais recommandable, (M. Quesnai) pour avoir posé les bases de ces grandes vérités. (G)

MAXIME PREMIÈRE.

Que l’autorité souveraine soit unique & supérieure à tous les individus de la société & à toutes les entreprises injustes des intérêts particuliers ; car l’objet de la domination & de l’obéissance est la sûreté de tous, & l’intérêt licite de tous. Le systême des contreforces dans un gouvernement est une opinion funeste, qui ne laisse appercevoir que la discorde entre les grands & l’accablement des petits. La division des sociétés en différens ordres de citoyens, dont les uns exercent l’autorité souveraine sur les autres, détruit l’intérêt général de la nation, & introduit la dissension des intérêts particuliers entre les différentes classes de citoyens : cette division intervertiroit l’ordre du gouvernement d’un royaume agricole qui doit réunir tous les intérêts à un objet capital, à la prospérité de l’agriculture, qui est la source de toutes les richesses de l’état & de celles de tous les citoyens.

II.

Que la nation soit instruite des loix générales de l’ordre naturel qui constituent le gouvernement évidemment le plus parfait. L’étude de la Jurisprudence humaine ne suffit pas pour former les hommes d’état ; il est nécessaire que ceux qui se destinent aux emplois de l’administration, soient assujettis à l’étudë de l’ordre naturel le plus avantageux aux hommes réunis en société. Il est encore nécessaire que les connoissances pratiques & lumineuses que la nation acquiert par l’expérience & la réflexion, se réunissent à la science générale du gouvernement ; afin que l’autorité souveraine, toujours éclairée par l’évidence, institue les meilleures loix & les fasse observer exactement pour la sûreté de tous, & pour parvenir à la plus grande prospérité possible de la société.

III.

Que le souverain & la nation ne perdent jamais de vue, que la  terre est l’unique source des richesses, & que c’est l’agriculture qui les multiplie. Car l’augmentation des richesses assure celle de la population ; les hommes & les richesses font prospérer l’agriculture, étendent le commerce, animent l’industrie, accroissent & perpétuent les richesses. De cette source abondante dépend le succès de toutes les parties de l’administration du royaume,


NOTE.

          (La terre est l’unique source des richesses, & c’est

l’agriculture qui les multiplie, )

Le commerce réciproque avec l’étranger rapporte des marchandises qui sont payées par les revenus de la nation en argent ou en échange ; ainsi, dans le détail des revenus d’un royaume, il n’en faut pas faire un objet à part qui formeroit un double emploi. Il faut penser de même des loyers de maisons & des rentes d’intérêts d’argent ; car ce sont, pour ceux qui les payent, des dépenses qui se tirent d’une autre source, excepté les rentes placées sur les terres, qui sont assignées sur un fonds productif ; mais ces rentes sont comprises dans le produit du revenu des terres. Ainsi, ce sont les terres & les avances des entrepreneurs de la culture, qui sont la source unique des revenus des nations agricoles.

IV.

Que la propriété des biens fonds & des richesses mobilières soit assurée à ceux qui en sont les possesseurs légitimes ; car la sûreté de la propriété est le fondement essentiel de l’ordre économique de la société. Sans la certitude de la propriété, le territoire resterait inculte. Il n’y auroit ni propriétaires ni fermiers pour y faire les dépenses nécessaires pour le mettre en valeur & pour le cultiver, si la conservation du fonds & des produits n’étoit pas assurée à ceux qui font les avances de ces dépenses. C’est la sûreté de la possession permanente qui provoque le travail & l’emploi des richesses à l’amélioration & à la culture des terres, & aux entreprises du commerce & de l’industrie. Il n’y a que la puissance souveraine qui assure la propriété des sujets, qui ait un droit primitif au partage des fruits de la terre, source unique des richesses.

V.

Que l’impôt ne soit pas destructif, ou disproportionné à la masse du revenu de la nation ; que son augmentation suive l’augmentation du revenu ; qu’il soit établi immédiatement sur le produit net des biens fonds, & non sur le salaire des hommes, ni sur les denrées, où il multiplierait les frais de perception, préjudicieroit au commerce, & détruiroit annuellement une partie des richesses de la nation. Qu’il ne se prenne pas non plus sur les richesses des fermiers des biens fonds ; car les avances de l’agriculture d’un royaume doivent être envisagées comme un immeuble, qu’il faut conserver précieusement pour la production de l’impôt, du revenu, et de la subsistance de toutes les classes de citoyens : autrement l’impôt dégénére en spoliation, & cause un dépérissement qui ruine promptement un état.


NOTE.
(Que l’impôt ne soit pas destructif, &c.)

L’impôt bien ordonné, c’est-à-dire, l’impôt qui ne dégénère pas en spoliation par une mauvaise forme d’imposition, doit être regardé comme une partie du revenu détachée du produit net des biens-fonds d’une nation agricole ; car autrement il n’auroit aucune règle de proportion avec les richesses de la nation, ni avec le revenu, ni avec l’état des sujets contribuables ; il pourroit insensiblement tout ruiner avant que le ministère s’en apperçût.

Le produit net des biens-fonds se distribue à trois propriétaires, à l’état, aux possesseurs des terres & aux décimateurs. Il n’y a que la portion du possesseur du bien qui soit aliénable, & elle ne se vend qu’à raison du revenu qu’elle produit. La propriété du possesseur ne s’étend donc pas au-delà. Ce n’est donc pas lui qui paye les autres propriéraires qui ont part au bien, puisque leurs parts ne lui appartiennent pas, qu’il ne les a pas acquises, & qu’elles ne sont pas aliénables. Le possesseur du bien ne doit donc pas regarder l’impôt ordinaire comme une charge établie sur sa portion ; car ce n’est pas lui qui paye ce revenu, c’est la partie du bien qu’il n’a pas acquise, & qui ne lui appartient pas, qui le paye à qui il est dû. Et ce n’est que dans les cas de nécessité, dans le cas où la sûreté de la propriété seroit exposée, que tous les propriétaires doivent, pour leur propre intérêt, contribuer sur leurs portions à la subvention passagère que les besoins pressans de l’état peuvent exiger.

Mais il ne faut pas oublier que, dans tous les cas, l’imposition du tribut ne doit porter que sur le revenu, c’est-à-dire, sur le produit net annuel des biens-fonds ; & non sur les avances des laboureurs, ni sur les hommes de travail, ni sur la vente des marchandises : car autrement il seroit destructif. Sur les avances des laboureurs, ce ne seroit pas un impôt, mais une spoliation qui éteindroit la réproduction, détérioreroit les terres, ruineroit les fermiers, les propriétaires & l’état. Sur le salaire des hommes de travail & sur la vente des marchandises, il seroit arbitraire ; les frais de perception surpasseroient l’impôt, & retomberoient sans règle sur les revenus de la nation & sur ceux du souverain. Il faut distinguer ici l’imposition d’avec l’impôt ; l’imposition seroit le triple de l’impôt, & s’étendroit sur l’impôt même ; car, dans toutes les dépenses de l’état, les taxes imposées sur les marchandises seroient payées par l’impôt. Ainsi cet impôt seroit trompeur & ruineux.

L’imposition sur les hommes de travail qui vivent de leur salaire, n’est, rigoureusement parlant, qu’une imposition sur le travail, qui est payée par ceux qui emploient les ouvriers : de même qu’une imposition sur les chevaux qui labourent la terre, ne seroit réellement qu’une imposition sur les dépenses mêmes de la culture. Ainsi l’imposition sur les hommes, & non sur le revenu, porteroit sur les frais mêmes de l’industrie & de l’agriculture, retomberoit doublement en perte sur le revenu des biens-fonds, & conduiroit rapidement à la destruction de l’impôt. On doit penser de même des taxes qu’on imposeroit sur les marchandises ; car elles tornberoient aussi en pure perte sur le revenu, sur l’impôt & sur les dépenses de la culture, & exigeroient des frais immenses qu’il seroit impossible d’éviter dans un grand état.

Cependant ce genre d’imposition est forcément la ressource des petits états maritimes, qui subsistent par un commerce de trafic, nécessairement assujetti à l’impôt dans ces états qui n’ont point de territoire. Et il est encore presque toujours regardé comme une source momentanée dans les grands états, lorsque l’agriculture y est tombée dans un tel dépérissement, que le revenu du territoire ne pourroit plus subvenir au payement de l’impôt. Mais alors cette ressource insidieuse est une surcharge qui réduit le peuple à une épargne forcée sur la consommation, qui arrête le travail, qui éteint la reproduction, & qui achève de ruiner les sujets & le souverain.

On a souvent parlé de l’établissement de l’impôt payé en nature par la récolte en forme de dixme : ce genre d’imposition seroit, à la vérité, proportionnel au produit total de la récolte, les frais compris ; mais il n’auroit aucun rapport avec le produit net : plus la terre seroit médiocre, & plus la récolte seroit foible, plus il seroit onéreux, injuste & désastreux.

L’impôt doit donc être pris immédiatement sur le produit net des biens-fonds : car, de quelque manière qu’il soit imposé dans un royaume qui tire ses richesses de son territoire, il est toujours payé par les biens-fonds. Ainsi la forme d’imposition la plus simple, la plus réglée, la plus profitable à l’état & la moins onéreuse aux contribuables, est celle qui est établie proportionnellement au produit net, & immédiatement à la source des richesses continuellement renaissantes.

L’établissement simple de l’imposition à la source des revenus, c’est-à-dire, sur le produit net des terres qui forme le revenu de la nation, devient fort difficile dans un royaume où, faute d’avances, l’agriculture est tombée en ruine ; ou du moins dans une telle dégradation, qu’elle ne peut se prêter à aucun cadastre fixe & proportionné aux qualités des terres qui sont mal cultivées, & dont le produit, devenu très-foible, n’est qu’en raison de l’état misérable de la culture ; car l’amélioration de la culture, qui pourroit résulter d’une meilleure administration, rendroit aussi-tôt le cadastre très-irrégulier.

Une imposition établie également sur les terres, sur leurs produits, sur les hommes, sur leur travail, sur les marchandises & sur les animaux de service, présenteroit une gradation de six impositions égales, posées les unes sur les autres, portant toutes sur une même base, & néanmoins payées chacune à part, mais qui toutes ensemble fourniroient beaucoup moins de revenu au souverain qu’un simple impôt réel, établi uniquement & sans frais sur le produit net, & égal dans sa proportion à celle des six impositions qu’on pourroit regarder comme réelle. Cet impôt indiqué par l’ordre naturel, & qui augmenteroit beaucoup le revenu du souverain, coûteroit cependant cinq fois moins à la nation & à l’état que les six impositions ainsi répétées, lesquelles anéantiroient tous les produits du territoire & sembleroient exclure tout moyen de rentrer dans l’ordre. Car les impositions illusoires pour le souverain, & ruineuses pour la nation, paroissent aux esprits vulgaires, de plus en plus inévitables à mesure que le dépérissement de l’agriculture augmente.

Cependant il faut au moins commencer par supprimer au plutôt les impositions arbitraires établies sur les fermiers des terres ; sans quoi ce genre d’imposition ruineuse acheveroit d’anéantir entiérement les revenus du royaume. L’imposition sur les biens-fonds la plus difficile à régler, est celle qui s’établit sur la petite culture, où il n’y a pas de fermage qui puisse servir de mesure, où c’est le propriétaire même qui fournit les avances, & où le produit net est très-foible & fort incertain. Cette culture qui s’exécute par des métayers dans les pays où l’impôt a détruit les fermiers, & qui est la dernière ressource de l’agriculture ruinée, exige beaucoup de ménagement ; car un impôt un peu onéreux enlève ses avances & l’anéantit entiérement. Il faut donc bien distinguer les terres réduites à cette petite culture, & qui, à proportion du produit, sont labourées à grands frais & souvent sans aucun profit, d’avec celles où la grande culture s’exécute par de riches fermiers, lesquels assurent aux propriétaires un revenu déterminé qui peut servir de règle exacte pour une imposition proportionnelle. Imposition qui doit être payée par le propriétaire & non par le fermier, si ce n’est en déduction du fermage, comme cela arrive naturellement lorsque le fermier est instruit, avant de passer son bail, de la quotité de l’impôt. Si les besoins de l’état y nécessitent des augmentations, elles doivent être uniquement à la charge des propriétaires ; car le gouvernement seroit en contradiction avec lui-même, s’il exigeoit que les fermiers remplissent les engagemens de leurs baux, tandis que, par l’impôt imprévu dont il les chargeroit, il les mettroit dans l’impossibilité de satisfaire à ces engagemens. Dans tous les cas, le payement de l’impôt doit être garanti par la valeur même des biens-fonds, & non par celle des richesses d’exploitation de la culture, qui ne peuvent, sans déprédation, être assujetties à aucun service public, autre que celui de faire renaître les richesses de la nation & du souverain, & qui ne doivent jamais être détournées de cet emploi naturel & nécessaire. Les propriétaires, fixés à cette règle par le gouvernement, seroient attentifs, pour la sûreté de leur revenu & de l’impôt, à n’affermer leurs terres qu’à des riches fermiers ; cette précaution assureroit le succès de l’agriculture. Les fermiers n’ayant plus d’inquiétude sur l’imposition, pendant le cours de leurs baux, se multiplieroient ; la petite culture disparoîtroit successivement ; les revenus des propriétaires & l’impôt s’accroîtroient à proportion, par l’augmentation des produits des biens-fonds cultivés par des riches laboureurs.

Il y a eu une nation qui a su affermir sa puissance & assurer sa prospérité, en exemptant la charue de toute imposition. Les propriétaires, charges eux-mêmes de l’impôt, souffrent, dans les temps de guerre, des subventions passagères ; mais les travaux de la culture des terres n’en sont point ralentis, & le débit & la valeur vénale des biens-fonds sont toujours assurés par la liberté du commerce des denrées du crû. Aussi, chez cette nation, l’agriculture & la multiplication des bestiaux ne souffrent aucune dégradation pendant les guerres les plus longues & les plus dispendieuses : les propriétaires retrouvent à la paix leurs terres bien cultivées & bien entretenues, & leurs grands revenus bien maintenus & bien assurés. Il est aisé par-là d’appercevoir la différence qu’il y a entre un impôt exorbitant & un impôt spoliatif ; car, par la forme de l’imposition, un impôt peut être spoliatif sans être exorbitant, ou peut être exorbitant sans être spoliatif.

VI.

Que les avances des cultivateurs soient suffisantes pour faire renaître annuellement, par les dépenses de la culture des terres, le plus grand produit possible ; car si les avances ne sont pas suffisantes, les dépenses de la culture sont plus grandes à proportion, & donnent moins de produit net.


NOTE.
(Que les avances de la culture soient suffisantes.)

Il faut remarquer que les terres les plus fertiles seroient nulles, sans les richesses nécessaires pour subvenir aux dépenses de la culture, & que la dégradation de l’agriculture dans un royaume ne doit pas être imputée à la paresse des hommes, mais à leur indigence. Si les avances de la culture ne donnoient que peu de produit net, par erreur de gouvernement, il y auroit de grands frais, peu de revenu, & une population qui ne seroit presque qu’en menu peuple, occupé dans les campagnes, sans profit pour l’état, à une mauvaise culture qui le feroit subsister misérablement.

Autrefois dans tel royaume les avances annuelles ne faisoient renaître de produit net, du fort au foible, l’impôt sur le laboureur compris, qu’environ vingt-cinq pour cent, qui se distribuoient à la dixme, à l’impôt & au propriétaire : distraction faite des reprises annuelles du laboureur. Si les avances primitives avoient été suffisantes, la culture auroit pu y rendre aisément cent de produit net & même davantage pour cent d’avances annuelles. Ainsi la nation souffroit un deficit des quatre cinquièmes au moins sur le produit net de ses avances annuelles, sans compter la perte sur l’emploi & le revenu des terres qui suppléoient elles-mêmes aux frais d’une pauvre culture, & qu’on laissoit en friche alternativement pendant plusieurs années pour les réparer, & les remettre en état de produire un peu de récolte. Alors la plus grande partie des habitans étoit dans la misère, & sans profit pour l’état. Car tel est le produit net des avances au-delà des dépenses ; tel est aussi le produit net du travail des hommes qui le font naître : & tel est le produit net des biens-fonds, tel est le produit net pour le revenu, pour l’impôt & pour la subsistance des différentes classes d’hommes d’une nation. Ainsi plus les avances sont insuffisantes, moins les hommes & les terres sont profitables à l’état. Les colons qui subsistent misérablement d’une culture ingrate, ne servent qu’à entretenir infructueusement la population d’une pauvre nation.

L’impôt dans ce royaume étoit presque tout établi arbitrairement sur les fermiers, sur les ouvriers & sur les marchandises. Ainsi il portoit directement & indirectement sur les avances des dépenses de la culture, ce qui chargeoit les biens fonds d’environ trois cents millions pour l’impôt ordinaire, & autant pour la régie, les frais de perception, &c. Et les produits du sol ne rendoient plus à la nation, dans les derniers temps, à en juger par le dépouillement de la taxe d’un dixième sur les fonds productifs, & par l’examen du produit des terres, qu’environ quatre cents millions de revenu net, y compris la dixme & les autres revenus ecclésiastiques : triste produit d’un grand & excellent territoire, & d’une grande & laborieuse population ! L’exportation des grains étoit défendue ; la production étoit bornée à la consommation de la nation ; la moitié des terres restoient en friches, on défendoit d’y planter des vignes ; le commerce intérieur des grains étoit livré à une police arbitraire, le débit étoit continuellement interrompu entre les provinces, & la valeur vénale des denrées toujours incertaine.

Les avances des dépenses productives étoient enlevées successivement par l’impôt arbitraire & par les charges indirectes, à l’anéantissement de la réproduction & de l’impôt même ; les enfans des laboureurs abandonnoient les campagnes ; le sur-faix de l’impôt sur les denrées en haussoit le prix naturel, & ajoutoit un surcroît de prix onéreux aux marchandises & aux frais de salaire dans les dépenses de la nation ; ce qui retomboit encore en déchet sur les reprises des fermiers, sur le produit net des biens fonds, & sur l’impôt, sur la culture, &c. La spoliation, causée par la partie de l’impôt arbitraire établie sur les fermiers, causoit d’ailleurs un dépérissement progressif, qui, joint au défaut de liberté de commerce, faisoit tomber les terres en petite culture & en friche. C’étoit à ce degré de décadence où les dépenses de la culture ne produisoient plus, l’impôt territorial compris, que 25 pour cent ; ce qui n’étoit même dû qu’au bénéfice de la grande culture qui existoit encore pour un quart dans le royaume[1]. On ne suivra pas ici la marche rapide des progrès de cette décadence ; il suffit de calculer les effets de tant de causes destructives, procédant les unes des autres, pour en prévoir les conséquences funestes.

Tous ces désordres & tous ces abus ont été reconnus ; & la gloire de les réparer étoit réservée à un ministère plus éclairé. Mais les besoins de l’état & les circonstances ne se prêtent pas toujours aux vues que l’on se propose, pour les réformes que peut exiger une bonne administration dans l’économie politique, quoique ces réformes soient très-essentielles & très-pressantes pour l’avantage commun du souverain & de la nation.

VII.

Que la totalité des sommes du revenu rentre dans la circulation annuelle & la parcourre dans toute son étendue ; qu’il ne se forme point de fortunes pécuniaires, ou du moins, qu’il y ait compensation entre celles qui se forment & celles qui reviennent dans la circulation ; car autrement ces fortunes pécuniaires arrêteroient la distribution d’une partie du revenu annuel de la nation, & retiendroient le pécule du royaume au préjudice de la rentrée des avances de la culture, de la rétribution du salaire des artisans, & de la consommation que doivent faire les différentes classes d’hommes qui exercent des professions lucratives : cette interception du pécule diminueroit la réproduction des revenus & de l’impôt.


NOTE.
(Les fortunes qui rentrent dans la circulation).

On ne doit pas entendre simplement par les fortunes qui rentrent dans la circulation, les fortunes qui se détruisent ; mais aussi les fortunes stériles ou oisives, qui deviennent actives, & qui sont employées, par exemple, à former les avances des grandes entreprises d’agriculture, de commerce & de manufactures profitables, ou à améliorer des biens fonds dont les revenus rentrent annuellement dans la circulation. C’est même par ces fortunes actives bien établies, qu’un état a de la consistance, qu’il a de grandes richesses assurées pour faire renaître annuellement de grandes richesses, pour entretenir une population dans l’aisance, & pour assurer la prospérité de l’état & la puissance du souverain. Mais on ne doit pas penser de même des fortunes pécuniaires qui se tirent des intérêts de l’argent, & qui ne sont pas établies sur des fonds productifs, ni de celles qui sont employées à des acquisitions de charges inutiles, de privilèges, &c. ; leur circulation stérile ne les empêche point d’être des fortunes rongeantes & onéreuses à la nation.

VIII.

Que le gouvernement économique ne s’occupe qu’à favoriser les dépenses productives & le commerce des denrées du crû, & qu’il laisse aller d’elles-mêmes les dépenses stériles.


NOTE.
(Laisser aller d’elles-mêmes les dépenses stériles ).

Les travaux des marchandises de main-d’œuvre & d’industrie pour l’usage de la nation, ne sont qu’un objet dispendieux & non une source de revenu. Ils ne peuvent procurer de profit dans la vente à l’étranger, qu’aux seuls pays où la main-d’œuvre est à bon marché par le bas prix des denrées qui servent à la subsistance des ouvriers ; condition fort désavantageuse au produit des biens fonds : aussi ne doit-elle pas exister dans les états qui ont la liberté & la facilité d’un commerce extérieur qui soutient le débit & le prix des denrées du crû, & qui heureusement détruit le petit profit qu’on pourrait retirer d’un commerce extérieur de marchandises de main-d’œuvre, dont le gain seroit établi sur la perte qui résulteroit du bas prix des productions des biens fonds. On ne confond pas ici le produit net ou le revenu pour la nation, avec le gain des commerçans & entrepreneurs de manufactures ; ce gain doit être mis au rang des frais par rapport à la nation : il ne suffiroit pas, par exemple, d’avoir de riches laboureurs, si le territoire qu’ils cultiveroient, ne produisoit que pour eux.

Il y a des royaumes pauvres, où la plupart des manufactures de luxe trop multipliées sont soutenues par des privilèges exclusifs, & mettent la nation à contribution par des prohibitions qui lui interdisent l’usage d’autres marchandises de main-d’œuvre. Ces prohibitions toujours préjudiciables à la nation, sont encore plus funestes quand l’esprit de monopole & d’erreur qui les a fait naître, les étend jusques sur la culture & le commerce des productions des biens fonds ; où la concurrence la plus active est indispensablement nécessaire pour multiplier les richesses des nations.

Nous ne parlerons pas ici du commerce de trafic qui est le lot des petits états maritimes. Un grand état ne doit pas quitter la charrue pour devenir voiturier. On n’oubliera jamais qu’un ministre du dernier siècle, ébloui du commerce des Hollandois & de l’éclat des manufactures de luxe, a jetté sa patrie dans un tel délire, que l’on ne parloit plus que commerce & argent, sans penser au véritable emploi de l’argent ni au véritable commerce du pays.

Ce ministre si estimable par ses bonnes intentions, mais trop attaché à ses idées, voulut faire naître les richesses du travail des doigts, au préjudice de la source même des richesses, & dérangea toute la constitution économique d’une nation agricole. Le commerce extérieur des grains fut arrêté pour faire vivre le fabricant à bas prix ; le débit du bled dans l’intérieur du royaume fut livré à une police arbitraire qui interrompoit le commerce entre les provinces. Les protecteurs de l’industrie, les magistrats des villes, pour se procurer des bleds à bas prix, ruinoient, par un mauvais calcul, leurs villes & leurs provinces, en dégradant insensiblement la culture de leurs terres : tout tendoit à la destruction des revenus des biens fonds, des manufactures, du commerce & de l’industrie, qui, dans une nation agricole, ne peuvent se soutenir que par les produits du sol ; car ce sont ces produits qui fournissent au commerce l’exportation du superflu, & qui payent les revenus aux propriétaires, & le salaire des hommes employés aux travaux lucratifs. Diverses causes d’émigrations des hommes & des richesses hâtèrent les progrès de cette destruction.

Les hommes & l’argent furent détournés de l’agriculture, & employés aux manufactures de soie, de coton, de laines étrangères, au préjudice des manufactures de laines du pays & de la multiplication des troupeaux. On provoqua le luxe de décoration qui fit des progrès très-rapides. L’administration des provinces, pressée par les besoins de l’état, ne laissoit plus de sûreté dans les campagnes pour l’emploi visible des richesses nécessaires à la réproduction annuelle des richesses ; ce qui fit tomber une grande partie des terres en petite culture, en friches & en non-valeur. Les revenus des propriétaires des biens fonds furent sacrifiés en pure perte à un commerce mercantile qui ne pouvoit contribuer à l’impôt. L’agriculture dégradée & accablée touchoit à l’impossibilité d’y subvenir ; on l’étendit de plus en plus sur les hommes, sur les alimens, sur le commerce des denrées du crû : il se multiplia en dépenses dans la perception & en déprédations destructives de la réproduction ; & il devint l’objet d’un systême de finance, qui enrichit la capitale des dépouilles des provinces. Le trafic de l’argent à intérêt forma un genre principal de revenus fondés en argent & tirés de l’argent ; ce qui n’étoit par rapport à la nation, qu’un produit imaginaire, qui échappoit à l’impôt & minoit l’état. Ces revenus établis sur l’argent & l’aspect de l’opulence, soutenus par la magnificence d’un luxe ruineux, en imposoient au vulgaire, & diminuoient de plus en plus la réproduction des richesses réelles, & le pécule de la nation. Eh ! malheureusement les causes de ce désordre général ont été trop long-temps ignorées : indè mali labes. Mais aujourd’hui le gouvernement est attaché à des principes plus lumineux ; il connoît les ressources du royaume, & les moyens d’y ramener l’abondance.


IX.

Qu’une nation qui a un grand territoire à cultiver & la facilité d’exercer un grand commercé des denrées du crû, n’étende pas trop l’emploi de l’argent & des hommes aux manufactures & au commerce de luxe, au préjudice des travaux & des dépenses de l’agriculture : car, préférablement à tout, le royaume doit être bien peuplé de riches cultivateurs.



NOTE Ire.
( Ne pas étendre l’emploi de l’argent & des hommes aux manufactures & au commerce de luxe, au préjudice des travaux & des dépenses de l’agriculture ).

On ne doit s’attacher qu’aux manufactures de marchandises de main-d’œuvre dont on a les matières premières, & qu’on peut fabriquer avec moins de dépense que dans les autres pays ; & il faut acheter de l’étranger les marchandises de main-d’œuvre qu’il peut vendre à meilleur marché qu’elles ne couteroient à la nation, si elle les faisoit fabriquer chez elle. Par ces achats on provoque le commerce réciproque : car si on vouloit ne rien acheter & vendre de tout, on éteindroit le commerce extérieur & les avantages de l’exportation des denrées du crû, qui est infiniment plus profitable que celle des marchandises de main-d’œuvre. Une nation agricole doit favoriser le commerce extérieur actif des denrées du crû, par le commerce extérieur passif des marchandises de main-d’œuvre qu’elle peut acheter à profit de l’étranger. Voilà tout le mystère ducommerce : à ce prix ne craignons pas d’être tributaires des autres nations.

NOTE IIe.
(Préalablement à tout, le royaume doit être bien peuplé de riches cultivateurs).

Le bourg de Goodmans-chester en Angleterre, est célèbre dans l’histoire pour avoir accompagné son roi avec le cortège le-plus honorable, ayant conduit cent quatre-vingts charrues à son passage. Ce faste doit paraître bien ridicule à nos citadins accoutumés aux décorations frivoles. On voit encore des hommes, stupidement vains, ignorer que ce sont les riches laboureurs & les riches commerçans, attachés au commerce rural, qui animent l’agriculture, qui font exécuter, qui commandent, qui gouvernent, qui sont indépendans, qui assurent les revenus de la nation, qui, après les propriétaires distingués par la naissance, par les dignités, par les sciences, forment l’ordre de citoyens le plus honnête, le plus louable & le plus important dans l’état. Ce sont pourtant ces habitans honorables de la campagne, ces maîtres, ces patriarches, ces riches entrepreneurs d’agriculture, que le bourgeois ne connoît que sous le nom dédaigneux de paysans, & auxquels il veut même retrancher les maîtres d’école qui leur apprennent à lire, à écrire, à mettre de la sûreté & de l’ordre dans leurs affaires, à étendre leurs connoissances sur les différentes parties de leur état.

Ces instructions, dit-on, leur inspirent de la vanité & les rendent processifs : la défense juridique doit-elle être permise à ces hommes terrestres, qui osent opposer de la résistance & de la hauteur à ceux qui, par la dignité de leur séjour dans la cité, doivent jouir d’une distinction particulière & d’une supériorité qui doit en imposer aux villageois. Tels sont les titres ridicules de la vanité du citadin, qui n’est qu’un mercenaire payé par les richesses de la campagne. Omnium autem rerum ex quibus aliquid acquiritur, nihil est Agricultura melius, nihil uberius, nihil dulcius, nihil homini libero dignius. Cicero de Officiis.… Meâ quidem sententiâ, haud scio an nulla beatior esse possit, neque solùm officio, quod hominum generi univerfo cultura agrorum est salutaris ; sed & delectatione, & saturitate, copiâque omnium rerum quæ ad victum hominum, ad cultum etiam deorum pertinent. Idem, de senectute.

De tous les moyens de gagner du bien, il n’y en a point de meilleur, de plus abondant, de plus agréable, de plus convenable à l’homme, de plus digne de l’homme libre, que L’AGRICULTURE. Pour moi, je ne sais s’il y a aucune sorte de vie plus heureuse que celle-là, non-seulement par l’utilité de cet emploi, qui fait subsister tout le genre humain, mais encore par le plaisir et par l’abondance qu’il procure ; car la culture de la terre produit de tout ce qu’on peut desirer pour la vie des hommes et pour le culte des Dieux.


X.

Qu’une partie de la somme des revenus ne passe pas chez l’étranger sans retour, en argent ou en marchandises.


XI.

Qu’on évite la désertion des habitans qui emporteroient leurs richesses hors du royaume.


XII.

Que les enfans des riches fermiers s’établissent dans les campagnes pour y perpétuer les laboureurs ; car si quelques vexations leur font abandonner les campagnes, & les déterminent à se retirer dans les villes, ils y portent les richesses de leurs pères, qui étoient employées à la culture. Ce sont moins les hommes que les richesses qu’on doit attirer dans les campagnes ; car plus on emploie de richesses à la culture, moins elle occupe d’hommes ; plus elle prospère, & plus elle donne de revenu. Telle est, par exemple, pour les grains, la grande culture des riches fermiers, en comparaison de la petite culture des pauvres métayers, qui labourent avec des bœufs ou avec des vaches.


NOTE.
( Attirer les richesses dans les campagnes pour étendre la grande & éviter la petite culture ).

Dans la grande culture, un homme seul conduit une charrue tirée par des chevaux, qui fait autant de travail que trois charrues tirées par des bœufs, & conduites par six hommes. Dans ce dernier cas, faute d’avances primitives pour l’établissement d’une grande culture, la dépense annuelle est excessive par proportion au produit net, qui est presque nul, & on y emploie infructueusement dix ou douze fois plus de terre. Les propriétaires manquant de fermiers en état de subvenir à la dépense d’une bonne culture, les avances se font aux dépens de la terre, presque entiérement en pure perte ; le produit des prés est consommé, pendant l’hiver, par les bœufs de labour, & on leur laisse une partie de la terre, pour leur pâturage pendant l’été ; le produit net de la récolte approche si fort de la non-valeur, que la moindre imposition fait renoncer à ces restes de culture, ce qui arrive même en bien des endroits tout simplement par la pauvreté des habitans. On dit qu’il y a une nation pauvre qui est réduite à cette petite culture dans les trois quarts de son territoire, & qu’il y a d’ailleurs chez cette nation plus d’un tiers des terres cultivables qui sont en non-valeur. Mais le gouvernement est occupé à arrêter les progrès de cette dégradation, & à pourvoir aux moyens de la réparer.

XIII.

Que chacun soit libre de cultiver dans son champ telles productions que son intérêt, ses facultés, la nature du terrein lui suggèrent pour en tirer le plus grand produit possible. On ne doit point favoriser le monopole dans la culture des biens-fonds ; car il est préjudiciable au revenu général de la nation. Le préjugé qui porte à favoriser l’abondance des denrées de premier besoin, préférablement aux autres productions, au préjudice de la valeur vénale des unes ou des autres, est inspiré par des vues courtes qui ne s’étendent pas jusqu’aux effets du commerce extérieur réciproque, qui pourvoit à tout, & qui décide du prix des denrées que chaque nation peut cultiver avec le plus de profit. Après les richesses d’exploitation de la culture, ce sont les revenus et l’impôt qui sont les richesses de premier besoin dans un état, pour défendre les sujets contre la disctte & contre l’ennemi, & pour soutenir la gloire & la puissance du monarque & la prospérité de la nation.



NOTE Ire


(Ne point favoriser le monopole dans la culture, & laisser à chacun la liberté de donner à son champ celle qui lui convient).

Des vues particulières avoient fait croire pendant un temps qu’il falloit restreindre en France la culture des vignes pour augmenter la culture du bled, dans le temps même où le commerce extérieur du bled étoit prohibé, où la communication même du commerce des grains entre les provinces du royaume étoit empêchée, où la plus grande partie des terres étoit en friche, parce que la culture du bled y étoit limitée à la consommation de l’intérieur de chaque province du royaume ; & où la destruction des vignes augmentoit de plus en plus les friches. Des provinces éloignées de la capitale étoient d’ailleurs obligées de faire des représentations pour s’opposer à l’accroissement de la culture des grains, qui faute de débit tomboient dans leur pays en non-valeur ; ce qui causoit la ruine des propriétaires & des fermiers, & anéantissoit l’impôt dont les terres étoient chargées. Tout conspirait donc à la dégradation des deux principales cultures du royaume, & à détruire de plus en plus la valeur des biens fonds ; une partie des propriétaires des terres, au préjudice des autres, tendoit au privilège exclusif de la culture : funestes effets des prohibitions & des empêchemens du commerce des productions des biens fonds, dans un royaume où les provinces se communiquent par les rivières & les mers, où la capitale & toutes les autres villes peuvent être facilement approvisionnées des productions de toutes les parties du territoire, & où la facilité de l’exportation assure le débouché de l’excédent.

La culture des vignes est la plus riche culture du royaume de France, car le produit net d’un arpent de vignes, évalué du fort au foible, est environ le triple de celui du meilleur arpent de terre cultivé en grains. Encore doit on remarquer que les frais compris dans le produit total de l’une & de l’autre culture, sont plus avantageux dans la culture des vignes que dans la culture des grains ; parce que dans la culture des vignes, les frais fournissent, avec profit, beaucoup plus de salaires pour les hommes, & parce que la dépense pour les échalas & les tonneaux est à l’avantage du débit des bois, & que les hommes occupés à la culture des vignes, n’y sont pas employés dans le temps de la moisson, où ils sont alors d’une grande ressource aux laboureurs pour la récolte des grains. D’ailleurs cette classe d’hommes payés de leurs travaux par la terre, en devenant fort nombreuse, augmente le débit des bleds & des vins, & en soutient la valeur vénale à mesure que la culture s’étend & que l’accroissement de la culture augmente les richesses : car l’augmentation des richesses augmente la population dans toutes les classes d’hommes d’une nation, & cette augmentation de population soutient de toutes parts la valeur vénale des produits de la culture.

On doit faire attention que la facilité du commerce extérieur des denrées du crû délivrées d’impositions onéreuses, est un grand avantage pour une nation qui a un grand territoire, où elle peut varier la culture pour en obtenir différentes productions de bonne valeur ; sur-tout celles qui ne peuvent pas naître chez les nations voisines. La vente du vin & des eaux-de-vie à l’étranger étant pour nous un commerce privilégié, que nous devons à notre territoire & à notre climat, il doit spécialement être protégé par le gouvernement ; ainsi il ne doit pas être assujetti à des impositions multipliées en pure perte pour l’impôt, & trop préjudiciables au débit des productions qui sont l’objet d’un grand commerce extérieur, capable de soutenir l’opulence du royaume : l’impôt doit être pur & simple, assigné sur le sol qui produit ces richesses ; & dans la compensation de l’imposition générale, on doit avoir égard à celles dont il faut assurer, par un prix favorable, le débit chez l’étranger ; car alors l’état est bien dédommagé de la modération de l’impôt sur ces parties, par l’influence avantageuse de ce commerce sur toutes les autres sources de richesses du royaume.


NOTE IIe


(Après les avances de la culture, ce sont les revenus & l’impôt qui sont les richesses de premier besoin, qui assurent la prospérité de la nation),

En quoi consiste la prospérité d’une nation agricole ? En de grandes avances pour perpétuer et accroître les revenus et l’impôt ; en un commerce intérieur et extérieur libre et facile ; en jouissance des richesses annuelles des biens fonds ; en payemens pécuniaires et opulens du revenu et de l’impôt. L’abondance des productions s’obtient par les grandes avances ; la consommation & le commerce soutiennent le débit & la valeur vénale des productions ; la valeur vénale est la mesure des richesses de la nation ; les richesses règlent le tribut qui peut être imposé, & fournissent la finance qui le paye, & qui doit circuler dans le commerce ; mais qui ne doit point s’accumuler dans un pays au préjudice de l’usage & de la consommation des productions annuelles qui doivent y perpétuer, par la réproduction & le commerce réciproque, les véritables richesses.

L’argent monnoyé est une richesse qui est payée par d’autres richesses, qui est pour les nations un gage intermédiaire entre les ventes & les achats, qui ne contribue plus à perpétuer les richesses d’un état lorsqu’il est retenu hors de la circulation & qu’il ne rend plus richesse pour richesse : alors plus il s’accumuleroit, plus il couteroit de richesses qui ne se renouvelleroient pas, & plus il appauvriroit la nation. L’argent n’est donc une richesse active & réellement profitable dans un état, qu’autant qu’il rend continuellement richesse pour richesse ; parce que la monnoie n’est par elle-même qu’une richesse stérile, qui n’a d’autre utilité dans une nation que son emploi pour les ventes & les achats, & pour les payemens des revenus & de l’impôt, qui le remettent dans la circulation ; ensorte que le même argent satisfait tour à tour & continuellement à ces payemens & à son emploi dans le commerce.

Aussi la masse du pécule d’une nation agricole ne se trouve-t-elle qu’à-peu-près égale au produit net ou revenu annuel des biens fonds ; car dans cette proportion il est plus que suffisant pour l’usage de la nation ; une plus grande quantité de monnoie ne seroit point une richesse utile pour l’état. Quoique l’impôt soit payé en argent, ce n’est pas l’argent qui le fournit, ce sont les richesses du sol qui renaissent annuellement : c’est dans ces richesses renaissantes, & non, comme le pense le vulgaire, dans le pécule de la nation que consiste la prospérité & la force d’un état. On ne supplée point au renouvellement successif de ses richesses par le pécule ; mais le pécule est facilement suppléé dans le commerce par des engagemens par écrit, assurés par les richesses que l’on possède dans le pays, & qui se transportent chez l’étranger. L’avidité de l’argent est une passion vive dans les particuliers, parce qu’ils sont avides de la richesse qui représente les autres richesses ; mais cette sorte d’avidité, qui le soustrait de son emploi, ne doit pas être la passion de l’état : la grande quantité d’argent n’est à desirer dans un état qu’autant qu’elle est proportionnée au revenu, & qu’elle marque par là une opulence perpétuellement renaissante, dont la jouissance est effective & bien assurée. Telle étoit sous Charles V, dit le sage, l’abondance de l’argent qui suivoit l’abondance des autres richesses du royaume. On peut en juger par celles qui sont détaillées dans l’inventaire immense de ce prince, indépendamment d’une réserve de 27 millions, (près de 300 millions, valeur actuelle de notre monnoie) qui se trouva dans ses coffres ; ces grandes richesses sont d’autant plus remarquables, que les états des rois de France ne comprenoient pas alors un tiers du royaume.

L’argent n’est donc pas la véritable richesse d’une nation, la richesse qui se consomme & qui renaît continuellement ; car l’argent n’engendre pas de l’argent. Un écu bien employé peut à la vérité faire naître une richesse de deux écus, mais c’est la production & non pas l’argent qui s’est multipliée ; ainsi l’argent ne doit pas séjourner dans des mains stériles. Il n’est donc pas aussi indifférent qu’on le croit pour l’état, que l’argent passe dans la poche de Pierre ou de Paul ; car il est essentiel qu’il ne soit pas enlevé à celui qui l’emploie au profit de l’état. À parler rigoureusement, l’argent qui a cet emploi dans la nation, n’a point de propriétaire ; il apparrient aux besoins de l’état, lesquels le font circuler pour la reproduction des richesses qui font subsister la nation, & qui fournissent le tribut au souverain.

Il ne faut pas confondre cet argent avec la finance dévorante qui se trafique en prêt à intérêt, & qui élude la contribution que tout revenu annuel doit à l’état. L’argent de besoin a, dis-je, chez tous les particuliers une destination à laquelle il appartient décisivement : celui qui est destiné au payement actuel de l’impôt appartient à l’impôt ; celui qui est destiné au besoin de quelque achat appartient à ce besoin ; celui qui vivifie l’agriculture, le commerce & l’industrie appartient à cet emploi ; celui qui est destiné à payer une dette échue ou prête à échoir, appartient à cette dette, &c. & non à celui qui le possède : c’est l’argent de la nation, personne ne doit le retenir, parce qu’il n’appartient à personne ; cependant c’est cet argent dispersé qui forme la principale masse du pécule d’un royaume vraiment opulent, où il est toujours employé à profit pour l’état. On n’hésite pas même à le vendre au même prix qu’il a coûté, c’est-à-dire, à le laisser passer chez l’étranger pour des achats de marchandises dont on a besoin, & l’étranger n’ignore pas non plus les avantages de ce commerce, où le besoin des échanges décide de l’emploi de l’argent en marchandises & des marchandises en argent : car l’argent & les marchandises ne sont richesses qu’à raison de leur valeur vénale.

L’argent détourné & retenu hors de la circulation, est un petit objet qui est bientôt épuisé par les emprunts un peu multipliés ; cependant c’est cet argent oisif qui fait illusion au bas peuple ; c’est lui que le vulgaire regarde comme les richesses de la nation, & comme une grande ressource dans les besoins d’un état ; même d’un grand état, qui réellement ne peut être opulent que par le produit net des richesses qui naissent annuellement de son territoire, & qui, pour ainsi dire, fait renaître l’argent en le renouvellant & en accélérant continuellement sa circulation.

D’ailleurs quand un royaume est riche & florissant par le commerce de ses productions, il a, par ses correspondances, des richesses dans les autres pays, & le papier lui tient lieu par-tout d’argent. L’abondance & le débit de ses productions lui assurent donc par-tout l’usage du pécule des autres nations, & jamais l’argent ne manque non plus dans un royaume bien cultivé, pour payer au souverain & aux propriétaires les revenus fournis par le produit net des denrées commerçables, qui renaissent annuellement de la terre : mais quoique l’argent ne manque point pour payer ces revenus, il ne faut pas prendre le change, & croire que l’impôt puisse être établi sur la circulation de l’argent[2].

L’argent est une richesse qui se dérobe à la vue. Le tribut ne peut être imposé qu’à la source des richesses disponibles, toujours renaissantes, ostensibles & commerçables. C’est là que naissent les revenus du souverain ; & qu’il peut trouver de plus des ressources assurées dans des besoins pressans de l’état. Les vues du gouvernernent ne doivent donc pas s’arrêter à l’argent ; elles doivent s’étendre plus loin, & se fixer à l’abondance & à la valeur vénale des productions de la terre, pour accroître les revenus. C’est dans cette partie de richesses visibles & annuelles, que consiste la puissance de l’état & la prospérité de la nation : c’est elle qui fixe & qui attache les sujets au sol. L’argent, l’industrie, le commerce mercantile, & de trafic, ne forment qu’un domaine postiche & indépendant, qui, sans les productions du sol, ne constitueroit qu’un état républicain : Constantinople même, qui n’en a pas le gouvernement, mais qui est réduit aux richesses mobiliaires du commerce de trafic, en a, au milieu du despotisme, le génie & l’indépendance dans les correspondances & dans l’état libre de ses richesses de commerce.

XIV.
(Qu’on favorise la multiplication des bestiaux ;)


car ce sont eux qui fournissent aux terres les engrais qui procurent les riches moissons.


NOTE.
(Favoriser la multiplication des bestiaux.)

Cet avantage s’obtient par le débit, par l’emploi & l’usage des laines dans le royaume, par la grande consommation de la viande, du laitage, du beurre, du fromage, &c. sur-tout par celle que doit faire le menu peuple qui est le plus nombreux : car ce n’est qu’à raison de cette consommation, que les bestiaux ont du débit, & qu’on les multiplie, & c’est l’engrais que les bestiaux fournissent à la terre qui procure d’abondantes récoltes par la multiplication même des bestiaux. Cette abondance de récolte & de bestiaux éloigne toute inquiétude de famine dans un royaume si fécond en subsistance. La nourriture que les bestiaux y fournissent aux hommes, y diminue la consommation du bled, & la nation peut en vendre une plus grande quantité à l’étranger, & accroître continuellement ses richesses par le commerce d’une production si précieuse. L’aisance du menu peuple contribue donc par là essentiellement à la prospérité de l’état.

Le profit sur les bestiaux se confond avec le profit sur la culture à l’égard des revenus du propriétaire, parce que le prix du loyer d’une ferme s’établit à raison du produit qu’elle peut donner par la culture & par la nourriture des bestiaux, dans les pays où les avances des fermiers ne sont pas exposées à être enlevées par un impôt arbitraire. Mais lorsque l’impôt est établi sur le fermier, le revenu de la terre tombe dans le dépérissement, parce que les fermiers n’osent faire les avances des achats de bestiaux, dans la crainte que ces bestiaux, qui sont des objets visibles, ne leur attirent une imposition ruineuse. Alors, faute d’une quantité suffisante de bestiaux pour fournir les engrais à la terre, la culture dépérit, les frais des travaux en terres maigres absorbent le produit net, & détruisent le revenu.

Le profit des bestiaux contribue tellement au produit des biens fonds, que l’un s’obtient par l’autre, & que ces deux parties ne doivent pas être séparées dans l’évaluation des produits de la culture, calculée d’après le revenu des propriétaires ; car c’est plus par le moyen des bestiaux qu’on obtient le produit net qui fournit le revenu & l’impôt, que par le travail des hommes qui seul rendroit à peine les frais de leur subsistance. Mais il faut de grandes avances pour les achats des bestiaux, c’est pourquoi le gouvernement doit plus attirer les richesses à la campagne que les hommes : on n’y manquera pas d’hommes s’il y a des richesses ; mais sans richesses tout y dépérit, les terres tombent en non-valeur, & le royaume est sans ressource & sans forces.

Il faut donc qu’il y ait une entiere sûreté pour l’emploi visible des richesses à la culture de la terre, & une pleine liberté de commerce des productions. Ce ne sont pas les richesses qui font naître les richesses, qui doivent être chargées de l’impôt. D’ailleurs les fermiers & leurs familles doivent être exempts de toutes charges personnelles auxquelles des habitans riches & nécessaires dans leur emploi ne doivent pas être assujettis, de crainte qu’ils n’emportent dans les villes les richesses qu’ils emploient à l’agriculture ; pour y jouir des prérogatives qu’un gouvernement peu éclairé y accorderoit par prédilection au mercenaire citadin. Les bourgeois aisés, sur-tout les marchands détailleurs, qui ne gagnent que sur le public, & dont le trop grand nombre dans les villes est onéreux à la nation, ces bourgeois, dis-je, trouveroient pour leurs enfans dans l’agriculture protégée & honorée, des établissemens plus solides & moins serviles que dans les villes ; leurs richesses ramenées à la campagne fertiliseroient les terres, multiplieroient les richesses, & assureroient la prospérité & la puissance de l’état.

Il y a une remarque à faire sur les nobles qui cultivent leurs biens à la campagne ; il y en a beaucoup qui n’ont pas en propriété un terrein suffisant pour l’emploi de leurs charrues ou de leurs facultés, & alors il y a de la perte sur leurs dépenses & sur leurs emplois. Seroit-ce déparer la noblesse que de leur permettre d’affermer des terres pour étendre leur culture & leurs occupations au profit de l’état, sur-tout dans un pays où la charge de l’impôt (devenue déshonnête) ne scroit plus établie ni sur les personnes, ni sur les cultivateurs ? Est-il indécent à un duc & pair de louer un hôtel dans une ville ? Le payement d’un fermage n’assujettit à aucune dépendance envers qui que ce soit, pas plus que le payement d’un habit, d’une rente, d’un loyer, &c. mais de plus on doit remarquer dans l’agriculture, que le possesseur de la terre S& le possesseur des avances de la culture sont tous deux également propriétaires, & qu’à cet égard la dignité est égale de part & d’autre. Les nobles, en étendant leurs entreprises de culture, contribueroient par cet emploi à la prospérité de l’état, & ils y trouveroient des ressources pour soutenir leurs dépenses & celles de leurs enfans dans l’état militaire. De tout temps la noblesse & l’agriculture ont été réunies. Chez les nations libres, le fermage des terres, délivré des impositions arbitraires & personnelles, est fort indifférent en lui-même : les redevances attachées aux biens & auxquelles les nobles mêmes sont assujettis, ont-elles jamais dégradé la noblesse ni l’agriculture ?


XV.

Que les terres employées à la culture des grains soient réunies, autant qu’il est possible, en grandes fermes exploitées par de riches laboureurs ; car il y a moins de dépense pour l’entretien & la réparation des bâtimens, & à proportion beaucoup moins de frais, & beaucoup plus de produit net dans les grandes entreprises d’agriculture, que dans les petites. La multiplicité de petits fermiers est préjudiciable à la population. La population la plus assurée, la plus disponible pour les différentes occupations & pour les différens travaux qui partagent les hommes en différentes classes, est celle qui est entretenue par le produit net. Toute épargne faite à profit dans les travaux qui peuvent s’exécuter par le moyen des animaux, des machines, des rivières, &c revient à l’avantage de la population & de l’état, parce que plus de produit net procure plus de gain aux hommes pour d’autres scrvices ou d’autres travaux.

XVI.

Que l’on n’empêche point le commerce extérieur des denrées du crû ; car tel est le débit, telle est la réproduction.



NOTE.
( Tel est le débit, telle est la réproduction.)

Si on arrête le commerce extérieur des grains & des autres productions du crû, on borne l’agriculture à l’état de la population, au lieu d’étendre la population par l’agriculrure. La vente des productions du crû à l’étranger augmente le revenu des biens fonds ; cette augmentation du revenu augmente la dépense des propriétaires ; cette augmentation de dépenses attire les hommes dans le royaume ; cette augmentation de population augmente la consommation des productions du crû ; cette augmentation de consommation & la vente à l’étranger accélèrent de part & d’autre les progrès de l’agriculture, de la population & des revenus.

Par la liberté & la facilité du commerce extérieur d’exportation & d’importation, les grains ont constamment un prix plus égal, car le prix le plus égal est celui qui a cours entre les nations commerçantes. Ce commerce applanit en tout temps l’inégalité annuelle des récoltes des nations, en apportant tour à tour chez celles qui sont dans la pénurie le superflu de celles qui sont dans l’abondance, ce qui remet par-tout & toujours les productions & les prix à-peu-près au même niveau. C’est pourquoi les nations commerçantes, qui n’ont pas de terres à ensemencer, ont leur pain aussi assuré que celles qui cultivent de grands territoires. Le moindre avantage sur le prix dans un pays, y attire la marchandise, & l’égalité se rétablit continuellement.

Or il est démontré qu’indépendamment du débit à l’étranger, & d’un plus haut prix, la seule égalité constante du prix augmente de plus d’un dixième Ie revenu des terres ; qu’elle accroît & assure les avances de la culture ; qu’elle évite les chertés excessives qui diminuent la population ; & qu’elle empêche les non-valeurs qui font languir l’agriculture. Au lieu que l’interdiction du commerce extérieur est cause que l’on manque souvent du nécessaire ; que la culture qui est trop mesurée aux besoins de la nation, fait varier les prix autant que les bonnes & mauvaises années font varier les récoltes ; que cette culture limitée laisse une grande partie des terres en non-valeur & sans revenu ; que l’incertitude du débit inquiète les fermiers, arrête les dépenses de la culture, fait baisser le prix du fermage ; que ce dépérissement s’accroît de plus en plus, à mesure que la nation souffre d’une précaution insidieuse, qui enfin la ruine entièrement.

Si pour ne pas manquer de grains, on s’imaginoit d’en défendre la vente à l’étranger, & d’empêcher aussi les commerçans d’en remplir leurs greniers dans les années abondantes, qui doivent suppléer aux mauvaises années, d’empêcher, dis-je, de multiplier ces magasins libres, où la concurrence des commerçans préserve du monopole, procure aux laboureurs du débit dans l’abondance, & soutient l’abondance dans la stérilité ; il faudroit conclure, des principes d’une administration si craintive & si étrangère à une nation agricole, qui ne peut s’enrichir que par le débit de ses productions, qu’on devroit aussi restreindre autant qu’on le pourroit la consommation du bled dans le pays, en y réduisant la nourriture du menu peuple, aux pommes de terres & au bled noir, aux glands, &c. & qu’il faudroit, par une prévoyance si déplacée & si ruineuse, empêcher le transport des bleds des provinces où ils abondent, dans celles qui sont dans la disette, & dans celles qui sont dégarnies. Quels abus ! quels monopoles cette police arbitraire & destructive n’occasionneroit-elle pas ! Que deviendroit la culture des terres, les revenus, l’impôt, le salaire des hommes, & les forces de la nation ?

XVII.

Que l’on facilite les débouchés & les transports des productions & des marchandises de main d’œuvre, par la réparation des chemins, & par la navigation des canaux, des rivières & de la mer ; car plus on épargne sur les frais de commerce, plus on accroît le revenu du territoire.

XVIII.

Qu’on ne fasse point baisser le prix des denrées & des marchandises dans le royaume ; car le commerce réciproque avec l’étranger deviendroit désavantageux à la nation. Telle est la valeur vénale, tel est le revenu : abondance & non-valeur n’est pas richesse. Disette & cherté est misère. Abondance & cherté est opulence.



NOTE Ire.
(Le bas prix des denrées du crû rendroit le commerce
désavantageux à la nation. )

Si, par exemple, on achette de l’étranger telle quantité de marchandises pour la valeur d’un septier de bled du prix de 20 livres, il en faudroit deux septiers pour payer la même quantité de cette marchandise si le gouvernement faisoit baisser le prix du bled à 10 livres.

NOTE IIe.
( Telle est la valeur vénale, tel est le revenu. )

On doit distinguer dans un état les biens qui ont une valeur usuelle, & qui n’ont pas de valeur vénale, d’avec les richesses qui ont une valeur usuelle & une valeur vénale ; par exemple, les sauvages de la Louisianne jouissaient de beaucoup de biens, tels sont l’eau, le bois, le gibier, les fruits de la terre, &c. qui n’étoient pas des richesses, parce qu’ils n’avoient pas de valeur vénale. Mais depuis que quelques branches de commerce se sont établies entr’eux & les françois, les anglois, les espagnols, &c. une partie de ces biens a acquis une valeur vénale & est devenue richesse. Ainsi l’administration d’un royaume doit tendre à procurer tout ensemble à la nation, la plus grande abondance possible de productions, & la plus grande valeur vénale possible, parce qu’avec de grandes richesses elle se procure par le commerce toutes les autres choses dont elle peut avoir besoin, dans la proportion convenable à l’état de ses richesses.

XIX.

Qu’on ne croie pas que le bon marché des denrées est profitable au menu peuple ; car le bas prix des denrées fait baisser le salaire des gens du peuple, diminue leur aisance, leur procure moins de travail & d’occupations lucratives, & anéantit le revenu de la nation.



NOTE.
( Le trop bon marché des denrées n’est pas avantageux
au petit peuple. )

La cherté du bled, par exemple, pourvu qu’elle soit constante dans un royaume agricole, est plus avantageuse au menu peuple, que le bas prix. Le salaire de la journée du manouvrier s’établit assez naturellement sur le prix du bled, & est ordinairement le vingtième du prix d’un septier. Sur ce pied si le prix du bled étoit constamment à vingt livres, le manouvrier gagneroit dans le cours de l’année environ 260 livres, il en dépenseroit en bled pour lui & sa famille 200 livres, & il lui resterait 60 liv. pour les autres besoins : si au contraire le septier de bled ne valoit que 10 liv. il ne gagneroit que 130 liv., il en dépenseroit 100 liv. en bled, & il ne lui resteroit pour les autres besoins que 30 liv. Aussi voit-on que les provinces où le bled est cher, sont beaucoup plus peuplées que celles où il est à bas prix.

Le même avantage se trouve pour toutes les autres classes d’hommes, pour le gain des cultivateurs, pour le revenu des propriétaires, pour l’impôt, pour la prospérité de l’état ; car alors le produit des terres dédommage largement du surcroît des frais de salaire & de nourriture. Il est aisé de s’en convaincre par le calcul des dépenses & des accroissemens des produits.

C’est le renchérissement des denrées qui est désavantageux au petit peuple, sur-tout lorsqu’il est subit ; parce que les salaires ne montent pas en proportion.

Voyez l’article Salaire.


XX.

Qu’on ne diminue pas l’aisance des dernières classes de citoyens ; car elles ne pourraient pas assez contribuer à la consommation des denrées qui ne peuvent être consommées que dans le pays, ce qui seroit diminuer la réproduction & le revenu de la nation.




(Qu’on ne diminue pas l’aisance du menu peuple.)

Pour autoriser les vexations sur les habitans de la campagne, les exacteurs ont avancé pour maxime, qu’il faut que les paysans soient pauvres, pour les empêcher d’être paresseux. Les bourgeois dédaigneux ont adopté volontiers cette maxime barbare, parce qu’ils sont moins attentifs à d’autres maximes plus décisives, qui sont : que l’homme qui ne peut rien conserver ne travaille précisément que pour gagner de quoi se nourrir ; & qu’en général tout homme qui peut conserver est laborieux, parce que tout homme est avide de richesses. La véritable cause de la paresse du paysan opprimé, est le trop bas prix du salaire & le peu d’emploi dans les pays, où la gêne du commerce des productions fait tomber les denrées en non-valeur, & où d’autres causes ont ruiné l’agriculture. Les vexations, le bas prix des denrées, & un gain insuffisant pour les exciter au travail, les rendent paresseux, braconniers, vagabonds & pillards. La pauvreté forcée n’est donc pas le moyen de rendre les paysans laborieux : il n’y a que la propriété & la jouissance assurée de leur gain, qui puissent leur donner du courage & de l’activité.

Les ministres, dirigés par des sentimens d’humanité, par une éducation supérieure, & par des vues plus étendues, rejettent avec indignation les maximes odieuses & destructives qui ne tendent qu’à la dévastation des campagnes ; car ils n’ignorent pas que ce sont les richesses des habitans de la campagne qui font naître les richesses de la nation : Pauvres paysans, pauvre royaume.


XXI.

Que les propriétaires, & ceux qui exercent des professions lucratives, ne se livrent pas à des épargnes stériles, qui retrancheroient de la circulation & de la distribution une portion de leurs revenus ou de leurs gains.


XXII.

Qu’on ne provoque point le luxe de décoration au préjudice des dépenses d’exploitation & d’amélioration d’agriculture, & des dépenses en consommation de subsistance, qui entretiennent le bon prix & le débit des denrées du crû, & la réproduction des revenus de la nation.




NOTE.
(Les grandes dépenses en consommation de subsistances entretiennent le bon prix des denrées & la réproduction des revenus.)

Ce que l’on remarque ici, à l’égard des grandes dépenses de consommation des denrées du crû, se rapporte aux nations agricoles. Mais on doit penser autrement des petites nations commerçantes qui n’ont pas de territoire ; car leur intérêt les oblige d’épargner en tout genre de dépenses pour conserver & accroître le fond des richesses nécessaires à leur commerce, & pour commercer à moins de frais que les autres nations, afin de pouvoir s’assurer les avantages de la concurrence dans les achats & dans les ventes chez l’étranger. Ces petites nations commerçantes doivent être regardées comme les agens du commerce des grands états, parce qu’il est plus avantageux à ceux-ci de commercer par leur entremise, que de se charger eux-mêmes de différentes parties de commerce qu’ils exerceroient avec plus de dépenses, & dont ils retireroient moins de profit, qu’en se procurant chez eux une grande concurrence de commerçans étrangers ; car ce n’est que par la plus grande concurrence possible, permise à tous les négocians de l’univers, qu’une nation peut s’assurer le meilleur prix & le débit le plus avantageux possible des productions de son territoire, & se préserver du monopole des commerçans du pays.


XXIII.

Que la nation ne souffre pas de perte dans son commerce réciproque avec l’étranger ; quand même ce commerce seroit profitable aux commerçans, qui gagneroient sur leurs concitoyens dans la vente des marchandises qu’il rapporteroit. Car alors l’accroissement de fortune de ces commerçans seroit dans la circulation des revenus un retranchement préjudiciable à la distribution & à la réproduction.

XXIV.

Qu’on ne soit pas trompé par un avantage apparent du commerce réciproque avec l’étranger, en jugeant simplement par la balance des sommes en argent, sans examiner le plus ou le moins de profit qui résulte des marchandises mêmes que l’on a vendues, & de celles que l’on a achetées. Car souvent la perte est pour la nation qui reçoit un surplus en argent ; & cette perte se trouve au préjudice de la distribution & de la réproduction des revenus.

XXV.

Qu’on maintienne l’entière liberté du commerce, car la police du commerce intérieur et extérieur la plus sûre, la plus exacte, la plus profitable à la nation et à l’état, consiste dans la pleine liberté de la concurrence.

XXVI.

Qu’on soit moins attentif à l’augmentation de la population qu’à l’accroissement  des revenus, car plus d’aisance que procurent de grands revenus, est préférable à plus de besoins pressans de subsistance qu’exige une population qui excède les revenus ; & il y a plus de ressources pour les besoins de l’état quand le peuple est dans l’aisance, & aussi plus de moyens pour faire prospérer l’agriculture.




NOTE.
(Être moins attentif à l’accroissement de la population qu’à celui des revenus.)

Le desir qu’ont toutes les nations d’être puissantes à la guerre, & l’ignorance des moyens de faire la guerre, parmi lesquels le vulgaire n’envisage que les hommes, ont fait penser que la force des états consiste dans une grande population. On n’a point assez vu que pour soutenir la guerre il ne falloit pas à beaucoup près une si grande quantité d’hommes qu’on le croit au premier coup d’œil ; que les armées très-nombreuses doivent être & sont ordinairement bien plus funestes à la nation, qui s’épuise pour les employer, qu’à l’ennemi qu’elles combattent ; & que la partie militaire d’une nation ne peut ni subsister, ni agir que par la partie contribuable.

Quelques esprits superficiels supposent que les grandes richesses d’un état s’obtiennent par l’abondance des hommes : mais leur opinion vient de ce qu’ils oublient que les hommes ne peuvent perpétuer les richesses que par les richesses, & qu’autant qu’il y a une proportion convenable entre les hommes & les richesses.

Une nation croit toujours qu’elle n’a pas assez d’hommes ; & on ne s’apperçoit pas qu’il n’y a pas assez de salaire pour soutenir une plus grande population, & que les hommes sans fortune ne sont profitables dans un pays qu’autant qu’ils y trouvent des gains assurés pour y subsister par leur travail. Au défaut de gains ou de salaire, une partie du peuple des campagnes peut à la vérité faire naître, pour se nourrir, quelques productions de vil prix, qui n’exigent pas de grandes dépenses ni de longs travaux, & dont la récolte ne se fait pas attendre long-temps : mais ces hommes, ces productions & la terre où elles naissent, sont nuls pour l’état. Il faut, pour tirer de la terre un revenu, que les travaux de la campagne rendent un produit net au-dela des salaires payés aux ouvriers ; car c’est ce produit net qui fait subsister les autres classes d’hommes nécessaires dans un état. C’est ce qu’on ne doit pas attendre des hommes pauvres qui labourent la terre avec leurs bras ou avec d’autres moyens insuffisans ; car ils ne peuvent que se procurer à eux seuls leur subsistance, en renonçant à la culture du bled qui exige trop de temps, trop de travaux, trop de dépenses, pour être exécutée par des hommes dénués de facultés, & réduits à tirer leur nourriture de la terre par le seul travail de leurs bras.

Ce n’est donc pas à de pauvres paysans que vous devez confier la culture de vos terres. Ce sont les animaux qui doivent labourer & fertiliser vos champs : c’est la consommation, le débit, la facilité, & la liberté du commerce intérieur & extérieur, qui assurent la valeur vénale qui forme vos revenus. Ce sont donc des hommes riches que vous devez charger des entreprises de la culture des terres & du commerce rural, pour vous enrichir, pour enrichir l’état, pour faire renaître des richesses intarissables, par lesquelles vous puissiez jouir largement des produits de la terre & des arts, entretenir une riche défense contre vos ennemis, & subvenir avec opulence aux dépenses des travaux publics pour les commodités de la nation, pour la facilité du commerce de vos denrées, pour les fortifications de vos frontières, pour l’entretien d’une marine redoutable, pour la décoration du royaume, & pour procurer aux hommes de travail des salaires & des gains qui les attirent & qui les retiennent dans le royaume. Ainsi le gouvernement politique de l’agriculture & du commerce de ses productions est la base du ministère des finances, & de toutes les autres parties de l’administration d’une nation agricole.

Les grandes armées ne suffisent pas pour former une riche défense ; il faut que le soldat soit bien payé pour qu’il puisse être bien discipliné, bien exercé, vigoureux, content & courageux. La guerre sur terre & sur mer emploie d’autres moyens que la force des hommes, & exige d’autres dépenses bien plus considérables que celles de la subsistance des soldats. Aussi ce sont bien moins les hommes que les richesses qui soutiennent la guerre ; car tant qu’on a des richesses pour bien payer les hommes, on n’en manque pas pour réparer les armées. Plus une nation a de richesses pour faire renaître annuellement les richesses, moins cette reproduction annuelle occupe d’hommes ; plus elle rend de produit net, plus le gouvernement a d’hommes à sa disposition pour le service & les travaux publics ; & plus il y a de salaire pour les faire subsister, plus ces hommes sont utiles à l’état par leurs emplois & par leurs dépenses qui font rentrer leur paye dans la circulation.

Les batailles gagnées où l’on ne tue que des hommes sans causer d’autres dommages, affoiblissent peu l’ennemi si le salaire des hommes qu’il a perdu lui reste, & s’il est suffisant pour attirer d’autres hommes. Une armée de cent mille hommes bien payés est une armée d’un million d’hommes ; car toute armée où la solde attire des hommes, ne peut être détruite : c’est alors aux soldats à se défendre courageusement ; ce sont eux qui ont le plus à perdre ; car ils ne manqueront pas de successeurs bien déterminés à affronter les dangers de la guerre. C’est donc la richesse qui soutient l’honneur des armes. Le héros qui gagne des batailles, qui prend des villes, qui acquiert de la gloire & qui est le plutôt épuisé, n’est pas le conquérant. L’historien qui se borne au merveilleux dans le récit des exploits militaires, instruit peu la postérité sur les succès des évènemens décisifs des guerres, s’il lui laisse ignorer l’état des forces fondamentales & de la politique des nations dont il écrit l’histoire ; car c’est dans l’aisance permanente de la partie contribuable des nations, & dans les vertus patriotiques que consiste la puissance permanente des états.

Il faut penser de même à l’égard des travaux publics qui facilitent l’accroissement des richesses ; tels sont la construction des canaux, la réparation des chemins, des rivières, &c. qui ne peuvent s’exécuter que par l’aisance des contribuables en état de subvenir à ces dépenses, sans préjudicier à la réproduction annuelle des richesses de la nation : autrement de tels rravaux si étendus, quoique fort desirables, seroient par les impositions déréglées, ou par les corvées continuelles, des entreprises ruineuses dont les suites ne seroient pas réparées par l’utilité de ces travaux forcés & accablans ; car le dépérissement d’un état se répare difficilement. Les causes destructives qui augmentent de plus en plus, rendent inutiles toute Ia vigilance & tous les efforts du ministère, lorsqu’on ne s’attache qu’à réprimer les effets & qu’on ne remonte pas jusqu’au principe : ce qui est bien prouvé, pour le temps, par l’auteur du livre intitulé : le détail de la France sous Louis XIV, imprimé en 1699. Cet auteur rapporte les commencemens de la décadence du royaume à l’année 1660, & il en examine les progrès jusqu’au temps où il a publié son livre : il expose que les revenus des biens-fonds qui étoient de 700 millions (1 400 millions de notre monnoie d’aujourd’hui) avoient diminué de moitié depuis 1660 jusqu’en 1699 : il observe que ce n’est pas à la quantité d’impôts, mais à la mauvaise forme d’imposition & à ses désordres qu’il faut imputer cette énorme dégradation. On doit juger de-là des progrès de cette diminution, par la continuation du même genre d’administration. L’imposition devint si désordonnée, qu’elle monta sous Louis XIV à plus de 750 millions, qui ne rendoient au trésor royal que 250 millions[3] ; ce qui enlevoit annuellement aux contribuables la jouissance de 500 millions, sans compter la dégradation annuelle que causoit la taille arbitraire établie sur les fermiers. Les impositions multipliées & ruineuses sur toute espèce de dépenses s’étendoient par repompement sur la dépense de l’impôt même, au détriment du souverain pour lequel une grande partie de ses revenus devenoit illusoire. Aussi remarque-t-on que, par une meilleure administration, on auroit pu en très-peu de temps augmenter beaucoup l’impôt, & enrichir les sujets en abolissant ces impositions si destructives, & en ranimant le commerce extérieur des grains, des vins, des laines, &c. Mais qui auroit osé entreprendre une telle réforme dans des temps où l’on n’avoit nulle idée du gouvernement économique d’une nation agricole ? On auroit cru alors renverser les colonnes de l’édifice.

XXVII.

Que le gouvernement soit moins occupé du soin d’épargner, que des opérations nécessaires pour la prospérité du royaume ; car de très-grandes dépenses peuvent cesser d’être excessives par l’augmentation des richesses. Mais il ne faut pas confondre les abus avec les simples dépenses ; car les abus pourraient engloutir toutes les richesses de la nation & du souverain.

XXVIII.

Que l’administration des finances, soit dans la perception des impôts, soit dans les dépenses du gouvernement, n’occasionne pas de fortunes pécuniaires qui dérobent une partie des revenus à la circulation, à la distribution & à la réproduction.

XXIX.

Qu’on n’espère de ressources pour les besoins extraordinaires d’un état que de la prospérité de la nation, & non du crédit des financiers ; car les fortunes pécuniaires sont des richesses clandestines qui ne connoissent ni roi ni patrie.

XXX.

Que l’état évite des emprunts qui forment des rentes financières, qui le chargent de dettes dévorantes, & qui occasionnent un commerce ou trafic de finances, par l’entremise des papiers commerçables, où l’escompte augmente de plus en plus les fortunes pécuniaires stériles. Ces fortunes séparent la finance de l’agriculture, & privent les campagnes des richesses nécessaires pour l’amélioration des biens-fonds, & pour l’exploitation de la culture des terres (G).

  1. Voyez à l’article Grains. L’exemple d’une nation qui perd annuellement les quatre cinquièmes du produit de sa culture.
  2. Voyez ce que nous avons dit plus haut sur l’impôt.
  3. Voyez les Mémoires pour servir à l’Histoire générale des Finances, par M. de B.