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Encyclopédie méthodique/Economie politique/AGRICULTURE

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Panckoucke (1p. 90-106).
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AGRICULTURE, s. f. L’agriculture est, comme le mot le fait assez entendre, l’art de cultiver la terre.

L’Encyclopédie méthodique à un dictionnaire particulier d’agriculture, & afin d’éviter les répétitions, nous nous bornerons à parler ici, 1o. de l’importance de l’agriculture, & des attentions & des encouragemens qu’elle mérite. 2o. De l’estime des peuples anciens pour l’agriculture, des loix qu’on a porté en sa faveur. 3o. Des progrès de l’agriculture dans ces derniers temps, & des sociétés d’agriculture qu’on a établies. 4o. Des autres moyens qu’il faudroit employer. 5o. Des obstacles qui s’opposent à la perfection de l’agriculture. 6o. Enfin nous envisagerons l’agriculture dans son rapport avec le commerce.

Section première.
De l’agriculture. Attentions & encouragemens qu’elle mérite.

L’agriculture est le premier, le plus utile & même le plus essentiel des arts.

Tout dépend & résulte de la culture des terres ; elle fait la force intérieure des états ; elle y attire les richesses du dehors. Toute puissance qui vient d’ailleurs que de la terre, est artificielle & précaire. L’industrie & le commerce, qui ne s’exercent pas en premier lieu sur l’agriculture d’un pays, sont au pouvoir des nations étrangères, qui peuvent ou les disputer par émulation, ou les ôter par envie ; soit en établissant la même industrie chez elles, soit en supprimant l’exportation de leurs matières en nature. Mais un état bien défriché, bien cultivé, produit les hommes par les fruits de la terre, & les richesses par les hommes.

Le gouvernement doit donc sa protection aux campagnes plutôt qu’aux villes. Les unes sont des mères & des nourrices toujours fécondes ; les autres ne sont que des filles souvent ingrates & stériles. Les villes ne peuvent guères subsister que du superflu de la population & de la réproduction des campagnes. Les places même & les ports de commerce, qui par leurs vaisseaux semblent tenir au monde entier, qui répandent plus de richesses qu’elles n’en possédent, n’attirent cependant tous les trésors qu’elles versent, qu’avec les productions des campagnes qui les environnent. C’est donc à la racine qu’il faut arroser l’arbre. Les villes ne seront florissantes que par la fécondité des champs.

Mais cette fertilité dépend moins encore du sol que de ses habitans. L’Espagne & l’Italie même, quoique situées sous le climat le plus favorable à l’agriculture, produisent moins que la France & l’Angleterre, parce que le gouvernement y étouffe la nature de mille manières. Partout où la nation est attachée à sa patrie par la propriété, par la sûreté de ses fonds & de ses revenus, par-tout où les privilèges ne seront pas pour les villes, & les corvées pour les campagnes, on verra chaque propriétaire, amoureux de l’héritage de ses pères, l’accroître & l’embellir par une culture assidue, y multiplier ses enfans à proportion de ses biens, & ses biens à proportion de ses enfans.

L’intérêt du gouvernement est donc de favoriser ses cultivateurs, avant toutes les classes oiseuses de la société. La noblesse n’est qu’une distinction odieuse, quand elle n’est pas fondée sur des services réels & vraiment utiles à l’état, comme celui de défendre la nation contre les invasions de la conquête, & contre les entreprises du despotisme. Elle n’est que d’un secours précaire & souvent ruineux, quand, après avoir mené une vie molle & licencieuse dans les villes, elle va prêter une foible défense à la patrie sur les flottes & dans les armées, & revient à la cour mendier des places & des honneurs qui souvent accablent les peuples. Le clergé est une profession stérile pour la terre, quelquefois à charge à l’état, si l’on en excepte cette classe de pasteurs, la plus saine & la plus respectable, mais en même temps la plus avilie & la plus surchargée, qui, placée parmi les peuples des campagnes, instruit, édifie, conseille, console & soulage une multitude de malheureux.

Les cultivateurs méritent la préférence du gouvernement, même sur les manufactures & les arts, soit mécaniques, soit libéraux. Honorer & protéger les arts de luxe sans songer aux campagnes, source de l’industrie qui les a créées & les soutient, c’est oublier l’ordre des rapports de la nature & de la société. Favoriser les arts aux dépens de l’agriculture, c’est ôter les pierres de fondemens d’une pyramide, pour en élever le sommet. Les arts mécaniques attirent assez de bras par les richesses qu’ils procurent aux entrepreneurs, par les commodités qu’ils donnent aux ouvriers, par l’aisance & les plaisirs qui se trouvent dans les cités où sont les rendez-vous de l’industrie. C’est le séjour des campagnes qui a besoin d’encouragement pour les travaux les plus pénibles, de dédommagement pour les ennuis & les privations. Le cultivateur est éloigné de tout ce qui peut flatter l’ambition, ou charmer la curiosité. Il vit séparé des honneurs & des agrémens de la société. Il ne peut ni donner à ses enfans une éducation civile sans les perdre de vue, ni les mettre dans une route de fortune qui les distingue & les avance. Il ne jouit point des sacrifices qu’il fait pour eux, lorsqu’ils sont éloignés de ses yeux. En un mot, il a toutes les peines de la nature ; mais, en a-t-il les plaisirs, s’il n’est soutenu par les soins paternels du gouvernement ? Tout est onéreux & humiliant pour lui, jusqu’aux impôts, dont le nom seul le couvre de mépris.

Les arts libéraux attachent par le talent même, qui en fait une sorte de passion ; par la considération qu’ils réfléchissent sur ceux qui s’y distinguent. On ne peut admirer les ouvrages qui demandent du génie, sans estimer & rechercher les hommes doués de ce don précieux de la nature. Mais, si le cultivateur ne jouit pas en paix de ce qu’il possède & de ce qu’il recueille ; s’il ne peut s’adonner aux vertus de son état, parce qu’on lui en ôte les douceurs ; si les milices, les corvées & les impôts viennent lui arracher son fils, ses bœufs & ses grains ; que lui restera-t-il ? qu’à maudire le ciel & la terre qui l’affligent ; il abandonnera son champ & sa patrie.

Un gouvernement sage, je le répéte, doit s’occuper avant tout de l’agriculture. Le moyen le plus prompt & le plus actif de la seconder, est de favoriser la multiplication de toutes les espèces de productions par une circulation libre, facile & commode.


Section seconde
Estime des peuples anciens pour l’agriculture. Loix qu’on a porté en sa faveur.

Les Égyptiens attribuent à Osiris l’invention de l’agriculture ; les Grecs à Cérès & à Triptolème son fils ; les habitans du Latium à Saturne ou à Janus leur roi, qu’ils placèrent, au rang des dieux en reconnoissance de ce bienfait. L’agriculture fut presque l’unique emploi des patriarches, les plus respectables de tous les hommes par la simplicité de leurs mœurs, la bonté de leur ame, & l’élévation de leurs sentimens. Elle étoit honorée chez la plupart des peuples anciens. Tous les ouvrages d’agriculture qui sont arrivés jusqu’à nous, furent composés par des hommes revêtus des premières dignités de l’état. Xénophon, aussi grand philosophe que grand capitaine, donna au milieu d’Athènes des leçons d’agriculture. Hiéron, roi de Syracuse, ne dédaigna point d’instruire ses sujets par écrit d’un art aussi utile. Les chefs des deux premières républiques de la terre, Caton, consul à Rome, & Magon, suffete de Carthage, sont, au jugement des anciens, les auteurs économiques les plus fameux. Parmi le luxe asiatique & celui de l’empire romain, nous voyons éclore des traités d’agriculture estimés, composés par Attale, roi de Pergame, par Archelaus, roi de Capadoce, par Valérius Asiaticus, jugé digne de l’empire après la mort de Caligula, par l’empereur Albinus, &c.

On a toujours accordé des prérogatives à ceux qui se sont livrés à la culture des terres. Ces loix favorables se sont même quelquefois étendues jusqu’aux animaux qui partageoient avec les hommes les travaux de la campagne. Il étoit défendu par une loi des Athéniens, de tuer un bœuf qui sert à la charrue ; il n’étoit pas même permis de l’immoler en sacrifice. » Celui qui commettra ce crime, ou qui volera quelques outils d’agriculture, sera puni de mort ». Un jeune romain, accusé & convaincu d’avoir tué un bœuf, pour satisfaire la fantaisie d’un ami, fut condamné au bannissement, comme s’il eût tué son propre métayer, ajoute Pline.

Mais ce n’étoit pas assez de protéger par des loix les choses nécessaires au labourage, il falloit encore veiller à la tranquillité & à la sûreté du laboureur & de tout ce qui lui appartient. Ce fut par cette raison que Constantin-le-Grand défendit aux créanciers de saisir pour dettes civiles les esclaves, les bœufs, & les instrumens du labourage. « S’il arrive aux créanciers, aux cautions, aux juges mêmes, d’enfreindre cette loi, ils subiront une peine arbitraire, à laquelle ils seront condamnés par un juge supérieur » Le même prince étendit cette défense par une autre loi, & enjoignit aux receveurs de ses deniers, sous peine de mort, de laisser en paix le laboureur indigent. Il sentoit que les obstacles apportés à l’agriculture, diminueroient l’abondance des vivres, les richesses du commerce, & par contre-coup l’étendue de ses droits. Il y eut un temps ou l’habitant des provinces étoit tenu de fournir des chevaux de poste aux courriers & des bœufs aux voituriers publics ; Constantin eut l’attention d’excepter de ces corvées, le cheval & le bœuf servant au labour. « Vous punirez sévérement, dit ce prince aux magistrats, quiconque contreviendra à ma loi. Si c’est un homme d’un rang qui ne permette pas de sévir contre lui, dénoncez-le moi, & j’y pourvoirai ; s’il n’y a d’autres chevaux ou d’autres bœufs que ceux qui travaillent aux terres, que les voitures & les courriers attendent ». Les campagnes de l’Illyrie étoient désolées par de petits seigneurs de villages qui mettoient le laboureur à contribution, & le contraignoient à des corvées nuisibles à la culture des terres : les empereurs Valens & Valentinien, instruits de ces désordres, les arrêtèrent par une loi qui condamne à un exil perpétuel & à la confiscation des biens, ceux qui oseront à l’avenir exercer cette tyrannie.

Henri III, Charles IX, Henri IV, se plurent à favoriser par des reglemens les habitans de la campagne, ils défendirent de saisir les meubles, les harnois, les instrumens & les bestiaux du laboureur. Louis XIII & Louis XIV ont confirmés ces reglemens.

Section troisième.


Des progrès de l’agriculture dans ces derniers temps.

C’est aux Anglois que nous devons les premiers progrès de la bonne agriculture. Les disettes, autrefois si fréquentes en Angleterre, montrèrent à ce peuple négociant & guerrier, que pour exécuter ses grands desseins de commerce, il falloit se procurer une subsistance indépendante de ses voisins. Après la longue guerre civile entre Charles I, & son parlement, l’Angleterre se trouvant épuisée, on travailla avec ardeur à réparer ces pertes par un commerce étendu ; & pour établir ce commerce, on le fonda sur une bonne culture. Les savans détruisirent des préjugés en introduisant de meilleurs méthodes. Le gouvernement établit une police favorable au cultivateur. C’est à cette époque que commencent la grandeur, la richesse & la puissance de l’Angleterre.

On sait qu’une récolte médiocre de ce pays fournit pour trois ans, & une bonne pour cinq, les productions nécessaires à ses habitans. L’Angleterre peut employer ainsi une infinité de bras dans les arts, dans les manufactures, dans ses armées & dans sa marine, sans crainte de manquer des choses de première nécessité. Cette crainte, si on en croit un écrivain moderne, arrête depuis un siècle la France au milieu de ses conquêtes : une disette actuelle ou prochaine la force à la paix. On sait quelle quantité immense de bled les Anglois fournissent depuis bien longtemps, à quelques-unes de nos provinces. Nous ne jouissons de cette ressource que durant la paix. Les disettes affoiblissent & dépeuplent l’Espagne : ces disettes sont produites par le découragement & la paresse du cultivateur.

Les Anglois creusoient dans cette mine féconde, & en tiroient des trésors depuis près d’un siècle, sans que les autres nations songeassent à les imiter. Il paroît que la dernière guerre pour la succession de la maison d’Autriche éveilla l’attention de l’Europe. Dans le cours de cette guerre on s’apperçut, que la force & la puissance d’un état ne dépendent point de cette vaine politique, qui, par des négociations frivoles, forme des alliances inutiles, peu sûres, & souvent rompues aussitôt que formées. On reconnut que pour se faire respecter de ses voisins, il falloit de l’argent & une bonne armée ; par conséquent un peuple riche & nombreux ; que les guerres, au lieu de porter sur le fondement fragile de la balance imaginaire de l’Europe, se combinent par les intérêts du commerce ; que si les états voisins défendent l’importation des produits de l’industrie d’un autre état, ce dernier se trouve réduit à rien, lorsque sa force n’est fondée que sur l’industrie, & sur le commerce d’économie.

La paix d’Aix-la-Chapelle fut à peine conclue, qu’on vit en Europe une fermentation générale. De bons esprits s’occuperent de l’histoire naturelle, afin de perfectionner les arts & l’agriculture. Le gouvernement les favorisa. Les Suédois qui habitent un pays stérile & ingrat, borné & gêné dans son commerce, font des efforts heureux pour corriger les défauts du climat du nord. Les mémoires de Stockholm seront un monument éternel de l’esprit patriotique des hommes les plus illustres de cette nation. Le Dannemarck imite la Suède. L’Allemagne retentit de projets économiques. Plusieurs de ses souverains établissent une police favorable à l’accroissement de la véritable richesse des états.

En France, on multiplie les expériences sur la culture ; & presque tout le monde s’y intéresse. Que ne doit-on pas attendre d’une nation industrieuse qui réussit dans tout ce qu’elle entreprend sur les arts ? L’Espagne malgré les préjugés de la religion, a appellé un savant, pour le mettre à la tête d’une nouvelle académie, destinée à cultiver l’histoire naturelle. Le roi de Sardaigne a envoyé des jeunes gens de famille noble pour s’instruire au fond de l’Allemagne. Le roi de Naples a chargé un Allemand du soin d’examiner les ressources naturelles de ses états. On a établi à Florence une académie d’agriculture, présidée par l’archevêque, & dont les membres sont les premiers nobles de la Toscane.

Les académies proposent pour sujet de leur prix des questions d’une utilité reconnue. Elles couronnent des pièces qui nous instruisent sur la culture des vignes, sur la nature de la laine, de la tourbe, sur les maladies du bled, &c.

En Allemagne, en Suède, on enseigne l’économie politique & rurale dans les universités ; & la jeunesse y jouit de l’avantage de rapporter, avec le fatras de l’érudition scolastique, au moins quelques connoissances utiles à la vie. Des officiers du roi de Suède ne croient point s’abbaisser en remplissant ces chaires.

L’Angleterre doit à ses écrivains, (& plusieurs de ces écrivains sont des hommes illustres par leurs emplois & par leur naissance,) le progrès des arts, de son industrie, de son commerce, & le prodigieux succès de son agriculture. Ses peuples lisent les écrits sérieux, les ouvrages qui n’ont que l’utilité publique pour objet, avec le même empressement, avec la même avidité qu’on lit ailleurs les écrits frivoles, les romans & les ouvrages de pur agrément. Ils ont formé l’opinion générale & l’opinion générale a entraîné le législateur.

Un petit nombre de François imitèrent, il y a quelques années, les écrivains anglois. Ils copièrent d’abord leurs modèles, mais ils ne tardèrent pas à les surpasser. Ils ont traité les mêmes matières avec autant de zèle & de désintéressement, & avec cette noble liberté qu’exige la discussion de l’intérêt de l’état. Ils ont fait naître & répandu le goût de la science économique.

Les Anglois ont écrit seuls pendant long-temps sur l’agriculture, sur les arts & le commerce. C’est chez eux que se sont formées les premières sociétés d’agriculture & d’économie politique ; &, depuis un grand nombre d’années, elles accordent des prix à quiconque augmente les progrès de la culture.

L’Italie, la Suisse, l’Allemagne, le Dannemarck, la Suède, la Russie, ont successivement tourné leurs études vers ces objets. « Qui eût deviné, il y a cinquante ans », dit M. Christian Hebenstreit, dans un discours sur les moyens que doit employer l’industrie des colons, pour augmenter la fertilité des terres prononcé à l’académie de Petersbourg le 6 septembre 1756, « que des plantes asiatiques & africaines, accoutumées à n’habiter que les climats les plus chauds, pussent se conserver & se propager dans cette région boréale, ainsi que dans les plages du midi & dans celles de l’orient » ? La Russie a ses Duhamels, & ses campagnes mieux cultivés ne sont plus reconnoissables.

C’est la société, établie en Bretagne en 1757, qui a servi de modèle à celle de Berne, & à celles qui s’établirent à Paris & dans plusieurs provinces de France en 1761.

Ces sociétés s’appliquent avec succès à faire connoître les différentes qualités des terres ; combien il y en a de sortes, propres aux différentes especes de productions ; à quelles marques on doit les reconnoître relativement à chaque espèce de production, à la nature du climat, aux intempéries de l’air. Ils s’étudient à fixer les moments des différentes récoltes, la meilleure manière de les faire & de les conserver ; ainsi que les temps des semailles & la méthode la plus avantageuse de semer ; les qualités & les quantités des semences nécessaires, la manière de les préparer ; la meilleure manière de préparer les terres, de leur donner les divers engrais qui leur conviennent, sur-tout, de les rendre propres à mieux recevoir les influences de l’atmosphère, l’engrais le plus naturel, & le meilleur ; de détruire les mauvaises herbes, les ennemis les plus redoutables du bon grain. Elles nous apprennent la manière la plus sure & la plus avantageuse d’élever les bestiaux, de les nourrir, de les multiplier ; de rendre la toison des moutons d’une meilleure qualité ; l’art de cultiver & de conserver les arbres de toute espèce.

La société de Dublin a changé la face de l’Irlande en publiant ses feuilles. Pourquoi, avec les mêmes soins, les autres sociétés n’auroient-elles pas les mêmes succès ?

Section Quatrième.
Des autres moyens qu’il faudroit employer.

Les académies d’agriculture qu’on forme partout, ne sont que des sociétés libres, dont les membres, occupés d’autres travaux, ne peuvent donner assez de temps & assez d’application aux objets de leur institution. Une science aussi étendue & aussi compliquée que l’économie politique, demande les soins d’un homme sans partage. Ceux qui sont pensionnés par le gouvernement, ne travaillent pas toujours autant qu’ils le devroient ; mais enfin on a lieu d’en attendre plus d’activité.

Les expériences d’agriculture sont lentes & coûteuses. Un essai emporte quelquefois le revenu de plusieurs années. Tous ceux qui ont le desir, & qui seroient en état de le faire, ne possèdent pas toujours des terres : il faudroit destiner un fonds suffisant pour la dépense, & un terrein assez vaste, assez varié, pour le succès des essais de l’académie. Les prix ne produisent guères l’effet qu’on en espère : l’incertitude de les obtenir & leur modicité, ne permettent d’y concourir qu’à ceux qui travaillent pour la gloire ; & en général les hommes habiles n’ont pas assez d’aisance pour s’occuper uniquement de leur gloire.

Les découvertes des savans seroient un trésor oisif, si elles n’arrivoient pas jusqu’au possesseur des terres & au laboureur. Le possesseur des terres, qui a reçu quelque éducation, peut s’instruire dans les mémoires des académies. Pour éclairer le laboureur, il faudroit distribuer un abrégé, clair & simple, des premiers principes de l’agriculture, & des méthodes les plus convenables à sa province : il faudroit introduire cet abrégé dans les écoles. On a souvent proposé ce moyen, qui produiroit de bons effets.

Qu’on ne croie point ce projet chimérique ou impossible. Un prince d’Allemagne changea tout-à-fait la face de ses états, il y a à peu près un siècle. Ce Souverain donna à son peuple, par un abrégé, des connoissances utiles, qu’il introduisit dans les écoles : il fit apprendre à ses paysans jusqu’au dessein & la musique. Quoique ces institutions ne subsistent plus dans leur première vigueur, on est surpris de la différence des lumières des habitans de ce pays & de leurs voisins. Tous les villages ont une musique agréable dans leurs églises : il y en a peu où l’on ne trouve assez de paysans bons musiciens, pour exécuter un concert de la musique la plus savante de l’Italie.

Quelques particuliers ont profité de nos livres sur l’agriculture, & cela n’est pas allé plus loin. Les gens de la campagne savent-ils bien les choses les plus ordinaires & les plus communes ? Par exemple, la maniere la plus parfaite de planter un arbre fruitier ou sauvage, de le greffer & de le tailler, de labourer, de fumer & d’ensemencer un champ, &c. n’est presque connue de personne ; si ces instructions étoient plus générales, la quantité des productions qui constituent la richesse de l’état, augmenteroit considérablement : & si la richesse de tous les hommes provient de la terre, il importe de dévoiler à tous les gens occupés de la culture, les mystères qui facilitent cet accroissement. On a besoin d’un bon livre élémentaire sur l’agriculture, qui donne d’abord l’idée la plus avantageuse de l’agriculture & de l’état des laboureurs, & une théorie simple & nette de cet état, qui parle ensuite succinctement de tous les ouvrages qui se doivent faire chaque mois, & qui expose les expériences & les découvertes les plus utiles, en marquant soigneusement les climats, les expositions, & les terres auxquelles chaque expérience pourroit convenir. Le gouvernement pourroit en envoyer un exemplaire à chaque famille de la campagne, & veiller à ce qu’il fût expliqué à chaque agriculteur.

Les moyens de perfectionner l’agriculture resteront sans effet, si le législateur ne les seconde. Sans le secours des bonnes loix, toutes les instructions seront imparfaites. L’esprit du gouvernement, l’arrangement des finances, les anciennes coutumes dégénérées en loix, sont quelquefois si défavorables à la culture des terres, qu’on doit avant tout les réformer. Mais on craint les innovations ; on est effrayé de leurs inconvéniens ; de petits inconvéniens devraient néanmoins disparoître devant l’utilité publique.

Un auteur moderne conseille de faire un département séparé de l’agriculture, & de le soumettre à l’inspection d’un ministre particulier ; c’est vouloir établir un ordre de choses qui entraîneroit de grands abus ; mais si l’on n’a pas besoin d’un ministre d’agriculture, il seroit bon de créer des inspecteurs dans les provinces, soumis à un directeur général, ou à un tribunal composé de personnes intelligentes, qui veilleroient sur toutes les branches de la culture. Henri VIII, roi d’Angleterre, reconnoissoit déjà l’utilité d’une pareille institution : il en établit une, destinée uniquement à veiller sur la perfection de l’économie générale de son royaume.

Le ministre des finances est chargé, dans la plupart des états, de ce qui regarde l’agriculture. Mais la finance ne songe qu’à moissonner, & elle ne pense guères à semer : elle est trop attachée à l’exactitude de la recette, à l’ancienne routine & aux formalités. Elle ne peut embrasser, avec toute l’ardeur nécessaire, des établissemens qui ne prosperent qu’avee le temps, qui mettent du vuide dans la recette, ou qui demandent des avances. Il est clair néanmoins qu’en prenant tous les moyens propres à perfectionner la culture, il arrivera des pertes & des non-valeurs ; qu’il faudra ménager les forces du laboureur, l’aider quelquefois, & attendre qu’il soit en état de payer.


Section cinquième.


Des obstacles qui s’opposent à la perfection de l’agriculture.

1o Le premier des obstacles qui s’oppose à la perfection de l’agriculture, vient de l’impuissance absolue du laboureur. Pauvre, & accablé d’impôts, il n’a ni le pouvoir, ni la volonté de faire des dépenses. Son ame énervée par la misère, ne songe qu’à ses besoins journaliers : il marche, comme une bête surchargée, dans la route tracée par ses ayeux. Il est même des pays, où, si ses facultés & un instinct heureux le portoient à augmenter son industrie, ce nouvel effort ne seroit récompensé que par de nouveaux impôts, dont on l’accableroit l’année suivante.

2o. Tout systême de finance qui favorisant les autres classes de la société, fait tomber sur le laboureur le poids des impôts, est vicieux, puisqu’il ferme la source la plus abondante & la plus sûre des richesses de l’état. Il ne faut pas s’étonner qu’on suive presque par-tout cette méthode défectueuse. Taxer des terres ne demande aucun effort de génie : mais taxer l’industrie générale dans une juste proportion, sans nuire à aucune de ses branches, est le chef-d’œuvre de la législation, & cela exige beaucoup de calculs. Il est sûr cependant qu’on doit ménager le cultivateur : & les systêmes de finances, qui approchent le plus de ce principe, ou qui s’en éloignent le moins, seront toujours les meilleurs.

3o. « Nous connoissons, dit M. de Haller, un état en Europe, où le peuple, sans être accablé par des taxes, se trouve presque dans une impuissance semblable à celle du laboureur des pays dont le systême de finances est vicieux. Des rentes constituées y surchargent le peuple, & il souffre autant que s’il payoit des impôts énormes. On a permis trop légèrement à des rentiers oisifs, de taxer sans mesure l’industrie des habitans de la campagne. Un laboureur, mauvais économe, contracte des dettes considérables : ses descendans trouvant la même facilité, suivent ce mauvais exemple : sa postérité posséde à peine de quoi payer les arrérages ; elle restera dans la pauvreté, & ne pourra plus en sortir. Il n’eût pas été difficile de prévenir cet inconvénient : il seroit aisé de l’adoucir en établissant des registres publics des fonds de terre, & des dettes de chaque laboureur. On ne lui permettroit de contracter des dettes, que dans une juste proportion avec la valeur de ses domaines. Toute dette passant une somme fixe & modique, seroit déclarée invalide, si elle étoit faite sans la permission du magistrat du lieu : & pour engager ce magistrat à ne point accorder trop facilement cette permission, on le rendrait responsable de sa complaisance ». Nous ne discuterons pas ce plan, nous n’examinerons pas s’il seroit contraire à la propriété.

4o. Les hommes ne s’intéressent qu’à leur propriété. Il est impossible que la culture soit florissante dans un pays où le peuple n’est que serf ou fermier. On a reconnu les désavantages de la servitude, & il n’y a plus de serfs qu’en Pologne, en Russie, & dans quelques cantons de l’Allemagne. Les laboureurs polonois sont tellement vexés par la noblesse, dont ils sont les esclaves, que les terres de Pologne ne donnent pas le quart du produit des terres de France, quoiqu’elles soient aussi fertiles ; & qu’il y ait dans la première de ces deux contrées deux fois autant de terres mises en culture. Mais il ne paraît pas qu’on sente de même les inconvéniens des grands possesseurs de terre, qui réduisent à l’état de simple fermier la plus grande partie des laboureurs. Cet abus tient aux principes de quelques-unes des constitutions modernes, & il sera très-difficile de le détruire : tout ce qu’on doit espérer c’est d’en arrêter les progrès. On ne doit plus songer à fixer la quantité de terrein que chaque classe des citoyens pourra posséder, ainsi que le pratiquoient les républiques anciennes. Il faut attendre cette révolution des progrès du commerce : c’est par lui que la propriété des terres rentre en partie dans les mains du peuple, comme il est arrivé en Angleterre.

Un auteur moderne a prouvé que les droits seigneuriaux & celui de retrait bornent les progrès de la culture. Le possesseur d’une terre sujette au droit de directe ne fera point de dépense, parce qu’un étranger en recueilleroit les fruits. Dans les endroits où le retrait est établi, la propriété des terres reste incertaine pendant un temps quelquefois assez considérable. Ces droits abusifs sont un reste du gouvernement gothique. Ce gouvernement ne subsiste plus : il seroit raisonnable d’abandonner aussi les coutumes qui en sont la suite. Le bien public, l’avantage du cultivateur, la commodité même du seigneur, demandent qu’on échange ces droits seigneuriaux contre une rente modique annuelle, & qu’on abolisse le retrait.

Section sixième.
L’agriculture envisagée dans son rapport avec le commerce.

Le commerce en général est la communication réciproque que les hommes se font des choses dont ils ont besoin. Ainsi il est évident que l’agriculture est la base nécessaire du commerce.

Cette maxime est d’une telle importance, que l’on ne doit jamais craindre de la répéter, quoiqu’elle se trouve dans la bouche de tout le monde. La persuasion où l’on est d’un principe, ne forme qu’une connoissance imparfaite, tant que l’on n’en conçoit pas toute la force ; & cette force consiste principalement dans la liaison intime du principe reconnu avec un autre. C’est ce défaut de combinaison qui fait souvent regarder avec indifférence à un négociant l’aisance ou la pauvreté du cultivateur, les encouragemens qu’il peut recevoir, ou les gênes qui peuvent lui être imposées. Par la même raison, la plupart des propriétaires de terres sont portés à envier au commerce ses facilités, ses profits & les hommes qu’il occupe. L’excès seroit bien plus grand, si ces mêmes propriétaires venoient à séparer l’intérêt de leur domaine de l’intérêt du laboureur, s’ils se dissimuloient un instant que cet homme destiné par le hasard à tracer péniblement les sillons d’un champ, ne le soignera jamais qu’en raison de ses facultés, des espérances ou de l’opinion qui peuvent animer son travail. Une nation où de pareils préjugés se trouveroient fort répandus, seroit encore dans l’enfance de l’agriculture & du commerce, c’est-à-dire de la science des deux principales branches de l’administration intérieure : car on ne doit pas toujours juger des progrès de cette partie, par les succès d’un état au-dehors ; comme on ne peut pas décider de la bonne conduite d’un particulier dans la gestion de ses biens, par la grande dépense qu’il paroît faire.

L’agriculture ne sera envisagée ici que sous ce point de vue politique.

L’idée de conservation est dans chaque individu immédiatement attachée à celle de son existence ; ainsi l’occupation qui remplit son besoin le plus pressant, lui devient la plus chère. Cet ordre fixé par la nature, ne peut être changé par la formation d’une société, qui est la réunion des volontés particulières. Il se trouve au contraire confirmé par de nouveaux motifs, si cette société n’est pas supposée exister seule sur la terre. Si elle est voisine d’autres sociétés, elle a des rivales, & sa conservation exige qu’elle soit revêtue de toutes les forces dont elle est susceptible. L’agriculture est le premier moyen & le plus naturel de se les procurer.

Cette société aura autant de citoyens que la culture de son territoire en pourra nourrir & occuper : les citoyens deviendroient plus robustes par l’habitude des fatigues, & plus honnêtes gens par celle d’une vie occupée.

Si ses terres sont plus fertiles, ou ses cultivateurs plus industrieux, elle aura une surabondance de denrées qui se répandront dans les pays moins fertiles ou moins cultivés.

Cette vente aura dans la société qui la fait, des effets utiles.

Le premier sera d’enlever aux étrangers ce qui aura été établi entre les hommes, comme mesure commune des denrées, ou comme richesses de convention.

Le second effet sera de décourager par le bas prix les cultivateurs des nations rivales, & de s’assurer toujours de plus en plus ce bénéfice sur elles.

À mesure que les richesses de convention sortent d’un pays, & que le profit du genre de travail le plus essentiel y diminue, au point de ne plus procurer une subsistance commode à celui qui s’en occupe, il est nécessaire que ce pays se dépeuple, & qu’une partie de ses habitans mendie ; ce qui est encore plus funeste. Troisième effet de la vente supposée.

Enfin, par une raison contraire, il est clair que les richesses de convention s’accumulant sans cesse dans un pays, le nombre des besoins d’opinion s’accroîtra dans la même proportion. Ces nouveaux besoins multiplieront les genres d’occupation ; le peuple sera plus heureux ; les mariages plus fréquens, plus féconds ; & les hommes qui manqueront d’une subsistance facile dans les autres pays, viendront en foule habiter celui qui sera en état de la leur fournir.

Tels sont les effets indispensables de la supériorité de l’agriculture dans une nation, sur celle des autres nations ; & ses effets sont ressentis en raison de la fertilité des terres réciproques, ou de la variété de leurs productions ; car le principe n’en seroit pas moins certain, quand même un pays moins bien cultivé qu’un autre, ne seroit pas dépeuplé à raison de l’infériorité de sa culture ; si d’ailleurs ce pays moins cultivé fournit naturellement une plus grande variété de productions, il est évident qu’il aura toujours perdu son avantage.

Ce que nous venons de dire, conduit à trois conséquences très-importantes.

1o. Si l’agriculture mérite dans un corps politique le premier rang entre les occupations des hommes, celles des productions naturelles, dont le besoin est le plus pressant & le plus commun, exigent des encouragemens de préférence chacune dans leur rang : comme les grains, les fruits, les bois, le charbon de terre, le fer, les fourrages, les cuirs, les laines, le gros & le menu bétail, les huiles, le chanvre, les lins, les vins, les eaux-de-vie, les soies.

2o. On peut décider sûrement de la force réelle d’un état, par l’accroissement ou le déclin de la population de ses campagnes.

3o. L’agriculture, sans le secours du commerce, seroit très-bornée dans son effet essentiel, & dès-lors n’atteindroit jamais à sa perfection.

Quoique cette dernière déduction de nos principes soit évidente, il ne paraît point inutile de s’y arrêter, parce que cet examen sera l’occasion de plusieurs détails intéressans.

Les peuples qui n’ont envisagé la culture des terres que du côté de la subsistance, ont toujours vécu dans la crainte des disettes, & les ont souvent éprouvées. (Voyez le livre intitulé Considérations sur les finances d’Espagne.) Ceux qui l’ont envisagé comme un objet de commerce, ont joui d’une abondance assez soutenue pour se trouver toujours en état de suppléer aux besoins des étrangers.

L’Angleterre nous fournit tout-à-la-fois l’un & l’autre exemple. Elle avoit suivi, comme presque tous les autres peuples, l’esprit des loix romaines sur la police des grains ; loix gênantes & contraires à leur objet dans la division actuelle de l’Europe, en divers états dont les intérêts sont opposés. Rome, maîtresse du monde, n’avoit point de balance à calculer avec ses propres provinces ; elle les épuisoit d’ailleurs par la pesanteur des tributs, aussi-bien que par l’avarice de ses préfets ; & si elle ne leur eût rien rendu par l’extraction des choses dont elle avoit besoin, elle eût englouti les trésors de l’univers, comme elle en avoit envahi l’empire.

En 1689 l’Angleterre ouvrit les yeux sur ses propres intérêts. Jusqu’alors elle avoit peu exporté de grains, & elle avoit souvent eu recours aux étrangers, à la France même, pour sa subsistance. Elle avoit éprouvé ces inégalités fâcheuses & ces révolutions inopinées sur les prix, qui tour-à-tour découragent le laboureur ou désespèrent le peuple.

La Pologne, le Danemarck, l’Afrique & la Sicile étoient alors les greniers publics de l’Europe. La conduite de ces états, qui n’imposent aucune gêne sur le commerce des grains, & leur abondance constante, quoique quelques-uns d’entr’eux ne jouissent ni d’une grande tranquillité ni d’une bonne constitution, suffisoient sans doute pour éclairer une nation aussi réfléchie, sur la cause des maux dont elle se plaignoit ; mais la longue possession des pays que je viens de nommer, sembloit trop bien établie par le bas prix de leurs grains, pour que les cultivateurs anglois pussent soutenir leur concurrence dans l’étranger. Le commerce des grains supposoit une entière liberté de les magasiner, & pour autant de temps que l’on voudroit : liberté dont l’ignorance & le préjugé rendoient l’usage odieux dans la nation.

L’état pourvut à ce double inconvénient, par un de ces coups habiles dont la profonde combinaison appartient aux anglois seuls, & dont le succès n’est encore connu que d’eux, parce qu’ils n’ont été imités nulle part. Je parle de la gratification qu’on accorde à la sortie des grains sur les vaisseaux anglois seulement, lorsqu’ils n’excèdent pas les prix fixés par la loi, & de la défense d’introduire des grains étrangers, tant que leur prix courant se soutient au-dessous de celui que les statuts ont fixé. Cette gratification facilita aux anglois la concurrence des pays les plus fertiles, en même-temps que cette protection déclarée changea les idées populaires sur le commerce & la garde des grains. La circonstance étoit très-favorable à la vérité ; la nation avoit dans le nouveau gouvernement cette confiance sans laquelle les meilleurs réglemens n’ont point d’effet.

Le froment reçoit 5 schelings ou 5 liv. 17 f. 6 den. tournois par quarter, mesure de 460 l. poids de marc, lorsqu’il n’excède pas le prix de 2 liv. 8 f. sterl. ou 56 liv. 8 f. tourn.

Le seigle reçoit 3 schelings 6 sols sterl. ou 3 l. 10 f. 6 d. tourn. au prix de 1 l. 12 f. sterl. ou 37 l. 12 f. tourn.

L’orge reçoit 2 schelings 6 sols sterl. ou 2 liv. 18 f. 9 den. tourn. au prix de 1 liv. 4 schelings sterl. ou 28 liv. 4 f. tourn.

L’évènement a justifié cette belle méthode : depuis qu’on la suit, l’Angleterre n’a point éprouvé de famine, quoiqu’elle ait exporté presqu’annuellement des quantités immenses de grains ; les inégalités sur les prix ont été moins rapides & moins inopinées, les prix communs ont même diminué ; car lorsqu’on se fut déterminé en 1689 à accorder la gratification, on rechercha quel avoit été le prix moyen des grains pendant les quarante-trois années précédentes. Celui du froment fut trouvé de 2 liv. 10 schelings 2 f. sterl. le quarter, ou 58 l. 18 f. 11 den. tourn. & les autres espèces de grains à proportion. Par un recueil exact du prix, des fromens depuis 1689 jusqu’en 1752, le prix commun, pendant ces cinquante-sept années, ne s’est trouvé que de 2 l. 2 s. 3 f. sterl. ou 49 l. 12. f. 10 den. tournois. Ce changement, pour être aussi frappant, n’en est pas moins dans l’ordre naturel des choses. Le cultivateur, dont le gouvernement avoit en même-temps mis l’industrie en sûreté en fixant l’impôt sur la terre même, n’avoit plus qu’une inquiétude ; c’étoit la vente de sa denrée, lorsqu’elle seroit abondante, La concurrence des acheteurs au-dedans & au-dehors, lui assuroit cette vente : dès-lors il s’appliqua à son art avec une émulation que donnent seules l’espérance du succès & l’assurance d’en jouir. De quarante millions d’acres que contient l’Angleterre, il y en avoit au moins un tiers en communes, sans compter quelques restes de bois. Aujourd’hui la moitié de ces communes & des terres occupées par les bois, est ensemencée en grains & enclose de haies. Le comté de Norfolk, qui passoit pour n’être propre qu’au pacage, est aujourd’hui une des provinces les plus fertiles en bleds. Je conviens cependant que cette police n’a pas seul opéré ces effets admirables, & que la diminution de l’intérêt de l’argent a mis les particuliers en état de défricher avec profit ; mais il n’en est pas moins certain que nul propriétaire n’eût fait ces dépenses, s’il n’eût été assuré de la vente de ses denrées, & à un prix raisonnable.

L’état des exportations de grains acheveroit de démontrer comment un pays peut s’enrichir par la seule culture envisagée comme objet de commerce. On trouve dans les ouvrages anglois, qu’il est un grand nombre d’années où la gratification a monté de 150 à 500 mille l. sterl. & même plus. On prétend que, dans les cinq années écoulées depuis 1746 jusqu’en 1750, il y a eu près de 5,906,000 quarters de bleds de toutes les qualités exportés. Le prix commun à 1 liv. 8 sch. ou 32 liv. 18 f. tourn. donneroit une somme de 8,210,000 liv. sterl. ou 188,830,000 liv. tourn. environ.

Si nous faisons attention que presque toute cette quantité de grains a été exportée par des vaisseaux anglois, pour profiter de la gratification, il faudra ajouter au bénéfice de 188,830,000 l. tourn. la valeur du fret des 5,906,000 quarters. Supposons-la seulement à 50 s. tournois par quarter, l’un dans l’autre, ce sera un objet de 14,750,000 l. tourn. & au total, dans les cinq années, un gain de 203,580,000 l. de notre monnoie ; c’est-à-dire, année commune sur les cinq, le gain aura été de 40,000,000 l. tourn. environ.

Pendant chacune de ces cinq années, cens cinquante mille hommes au moins auront été occupés, & dès-lors nourris par cette culture & cette navigation ; & si l’on suppose que cette valeur ait encore circulé six fois dans l’année seulement, elle aura nourri & occupé neuf cens mille hommes aux dépens des autres peuples.

Il est en outre évident que si chaque année l’Angleterre faisoit une pareille vente aux étrangers, neuf cens mille hommes parmi les acheteurs trouveroient d’abord une subsistance plus difficile ; & enfin, qu’ils en manqueroient au point qu’ils seroient forcés d’aller habiter un pays capable de les nourrir.

Un principe dont l’harmonie avec les faits est si frappante, ne peut, certainement passer pour une spéculation vague : il y auroit donc de l’inconséquence à le perdre de vue.

C’est le principe sur lequel la police des grains est établie en Angleterre, que je trouve irréprochable ; mais je ne puis convenir que son exécution actuelle soit sans défauts, & qu’elle soit applicable indifféremment à tous les pays.

L’objet de l’état a été d’encourager la culture, de se procurer l’abondance, & d’attirer l’argent des étrangers. Il a été rempli sans doute ; mais il semble qu’on pouvoit y réussir sans charger l’état d’une dépense superflue, sans tenir quelquefois le pain à un prix plus fort pour les sujets que pour les étrangers.

L’état est chargé en deux circonstances d’une dépense inutile, qui porte sur tous les sujets indistinctement, c’est-à-dire, sur ceux qui en profitent comme sur ceux qui n’en profitent pas.

Lorsque les grains sont à plus bas prix en Angleterre que dans les pays qui vendent en concurrence avec elle, il est évident que la gratification est inutile : le profit seul que présente l’exportation, est un appas suffisant pour les spéculations du commerce.

Si les grains sont au dernier prix auquel ils puissent recevoir une gratification, & qu’en même-temps ils soient à très-bon marché à Dantzick & à Hambourg, il y aura du bénéfice à transporter en fraude les grains de ces ports dans ceux de la Grande-Bretagne, d’où ils ressortiront de nouveau avec la gratification. Dans ce dernier cas, il est clair que la culture des terres n’aura point joui de la faveur qui lui étoit destinée : la navigation y aura gagné quelque chose à la vérité, mais c’est en chargeant l’état & Ie peuple d’une dépense beaucoup plus considérable que ce profit.

Quoique le profit particulier des sujets, par la différence du prix d’achat des grains sur le prix de la vente, rembourse à la totalité de la nation la somme avancée, & même au-delà ; jusqu’à ce que ceux qui ont payé effectivement leur contingent de la gratification, en soient remboursés avec l’intérêt par la circulation, il se passera un temps considérable, pendant lequel ils eussent pu faire un meilleur emploi de ce même argent dans un pays où le commerce, les manufactures, la pêche & les colonies sont dans un état florissant.

Ce n’est pas que ce moyen de gagner soit méprisable ; il n’en est aucun de ce genre dans le commerce extérieur d’un état ; mais il faut bien distinguer les principes du commerce d’économie ou de réexportation des denrées étrangères, des principes du commerce qui s’occupe des denrées nationales.

Les encouragemens accordés au premier sont un moyen de se procurer un excédent de population ; ils sont utiles tant qu’ils ne sont point onéreux à la masse des hommes, qu’on peut regarder comme le fond d’une nation ; au lieu que le commerce qui s’occupe de l’exportation des denrées nationales, doit être favorisé sans restriction. Il n’en coûte jamais un écu à l’état qu’il n’en retire dix & plus ; le remboursement du contingent qu’a fourni chaque particulier lui revient plus rapidement & avec un plus gros profit, parce que tout appartient à la terre directement ou à la main-d’oeuvre. D’un autre côté, la quantité des denrées nationales ne s’accroît jamais sans augmenter la masse des hommes, qui peuvent être regardés comme le fond de la nation.

Il est difficile, dans une île considérable dont les atterrages sont faciles, de prévenir l’introduction des grains étrangers. Ainsi il faut conclure que la gratification devroit être momentanée & réglée, d’après les circonstances, sur le prix des grains dans les pays qui en vendent en concurrence. Alors l’opération seroit véritablement salutaire, & digne du principe admirable dont elle émane.

Peut-être pourroit-on dire encore que cette gratification ne tombe  pas toujours aussi immédiatement au profit des laboureurs qu’il le sembleroit d’abord ; car dans les années abondantes, où l’on achète les grains pour les magasiner, en attendant l’occasion de les exporter, il n’est pas naturel de penser que les acheteurs, toujours en plus petit nombre que les vendeurs, en tiennent compte à ceux-ci sur le prix de leurs achats. Dans un pays où un très-petit nombre de cultivateurs auroit le moyen de garder ses grains, la gratification s’éloigneroit encore plus de Ia terre.

J’ai remarqué comme un désavantage de la trop grande concurrence extérieure, que l’Angleterre fournit aux ouvriers étrangers du pain à meilleur marché qu’aux siens propres : c’est une affaire de calcul. Si nous y supposons le froment à 42 schel. 3 s. sterl. prix commun depuis cinquante-sept années, il est clair qu’il peut être vendu en Hollande, en Flandres, à Calais, à Bordeaux même, à 40 sc. 3 s. sterl. avëc un bénéfice honnête. La gratification est de 5 schelings par quarter ; le fret & les assurances n’iront pas à plus de 2 sch. par quarter ; il restera encore un profit d’un scheling, c’est-à-dire, de 3 % dans une affaire qui ne dure pas plus d’un mois, & dans un pays où l’intérêt de l’argent est à 3% par an.

Je n’ignore point qu’on repliquera que, par ce moyen, l’Angleterre décourage l’agriculture dans les autres pays. Mais ce raisonnement est plus spécieux que solide, si le prix commun des grains en Angleterre est assez haut, pour que les autres peuples n’y aient recours que lorsqu’ils éprouvent chez eux de grandes diminutions de récolte. Or cela est de fait, du moins à l’égard de la France. Nous avons déjà observé que le prix commun du froment en Angleterre a été de 42 sch. 3 sols sterl. le quarter, c’est-à-dire, de 49 liv. 12 s. 10 den. de notre monnoie depuis cinquante-sept années ; ce qui revient à 24 liv. 16 sols 5 den. le septier de Paris, qui passe pour être de 240 livres p. & qui, dans le fait, n’excède point 230 liv. p. si j’en crois des personnes éclairées sur cette matière. Son prix commun n’a été en Brie que de 18 liv. 13 s. 8 den. pendant les quarante années écoulées depuis 1706 jusq’en 1745, malgré la famine de 1709, la disette de 1740 & 1741, & les chertés de 1713, 1723, 4, 5, 6, & de 1739. (Voyez Essai sur les monnoies, ou réflexions sur le rapport entre l’argent & les denrées.). Ainsi la subsistance des françois commence à devenir difficile, lorsque l’Angleterre nous fournit du blèd à son prix commun. Pour trouver la raison de cette différence sur le prix des deux royaumes, il faut remonter à un principe certain.

Deux choses règlent dans un état le prix des salaires ; d’abord le prix de la subsistance, ensuite le profit des diverses occupations du peuple par l’augmentation successive de la masse d’argent que fait entrer le commerce étranger.

Tant que l’Angleterre prohiba la sortie des grains, ou n’envisagea point l’agriculture du côté du commerce, elle fut exposée à des disettes très-fréquentes : la subsistance des ouvriers étant chère, les salaires y furent chers dans la même proportion. D’un autre côté, ayant peu de concurrens dans son travail d’industrie, elle ne laissa pas de faire en peu d’années de très-grands profits dans son commerce étranger : l’argent qu’il produisoit se répartissant entre les ouvriers occupés par le travail d’industrie, augmenta encore leurs salaires, en raison de la demande des étrangers & de la concurrence des ouvriers. Lorsque, plus éclairée sur ses véritables intérêts, cette nation envisagea l’agriculture comme objet de commerce, elle sentit qu’il étoit impossible, en ramenant l’abondance des grains, de diminuer sur les salaires ce que la cherté de la subsistance y avoit ajouté. Pour ranimer la culture, il falloit aussi que cette profession se ressentît comme les autres de l’augmentation de la masse de l’argent : car, sans cet équilibre, aussi juste que nécessaire, le législateur perd ou des hommes, ou un genre d’occupation. Ainsi l’état laissa jouir les terres du haut prix des grains, que les salaires des autres classes du peuple pouvoient porter.

En France au contraire la sortie des grains n’a jamais été aussi libre, que dans le temps où l’Angleterre suivoit les principes contraires : les salaires y étoient moins chers, & réciproquement les frais de culture à meilleur marché. Depuis 1660 environ, les guerres fréquentes que la France a eu à soutenir & ses nombreuses armées, ont paru exiger que les permissions de sortir les grains fussent restreintes : cependant ce n’a jamais été pendant de longs intervalles ; cette incertitude & l’alternative de quelques chertés ont un peu entretenu l’espérance du laboureur. Le labourage n’a pas laissé de diminuer, puisqu’une bonne récolte ne rend aujourd’hui que la subsistance d’une année & demie ; au lieu qu’autrefois elle suffisoit à la nourriture de plus de deux années, quoique le peuple fût plus nombreux. Mais l’attention continuelle que le gouvernement a toujours eu de forcer par diverses opérations, le pain de rester à bas prix, jointe à la bonté de nos terres, aux alternatives de chertés & de permissions d’exporter les grains, ont empêché les salaires d’augmenter à un certain point à raison de la subsistance. D’un autre côté, nos augmentations sur les monnoies ont beaucoup diminué la masse d’argent que la balance du commerce faisoit entrer annuellement : ainsi les ouvriers occupés par le travail d’industrie, n’ont pas eu à partager, entr’eux annuellement une masse d’argent proportionnée à celle qu’ils avoient commencé à recevoir, lors de la première époque de notre commerce, ni dans la même proportion que les ouvriers de l’Angleterre, depuis l’établissement de son commerce jusqu’en 1689. D’où il s’enfuit que le prix des grains doit être plus cher dans ce pays qu’en France ; qu’il le seroit encore davantage si la culture n’y avoit augmenté à la faveur de son excellente police & de la diminution des intérêts de l’argent ; enfin que lorsque toutes les terres de l’Angleterre seront en valeur, si la balance du commerce lui est annuellement avantageuse, il faudra nécessairement, non-seulement que l’intérêt de l’argent y diminue encore, mais que le prix des grains y remonte à la longue, sans quoi l’équilibre si nécessaire entre les diverses occupations du peuple n’existera plus. S’il cessoit d’exister, l’agriculture rétrograderait insensiblement ; & si l’on ne conservait pas de bons mémoires du temps, on pourroit penser dans quelques siècles que c’est la sortie des grains qui est la cause des disettes.

De tout ce que nous venons de dire, on doit conclure, en examinant la position & les intérêts de la France, que la méthode employée par les Anglois pourroit lui être très-avantageuse, mais que la manière d’opérer doit être fort différente.

Elle est obligée d’entretenir pour sa défense un grand nombre de places fortes, des armées de terre très-nombreuses, & une multitude de matelots. Il est nécessaire que la denrée la plus nécessaire à la subsistance des hommes soit à bon marché, ou que l’état augmente considérablement ses dépenses. L’étendue de nos terres est si considérable, qu’une partie des ouvrages de nos manufactures a des trajets longs & dispendieux à faire par terre ; il est essentiel que la main d’œuvre se soutienne parmi nous à plus bas prix qu’ailleurs. Le pain est la principale nourriture de nos artisans : aucun peuple ne consomme autant de bleds relativement à la population. Tant que nos denrées de première nécessité se maintiendront dans cette proportion, le commerce & les manufactures, si on les protège, nous procureront annuellement une balance avantageuse, qui augmentera notre population ou la conservera ; qui donnera à un plus grand nombre d’hommes les moyens de consommer abondamment les denrées de deuxième, troisième & quatrième nécessité que produit la terre, & qui enfin, par l’augmentation des salaires, augmentera la valeur du bled même.

D’un autre côté, il est juste & indispensable d’établir l’équilibre entre les diverses classes & les diverses occupations du peuple. Les grains sont la plus forte partie du produit des terres comme la plus nécessaire : ainsi la culture des grains doit procurer au cultivateur un bénéfice capable de le maintenir dans sa profession, & de le dédommager de ses fatigues.

Ce qui paroît le plus avantageux, est donc d’entretenir continuellement le prix des grains, autour de ce point juste auquel le cultivateur est encouragé par son gain, tandis que l’artisan n’est point forcé d’augmenter son salaire pour se nourrir ou se procurer une meilleure subsistance. Ce ne peut jamais être l’effet d’une gestion particulière, toujours dangereuse & suspecte : mais la police générale de l’état peut y conduire.

Le premier moyen est, sans contredit, d’établir une communication libre au-dedans entre toutes les provinces. Elle est essentielle à la subsistance facile d’une partie des sujets. Nos provinces éprouvent entr’elles de si-grandes différences par rapport à la nature du sol & à la variété de la température, que quelques-unes ne recueillent pas en grains la moitié de leur subsistance dans les meilleures années. Elles sont telles, ces différences, qu’il est physiquement impossible que la récolte soit réputée abondante dans toutes à la fois. Il semble que la providence ait voulu, par ce partage heureux, nous préserver des disettes, en même-tems qu’elle multiplioit les commodités. C’est donc aller contre l’ordre de la nature, que de suspendre ainsi la circulation intérieure des grains. Ce sont les citoyens d’un même état, ce sont les enfans d’un même père qui se tendent mutuellement une main secourable ; s’il leur est défendu de s’aider entr’eux, les uns seront forcés d’acheter cher des secours étrangers, tandis que leurs frères vivront dans une abondance onéreuse.

Parmi tous les maux dont cet état de prohibition entre les sujets est la source, ne nous arrêtons que sur un seul. Je parle du tort qu’il fait à la balancé générale du commerce, qui interesse la totalité des terres & des manufactures du royaume. Car lorsque les communications sont faciles, le montant de cette balance se repartit entre chaque canton, chaque ville, chaque habitant : c’est à quoi on ne réfléchit pas assez. L’inégalité des saisons & des récoltes ne produit pas aussi souvent l’inégalité des revenus, que le fait celle de la balance. Dans le premier cas, le prix supplée assez ordinairement à la quantité ; &, pour le dire en passant, cette remarque seule nous indique qu’un moyen assuré de diminuer la culture des terres, le nombre des bestiaux & la population, c’est d’entretenir par une police forcée, les grains à très-bas prix ; car le laboureur n’aura pas plutôt apperçu qu’en semant moins il peut se procurer le même revenu qu’il cherchera à diminuer ses frais & ses fatigues, d’où résultera toujours de plus en plus la rareté de la denrée.

Dans le second cas, le cultivateur ne trouve plus le prix ordinaire de ses grains, de sa laine, de ses troupeaux, de ses vins ; le propriétaire est payé difficilement de sa rente, & cette rente baisseroit si la balance étoit désavantageuse pendant un petit nombre d’années seulement. L’ouvrier travaille moins, ou est forcé par le besoin de diminuer son salaire raisonnable, parce que la quantité de la substance qui avoit coutume de vivifier le corps politique est diminuée. Tel est cependant le premier effet de l’interdiction dans une province. C’est un tocsin qui répand l’alarme dans les provinces voisines ; les grains se resserrent ; la frayeur, en grossissant les dangers, multiplie les importations étrangères & les pertes de l’état.

Avant de se résoudre à une pareille démarche, il ne suffit pas de connoître exactement les besoins & les ressources d’une province ; il faudroit être instruit de l’état de toutes les autres dont celle-ci peut devenir l’entrepôt. Sans cette recherche préliminaire, l’opération n’est appuyée sur aucun principe : le hasard seul en rend les effets plus ou moins funestes.

Je conviens cependant que, dans la position actuelle des choses, il est naturel que les personnes chargées de conduire les provinces s’efforcent, dans le cas d’un malheur général, d’y soustraire la portion du peuple qui leur est confiée. J’ajoute encore que les recherches que j’ai supposées essentiellement nécessaires, & qui le sont, exigent un temps quelquefois précieux ; que le fruit en est incertain, à moins qu’il n’y ait un centre commun où toutes les notions particulières se réunissent, & où l’on puisse les consulter ; que le prix des grains n’est pas actuellement une règle sûre, soit parce que nos cultivateurs pour la plûpart ne sont pas en état de les garder, soit parce qu’il est assez ordinaire, dans les mauvaises récoltes, que les grains aient besoin d’être promptement consommés. Enfin j’avouerai qu’en voyant le mieux, il est impossible de le faire : c’est une justice que l’on doit au zèle & à la vigilance des magistrats qui président à nos provinces.

Il s’agit donc d’appliquer un remède convenable à ces inconvéniens forcés ; & comme tous les membres d’un état sont en société, le remède doit être général : il est trouvé. Un citoyen généreux dont la sagacité s’exerçoît avec autant de succès que de courage & de dépense sur les arts utiles à sa patrie, nous a proposé l’unique expédient capable de perfectionner notre police sur les grains, en même-temps qu’il en a facilité l’exécution par ses découvertes. On sent que je parle de M. Duhamel du Monceau, & de son excellent traité de la conservation des grains.

La multiplicité des magasins de bled particuliers est la première opération nécessaire pour entretenir l’abondance dans le royaume, maintenir le prix dans un cercle à-peu-près égal, & procurer en tout temps un bénéfice honnête au laboureur.

Un axiôme de commerce pratique, connu de tout le monde, c’est que la denrée est à bas prix s’il y a plus d’offreurs que de demandeurs. Si le grain est à bas prix, le recouvrement des revenus publics & particuliers languit ; le travail est suspendu : quelle ressource reste-t-il dans ces circonstances à l’état, que d’ouvrir ses ports aux étrangers qui veulent acheter ses grains, afin d’augmenter le nombre des demandeurs ?

Les étrangers consomment le grain ou le magasinent. Si c’est pour leur consommation qu’ils l’exportent, la quantité est borrnée, parce que plusieurs pays abondans les fournissent en concurrence. Si c’est pour magasiner, les achats sont en raison du bas prix, & si rapides, qu’on n’est averti souvent de l’excès que par ses effets. Chaque cultivateur affamé d’argent s’est empressé de vendre pour satisfaire son besoin pressant, & sans en prévoir de plus grand. Une mauvaise récolte survient, les étrangers nous revendent cher cette même denrée, dont nous leur avons abandonné le monopole.

Si les sujets eussent formé la même spéculation, non-seulement l’inconvénient public d’une balance ruineuse pendant la disette lui eût été épargné, mais les inconvéniens particuliers qui sont une suite, soit du trop bas prix des grains, soit de leur prix excessif, & souvent pour plusieurs années, n’eussent point existé.

Car si nous supposons que dans chaque province, plusieurs particuliers fassent, dans les années abondantes, des amas de bled, la concurrence sera bien mieux établie que lorsque 80 ou 100 négocians de Hollande feront acheter la même quantité par un petit nombre de commissionnaires. Il y aura donc plus de demandeurs, conséquemment le prix haussera. Il est d’autant plus certain que cela s’opérera ainsi, que ces mêmes quatre-vingt ou cent négocians de Hollande ne laisseront pas de chercher, comme auparavant, à profiter du bas prix dans les premiers mois qui suivront la récolte.

Le passage de la révolution causée par la surabondance sera évidemment si promt, qu’il ne pourra porter aucun préjudice au cultivateur, il jouira au contraire de toute sa richesse, & il en jouira en sûreté. Car si la récolte suivante vient à manquer, chacun saura que tels & tels greniers sont pleins : la faim d’imagination plus effrénée que l’autre peut-être, n’apportera aucun trouble dans l’ordre public. Tandis que d’un côté les demandeurs seront tranquilles, parce qu’ils sauront qu’il y a de quoi répondre à leur demande ; les possesseurs du grain instruits comme les autres de l’état des provisions, appréhenderont toujours de ne pas profiter assez-tôt de la faveur qu’aura pris la denrée. Ils vendront de temps en temps quelques parties pour mettre au moins leur capital à couvert : la concurrence des parties exposées en vente, arrêtera continuellement le surhaussement des prix, & accroîtra la timidité des vendeurs.

Le seul principe de la concurrence donne la marche sûre de ces diverses opérations, tant ses ressorts sont actifs, & puissans.

La pratique d’un système si simple ne peut rencontrer que trois difficultés ; la contradiction des loix, le préjugé populaire contre la garde des bleds, & le défaut de confiance.

Si la nécessité d’envisager l’agriculture comme un objet de commerce a été démontrée aussi clairement que je l’espère, il faut conclure que les loix qui gênent le commerce intérieur des grains, sont incompatibles avec la prospérité de l’agriculture.

L’objet du commerce est certainement d’établir l’abondance des denrées ; mais l’objet du commerçant est de gagner. Le premier ne peut être rempli que par le second, ou par l’espérance qu’on en conçoit. Quel profit présentera une spéculation sur des denrées qu’il est défendu de garder jusqu’à ce qu’elles renchérissent ? Trois & quatre moissons abondantes de suite ne sont point un spectacle nouveau pour la France ; on remarque même que ce n’est qu’après ces surabondances réitérées, que nous avons éprouvé nos grandes disettes.

La loi qui défend de garder des grains plus de trois ans, a donc dû opérer le contraire de ce qu’elle s’étoit proposé. Je n’ai garde cependant de soupçonner qu’elle manquât d’un motif très-sage : le voici.

L’humidité de nos hyvers & de la plûpart de nos terreins à bled, est très-contraire à la conservation des grains. L’ignorance ou la pauvreté de nos cultivateurs hâtoient encore les effets pernicieux de la mauvaise disposition des saisons, par le peu de soins qu’ils employoient à leurs greniers. L’espérance cependant qui préside presque toujours aux conseils des hommes, prolongeoit la garde jusqu’à des temps où la vente seroit plus avantageuse, & la perte se multiplioit chaque jour. Enfin ces temps si attendus arrivoient, les greniers s’ouvroient ; une partie du dépôt se trouvoit corrompue. Quelques précautions qu’on prît pour en dérober la connoissance au peuple lorsqu’on la jettoit dans les rivieres, il étoit impossible qu’une marchandise d’aussi gros volume se cachât dans le transport. Ce spectacle sans doute perçoit le cœur des pauvres, & avec raison ; ils se persuadoient le plus souvent que ces pertes étoient une ruse pour renchérir leur subsistance ; l’incertitude même des faits, le mystère qui les accompagnoit, tout effarouchoit des imaginations déjà échauffées par le sentiment du besoin.

Cette réflexion développe toute la richesse du présent que M. Duhamel a fait à sa patrie. Il a prévenu d’une manière simple, commode, & trés-peu coûteuse, ces mêmes inconvéniens qui avoient excité le cri général, & même armé les loix contre la garde des bleds.

Ajoutons encore qu’il est difficile que les réglemens ne portent l’empreinte des préjugés du siécle qui les a dictés. C’est au progrès de l’esprit de calcul qu’est attaché leur destruction.

Les raisonnemens que nous avons employés jusqu’à présent, démontrent combien sont fausses les préventions populaires sur les profits qui se font dans le commerce des grains. Sans ces profits, le commerce seroit nul, sans commerce point d’abondance. Nous n’insisterons pas non plus sur la frayeur ridicule qu’inspirent les usuriers, dont les amas sont ou médiocres ou considérables : s’ils sont médiocres, ils ne font pas grand tort, s’ils sont d’un gros volume, ils sont toujours sous la main de la police.

Mais il ne suffit pas d’opposer des raisons à ces sortes d’erreurs : c’est un ouvrage réservé au législateur de réformer l’esprit national. Il y parviendra sûrement en honorant & en favorisant ceux qui entreront dans ses vûes.

Nous avons même déjà fait quelques pas vers les bons principes sur le magasinage des grains. Il y a quelques années que la sagesse du ministère ordonna aux communautés religieuses du royaume de conserver toujours des provisions de grains pour trois ans. Rien n’étoit mieux pensé, ni d’une exécution plus facile. Dans les années abondantes, cette dépense n’ira pas au double de l’approvisionnement d’une année au prix commun. Dès-lors toute communauté est en état de remplir cette obligation, à moins qu’elle ne soit obérée ; dans ce cas, l’ordre public exige qu’elle soit supprimée pour en réunir les biens à un autre établissement religieux.

À cet expédient on en ajouta un encore plus étendu : on a astreint les fermiers des étapes à entretenir pendant leur bail de trois ans, le dépôt d’une certaine quantité de grains dans chaque province.

Voilà donc des magasins de bled avoués, ordonnés par l’état. Les motifs de ces réglemens & les loix de la concurrence, toujours réciproquement utiles aux propriétaires & aux consommateurs des denrées, nous conduisent naturellement à une reforme entiere.

Un édit par lequel le prince encourageroit, soit par des distinctions, soit dans les commencemens par quelque légère récompense, les magasins d’une certaine quantité de grains, construits suivant la nouvelle méthode, sous la clause cependant de les faire enregistrer chez les subdélégués des intendans, suffiroit pour détruire le préjugé national. Pour peu que le préambule présentât quelque instruction aux gens simples & ignorans parmi le peuple, ce jour seroit à jamais béni dans la mémoire des hommes. On ne peut pas dire que nos provinces manquent de citoyens assez riches pour ces spéculations. Avec une légère connoissance de leur état, on sait que tout l’argent qui s’y trouve ne circule pas. C’est un malheur bien grand sans-doute, & les profits du commerce des grains passent pour être si-sûrs, que c’est peut-être le meilleur moyen de restituer à l’aisance publique ces trésors inutiles. D’ailleurs suivons le principe de la concurrence, il ne peut nous égarer : ce ne seront pas des greniers immenses qui seront utiles, mais un grand nombre de greniers médiocres ; c’est même où l’on doit tendre, c’est sur ceux-là que devroit porter la gratification si l’on jugeoit à propos d’en accorder une.

Le défaut de confiance est la troisième difficulté qui pourroit se présenter dans l’exécution ; il auroit sa source dans quelques exemples qu’on a eus, de greniers ouverts par autorité. Il faut sans doute que le danger soit pressant pour justifier de pareilles opérations : car un grenier ne peut disparoître d’un moment à l’autre, sur-tout s’il est de nature à attirer l’attention du magistrat. Il faut du moins convenir qu’on eût été dispensé de prendre ces sortes de résolutions, si de pareils greniers eussent été multipliés dans le pays. Ainsi la nature même du projet met les supérieurs à l’abri de cette nécessité toujours fâcheuse, & les particuliers en sûreté. La confiance ne sera jamais mieux établie cependant, que par une promesse solennelle de ne jamais forcer les particuliers à l’ouverture des greniers enregistrés. Ce réglement seul les porteroit à remplir une formalité aussi intéressante, d’après laquelle on pourroit, suivant les circonstances, publier à propos des états.

Comme il faut commencer & donner l’exemple, peut-être seroit-il utile d’obliger les diverses communautés de marchands & d’artisans dans les villes, à entretenir chacune un grenier, ou d’en réunir deux ou trois pour le même objet. Presque toutes ces communautés sont riches en droits de marque, de réception, & autres : il en est même qui le sont à l’excès aux dépens du commerce & des ouvriers, pour enrichir quelques jurés. Enfin toutes ont du crédit ; & la spéculation étant lucrative par elle-même, ne peut être onéreuse aux membres. Il seroit à propos que ces communautés administrassent par elles-mêmes leurs greniers, & que le compte de cette partie se rendît en public devant les officiers de la ville.

Lorsqu’une fois l’établissement seroit connu par son utilité publique & particulière, il est à croire que l’esprit de charité tourneroit de ce côté une partie de ses libéralités : car la plus sainte de toutes les aumônes est de procurer du pain à bon marché à ceux qui travaillent.

Les approvisionnemens proposés, & ceux de nos îles à sucre, avec ce qu’emporte la consommation courante, assure déjà au cultivateur un débouché considérable de sa denrée dans les années abondantes. Mais pour que cette police intérieure atteigne à son but, il faut encore qu’elle soit suivie & soutenue par la police extérieure.

L’objet du législateur est d’établir, comme nous l’avons dit plus haut, l’équilibre entre la classe des laboureurs & celle des artisans.

Pour encourager les laboureurs, il faut que leur denrée soit achetée au milieu de la plus grande concurrence possible dans les années abondantes.

Il est essentiel que la plus grande partie de ces achats soit faite par leurs concitoyens : mais ceux-ci ne seront invités à faire des amas que par l’esperance du bénéfice.

Ce bénéfice dépend des récoltes inégales, & de la diminution de la masse des grains dans une certaine proportion avec le besoin.

D’un côté, il n’est pas ordinaire que sept années se passent sans éprouver des récoltes inégales : d’un autre côté, on voit souvent plusieurs bonnes moissons se succéder. Si les grains ne sortent jamais, la diminution de la masse des grains sera insensible ; il n’y aura point de profit à les garder, point de greniers établis, plus d’abondance ; ou bien il en résultera un autre mauvais effet : si les grains sont à vil prix, les plus précieux seront indifféremment destinés à la nourriture des animaux, qui pouvoient également être engraissés avec d’autres espèces. Ces moindres espèces étant ainsi avilies, les terres mauvaises ou médiocres qui les produisent seront abandonnées ; voilà une partie considérable de la culture anéantie.

La diminution de la masse des grains, après une moisson abondante, ne peut donc s’opérer utilement que par les achats étrangers.

Il doit donc y avoir des permissions d’exporter les grains, pour parvenir à s’en procurer une quantité suffisante aux besoins, & établir l’équilibre sur les prix.

Une question se présente naturellement ; c’est de déterminer la quantité qui doit sortir.

Je répondrai que c’est précisément celle qui assûre un bénéfice à nos magasiniers de grains, sans gêner la subsistance des ouvriers, des matelots, & des soldats.

C’est donc sur le prix du pain ou des grains qu’il convient de régler l’exportation, & ce prix doit être proportionné aux facultés des pauvres.

Établissons des faits qui puissent nous guider. Le prix commun du septier de froment pesant 230 liv. s’est trouvé de 18 liv. 13 s. 8 den. depuis 1706, jusqu’en 1745 inclusivement : mais depuis 1746, il paroît que le prix commun a été de 19 à 20 liv. supposons de 19 liv. 10 s. Tant que ce prix ne sera point excédé, ni celui des autres grains en proportion, il est à croire que le pain sera à bon marché sur le pied des salaires actuels.

Deux tiers de la récolte sont réputés fournir la masse de grains, nécessaire à la subsistance de la nation. Mais il est dans la nature des choses, que les prix augmentent au delà du prix commun de 19 liv. 10 s. lorsqu’il ne se trouve que cette quantité juste. Ceux qui font le commerce des grains, si on leur suppose la plus petite intelligence de leur profession, amasser dans leurs magasins, outre ce qu’ils destinent à leur débit journalier, une quantité réservée pour les cas fortuits, jusqu’à ce que les apparences de la récolte suivante les décident. Le risque d’une pareille spéculation est toujours médiocre, si les grains ont été achetés à bon compte. Dès que les apparences promettent une augmentation de prix, le grain devient plus rare dans les marchés, parce que plusieurs forment à l’insçu les uns des autres le même projet ; & à toute extrêmité chacun se flate de ne pas vendre, même en attendant, au-dessous du prix actuel. Le prix des bleds doit donc augmenter au-delà du prix commun, lorsque la quantité existante se trouve bornée dans l’opinion commune au nécessaire exact : ceux qui connoissent ce commerce ne me dédiront pas.

Évaluons ces réserves de marchandises à un 6e. seulement, lorsque les fromens sont à leur prix commun de 19 liv. 10 s. le septier & les autres grains à proportion. De ce raisonnement on pourra inférer qu’au prix de 16 l. 5 s. le septier de froment, & en proportion celui des autres grains, il se trouve dans le royaume pour une demi-année de subsisstance au-delà de la quantité nécessaire, ou deux sixièmes de bonne récolte. Ainsi, quand même la récolte suivante ne seroit qu’au tiers, on n’auroit point de disette à éprouver. Le peuple alors fait un plus grand usage de châtaignes, de bled-noir, millet, pois, fèves, &c. ce qui diminue d’autant la consommation des autres grains.

La multiplicité des greniers accroîtroit infiniment ces réserves ; & quand même il n’y en auroit que le double de ceux qui existent aujourd’hui, la ressource dureroit deux années : ce qui est moralement suffisant pour la sûreté de la subsistance à un prix modéré.

Il paroîtroit donc que leprix de 16 l. 5 s. le setier de froment, seroit le dernier terme auquel on pourroit en permettre la sortie pour l’étranger. Peut-être seroit-il convenable, pour favoriser un peu les terres médiocres qui ont besoin d’un plus grand encouragement, de ne pas suivre exactement la proportion sur le méteil, le seigle & l’orge. On pourroit fixer le prix de la sortie du méteil au-dessous de 14 liv. 5 sols, celle du seigle au-dessous de 13 livres, celle de l’orge au-dessous de 10 liv. le septier. Le prix commun du septier d’avoine, de quatre cents quatre-vingt liv. pesant, s’étant trouvé pendant quarante ans de 12 livres environ, on en pourroit permettre l’extraction au-dessous du prix de 11 liv.

Si nous supposons à présent les greniers remplis dans un temps d’abondance, lorsque le froment seroit à 14 livres le septier ; le bénéfice qu’on en pourroit espérer, avant même que le prix annonçât la défense de l’exportation, seroit de 17%. La spéculation étant évidemment avantageuse, les spéculateurs ne manqueroient point.

À ce même prix le laboureur qui n’est pas en état de garder, trouveroit encore assez de profit dans sa culture pour la continuer & l’augmenter ; car je suppose une année abondante où la récolte des terres moyennes seroit de quatre pour un par arpent. Le froment à ce prix, & les menus grains à proportion, la récolte de trois années produiroit, suivant l’ancienne culture 88 liv. la dépense va à 45 livres, ainsi resteroient pour le fermage, le profit du cultivateur & les impôts, 43 liv. sans compter le profit des bestiaux ; c’est-à-dire que les impôts étant à 3 s. pour livre, pour que l’arpent fût affermé 7 liv. 10 s. par an, il faudroit que le cultivateur se contentât par an de 36 s. de bénéfice & du profit des bestiaux. Comme, d’un autre côté, il est beaucoup de terres capables de produire du froment, qui exigeront plus de 45 liv. de dépense par arpent en trois années, & qui rapporteront moins de 88 l. même dans les bonnes moissons, il s’ensuit évidemment qu’il est à souhaiter que jamais le froment ne soit acheté au-dessous de 14 liv. le septier, lorsque l’impôt sur les terres est à 3 sols pour livre, & ainsi de suite ; sans quoi l’équilibre de cette profession avec les autres sera anéanti, beaucoup de terres resteront en friche, & beaucoup d’hommes sans subsistance. La concurrence intérieure & extérieure des acheteurs bien combinée, est seule capable de garantir les grains de cet avilissement, tandis qu’elle conservera aux autres ouvriers l’espérance de ne jamais payer le froment, dans les temps de rareté, au-dessus de 21 à 22 liv. le septier : car à la demi-année de subsistance d’avance que nous avons trouvée devoir exister dans le royaume quand le froment est à 16 liv. 5 s. le septier, il faut ajouter l’accroissement naturel des récoltes, lorsqu’une fois le laboureur sera assuré d’y trouver du bénéfice. Aussi je me persuade que si jamais on avoit fait pendant sept à huit ans l’expérience heureuse de cette méthode, il seroit indispensable, pour achever d’établir la proportion entre tous les salaires, d’étendre la permission des exportations jusqu’au prix de 18 & même 19 l. Également si la France, fait un commerce annuel de deux cents millions, & qu’elle en gagne vingt-cinq par la balance, il est clair que dans quarante ans il faudroit, indépendamment des réductions d’intérêt de l’argent, étendre encore de quelque chose la permission d’exporter les grains, ou bien la classe du laboureur seroit moins heureuse que les autres.

Au prix que nous venons de proposer, l’état n’auroit pas besoin de donner des gratifications pour l’exportation, puisque leur objet principal est de mettre les négocians en état de vendre en concurrence dans les marchés étrangers ; mais il seroit très-convenable de restreindre la faculté de l’exportation des grains aux seuls vaisseaux françois, & construits en France. Ces prix sont si bas, que la cherté de notre fret ne nuiroit point à l’exportation ; & pour diminuer le prix du fret, ce qui est essentiel, les seuls moyens sont l’accroissement de la navigation & la diminution de l’intérêt de l’argent.

On objectera peut-être à ma dernière proposition que, dans le cas où les capitaux seroient rares dans le commerce, ce seroit priver le cultivateur de sa ressource.

Mais les capitaux ne peuvent désormais être rares dans le commerce, qu’à raison d’un discrédit public. Ce discrédit seroit occasionné par quelque vice intérieur : c’est où il faudroit nécessairement remonter. Dans ces circonstances funestes, la plus grande partie du peuple manque d’occupation ; il convient donc, pour conserver sa population, que la denrée de première nécessité soit à très-vil prix ; il est dans l’ordre de la justice qu’un désastre public soit supporté par tous. D’ailleurs si les uns resserrent leur argent, d’autres resserrent également leurs denrées : des exportations considérables réduiroient le peuple aux deux plus terribles extrémités à la fois, la cessation du travail & la cherté de la subsistance.

La réduction des prix de nos ports & de nos frontières sur les prix proposés, relativement aux poids & mesures de chaque lieu, est une opération très-facile, & encore plus avantageuse à l’état, par deux raisons.

1o. Afin d’égaler la condition de toutes les provinces, ce qui est juste.

2o. Afin d’éviter l’arbitraire presqu’inévitable autrement. Dès ce moment, l’égalité de condition cesserait entre les provinces ; on perdroit tout le fruit de la police, soit intérieure, soit extérieure, qui ne peuvent jamais se soutenir l’une sans l’autre.

À l’égard des grains venant de l’étranger, c’est une bonne police d’en prohiber l’importation pour favoriser ses terres : la prohibition peut toujours être levée, quand la nécessité l’ordonne. Nous n’avons point à craindre que les étrangers nous en refusent ; & si, par un événement extraordinaire au-dessus de toutes les loix humaines, l’état se trouvoit dans la disette, il peut se reposer de sa subsistance sur l’appas du gain & la concurrence de ses négocians. La circonstance seule d’une guerre, & d’une guerre malheureuse par mer, peut exiger que le gouvernement se charge en partie de ce soin.

Il ne seroit pas convenable cependant de priver l’état du commerce des grains étrangers, s’il présente quelque profit à ses navigateurs. Les ports francs sont destinés à faire au-dehors toutes les spéculations illicites au-dedans. Avec une attention médiocre il est très-facile d’arrêter dans leur enceinte toutes les denrées, qu’il seroit dangereux de communiquer au reste du peuple, sur-tout lorsqu’elles sont d’un volume aussi considérable que les grains. Il suffit de le vouloir, & de persuader à ceux qui sont chargés d’y veiller, qu’ils sont réellement payés pour cela.

Ainsi, en tout temps, on pourroit en sûreté laisser les négocians de Dunkerque, de Bayonne & de Marseille entretenir des greniers de grains du Nord, de Sicile ou d’Afrique, pour les réexporter en Italie, en Espagne, en Portugal, en Hollande, mais jamais en France hors de leur ville. Ces dépôts, s’il s’en formoit de pareils, ne pourroient que contribuer à nous épargner les révolutions sur les prix, en rassurant l’imagination timide des consommateurs.

Les personnes qui compareront les prix de l’Angleterre avec ceux que je propose, regretteront sans doute de voir nos terres aussi éloignées d’un pareil produit en grains : outre que ce n’est pas nous priver de cette espérance, les principes que nous avons établis au commencement, calmeront en partie ces regrets. Il est essentiel de conserver notre main-d’œuvre à bon marché jusqu’à un certain point, & sans gêne cependant, tant que l’intérêt de notre argent sera haut : notre commerce extérieur en sera plus étendu ; les richesses qu’il apporte augmentent le nombre des consommateurs de la viande, du vin, du beurre, enfin de toutes les productions de la terre de seconde, troisième & quatrième nécessité. Ces consommations payent des droits qui soulagent la terre ; car, dans un pays où il n’y auroit point de productions de l’industrie, ce seroit la terre qui payeroit seule les impôts. Réciproquement les manufactures augmentent avec la multiplication des bestiaux, & celle ci fertilise les terres.

Nous avons encore remarqué que l’état est obligé d’entretenir un nombre très considérable de matelots & de soldats ; il est infiniment avantageux qu’ils puissent subsister avec leur paye médiocre, sans quoi les dépenses publiques s’accroîtront, & les taxes avec elles.

Ce n’est point non plus sur la quantité d’argent qu’on peut comparer l’aisance des sujets de deux états. Cette comparaison doit être établie sur la nature & la quantité des commodités qu’ils sont en état de se procurer, avec la somme respective qu’ils possèdent.

Si la circulation de nos espèces est établie au même point que l’est en Angleterre celle des valeurs représentatives ; si nos terres ne sont pas plus chargées dans la proportion de leur revenu, si le recouvrement des taxes est aussi favorable à l’industrie du laboureur, notre agriculture fleurira comme la leur ; nos récoltes seront aussi abondantes, à raison de l’étendue, de la fertilité des terres réciproques ; le nombre de nos cultivateurs se trouvera dans la même proportion avec les autres classes du peuple, & enfin ils jouiront de la même aisance que ceux de l’Angleterre.

Cette observation renferme plusieurs des autres conditions qui peuvent conduire l’agriculture à sa perfection. Les principes que nous avons présentés sur l’objet le plus essentiel de la culture, ont besoin eux-mêmes d’être secondés par d’autres, parce que les hommes étant susceptibles d’une grande variété d’impressions, le législateur ne peut les amener à son but que par une réunion de motifs. Ainsi la meilleure police sur les grains ne conduirait point seule la culture à sa perfection, si d’ailleurs la nature & le recouvrement des impôts ne donnoient au cultivateur l’espérance, &, ce qui est plus sûr, n’établissoient dans son esprit l’opinion que son aisance croîtra avec ses travaux, avec l’augmentation de ses troupeaux, les défrichemens qu’il pourra entreprendre, les méthodes qu’il pourra employer pour perfectionner son art, enfin avec l’abondance des moissons que la providence daignera lui accorder. Dans un pays où le laboureur se trouveroit entre un maître avide qui exige rigoureusement le terme de sa rente, & un receveur des droits que pressent les besoins publics, il vivroit dans la crainte continuelle de deux exécutions à la fois ; une seule suffit pour le ruiner & le décourager.

Si le colon ne laisse rien pour la subsistance de l’abeille dans la ruche où elle a composé le miel & la cire, lorsqu’elle ne périt pas elle se décourage, & porte son industrie dans d’autres ruches.

La circulation facile des denrées est encore un moyen infaillible de les multiplier. Si les grands chemins n’étoient point sûrs ou praticables, l’abondance onéreuse du laboureur le décourageroit bientôt de sa culture. Si, par des canaux ou des rivières navigables bien entretenues, les provinces de l’intérieur n’avoient lespérance de fournir aux besoins des provinces les plus éloignées, elles s’occuperoient uniquement de leur propre subsistance, S& beaucoup de terres fertiles seroient négligées ; il y auroit moins de travail pour les pauvres, moins de richesses chez les propriétaires de ces terres, moins d’hommes & de ressources dans l’état.

Dans un royaume que la nature a favorisé de plusieurs grandes rivières, leur entretien n’exige pas autant de dépenses qu’une vigilance continuelle dans Ia police ; mais, sans cette vigilance, la cupidité des particuliers se sera bientôt créé des domaines au milieu des eaux : les îles s’accroîtront continuellement aux dépens des rivages, & le canal perdra toujours en profondeur ce qu’il gagnera en largeur. Si les îles viennent à s’élever au-dessus des rivages, chaque année le mal deviendra plus pressant, & le remède plus difficile ; cependant le rétablissement d’une bonne police suffira le plus souvent pour arrêter le désordre & le réparer insensiblement. Puisqu’il ne s’agit que de rendre au continent ce que les îles lui ont enlevé, l’opération consiste à empêcher dans celles-ci l’usage des moyens qui les ont accrues, tandis qu’on oblige les riverains à employer ces mêmes moyens qui ne sont pas dispendieux, & avec la même assiduité.

Ces avantages de l’art & de la nature pourroient encore exister dans un pays, sans qu’il en ressentît les bons effets ; ce seroit infailliblement parce que des droits de douanes particulières mettroient les provinces, dans un état de prohibition entr’elles, ou parce qu’il seroit levé des péages onéreux sur les voitures, tant par terre que par eau.

Si ces douanes intérieures étoient d’un tel produit que les revenus publics fussent altérés par leur suppression, il ne s’agiroit plus que de comparer leur produit à celui qu’on pourroit espérer de l’augmentation des richesses sur les terres, & parmi les hommes qui seroient occupés à cette occasion. À l’égalité de produit, on auroit gagné sur la population ; mais un calcul bien fait prouvera que dans ces cas l’état reçoit son capital en revenus : il ne faut qu’attendre le terme. Si ces droits rendent peu de chose au prince, & que cependant ils produisent beaucoup à ses fermiers, il devient indispensable de s’en procurer une connoissance exacte, & de convenir à l’amiable du bénéfice modéré qu’ils auront été censés de voir faire, pour le comparer au profit réel.

À l’égard des péages, il convient de partir d’un principe certain ; les chemins & les rivières appartiennent au roi. Les péages légitimes sont, ou des aliénations anciennes en faveur d’un prêt, ou les fonds d’une réparation publique.

Le domaine est inaliénable, ainsi le souverain peut toujours y rentrer. Le dédommagement dépend de l’augmentation du revenu du péage à raison de celle du commerce : si cette augmentation a suffi pour rembourser plusieurs fois le capital & les intérêts de la somme avancée, eu égard aux différences des monnoies, & aux différens taux des intérêts, l’état, en rentrant purement & simplement dans ses droits, répare un oubli de la justice distributive. Si après cette opération les fermiers du domaine continuoient à percevoir le péage, l’agriculture, le commerce & l’état n’auroient point amélioré leur condition ; le fermier seroit plus riche.

Lorsque les péages sont considérés comme les fonds d’une réparation publique, il reste à examiner si ces réparations sont faites, si la somme perçue est suffisante ou si elle ne l’est pas : dans ces deux derniers cas, il ne seroit pas plus juste qu’un particulier y gagnât, que de le forcer d’y perdre. En général le plus sûr est que le soin des chemins, des canaux & des rivières appartienne au prince qui en est le propriétaire immédiat.

Cessons un moment d’envisager l’agriculture du côté du commerce, nous verrons nécessairement s’élever l’un après l’autre tous les divers obstacles dont nous venons d’exposer le danger. Ils n’ont existé que parce qu’on avoit négligé cette face importante du premier de tous les objets, qui doivent occuper les législateurs. Cette remarque est une preuve nouvelle qui confirme que les progrès de l’agriculture sont toujours plus décidés dans un pays, à mesure qu’il se rapproche des saines maximes, ou qu’il les conserve mieux.

Cependant, comme un principe ne peut être à la fois général & juste dans toutes ses applications, nous ajouterons à celui-ci une restriction très-essentielle, & que nous avons déja trouvée être une conséquence de nos premiers raisonnemens.

L’établissement de l’équilibre le plus parfait qu’il est possible entre les diverses occupations du peuple, étant un des principaux soins du législateur, il lui est également important, dans l’agriculture, de favoriser les diverses parties en raison du besoin qu’il en ressent. On n’y parviendra point par des gênes & des restrictions, ou du moins ce ne peut être sans désordre ; & à la fin les loix s’éludent lorsqu’il y a du profit à le faire. C’est donc en restreignant les profits qu’on fixera la proportion.

Le moyen le plus simple est de taxer les terres comme les consommations, c’est-à-dire toujours moins en raison du besoin ; de manière cependant que l’on n’ôte point l’envie de consommer les moindres choses de nécessité : car on tariroit les sources de l’impôt & de la population. Cette méthode seroit sans doute une des grandes utilités d’un cadastre ; en attendant, il ne seroit pas impossible de l’employer. Si nous avons trop de vignes en raison des terres labourables, cela ne sera arrivé le plus souvent que parce que les vignobles produisent davantage. Pour les égaler, seroit-il injuste que les vignes payassent le quinzième, tandis que les terres labourables paieroient le vingtième ?

C’est ainsi que chaque espèce de terre se trouveroit employée sûrement & sans trouble à ce qui lui convient le mieux. Il ne reste rien de plus à desirer, quand une fois les besoins urgens sont assurés. Quels qu’ils soient d’ailleurs, les loix ne peuvent forcer la terre à produire ; leur puissance peut bien limiter ses productions, mais elle limite la population en même-temps. De toutes les loix, la plus efficace est celle de l’intérêt. On trouvera dans le Dictionnaire d’Agriculture tout ce qui est relatif à la pratique de cet art, & nous y renvoyons le lecteur. Voyez aussi l’article Grains.