Ennéades (trad. Bouillet)/II/Livre 9

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade II, livre ix :
Contre les Gnostiques | Notes
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LIVRE NEUVIÈME.

CONTRE LES GNOSTIQUES[1].

I. Nous avons déjà démontré ailleurs[2] que la nature du Bien est une nature simple et première (ἡ τοῦ ἀγαθοῦ ἀπλῆ φύσις ϰαὶ πρώτη) : car toute chose qui n’est pas première ne saurait être simple. Nous avons également démontré que la nature du Bien ne contient rien en soi (οὐδὲν ἔχον ἐν ἑαυτῷ)[3], qu’elle est quelque chose d’un (ἕν τι), qu’elle est la nature même de l’Un (τοῦ ἑνὸς λεγομένου ἡ φύσις ἡ αὐτή) : car l’Un n’est pas en soi une chose à laquelle vienne s’ajouter l’unité, pas plus que le Bien n’est en soi une chose à laquelle vienne s’ajouter la bonté. Par conséquent [l’Un et le Bien étant tous deux la simplicité même], quand nous disons l’Un (τὸ ἕν), et quand nous disons le Bien (τὸ ἀγαθόν), ces deux mots n’expriment qu’une seule et même nature ; ils n’en affirment rien, et ne servent qu’à nous la désigner à nous-mêmes autant que la chose est possible. Nous appelons cette nature le Premier (τὸ πρῶτον), parce qu’elle est très-simple ; et l’Absolu (τὸ αὔταρϰες), parce qu’elle n’est pas composée : sinon, elle dépendrait des choses dont elle serait composée. Enfin elle n’est pas non plus dans une autre chose [comme un attribut dans un sujet] : car tout ce qui est dans une autre chose provient aussi d’une autre chose. Si donc cette nature n’est pas dans une autre chose et ne provient pas d’une autre chose, s’il n’y a en elle aucune composition, elle doit n’avoir rien au-dessus d’elle.

Il en résulte qu’il ne faut pas recourir à d’autres principes [que les trois hypostases divines], mais assigner le premier rang à l’Un, le deuxième à l’Intelligence, qui est le premier principe pensant[4], puis le troisième à l’Âme. Tel est en effet l’ordre naturel, ordre qui ne permet d’admettre ni plus ni moins de principes dans le monde intelligible. Si l’on en admet moins, c’est que l’on confond l’Âme avec l’Intelligence, ou l’Intelligence avec le Premier ; or nous avons souvent démontré que ce sont autant de principes différents[5]. Il nous reste maintenant à examiner si l’on peut en admettre plus, et, dans le cas où l’on supposerait qu’il y eût d’autres principes que ces trois hypostases, quelle serait leur nature.

Le Principe de toutes choses, tel que nous l’avons décrit, est le plus simple, le plus élevé qu’on puisse trouver. On[6] ne saurait dire qu’en lui autre chose est la puissance, autre chose est l’acte[7] : car il serait ridicule de vouloir appliquer à des principes, qui sont immatériels et qui sont en acte, la distinction de l’acte et de la puissance, et d’augmenter ainsi le nombre [des hypostases divines, en distinguant dans chacune d’elles la puissance et l’acte].

On ne saurait non plus imaginer au-dessous du Premier

deux Intelligences, l’une en repos, et l’autre en mouvement[8] ? Que serait en effet le repos de la première, que seraient le mouvement et la parole (προφορὰ)[9] de la seconde ? En quoi consisteraient l’inaction de l’une et l’action de l’autre ? Par son essence, l’Intelligence est éternellement et identiquement un acte permanent. S’élever à l’Intelligence et se mouvoir autour d’elle est la fonction propre de l’Âme. Quant à la Raison (λόγος), qui descend de l’Intelligence dans l’Âme et la rend intellectuelle, elle ne constitue pas une nature distincte de l’Âme et de l’Intelligence et intermédiaire entre elles[10].

Il ne convient pas non plus d’admettre qu’il y ait plusieurs Intelligences en disant que l’une pense, et que l’autre pense que la première pense : car si penser et penser que l’on pense sont [pour l’esprit] deux choses différentes, cependant il n’y a là qu’une seule intuition qui a conscience de ses actes (μία προσϐολὴ οὐϰ ἀναίσθητος τῶν ἐνεργημάτων ἑαυτῆς). Il est ridicule de supposer que l’Intelligence véritable n’ait pas une telle conscience. C’est donc la même Intelligence qui pense et qui pense qu’elle pense ; sinon, il y aurait deux principes, dont l’un aurait la pensée, et l’autre, la conscience de la pensée ; le second différerait du premier sans doute, mais ne serait pas le véritable principe pensant. Si l’on objecte que la pensée et la conscience de la pensée sont deux choses logiquement distinctes, nous répondrons qu’on n’établit pas ainsi que ce soient deux hypostases différentes. Ensuite, nous examinerons s’il est possible de concevoir une Intelligence qui penserait seulement sans avoir conscience de sa pensée (νοῦν μὴ παραϰολουθοῦντα ἑαυτῷ ὅτι νοεῖ)[11]. Si nous nous trouvions nous-mêmes dans un tel état, nous qui sommes tout entiers à l’activité pratique et à la raison discursive[12], nous serions regardés comme insensés, fussions-nous d’ailleurs passablement raisonnables. Mais, comme l’Intelligence véritable se pense elle-même dans ses pensées, et que l’Intelligible, loin d’être hors de l’Intelligence, est l’Intelligence même, l’Intelligence, en pensant, se possède et se voit elle-même nécessairement[13]. Or, en se voyant elle-même, elle ne se voit pas inintelligente, mais intelligente. Ainsi dans le premier acte de la pensée, l’Intelligence a la pensée et la conscience de la pensée, deux choses qui n’en font qu’une ; il n’y a là aucune dualité, même logiquement. Si l’Intelligence pense toujours ce qu’elle est, y a-t-il lieu de séparer, même par une simple distinction logique, la pensée et la conscience de la pensée ? L’absurdité de la doctrine que nous combattons sera plus évidente encore si l’on suppose qu’une troisième Intelligence ait conscience que la deuxième Intelligence a conscience de la pensée de la première : car il n’y a pas de raison pour qu’on n’aille ainsi à l’infini.

Enfin, si l’on suppose que de la Raison, qui découle de l’Intelligence, naît dans l’Âme universelle une autre Raison, de sorte que la première Raison constitue un principe intermédiaire entre l’Intelligence et l’Âme, on enlève à l’Âme le pouvoir de penser : car, au lieu de recevoir de l’Intelligence la Raison, elle la recevra d’un principe intermédiaire ; elle n’aura ainsi qu’une ombre de la Raison au lieu de posséder la Raison même ; elle ne connaîtra pas l’Intelligence et elle ne pourra pas penser[14].

II. Ne reconnaissons donc dans le monde intelligible rien de plus que trois principes [l’Un, l’Intelligence, l’Âme], sans ces fictions superflues et inacceptables ; admettons qu’il y a une seule Intelligence, identique, immuable, qui imite son Père autant qu’elle le peut ; puis notre âme, dont une partie reste toujours parmi les intelligibles, une partie descend vers les choses sensibles, et une autre est dans une région intermédiaire [entre le monde sensible et le monde

intelligible][15]. Comme notre âme est une seule nature en plusieurs puissances, tantôt elle s’élève tout entière au monde intelligible avec la meilleure partie d’elle-même et de l’être, tantôt sa partie inférieure se laisse entraîner vers la terre et entraîne avec elle-même la partie intermédiaire (car notre âme ne peut être entraînée tout entière)[16]. Quand cela arrive, c’est que notre âme ne demeure pas dans la meilleure région [dans le monde intelligible]. En y demeurant, l’Âme qui n’est pas une partie, et dont nous ne sommes pas une partie[17], a donné au corps de l’univers toutes les perfections qu’il pouvait recevoir. Elle le gouverne en demeurant tranquille, sans raisonner, sans avoir rien à redresser : par la contemplation du monde intelligible, elle embellit l’univers avec une admirable puissance. Plus elle s’attache à la contemplation, plus elle est puissante et belle[18] : ce qu’elle reçoit d’en haut, elle le communique au monde sensible et elle l’illumine parce qu’elle est elle-même toujours illuminée [par l’Intelligence].

III. Ainsi l’Âme, étant toujours illuminée, illumine elle-même à son tour les choses inférieures, qui subsistent par elle, comme les plantes se nourrissent de la rosée, et qui participent à la vie, chacune selon sa capacité : de même, un feu échauffe les objets qui l’entourent, chacun proportionnellement à sa nature[19]. Or, si tel est l’effet du feu qui n’a qu’une puissance limitée, tandis que les êtres intelligibles

ont des puissances sans limites, comment serait-il possible que ces êtres existassent sans que rien participât à leur nature ? Il faut donc que chacun d’eux communique quelque degré de sa perfection aux autres êtres. Le Bien ne serait plus Bien, l’Intelligence ne serait plus Intelligence, l’Âme ne serait plus Âme, si, au-dessous de ce qui possède le premier degré de la vie, il n’y avait quelque autre chose qui possédât le second degré de la vie, et qui subsistât tant que subsiste Celui qui occupe le premier rang[20]. Il est donc nécessaire que toutes les choses [inférieures au Premier] existent toujours dans leur dépendance mutuelle, et qu’elles soient engendrées, parce qu’elles tiennent d’autrui leur existence. Elles n’ont pas été engendrées à un moment déterminé ; en affirmant qu’elles sont engendrées, il faut dire : elles étaient engendrées, elles seront engendrées. Elles ne seront pas non plus détruites, à moins qu’elles ne soient composées d’éléments dans lesquels elles puissent se dissoudre.

Quant à celles qui sont indissolubles, elles ne périront pas[21]. — Elles pourront, dira-t-on peut-être, se résoudre en matière. — Alors pourquoi la matière aussi ne serait-elle pas dissoluble ? Si on accorde qu’elle est dissoluble, quelle nécessité y avait-il qu’elle existât[22] ? — L’existence de la matière, dira-t-on, résulte nécessairement de l’existence des autres principes. — Dans ce cas, cette nécessité subsiste encore. Si on laisse la matière isolée [du monde intelligible], il s’en suivra que les principes divins, au lieu d’être partout[23], seront en quelque sorte murés dans un lieu déterminé[24]. Si c’est impossible, la matière doit être illuminée [par le monde intelligible].

IV. Mais, dira-t-on, si l’Âme a créé, c’est parce qu’elle a perdu ses ailes (πτεροῤῥυήσασα)[25]. — L’Âme universelle ne saurait être sujette à un pareil accident. Si l’on prétend qu’elle a failli, qu’on dise la cause de sa faute (σφάλμα)[26]. Quand a-t-elle failli ? Si c’est de toute éternité, par la même raison, elle doit demeurer dans sa faute ; si c’est seulement après un temps déterminé, pourquoi n’a-t-elle pas failli plus tôt ? Quant à nous, nous croyons que si l’Âme a créé le monde, ce n’est pas parce qu’elle a incliné [vers la matière], mais plutôt parce qu’elle n’a pas incliné. Pour incliner ainsi, il aurait fallu que l’Âme eût oublié les intelligibles ; mais, si elle les avait oubliés, comment aurait- elle créé le monde ? D’après quoi l’aurait-elle formé ? Elle l’a formé sans doute d’après les intelligibles qu’elle avait contemplés là-haut. Si elle s’en est souvenue en formant le monde, elle n’avait pas incliné. Elle n’avait donc pas une notion obscure des intelligibles ; sinon, elle aurait incliné vers eux[27] pour en avoir une intuition claire : car, pourquoi n’aurait-elle pas voulu rentrer dans le monde intelligible (ἐπανελθεῖν)[28], puisqu’elle en conservait quelque souvenir ?

En outre, quel avantage a-t-elle pu croire se procurer en créant le monde ? Il serait plaisant de s’imaginer qu’elle a créé le monde pour être honorée (ἵνα τιμῷτο)[29] : ce serait lui prêter les sentiments d’un statuaire. Si elle a créé en vertu d’une conception rationnelle (διανοίᾳ ἐποίει)[30], et si, quoiqu’il ne fût pas dans sa nature de créer, sa puissance s’est exercée par la création, comment a-t-elle fait le monde ? Quand le détruira-t-elle ? Si elle s’est repentie (μετέγνω)[31], qu’attend-elle [pour anéantir son œuvre] ? Si elle ne s’est pas encore repentie, elle ne saurait se repentir quand le temps l’aura habituée à son œuvre et l’aura rendue plus bienveillante pour elle. Si elle attend les âmes individuelles (τὰς ϰαθ’ ἕϰαστον ψυχὰς ἀναμένει)[32], celles-ci auraient dû ne pas revenir dans la génération, puisque, dans la génération antérieure, elles ont déjà fait l’épreuve des maux d’ici-bas, et que, par conséquent, elles auraient depuis longtemps dû cesser de descendre sur la terre.

Il ne faut pas accorder que le monde est mal fait, parce qu’on y souffre mille peines : c’est exiger pour le monde sensible une trop grande perfection et le confondre avec la monde intelligible dont il n’est que l’image (εἰϰών)[33] ? Mais pourrait-il en exister une plus belle image ? Pourrait-il y avoir, après le feu céleste, un feu meilleur que notre feu ? Comment concevoir, après la terre intelligible, une autre terre que celle-ci ? après l’acte par lequel le monde intelligible s’embrasse lui-même, une sphère plus parfaite, plus admirable, mieux ordonnée dans ses mouvements[34] ? Enfin comment concevoir, après le soleil intelligible, un autre soleil que celui qui frappe notre vue ?

V. N’est-il pas absurde de voir ces gens [les Gnostiques], qui ont, comme tous les autres hommes, un corps, des passions, des craintes, des emportements, se faire de leur propre puissance une idée assez haute pour se croire capables d’atteindre l’intelligible[35], et refuser cependant au Soleil, quoiqu’il soit immuable et parfait[36], une puissance

impassible, une sagesse supérieure à celle que nous possédons, nous, qui sommes nés d’hier et qui rencontrons tant d’obstacles pour arriver à la vérité ? Comment ne pas s’étonner de voir ces gens regarder leur âme ainsi que celle des hommes les plus vils comme immortelle et divine, et refuser l’immortalité au ciel entier, à tous les astres qu’il contient, quoiqu’ils soient composés d’éléments plus beaux et plus purs [que nous][37], quoiqu’ils nous offrent un aspect et un ordre admirables, tandis que [les Gnostiques] eux-mêmes se plaignent de trouver du désordre ici-bas ? Ainsi, dans leur système, l’âme immortelle aurait choisi la mauvaise région du monde pour céder la bonne à une âme mortelle[38] !

N’est-il pas absurde encore de les voir introduire dans le monde, après l’Âme universelle, une autre Âme qu’ils supposent composée des éléments (ἐϰ τῶν στοιχείων)[39] ? Comment un composé d’éléments peut-il posséder la vie ? Un mélange d’éléments ne produit que le chaud ou le froid, l’humide ou le sec, ou quelqu’une de leurs combinaisons. Comment d’ailleurs cette Âme [inférieure à l’Âme universelle] pourrait-elle tenir les quatre éléments unis ensemble, si elle en était composée, si elle leur était postérieure ? Nous avons encore le droit de demander aux Gnostiques comment ils peuvent attribuer à cette Âme la perception, la réflexion et d’autres facultés.

Au reste, comme les Gnostiques n’ont aucune estime ni pour l’œuvre du Démiurge, ni pour cette terre, ils prétendent que la divinité a créé pour eux la Terre nouvelle (ϰαινὴ γῆ), qui est destinée à les recevoir quand ils s’en iront d’ici-bas, et qui est la Raison du monde[40]. Mais quel besoin ont-ils d’habiter dans le Paradigme (παράδειγμα) de ce monde qu’ils haïssent ? D’où provient d’ailleurs ce Paradigme ? Selon eux, le Paradigme n’a été créé que lorsque son auteur a incliné vers les choses d’ici-bas. Si le créateur du Paradigme s’est beaucoup occupé du monde pour faire un monde inférieur au monde intelligible qu’il possédait, quel besoin en avait-il ? Si c’est avant le monde [qu’a été créé le Paradigme], dans quel but l’a-t-il été ? Était-ce pour que les âmes fussent sauvées [restassent dans le Paradigme au lieu de descendre ici-bas] ? Pourquoi donc n’ont-elles pas été sauvées [ne sont-elles pas restées dans le Paradigme] ? Dans cette hypothèse, [le Paradigme] a été créé inutilement. Si c’est après le monde [qu’a été créé le Paradigme], si son auteur l’a tiré du monde, en dépouillant la Forme de la Matière[41], l’expérience que les âmes avaient acquise dans leurs épreuves antérieures suffisait pour leur apprendre à faire leur salut [à rester dans le Paradigme au lieu de descendre ici-bas][42]. Enfin, si les Gnostiques prétendent avoir reçu dans leurs âmes la Forme du monde (τοῦ ϰόσμου τὸ εἴδος)[43], que signifie ce nouveau langage ?

VI. Que dire des autres substances qu’ils introduisent dans l’univers, des exils (παροιϰήσεις)[44], des empreintes (ἀντιτύποι)[45], des repentirs (μετανοίαι)[46] ? Si par repentirs et par exils ils veulent désigner certains états de l’âme, tels que celui où elle s’abandonne au repentir, si par empreintes ils entendent les images des êtres intelligibles que l’âme contemple avant de contempler les êtres intelligibles eux-mêmes, ils emploient des mots vides de sens, inventés uniquement pour donner du corps à leur secte : car c’est faute d’avoir compris l’antique sagesse des Grecs qu’ils imaginent de telles fictions. Les Grecs avaient parlé avant eux, avec clarté et simplicité, des ascensions (ἀναϐάσεις) des âmes qui sortent de la caverne[47] et qui s’élèvent insensiblement à une contemplation plus vraie. Des dogmes qui composent la doctrine de ces hommes, les uns sont dérobés à Platon[48] ; les autres, qu’ils inventent afin d’avoir un système propre, sont des innovations contraires à la vérité. C’est à Platon qu’ils empruntent les jugements (δίϰαι), les fleuves des

enfers (ποταμοὶ οἱ ἐν ᾄδου), les métensomatoses (μετενσωματόσεις)[49]. S’ils reconnaissent plusieurs principes intelligibles, l’Être, l’Intelligence, le second Démiurge ou l’Âme universelle, ils ont tiré cela du Timée[50], où Platon dit : « De même que les idées comprises dans l’animal qui est sont vues par l’intelligence, de même le créateur de cet univers pensa que celui-ci devait comprendre des essences semblables et en même nombre. » Mais, comprenant mal Platon, les Gnostiques ont ici imaginé [trois principes], une Intelligence en repos qui contient en soi toutes les essences, une seconde Intelligence qui les contemple dans la précédente, et une troisième Intelligence qui pense discursivement (νοῦς διανοούμενος)[51]. Souvent ils regardent cette Intelligence discursive comme l’Âme créatrice (ϕυχὴ ἡ δημιουργοῦσα), et ils croient que c’est le Démiurge dont parle Platon, parce qu’ils ignorent complètement quelle est la nature du Démiurge. En général ils altèrent entièrement l’idée de la création, ainsi que beaucoup d’autres dogmes de Platon, et ils en donnent une interprétation tout à fait vicieuse. Ils s’imaginent qu’eux seuls ont bien conçu la nature intelligible, que Platon et tant d’autres esprits divins n’y sont pas parvenus. En nommant une multitude de principes intelligibles (πλῆθος νοητῶν ὀνομάζοντες)[52], ils croient paraître en posséder une connaissance exacte, tandis que, en les supposant si nombreux, ils les rabaissent et les rendent semblables aux êtres inférieurs et sensibles. Il faut réduire au plus petit nombre possible les principes qui existent là-haut ; il faut reconnaître que le principe inférieur au Premier contient toutes les essences, et ne pas admettre qu’il y ait des intelligibles hors de ce principe, puisqu’il comprend tous les êtres, qu’il est l’Essence première, l’Intelligence première, et tout ce qu’il y a de beau au-dessous du Premier ; il faut enfin assigner à l’Âme le troisième rang. On doit ensuite expliquer les différences qu’il y a entre les âmes, soit par leurs divers états, soit par leur nature[53].

Au lieu de dénigrer des hommes divins[54], les Gnostiques devraient interpréter avec bienveillance les dogmes des anciens sages, leur emprunter ceux qu’ils ont raison de professer, tels que l’immortalité de l’âme, l’existence du monde intelligible, celle du Premier Dieu [du Bien][55], la nécessité pour l’âme de fuir le commerce du corps, et la croyance que séparer l’âme du corps c’est retourner de la génération à l’essence[56]. S’ils empruntent ces principes à Platon pour les développer avec clarté, ils font bien. S’ils s’en écartent, ils sont libres de dire ce que bon leur semble ; mais ce n’est pas par des injures et des sarcasmes dirigés contre les Grecs[57] qu’ils doivent établir leur propre doctrine

dans l’esprit de leurs auditeurs : c’est en démontrant la justesse des idées qui leur appartiennent, quand ces idées diffèrent de celles des anciens, et en les exposant avec une réserve et une bienveillance vraiment philosophiques. C’est encore pour eux un devoir, quand ils combattent un système, de ne considérer que la vérité, de ne pas chercher à se faire valoir, soit en attaquant des hommes dont les dogmes sont depuis longtemps approuvés par de grands esprits, soit en prétendant leur être supérieurs : car ce que les anciens ont enseigné sur le monde intelligible[58] sera toujours regardé comme ce qu’il y a de meilleur et de plus savant par ceux qui ne se laissent pas séduire par l’erreur qui séduit aujourd’hui tant de gens [la doctrine des Gnostiques].

Enfin, en considérant ce que les Gnostiques ont emprunté

à la doctrine des anciens, on voit qu’ils y ont fait des additions malheureuses ; que, lorsqu’ils la combattent, ils se contentent d’introduire un grand nombre de générations[59] et de destructions (γενέσσεις ϰαὶ φθοραὶ), de blâmer le commerce de l’âme avec le corps[60], de se plaindre de l’univers et de critiquer la Puissance qui le gouverne, d’identifier le Démiurge [l’Intelligence] et l’Âme universelle, et d’attribuer à cette Âme les mêmes passions[61] qu’aux âmes individuelles.

VII. Nous avons démontré ailleurs que ce monde n’a pas commencé et ne finira pas, qu’il doit durer toujours comme les intelligibles[62]. Nous avons démontré aussi avant ces gens que le commerce de notre âme avec le corps n’est pas avantageux pour elle[63]. Mais juger l’Âme universelle d’après la nôtre, c’est ressembler à un homme qui blâmerait l’ensemble d’une cité bien gouvernée, en n’y examinant que les ouvriers occupés à travailler l’argile ou l’airain.

Il est important de considérer quelles différences il y a entre l’Âme universelle et notre âme. D’abord elle ne gouverne pas le monde de la même manière [que notre âme gouverne notre corps] ; ensuite elle gouverne le monde sans lui être liée (ἐνδεδεμένη). En effet, outre les mille différences qui ont été signalées ailleurs[64] entre l’Âme universelle et notre âme, il faut remarquer que nous avons été liés au corps quand il y avait déjà un premier lien (δεσμὸς) de formé[65]. Dans l’Âme universelle, la Nature qui est liée au corps [du monde] lie ensemble tout ce qu’elle embrasse, mais l’Âme universelle elle-même n’est pas liée par les choses qu’elle lie. Comme elle les domine, elle est impassible à leur égard, tandis que nous-mêmes nous ne dominons pas les objets extérieurs. En outre, la partie de l’Âme universelle qui s’élève vers le monde intelligible reste pure et indépendante ; celle même qui communique la vie au corps [du monde] n’en reçoit rien[66]. En général, ce qui est dans un autre être participe nécessairement à l’état de cet être ; mais un principe qui a sa vie propre ne saurait rien recevoir d’autrui[67]. C’est ainsi que, lorsqu’une chose est placée dans une autre, elle ressent ce que celle-ci éprouve, mais elle n’en conserve pas moins sa vie propre si la chose dans laquelle elle est vient à périr. Par exemple, si le feu qui se trouve en toi s’éteint, le feu universel ne s’éteint pas ; si celui-ci même s’éteignait, l’Âme universelle n’en ressentirait rien, et la constitution du corps [du monde] en serait seule affectée. S’il était possible qu’il existât un monde composé seulement des trois autres éléments, cela n’importerait en rien à l’Âme universelle, parce que le monde n’a pas une constitution semblable à celle de chacun des animaux qu’il contient[68]. Là-haut, l’Âme universelle plane sur le monde en lui imposant la permanence ; ici-bas, les parties, qui s’écoulent en quelque sorte, sont maintenues à leur place par un second lien[69]. Comme les choses célestes n’ont pas de lieu où elles puissent s’écouler [hors du monde][70], il n’est pas besoin de les contenir intérieurement ni de les comprimer extérieurement pour les ramener au dedans : elles subsistent dans le lieu où l’Âme universelle les a placées dès l’origine. Celles qui se meuvent naturellement modifient les êtres qui n’ont pas de mouvement naturel[71] ; elles exécutent des révolutions bien ordonnées, parce qu’elles sont des parties de l’univers. Ici-bas il y a des êtres qui périssent parce qu’ils ne peuvent se conformer à l’ordre universel : par exemple, si une tortue se trouvait prise au milieu d’un chœur qui dansât dans un ordre parfait, elle serait foulée aux pieds parce qu’elle ne saurait se soustraire aux effets de l’ordre qui règle les pas des danseurs ; au contraire, si elle se conformait à cet ordre, elle n’éprouverait aucun mal.

VIII. Demander [comme le font les Gnostiques] pourquoi le monde a été créé, cela revient à demander pourquoi l’Âme existe et pourquoi le Démiurge a créé. Poser cette question, c’est le fait d’hommes qui d’abord veulent trouver un principe même à ce qui est éternel [au monde], puis qui pensent que le Démiurge n’est devenu la cause créatrice que par suite d’une inclination et d’un changement[72]. Il faut donc leur enseigner, s’ils consentent à nous écouter avec bienveillance, quelle est la nature de ces principes intelligibles, pour qu’ils cessent enfin d’accuser, selon leur habitude, des êtres vénérables, et pour qu’ils leur accordent un juste respect. Personne en effet n’a le droit de blâmer la disposition du monde : elle montre la grandeur de la nature intelligible. Si le monde est arrivé à l’existence sans avoir une vie obscure, comme les petits animaux qu’il renferme et que la fécondité de la vie universelle ne cesse d’engendrer jour et nuit, s’il a une vie continue, claire, multiple, répandue partout, et dans laquelle éclate une sagesse merveilleuse, comment ne pas reconnaître qu’il est une belle et brillante statue (ἄγαλμα) des dieux intelligibles[73] ? Si ce monde n’est pas l’égal du modèle intelligible qu’il imite, c’est naturel[74] ; sans cela, il ne serait pas une simple imitation. Prétendre que le monde imite mal son modèle, c’est se tromper : il n’y manque aucune des choses que pouvait renfermer une image (εἰϰὼν) belle et naturelle : car il était nécessaire que cette image existât, sans supposer cependant ni raisonnement ni art [dans l’Âme universelle][75].

En effet, l’intelligible ne pouvait être le dernier degré de l’existence (ἔσχατον) ; il devait être doublement en acte : être en acte en lui-même, être en acte pour les autres êtres[76] [exister et créer]. Il fallait qu’il y eût quelque chose après lui : car il n’y a que le plus impuissant de tous les êtres duquel il ne procède rien[77] ; mais l’intelligible possède une puissance admirable; il devait donc créer[78].

S’il y a un monde possible meilleur que le monde actuel, quel est-il ? Si l’existence du monde est nécessaire et qu’il n’y ait pas d’autre monde possible meilleur que celui-ci, celui-ci offre l’image fidèle du monde intelligible. La terre est tout entière peuplée d’êtres animés et même immortels ; tout en est plein d’ici-bas jusqu’au ciel[79]. Pourquoi les astres qui sont dans la sphère la plus élevée ou dans les sphères inférieures ne seraient-ils pas des dieux, puisqu’ils ont un mouvement régulier et qu’ils opèrent autour du monde une magnifique révolution[80] ? Pourquoi ne posséderaient-ils pas la vertu ? Quel obstacle pourrait les empêcher de l’acquérir ? On ne trouve pas là-haut les causes qui rendent les hommes méchants ici-bas ; on n’y trouve pas dans les corps cette mauvaise nature qui trouble et qui elle-même est troublée. Pourquoi, avec le loisir perpétuel qui est leur partage, les astres n’auraient-ils pas d’intelligence, ne connaîtraient-ils pas Dieu et tous les autres dieux intelligibles[81] ? Comment posséderions-nous une sagesse plus grande qu’eux ? Il n’y a qu’un homme insensé qui puisse admettre de pareilles idées. Si les âmes sont descendues ici-bas parce qu’elles y ont été contraintes par l’Âme universelle[82], comment seraient-elles supérieures aux astres, quand elles subissent une pareille contrainte ? Car ce qu’il y a de meilleur dans les âmes, c’est la partie qui commande[83]. Si au contraire les âmes sont venues ici-bas de leur plein gré, pourquoi alors accusez-vous cette région où vous êtes venus librement, et dont vous pouvez vous en aller si bon vous semble[84] ? Si telle est l’organisation du monde que l’on puisse, en vivant ici-bas, acquérir la sagesse et y mener une vie semblable à celle des dieux[85], c’est une preuve que tout y dépend des principes intelligibles.

IX. On se plaint de la pauvreté et de l’inégale répartition des richesses entre les hommes : c’est qu’on ignore que le sage ne souhaite pas l’égalité dans de telles choses, qu’il ne croit pas que le riche ait l’avantage sur le pauvre, le prince sur le sujet[86]. Il laisse ces opinions au vulgaire, et sait qu’il y a deux espèces de vie : celle des gens vertueux, qui s’élèvent au degré suprême [de la perfection] et au monde intelligible ; et celle des hommes vulgaires et terrestres, qui elle-même est double : car tantôt ils songent à la vertu et participent quelque peu au bien, tantôt ils ne forment qu’une foule vile, et ne sont que des machines, destinées à satisfaire les premiers besoins des gens vertueux[87]. Si un homme commet un homicide, s’il a la faiblesse de s’abandonner aux voluptés, ne nous étonnons pas de voir tomber ainsi en faute, non des intelligences, mais des âmes qui se conduisent comme des jeunes gens inexpérimentés. Cette vie, dit-on, est une lutte[88] où l’on est vainqueur ou vaincu. N’est-elle pas par cela même bien ordonnée ? On te fait tort ? Que t’importe puisque tu es immortel. On te met à mort ? Tu as le sort que tu désires. Crois-tu avoir lieu de te plaindre de cette cité ? Rien ne t’oblige à y rester[89]. Il y a d’ailleurs évidemment ici-bas des peines et des récompenses. Quel motif donc a-t-on de se plaindre d’une cité où s’exerce ainsi la justice distributive, où la vertu est honorée, où le vice reçoit le châtiment qu’il mérite[90] ?

Non-seulement il y a ici-bas des statues des dieux[91], mais les dieux eux-mêmes abaissent leurs regards sur nous ; ils n’encourent de notre part aucun reproche mérité, comme on le reconnaît ; ils conduisent tout avec ordre du commencement à la fin ; ils donnent à chacun le sort qui lui convient et qui est en harmonie avec ses antécédents dans ses existences successives (ϰατὰ ἀμοιϐὰς βίων)[92]. Tout homme qui ne le sait pas est dans l’ignorance la plus grossière des choses divines. Efforce-toi de devenir aussi bon que possible, mais ne t’imagine pas que tu en es seul capable[93] : car alors tu ne serais plus bon. Il y a aussi d’autres hommes [que toi] qui sont bons ; il y a des démons qui sont excellents ; bien plus, il y a des dieux qui, tout en habitant cet univers, contemplent le monde intelligible[94], et sont encore meilleurs que les démons. Enfin, il y a au-dessus de tout l’Âme bienheureuse qui gouverne l’univers. Honore donc les dieux intelligibles, et par-dessus tout le grand roi du monde intelligible[95], dont nous voyons la grandeur se manifester surtout dans la multitude des dieux.

Ce n’est pas en ramenant toutes choses à l’unité, c’est en expliquant la grandeur développée par Dieu lui-même, qu’on montre la connaissance que l’on a de la puissance divine : car [Dieu manifeste sa puissance] quand, tout en restant ce qu’il est, il produit beaucoup de dieux qui dépendent de lui, qui sont de lui et par lui ; par là, ce monde tient de lui l’existence, et le contemple avec tous les dieux qui annoncent aux hommes les décrets divins et leur révèlent ce qui leur plaît[96]. Si ces dieux ne sont pas ce qu’est Dieu, c’est là une chose conforme à la nature.

Si tu prétends mépriser ces dieux et t’estimer toi-même, dans l’idée que tu ne leur es pas inférieur, apprends d’abord que l’homme le meilleur est toujours celui qui se montre le plus modeste dans ses rapports avec tous les dieux et avec les hommes, ensuite qu’on doit ne songer à sa dignité qu’avec mesure, sans insolence, ne prétendre s’élever qu’au rang que la nature humaine peut atteindre, ne pas croire qu’il n’y a pas de place auprès de la divinité pour tous les autres hommes, ne pas rêver follement qu’on peut seul y aspirer[97], et priver par cela même son âme de la faculté de devenir semblable à Dieu dans la mesure où elle le peut[98]. Or elle ne le peut qu’autant que l’intelligence la guide : vouloir s’élever au-dessus de l’intelligence[99], c’est tomber au-dessous. Il y a des hommes assez insensés pour croire sans réflexion des assertions de ce genre : « [Par l’initiation à la Gnose], tu seras meilleur, non-seulement que tous les hommes, mais encore que tous les dieux. » Car ces gens sont gonflés d’orgueil[100], et l’homme qui était auparavant modeste, simple, humble, devient plein d^arrogance quand il s’entend dire : « Tu es enfant de Dieu ; les autres hommes que tu honorais ne sont pas ses enfants, non plus que les astres dont le culte a été professé par les anciens. Toi, sans travail, tu es meilleur que le ciel lui-même[101]. » Puis les autres viennent applaudir à ces paroles. C’est comme si un homme qui ne saurait pas compter entendait dire, au milieu d’une foule d’hommes aussi ignorants que lui, qu’il a mille coudées et que les autres n’en ont que cinq ; il ne saurait ce que signifie le nombre de mille coudées, mais il le regarderait comme fort grand.

Les Gnostiques admettent que Dieu s’occupe des hommes. Comment donc peut-il [ainsi qu’ils le prétendent] négliger le monde qui les contient ? Est-ce parce qu’il n’a pas le loisir de le regarder ? Alors il ne doit pas regarder ce qui est au-dessous de lui [par conséquent, les hommes]. S’il regarde les hommes, pourquoi ne regarderait-il pas aussi ce qui les entoure, le monde qui les contient ? Si, pour ne pas regarder le monde, il ne regarde pas ce qui entoure les hommes, il ne doit pas regarder les hommes eux-mêmes. — Mais les hommes n’ont pas besoin qu’il regarde le monde. — Le monde a besoin que Dieu le regarde. Dieu connaît l’ordre du monde, les hommes qui s’y trouvent et la condition qu’ils y occupent[102]. Les amis de Dieu supportent avec douceur tout ce qui résulte du cours de l’univers, quand il leur survient un accident qui en est une conséquence nécessaire[103]. [Ils ont raison] : car il faut envisager ce qui arrive, non par rapport à soi seul, mais par rapport à l’ensemble ; honorer chacun selon son mérite ; aspirer toujours à Celui auquel aspirent tous les êtres qui en sont capables [au Bien] ; être persuadé que beaucoup d’êtres, ou plutôt, que tous les êtres y aspirent, que ceux qui l’atteignent sont heureux, que les autres obtiennent le sort qui convient à leur nature ; enfin ne pas se croire seul capable d’arriver au bonheur[104]. Pour posséder un bien, il ne suffit pas d’affirmer qu’on le possède : il y a beaucoup d’hommes qui, sachant parfaitement qu’ils n’ont pas un bien, se vantent néanmoins de le posséder, qui croient le posséder quand ils ne le possèdent pas, ou le posséder seuls quand ils sont les seuls qui ne le possèdent pas.

X. En examinant beaucoup d’autres assertions [des Gnostiques] ou plutôt toutes leurs assertions, on trouve surabondamment de quoi juger leur doctrine dans ses détails. Nous ne pouvons nous empêcher de rougir en voyant quelques-uns de nos amis[105], qui s’étaient imbus de ces opinions avant de se lier avec nous, y persévérer je ne sais comment, travailler avec ardeur à essayer de prouver qu’elles méritent pleine confiance, ou parler comme s’ils étaient persuadés qu’elles sont fondées. Nous nous adressons ici à nos amis, et non aux partisans des Gnostiques. Nous essaierions vainement de persuader à ces derniers de ne pas se laisser abuser par des hommes qui ne donnent pas de démonstrations (quelles démonstrations en effet pourraient-ils donner ?), mais qui ne font qu’en imposer par leur jactance[106].

Il y aurait encore un autre mode de discussion d’après lequel on pourrait écrire une réfutation de ces gens assez hardis pour railler les doctrines que des hommes divins ont professées dans les temps anciens et qui sont parfaitement conformes à la vérité. Mais nous n’emploierons point ce mode de discussion : car ceux qui comprendront bien ce que nous venons de dire pourront par là juger du reste.

Nous ne discuterons pas non plus une assertion qui surpasse toutes les autres en absurdité, si toutefois le terme d’absurdité est assez fort. La voici :

« L’Âme et une certaine Sagesse ont incliné vers les choses d’ici-bas (νεῦσαι ϰὰτω), soit que l’Âme ait incliné la première et de son propre mouvement, soit qu’elle y ait été entraînée par la Sagesse, soit que les Gnostiques regardent l’Âme et la Sagesse comme une seule et même puissance[107]. Les autres âmes sont descendues ensemble ici-bas [avec l’Âme] (συγϰατεληλυθέναι), ainsi que les membres de la Sagesse (μέλη τῆς σοφίας)[108], et sont entrées dans des corps, des corps humains probablement[109]. Cependant l’Âme, à cause de laquelle les autres âmes sont descendues ici-bas, n’est pas descendue elle-même : elle n’a pas incliné (μὴ νεῦσαι) en quelque sorte, mais elle a seulement illuminé les ténèbres (ἐλλαμψαι τῷ σϰότῳ. De cette illumination est née dans la matière une image [la Sagesse, image de l’Âme]. Ensuite une image de l’image [le Démiurge] a été formée par le moyen de la matière ou de la matérialité (δι’ ὕλης ἤ ὑλότητος) ou d’un principe que les Gnostiques qualifient d’un autre nom[110] (car ils emploient beaucoup d’autres noms qu’ils inventent pour être obscurs) ; c’est ainsi qu’ils engendrent leur Démiurge. Ils supposent aussi que ce Démiurge s’est séparé de sa mère [la Sagesse], et ils font provenir de lui le monde jusqu’aux dernières images (ἐπ’ ἔσχατα τῶν εἰδώλων) . »

Écrire de pareilles choses, n’est-ce pas faire une satire amère de la puissance qui a créé le monde[111] ?

XI. D’abord, si l’Âme n’est pas descendue, si elle s’est bornée à illuminer les ténèbres[112], comment aurait-on le droit de dire qu’elle a incliné ? En effet, si une espèce de lumière s’est écoulée de l’Âme[113], ce n’est pas une raison de dire que l’Âme a incliné, à moins d’admettre qu’il y avait une chose au-dessous d’elle [les ténèbres], qu’elle s’en est approchée par un mouvement local, et qu’arrivée près de cette chose, elle l’a illuminée. Au contraire, si elle l’a illuminée tout en restant en elle-même (ἐφ’ ἑαυτῆς μένουσα ἐνέλαμψε), sans rien faire pour cela[114], pourquoi a-t-elle seule illuminé cette chose [les ténèbres] ? Pourquoi les êtres plus puissants que l’Âme [les Éons supérieurs à l’Âme] n’ont-ils pas aussi illuminé les ténèbres ? Ce n’est [disent les Gnostiques] qu’après avoir conçu la Raison du monde (τῷ λογισμὸν λαϐεῖν ϰόσμου) que l’Âme a pu illuminer les ténèbres, en vertu même de cette conception rationnelle. Mais alors, pourquoi n’a-t-elle pas fait le monde en même temps qu’elle a illuminé les ténèbres, mais a-t-elle attendu la génération des images [psychiques] ? Ensuite, comment cette Raison du monde, que les Gnostiques appellent la Terre étrangère (ἡ γῆ ἡ ξένη)[115], et qui a été produite par les puissances supérieures, comme ils le disent, n’a-t-elle pas amené ses auteurs à incliner ? Enfin, pourquoi la matière illuminée produit-elle des images psychiques (ἡ ὕλη φωτισθεῖσα εἴδωλα φυσιϰὰ ποιεῖ), et non des corps ? Il ne semble pas que l’image de l’Âme [la Sagesse] ait besoin de ténèbres ou de matière. Si l’Âme crée, sa créature [la Sagesse] doit l’accompagner et lui rester attachée. D’ailleurs, qu’est-ce que cette créature ? Est-ce une essence, ou, comme les Gnostiques le disent, une Conception (ἐννόημα)[116] ? Si c’est une essence, quelle différence y a-t-il entre elle et son principe ? Si c’est une autre espèce d’Âme, elle doit être une Âme végétative et génératrice, puisqu’elle a pour principe une Âme raisonnable[117]. Si elle est une Âme végétative et génératrice, comment a-t-elle créé pour être honorée[118] ? Comment a-t-elle créé par orgueil, par audace, en un mot, par imagination[119] ? On a encore moins le droit de dire qu’elle a créé en vertu d’une conception rationnelle. En outre, quelle nécessité y avait-il que la mère du Démiurge le composât de matière et d’une image (ἐξ ὖλης ϰαὶ εἰδώλου). Si l’on parle de Conception (ἐννόημα), qu’on explique d’abord d’où vient ce nom ; ensuite, qu’on montre comment une Conception peut constituer un être réel, à moins qu’on ne donne à cette Conception une force créatrice ? Mais quelle force créatrice peut se trouver dans cet être imaginaire ? Les Gnostiques disent que cette Image [le Démiurge] a d’abord été produite et que d’autres images ont été produites après elle[120] ; mais ils se permettent de le dire sans le prouver. Comment, par exemple, le feu a-t-il été produit d’abord [et les autres choses ensuite][121] ?

XII. Comment cette Image nouvellement formée [le Démiurge] a-t-elle entrepris de créer par le souvenir des choses qu’elle connaissait ? Car précédemment elle n’existait pas, par conséquent, ne pouvait rien connaître, non plus que la mère qu’on lui donne [la Sagesse]. N’est-il pas d’ailleurs étonnant que, quoique les Gnostiques ne soient pas descendus sur la terre comme des images d’âmes (εἴδωλα ψυχῶν), mais comme de véritables âmes (ἀηθιναὶ ψυχαὶ)[122], cependant à peine un ou deux d’entre eux parviennent à se détacher du monde [sensible], et, en recueillant leurs souvenirs, à se rappeler quelques-unes des choses qu’ils connaissaient antérieurement, tandis que cette Image [le Démiurge], aussi bien que sa mère [la Sagesse], qui est une image matérielle (εἴδωλον ὑλιϰὸν), a été capable de concevoir les choses intelligibles faiblement (ἀμυδρῶς ἐνθυμηθῆναι ἐϰεῖνα), comme disent les Gnostiques, mais dès sa naissance ? Non-seulement elle a conçu les choses intelligibles et s’est formé une idée du monde sensible d’après le monde intelligible, mais encore elle a su avec quels éléments elle devait produire le monde sensible. Pourquoi a-t-elle créé d’abord le feu[123] ? Sans doute elle a jugé qu’il fallait commencer par lui : car pourquoi n’a-t-elle pas commencé par un autre élément ? Si elle a pu produire le feu parce qu’elle en avait la conception, pourquoi, ayant la conception du monde (car elle devait commencer par concevoir le tout), ne l’a-t-elle pas créé d’un seul coup[124] ? En effet, cette conception du monde embrassait aussi toutes les parties. C’était plus naturel : le Démiurge ne devait pas agir comme les artisans, puisque les arts sont postérieurs à la nature et à la création du monde. Aujourd’hui même, nous ne voyons pas les natures [les raisons séminales][125], quand elles engendrent des individus, produire d’abord le feu, puis les autres éléments l’un après l’autre, enfin les mélanger : la configuration et l’organisation de l’animal entier sont formées d’un seul coup dans le germe que la mère porte dans son sein. Pourquoi donc, dans la création, la matière n’aurait-elle pas été organisée d’un seul coup par le type du monde (τύπῳ ϰόσμου)[126], type qui devait contenir le feu, la terre et le reste ? Peut-être les Gnostiques auraient-ils conçu ainsi la création du monde, s’ils avaient eu dans leur système une Âme véritable [au lieu d’une image]. Mais leur Démiurge n’aurait pas su procéder ainsi. Cependant, concevoir la grandeur et surtout les dimensions du ciel, l’obliquité du zodiaque, le cours des astres, la forme de la terre, comprendre la raison de chacune de ces choses[127], ce n’est pas là l’œuvre d’une image, mais plutôt d’une puissance qui procède des meilleurs principes, comme les Gnostiques l’avouent eux-mêmes malgré eux.

En effet, si l’on examine attentivement en quoi consiste cette illumination des ténèbres, on peut les amener à reconnaître les vrais principes du monde. Pourquoi fallait-il que cette illumination des ténèbres fût produite, s’il ne fallait pas absolument qu’elle le fût ? Cette nécessité [d’une illumination des ténèbres] était ou conforme ou contraire à la nature : si elle lui était conforme, elle a dû l’être de tout temps ; si elle lui était contraire, il serait arrivé aux puissances divines quelque chose de contraire à la nature, et le mal serait antérieur à ce monde. Alors ce n’est plus ce monde qui est la cause du mal [comme le prétendent les Gnostiques], ce sont les puissances divines : le monde n’est pas le principe du mal pour l’âme ; c’est l’âme qui est le principe du mal pour le monde. En remontant ainsi de cause en cause, la raison rapportera ce monde aux premiers principes.

Si l’on dit que la matière est aussi cause du mal[128], d’où provient-elle ? car les ténèbres existaient déjà, comme le disent les Gnostiques, quand l’Âme les a vues et illuminées. D’où viennent donc les ténèbres ? Si les Gnostiques répondent que c’est l’Âme elle-même qui a créé les ténèbres en inclinant, évidemment les ténèbres n’existaient pas avant que l’Âme inclinât. Les ténèbres ne sont donc pas la cause de cette inclination ; la cause en est la nature de l’Âme. On rapporte ainsi cette cause à des nécessités précédentes, par suite aux premiers principes[129].

XIII. Celui qui se plaint de la nature du monde ne sait donc pas ce qu’il fait, ni jusqu’où va son audace. C’est que beaucoup d’hommes ignorent qu’un enchaînement étroit unit les choses du premier, du second et du troisième rang[130], et descend jusqu’à celles du plus bas degré. Au lieu de blâmer ce qui est inférieur aux premiers principes, il faut se soumettre avec douceur aux lois de l’univers[131], s’élever soi-même aux premiers principes, ne pas éprouver ces terreurs tragiques[132], inspirées à certaines gens par les sphères du monde qui n’exercent sur nous qu’une influence bienfaisante[133]. Qu’ont-elles en effet de terrible ? Que redoutent en elles ces hommes étrangers à la philosophie et à toute saine instruction ? Quoique les sphères célestes aient des corps ignés, elles ne doivent nous donner aucune crainte, parce qu’elles sont parfaitement en harmonie avec l’univers et avec la terre. Il faut d’ailleurs considérer les âmes des astres auxquelles les Gnostiques se croient eux-mêmes si supérieurs[134], tandis que leurs corps, qui surpassent tant les nôtres en grandeur et en beauté, concourent efficacement à produire les choses conformes à l’ordre de la nature[135] : car ces choses ne sauraient naître s’il n’existait que les premiers principes. Enfin les astres complètent l’univers et en sont des membres importants. Si l’homme a une grande supériorité sur les animaux, quelle supériorité n’ont pas ces astres qui sont dans l’univers pour l’embellir et y faire régner l’ordre, et non pour y exercer une influence tyrannique[136] ? Quant aux événements qu’on dit provenir des astres, ceux-ci en sont les signes plutôt que

les causes[137]. D’ailleurs les événements qui proviennent réellement des astres diffèrent entre eux par les circonstances[138]. Il n’est pas en effet possible que les mêmes choses arrivent à tous les hommes, séparés comme ils le sont par l’époque de leur naissance, par les lieux où ils se trouvent, par les dispositions de leurs âmes. Il n’est pas non plus raisonnable de demander que tous soient bons, ni, parce que c’est impossible, d’aller se plaindre aussitôt dans l’idée que les choses sensibles doivent être semblables aux choses intelligibles[139]. Enfin, il ne faut pas croire que le mal soit autre chose que ce qui est moins complet par rapport à la sagesse, moins bon, en suivant toujours une gradation décroissante[140] : par exemple, il ne faut pas appeler mauvaise la nature [la puissance végétative et génératrice], parce qu’elle n’est pas la sensibilité ; ni la sensibilité, parce qu’elle n’est pas la raison. Sinon, l’on sera conduit à admettre qu’il y a du mal même dans le monde intelligible : en effet, l’Âme est inférieure à l’Intelligence, et l’Intelligence l’est elle-même à l’Un.

XIV. Une autre erreur des Gnostiques, c’est d’enseigner que les êtres intelligibles ne sont pas en dehors de toute atteinte. Quand les Gnostiques prononcent des paroles magiques (ἐπαοιδαὶ), et qu’ils les adressent à ces êtres, non-seulement à l’Âme, mais encore aux principes qui lui sont supérieurs, que veulent-ils faire ? les enchanter (γοητείαι), les charmer (θέλξεις), les toucher (πείσεις), répondront-ils[141]. Ils croient donc que les êtres divins nous prêtent l’oreille, et qu’ils obéissent à celui qui sait habilement prononcer ces chants (μέλη), ces cris (ἦχοι), ces aspirations (προσπνεύσεις), ces sifflements (σιγμοὶ τῆς φωνῆς), tous ces sons auxquels ils attribuent une puissance magique[142]. Si ce n’est pas là leur pensée, s’ils prétendent seulement exprimer par des sons des choses qui ne tombent pas sous les sens, alors, en voulant rendre leur art plus respectable, ils lui ôtent eux-mêmes, sans y prendre garde, tout titre à notre respect.

Ils se glorifient encore de chasser les maladies. Si c’était par la tempérance, par une vie bien réglée, comme les philosophes, ils auraient une prétention raisonnable. Mais ils affirment que les maladies sont des démons (δαιμόνια)[143], qu’ils peuvent les chasser par leurs paroles, et ils s’en vantent afin de passer pour des hommes vénérables auprès du vulgaire, toujours porté à admirer la puissance de la magie. Ils ne sauraient persuader à des hommes raisonnables que nos maladies n’ont pas des causes appréciables, comme la fatigue, la plénitude, la vacuité, la corruption, en un mot une altération qui a un principe intérieur ou extérieur. On le voit par la nature même des remèdes : souvent on chasse la maladie en dégageant les intestins, ou en donnant une potion ; souvent aussi on a recours à la diète et à une saignée. Est-ce parce que le démon a faim, ou que la potion le fait dépérir ? Quand une personne est guérie immédiatement, le démon reste ou sort. S’il reste, comment sa présence n’empêche-t-elle pas la guérison ? S’il sort,

pourquoi ? Que lui est-il arrivé ? Est-ce qu’il était nourri par la maladie ? En ce cas, la maladie était autre chose que le démon. S’il entre sans qu’il y ait de cause de maladie, pourquoi celui dans le corps duquel il entre n’est-il pas toujours malade ? S’il entre dans un corps quand il y a déjà une cause naturelle de maladie, en quoi contribue-t-il à cette maladie ? Cette cause suffit pour produire la fièvre. Il est ridicule d’admettre que la maladie ait une cause, et que, dès que cette cause agit, il y ait un démon tout prêt à venir la seconder.

On doit maintenant voir clairement quelle est la nature des assertions que débitent les Gnostiques et dans quel but ils les soutiennent. C’est pour faire connaître leurs prétentions que nous avons mentionné ce qu’ils disent des démons. Je vous laisse à critiquer vous-mêmes les autres opinions des Gnostiques en lisant leurs livres. Rappelez-vous toujours que notre système de philosophie comprend, outre les autres biens, la simplicité des mœurs, la pureté de l’intelligence, et qu’il recommande, au lieu d’une vaine jactance[144], le soin de sa dignité, une confiance en soi-même pleine de raison, de prudence, de retenue, de circonspection. Je vous laisse à comparer le reste [de la doctrine des Gnostiques] avec notre philosophie. Pour nous, comme tout ce qui est professé par les Gnostiques est fort différent [de ce que nous enseignons], nous ne saurions tirer aucun profit de cette comparaison ; or c’est pour ce motif seul que nous pourrions nous occuper d’eux[145].

XV. Remarquons surtout quel effet produisent dans l’âme de leurs auditeurs les discours de ces hommes qui leur enseignent à mépriser le monde et ce qu’il contient.

Il y a deux doctrines principales sur la destinée de l’homme : l’une nous assigne pour fin les plaisirs du corps ; l’autre, l’honnêteté et la vertu, dont l’amour vient de Dieu et conduit à Dieu, comme nous le démontrons ailleurs[146]. Épicure, qui nie la Providence divine, nous conseille de rechercher la seule chose qui reste, les jouissances de la volupté. Eh bien ! les Gnostiques ont une doctrine plus pernicieuse encore : ils blâment la manière dont s’exerce la puissance de la Providence et ils accusent la Providence elle-même ; ils refusent tout respect aux lois établies ici-bas et à la vertu

qui a été honorée par tous les siècles[147] ; pour ne laisser subsister aucune honnêteté, ils détruisent la tempérance en la raillant, ils attaquent la justice soit naturelle, soit acquise par la raison ou par l’exercice ; en un mot, ils anéantissent tout ce qui peut conduire à la vertu[148]. Il ne reste donc qu’à rechercher la volupté, qu’à professer l’égoïsme, qu’à renoncer à toute société avec les hommes, qu’à songer uniquement à son intérêt personnel, à moins qu’on n’ait un naturel assez bon par soi-même pour résister à leurs pernicieuses leçons. Ils n’estiment rien de ce que nous regardons comme bon, et ils recherchent toute autre chose[149].

Cependant, ceux qui connaissent la divinité devraient s’y attacher même ici-bas, et, s’attachant aux premiers principes, corriger les choses de la terre en y appliquant leur nature divine : car c’est à la nature qui dédaigne la volupté corporelle qu’il appartient de comprendre en quoi consiste l’honnêteté ; quiconque n’a point de vertu ne saurait s’élever aux choses intelligibles. Ce qui prouve la justesse de nos critiques, c’est que les Gnostiques ne parlent pas de la vertu, ne s’en occupent jamais, n’en donnent aucune définition, n’en déterminent pas les espèces, ne rapportent rien de tant de belles discussions que les anciens nous ont laissées sur ce sujet ; ne disent pas comment on peut acquérir ni conserver les qualités morales, comment on doit cultiver et purifier l’âme[150]. Leur précepte : « Contemple Dieu[151], » est inutile si l’on n’enseigne aussi comment on doit contempler Dieu. Qu’est-ce qui empêche, pourrait-on dire aux Gnostiques, de contempler Dieu, sans pour cela s’abstenir d’aucune volupté, sans réprimer sa colère ? Qu’est-ce qui empêche de répéter le nom de Dieu, tout en se laissant dominer par ses passions et en ne faisant rien pour les réprimer ? La vertu, portée à sa perfection, établie solidement dans l’âme par la sagesse, voilà ce qui nous montre Dieu. Sans la véritable vertu, Dieu n’est qu’un mot[152].

XVI. Qu’on ne croie pas que l’on devienne un homme de bien parce qu’on méprise les dieux, le monde et toutes les beautés qui s’y trouvent. Mépriser les dieux est le principal caractère du méchant ; nul n’est complètement pervers que lorsqu’il méprise les dieux ; ne fût-on pas d’ailleurs entièrement pervers, il suffit de ce vice pour le devenir[153]. Le respect que les Gnostiques prétendent professer pour les dieux intelligibles n’est qu’une inconséquence. Quand on aime un être, on aime tout ce qui s’y rattache ; on étend aux enfants l’affection qu’on a pour le Père. Or toute âme est fille du Père céleste. Les âmes qui président aux astres sont intellectuelles, bonnes et plus rapprochées de Dieu que les nôtres. Comment ce monde sensible, avec les dieux qu’il contient, pourrait-il être séparé du monde intelligible ? Nous avons déjà montré plus haut l’impossibilité d’une telle séparation[154]. Maintenant, nous affirmons que quand on méprise des êtres placés si près de ceux qui tiennent le premier rang, c’est qu’on ne connaît ceux-ci que de nom.

Comment peut-il être pieux de prétendre que la Providence divine ne s’étend pas aux choses sensibles ou du moins ne s’occupe pas de quelques-unes d’entre elles[155] ? Comment une pareille assertion ne serait-elle pas une inconséquence ? Les Gnostiques prétendent que la Providence divine ne s’occupe que d’eux-mêmes. Est-ce pendant qu’ils vivaient là-haut, ou seulement depuis qu’ils vivent ici-bas ? Dans le premier cas, pourquoi sont-ils descendus sur la terre ? Dans le second, pourquoi y restent-ils[156] ? Pourquoi d’ailleurs Dieu ne serait-il pas aussi présent ici-bas ? Comment sans cela peut-il savoir que les Gnostiques, qui sont ici-bas, ne l’ont pas oublié et ne sont pas devenus pervers ? S’il connaît ceux qui ne sont pas devenus pervers, il connaît aussi ceux qui le sont devenus, afin de les distinguer des autres. Il faut donc qu’il soit présent à tous les hommes et au monde entier, de quelle façon que ce soit. Ainsi le monde participera de Dieu. Si Dieu privait le monde de sa présence, il vous en priverait aussi, et vous ne pourriez rien dire ni de lui ni des êtres qui sont au-dessous de lui. Que Dieu vous protége par sa Providence ou par son aide [sa grâce], quelque nom que vous lui donniez, le monde certainement tient de lui l’existence ; il n’en a jamais été, il n’en sera jamais abandonné. Le monde a plus le droit que les individus d’occuper la Providence, de participer aux perfections divines[157]. Cela est vrai surtout pour l’Âme universelle, comme le prouvent l’existence et la sage disposition du monde. Qui de ces hommes si orgueilleux est aussi bien ordonné, aussi sage que l’univers, et pourrait même se comparer avec lui sans ridicule, sans absurdité ? Une pareille comparaison est une impiété quand on ne la fait pas seulement pour le besoin de la discussion. Douter de pareilles vérités est le propre d’un homme aveugle et insensé, qui n’a ni expérience ni raison, et qui est si éloigné de connaître le monde intelligible qu’il ne connaît même pas le monde sensible. Quel est le musicien qui, après avoir saisi l’harmonie intelligible, entendra sans émotion celle des sons sensibles ? Quel est l’homme qui, sachant la géométrie et l’arithmétique, n’aimera à reconnaître de la symétrie, de l’ordre, de la proportion, dans les objets qui frappent ses regards ? C’est que, tout en ayant sous les yeux les mêmes objets

que le vulgaire, les connaisseurs y voient autre chose, quand ils regardent, par exemple, des peintures avec un œil exercé. Mais en reconnaissant dans les choses sensibles une image des essences intelligibles, ils en sont frappés et ils se rappellent la véritable beauté : de là naît l’amour[158]. Quand on voit briller dans un visage une éclatante image de la beauté, on s’élève à l’intelligible[159]. Il faut avoir un esprit pesant, insensible, pour contempler toutes les beautés du monde visible, cette harmonie, cet ordre imposant, ce grand spectacle qu’offrent les astres malgré leur éloignement, sans être frappé d’enthousiasme par leur vue, sans admirer leur éclat et leur magnificence. Si l’on n’éprouve pas ces sentiments, c’est qu’on n’a pas bien considéré les choses sensibles et que l’on connaît encore moins le monde intelligible.

XVII. Les Gnostiques diront peut-être que s’ils haïssent le corps, c’est parce que Platon s’en plaint beaucoup, l’accuse d’être un obstacle pour l’âme, dit qu’il lui est bien inférieur[160]. Ils devraient alors, faisant par la pensée abstraction du corps du monde, considérer le reste, c’est-à-dire la sphère intelligible qui contient en soi la forme du monde, puis les âmes incorporelles qui, dans un ordre parfait, communiquent la grandeur à la matière en l’étendant d’après un modèle intelligible, pour que ce qui est engendré égale autant que possible par sa grandeur la nature indivisible de son modèle : car à la grandeur de la puissance intelligible correspond ici-bas la grandeur de la masse sensible. Que les Gnostiques considèrent donc la sphère céleste, soit qu’ils la conçoivent comme mise en mouvement par la puissance divine qui en contient le principe, le milieu et la fin, soit même qu’ils se l’imaginent comme immobile et n’exerçant encore son action sur aucune des choses qu’elle gouverne par sa révolution ; ils arriveront des deux façons à se faire une idée juste de l’Âme qui préside à cet univers. Qu’ils conçoivent ensuite cette Âme unie à un corps, tout en restant impassible, et communiquant à ce corps, autant que celui-ci est capable d’y participer, quelques-unes de ses perfections (car la divinité ne saurait être envieuse)[161], ils se formeront une idée juste du monde : ils comprendront combien est grande la puissance de l’âme, puisqu’elle fait participer à la beauté, autant qu’il en est capable, le corps qui n’a aucune beauté par sa nature, mais qui [embelli par l’Âme] ravit les âmes divines.

Les Gnostiques prétendent-ils rester insensibles à la beauté du monde et ne faire aucune différence entre les corps qui sont beaux et ceux qui sont laids ? Alors ils ne doivent pas distinguer le bon goût du mauvais, ni reconnaître de la beauté dans les sciences, dans la contemplation, dans Dieu même : car ce n’est que par leur participation aux premiers principes que les êtres sensibles sont beaux[162]. S’ils ne sont pas beaux, les premiers principes ne sauraient non plus l’être ; par conséquent les êtres sensibles sont beaux, tout en l’étant moins que les êtres intelligibles. Le mépris que les Gnostiques professent pour la beauté sensible est louable, s’il ne se rapporte qu’à celle des femmes et des jeunes garçons, et s’il n’a d’autre but que de conduire à la chasteté. Mais, sachez-le bien, ils ne se glorifient pas de mépriser ce qui est laid ; ils se glorifient de mépriser ce qu’ils avaient d’abord reconnu et aimé comme beau.

Remarquez en outre que l’on ne trouve pas la même beauté dans les parties que dans le tout, dans les individus que dans l’univers, qu’il y a dans les choses sensibles et dans les individus, dans les démons[163], par exemple, des beautés assez grandes pour nous faire admirer leur créateur, et nous prouver que ce sont bien ses œuvres. Par là nous pouvons arriver à concevoir l’ineffable beauté de l’Âme

universelle, si nous ne nous attachons pas aux êtres sensibles, et si, sans toutefois les mépriser, nous savons nous élever aux êtres intelligibles. Si l’intérieur d’un être sensible est beau, jugeons qu’il est en harmonie avec la beauté de son extérieur ; s’il est laid, croyons qu’il est inférieur à son principe. Mais il est impossible qu’un être soit réellement beau à l’extérieur, et laid à l’intérieur : car l’extérieur n’est beau que parce qu’il est dominé par l’intérieur [par l’âme qui donne la forme][164]. Ceux qu’on appelle beaux, et qui sont laids intérieurement, n’ont au dehors qu’une beauté mensongère. Si l’on prétend qu’il y a des hommes qui possèdent un beau corps avec une âme laide, j’affirme qu’on n’en a pas vu et qu’on s’est trompé en les croyant beaux, ou que, si l’on a vu de pareils hommes, leur laideur intérieure était accidentelle et qu’ils avaient une âme naturellement belle : car nous rencontrons ici-bas de grands obstacles qui nous empêchent d’arriver à notre fin. Mais, pour l’univers, peut-il y avoir un obstacle qui l’empêche de posséder la beauté intérieure comme il possède la beauté extérieure ? Les êtres auxquels la nature n’a pas dès le commencement donné la perfection peuvent bien ne pas atteindre leur fin et par conséquent se pervertir ; mais l’univers n’a jamais été enfant ni imparfait ; il ne s’est pas développé, il n’a reçu aucun accroissement corporel. D’où aurait-il reçu en effet un tel accroissement puisqu’il possédait tout ? On ne peut pas non plus admettre que son Âme ait acquis quelque chose avec le temps. Mais l’accordât-on aux Gnostiques, on ne saurait en conclure qu’il y ait là du mal.

XVIII. Mais, diront-ils peut-être, notre doctrine inspire de l’éloignement et de la haine pour le corps[165], tandis que la vôtre y attache l’âme. — C’est comme si deux hôtes habitaient ensemble une belle maison, que l’un en blâmât la disposition et l’architecte et y restât cependant, tandis que l’autre, au lieu de blâmer l’architecte, louerait son habileté, et attendrait le temps où il doit quitter cette maison, parce qu’il n’en aura plus besoin : le premier se croirait plus sage et mieux préparé à partir parce qu’il aurait appris à répéter que les murs sont composés de pierres et de poutres, objets inertes, que cette maison est loin de répondre à l’idée de la maison intelligible ; ne sachant pas que toute la différence qu’il y a entre lui et son compagnon, c’est que lui, il ne fiait pas supporter des choses nécessaires, et que son compagnon [qui ne blâme pas cette maison] saura s’en éloigner sans regret parce qu’il n’aime qu’avec modération la beauté des édifices de pierre. Il faut bien, tant que nous avons un corps, demeurer dans ces maisons construites par l’Âme du monde[166], notre sœur bienveillante, qui a la puissance de faire de si grandes choses sans travail[167].

Les Gnostiques ne dédaignent pas d’appeler frères[168] les plus pervers des hommes, et ils refusent ce nom au soleil, aux autres dieux du ciel, à l’Âme du monde même, insensés qu’ils sont ! Sans doute, pour nous unir ainsi aux astres par les liens de la parenté, il faut que nous ne soyons plus pervers, que nous soyons devenus bons, qu’au lieu d’être des corps, nous soyons des âmes dans des corps, et que,

autant que possible, nous habitions ces corps de la même manière que l’Âme universelle habite le corps de l’univers. Pour cela, il faut être ferme, ne pas se laisser charmer par les plaisirs de l’ouïe ni par ceux de la vue, n’être troublé par aucun revers[169]. L’Âme du monde n’est troublée par rien, parce qu’elle est en dehors de toute atteinte. Mais nous, qui sommes ici-bas exposés aux coups de la fortune, repoussons-les par notre vertu, affaiblissons les uns, rendons les autres impuissants par notre constance et par notre grandeur d’âme[170]. Quand nous nous serons ainsi rapprochés de cette puissance qui est en dehors de toute atteinte, de l’Âme de l’univers et des âmes des astres, nous tâcherons d’en être l’image et de pousser même cette ressemblance jusqu’à l’identité. Alors, bien disposés par la nature et par l’exercice, nous contemplerons ce que ces âmes contemplent dès le commencement. S’il est des hommes qui se vantent d’avoir le privilége de contempler seuls le monde intelligible[171], il ne s’ensuit pas qu’ils contemplent réellement ce monde plus que les autres hommes.

C’est tout aussi vainement qu’ils se glorifient de devoir quitter leurs corps quand ils auront cessé de vivre, tandis que les dieux ne le peuvent pas parce qu’ils remplissent toujours la même fonction dans le ciel. Ils ne parlent ainsi que parce qu’ils ignorent ce que c’est qu’être hors du corps, et de quelle manière l’Âme universelle gouverne tout entière ce qui est inanimé[172].

Oui, nous pouvons ne pas aimer le corps[173], devenir purs, mépriser la mort, connaître et rechercher les choses supérieures à celles d’ici-bas ; mais ne portons pas envie pour cela aux autres hommes qui sont capables de poursuivre le même but et qui le poursuivent constamment ; ne les accusons pas d’en être incapables[174]. Ne tombons pas dans la même erreur que ceux qui nient le mouvement des astres, parce que les sens les leur font voir immobiles : ne faisons pas comme les Gnostiques qui croient que l’âme des astres ne voit pas ce qui est extérieur parce qu’ils ne voient pas eux-mêmes cette âme apparaître extérieurement.


    10 ; t. II, p. 283 de la trad. de M. Saisset.) Les comparaisons tirées du rapport de l’air à la lumière et à la chaleur se trouvent dans plusieurs passages de ce volume, p. 40, 45, 53, 57, 111, 200, 201, etc.

    En disant que la nature du Bien ne contient rien en soi (au lieu de dire, comme saint Augustin, que la nature divine n’est autre chose que ce qu’elle a), Plotin paraît s’être inspiré des idées orientales, telles qu’elles sont formulées dans la Kabbale et dans les écrits de Philon. Ainsi le livre kabbalistique appelé le Zohar (Livre de la Lumière) assigne les mêmes caractères que Plotin à la Cause suprême, à l’En-Soph (l’Infini), qu’il déclare ineffable et inconnu, et qu’il place bien au-dessus de toutes les Séphiroth (hypostases divines), même de celle qui exprime l’Être à son plus haut degré d’abstraction : « Il est l’Ancien des Anciens, le Mystère des Mystères, l’Inconnu des Inconnus... Il faut le concevoir au-dessus de toutes les créatures et de tous les attributs. Or, quand on a ôté ces choses, quand on n’a laissé ni attribut, ni image, ni figure, ce qui reste est comme une mer : car les eaux de la mer sont par elles-mêmes sans limite et sans forme... De là vient le nom d’Infini, En-Soph, pour désigner la Cause des causes : car elle n’a, dans cet état, ni forme, ni figure ; il n’existe alors aucun moyen de la comprendre, aucune manière de la connaître ; c’est en ce sens qu’il a été dit (Ecclésiaste, III, 2) : Ne médite pas sur une chose qui est trop au-dessus de toi. » (M. Franck, La Kabbale, p. 170, 173.) Philon a dit de même : « Dieu est supérieur à la science, à la vertu, même au beau et au bien... L’unité même n’est qu’une Image de la Cause première... Il faut, dépouillant l’Être suprême de tout attribut, ne concevoir en lui que l’existence et ne lui prêter aucune forme ; il est incompréhensible, ineffable et sans nom. » (De mundi opificio, XI ; Quod Deus sit immutabilis, X.) Les Gnostiques ont emprunté beaucoup de leurs idées à la Kabbale ou aux écrits de Philon. Ainsi Valentin, dont Plotin paraît discuter particulièrement ici le système, place au sommet de toutes choses l’Être infini, incompréhensible, ineffable, qu’il appelle Ampsiu (Substance) ou Bythos (Abîme), et dont il fait sortir par couples les Éons qui constituent le plérôme. Voyez à ce sujet l’extrait de saint Irénée que nous donnons dans la Note sur ce livre, à la fin du volume.

  1. Avant d’aborder la réfutation des Gnostiques, Plotin résume brièvement sa théorie des trois hypostases divines, parce qu’elle sert de base à sa polémique. Il aurait dû exposer également la doctrine qu’il combat ; il s’est borné à la rappeler en passant, parce qu’elle était familière à ses lecteurs. Pour suppléer à cette omission, nous avons, dans la Note sur ce livre, à la fin du volume, exposé d’après saint Irénée les idées fondamentales du Gnosticisme, dont la connaissance est nécessaire à l’intelligence de cette discussion. Plotin d’ailleurs ne s’est pas proposé de soumettre à un examen complet toutes les questions traitées dans les écrits des Gnostiques. Il s’est surtout attaché à démontrer que les Gnostiques n’avaient pas le privilége de posséder seuls la science, la gnose, γνῶσις, comme ils le prétendaient (p. 285, note 2), et qu’ils avaient tort d’enseigner (p. 302, note) que le Démiurge est mauvais ainsi que le monde même (comme l’indique le second titre que porte ce livre dans la Vie de Plotin, p. 30).

    Pour les autres Remarques générales et pour tous les éclaircissements que leur étendue ne nous a pas permis de placer au bas des pages, Voy. la Note sur ce livre à la fin du volume.

  2. Voy. le liv. ix de l’Ennéade VI, lequel a été composé avant celui-ci.
  3. Ce qu’il y a ici de faux dans les idées de Plotin est parfaitement rectifié dans un beau passage de saint Augustin, passage où l’on trouve plusieurs des comparaisons employées par Plotin dans les Ennéades : « La nature de la Trinité est appelée une nature simple par cette raison qu’elle n’a rien qu’elle puisse perdre et qu’elle n’est autre chose que ce qu’elle a. Un vase n’est pas l’eau qu’il contient ni un corps la couleur qui le colore, ni l’air, la lumière ou la chaleur qui réchauffe ou l’éclaire, ni l’âme la sagesse qui la rend sage. Ces êtres ne sont donc pas simples puisqu’ils peuvent être privés de ce qu’ils ont et recevoir d’autres qualités ou habitudes... Encore que l’âme doive être un jour éternellement sage, elle ne le sera que par la participation de la sagesse immuable qui n’est pas elle. En effet, quand l’air ne perdrait jamais la lumière qui est répandue dans toutes ses parties, il ne s’en suivrait pas pour cela qu’il fût la lumière même ; et ici je n’entends pas dire que l’âme soit un air subtil, ainsi que l’ont cru quelques philosophes [Anaximène de Milet, Diogène d’Apollonie], qui n’ont pas su s’élever à l’idée d’une nature incorporelle. Mais ces choses, dans leur extrême différence, ne laissent pas d’avoir assez de rapport pour qu’il soit permis de dire que l’âme incorporelle est éclairée de la lumière incorporelle de la sagesse de Dieu, qui est parfaitement simple, de la même manière que l’air corporel est éclairé par la lumière corporelle, et que, comme l’air s’obscurcit quand la lumière vient à se retirer (car ce qu’on appelle ténèbres n’est autre chose que l’air privé de lumière), l’âme s’obscurcit pareillement lorsqu’elle est privée de la lumière de la sagesse. Si donc on appelle simple la nature divine, c’est qu’en elle la qualité n’est autre chose que la substance, en sorte que sa divinité, sa béatitude et sa sagesse, ne sont pas différentes d’elle-même. L’Écriture, il est vrai, appelle multiple l’esprit de sagesse (Sagesse, VII, 22), mais c’est à cause de la multiplicité des choses qu’il renferme en soi, lesquelles néanmoins ne sont que lui-même, et lui seul est toutes ces choses. Il n’y a pas en effet plusieurs sagesses, mais une seule, en qui se trouvent ces trésors immenses et infinis où sont les raisons invisibles et immuables de toutes les choses muables et visibles qu’il a créées. » (Cité de Dieu, XI,
  4. Voy. Enn. V, liv. vi.
  5. Voy. Enn. V, liv. i, ii, iii, vi ; Enn. VI, liv. viii, ix. Plusieurs Pères de l’Église, platoniciens en même temps, saint Grégoire de Nazianze, saint Cyrille d’Alexandrie, Eusèbe, etc., ont cru retrouver dans les trois hypostases divines de Plotin les trois personnes de la sainte Trinité. Voici comment l’opinion de ces Pères est exposée par Théodoret (t. IV, p. 750, éd. Schulz) : « Αὐτίϰα τοίνυν τὴν Πλάτωνος διάνοιαν ἀναπτύσσοντες ϰαὶ ὁ Πλωτῖνος ϰαὶ ὁ Νουμήνιος τρία φασὶν αὐτὸν εἰρηϰέναι ὑπερέχοντα ϰαὶ ἀῖδια, τἀγαθὸν, ϰαὶ νοῦν, ϰαὶ τοῦ παντὸς τὴν φυχὴν, ὂν μὲν ἡμεῖς Πατέρα ϰαλοῦμεν, τἀγαθον ὀνομάζοντα · νοῦν δὲ, ὂν ἡμεῖς Ὑιὸν ϰαὶ Λόγον προσαγορεύομεν · τὴν δὲ τὰ πάντα ψυχοῦσαν ϰαὶ ζωοποιοῦσαν δύναμιν, ψυχὴν ϰαλοῦντα, ἤν Πνεῦμα ἅγιον οἱ θεῖοι προσαγορεύουσι λόγοι. » Pour montrer la différence qu’il y a entre la théorie de Plotin et la théologie chrétienne, nous nous bornerons à citer un passage de saint Augustin sur la sainte Trinité : « Il existe un bien, seul simple, seul immuable, qui est Dieu. Par ce bien, tous les autres biens ont été créés, mais ils ne sont point simples et partant ils sont muables. Quand Je dis, en effet, qu’ils ont été créés, j’entends qu’ils ont été faits et non pas engendrés, attendu que ce qui est engendré du bien simple est simple comme lui, est la même chose que lui. Tel est le rapport de Dieu le Père avec Dieu le Fils, qui, tous deux ensemble avec le Saint-Esprit, ne font qu’un seul Dieu, et cet Esprit du Père et du Fils est appelé le Saint-Esprit dans l’Écriture, par appropriation particulière de ce nom. Or il est autre que le Père et le Fils, parce qu’il n’est ni le Père ni le Fils ; je dis autre, et non autre chose, parce qu’il est lui aussi le bien simple, immuable et éternel. Cette Trinité n’est qu’un seul Dieu, qui n’en est pas racine simple pour être une Trinité : car nous ne faisons pas consister la simplicité du bien en ce qu’il serait dans le Père seulement, ou seulement dans le Fils, ou enfin dans le seul Saint-Esprit ; et nous ne disons pas non plus, comme les Sabelliens, que cette Trinité n’est qu’un nom, qui n’implique aucune substance des personnes, mais nous disons que ce bien est simple, parce qu’il est ce qu’il a, sauf la seule réserve de ce qui appartient à chaque personne de la Trinité relativement aux autres. » (Cité de Dieu, XI, 10 ; t. II, p. 282 de la trad. de M. Saisset.) Voy. encore la Note, p. 323.
  6. Plotin ne nomme nulle part dans ce livre les sectaires qu’il combat ; il se contente de les désigner vaguement par αὐτοί, ou par un verbe à la troisième personne du pluriel, tel que φήσουσι dans la phrase qui est l’objet de cette note : le sujet sous-entendu est évidemment les Gnostiques. Voy. la Note, p. 494.
  7. Sur la puissance et sur l’acte de Bythos (Ennoia et Thelesis), Voy. la Note, p. 520-521.
  8. Voy. la Note, p. 521-522.
  9. L’expression προφορὰ rappelle celle de λόγος ἐν προφορᾷ employée précédemment par Plotin (Enn. I, liv. II, § 3, p. 56). Le sens en est expliqué dans ce passage célèbre de Philon : « Il y a deux verbes (διττὸς ὁ λόγος) dans l’univers et dans l’homme. Dans l’univers, il y a le Verbe des idées incorporelles et archétypes (ὁ περὶ τῶν ἀσωμάτων ϰαὶ παραδειγματιϰῶν ἰδεῶν), avec lesquelles a été fondé le monde intelligible ; et le Verbe des êtres visibles (ὁ περὶ τῶν ὁρατῶν), qui sont les images des idées, et avec lesquels a été composé le monde sensible. Dans l’homme, il y a le verbe intérieur (λόγος ἐνδιάθετος) et le verbe prononcé (λόγος ποφοριϰός) : le premier est la source dont découle le second. » (De Mosis vita, III, p. 154, éd. Mangey.)
  10. Voy. la Note, p.522. Plotin revient encore plus loin sur la même hypothèse, p. 261.
  11. Voy. Enn. V, liv. iii, § 4.
  12. Voy. Enn. I, liv. i, § 7.
  13. En enseignant ainsi que le sujet pensant, l’objet pensé et la pensée elle-même sont identiques dans l’intelligence divine, Plotin paraît s’être inspiré à la fois de Platon et d’Aristote, comme M. Ravaisson le démontre dans son Essai sur la Métaphysique d’Aristote (t. II, p. 407) : « Aristote a montré que la chose pensée, la chose pensante et la pensée même ne font qu’un. En effet, d’abord l’intelligible et la pensée de l’intelligible ne font qu’un : car c’est le propre de la vérité d’être adéquate à son objet. Tant qu’il reste dans l’objet connu quelque chose d’autre que la connaissance, on ne connaît encore, selon l’expression stoïcienne, qu’une empreinte ; ce n’est pas la vérité absolue, caractère de la pensée pure. Or, d’un autre côté, l’intelligible n’est intelligible que par cela même qu’il est acte : car c’est l’acte et non la puissance qui est l’objet de la pensée. L’intelligible est donc la pensée en action, et par conséquent l’intelligence qui pense. Il est intelligence, et il n’est pas simplement une intelligence en puissance, chez qui la faculté de penser est une chose et l’acte de penser en est une autre : car alors, ainsi qu’Aristote l’avait dit, la puissance formerait son essence et uon l’acte. L’intelligence est tout acte ; cet acte, c’est la pensée même de l’intelligible ; cette pensée est toute l’intelligence, l’intelligence première et essentielle. Donc, comme l’avait démontré Aristote, l’intelligible, la pensée et l’intelligence ne font qu’un. La pensée étant identique à l’intelligible, et celui-ci à l’intelligence, c’est une intelligence qui se pense elle-même et par une pensée qui est encore elle-même. Ainsi l’être et l’intelligence ne font qu’une même chose : cette chose est la pensée ; et, selon la formule de la Métaphysique, la pensée est la pensée de la pensée. »
  14. Plotin a déjà parlé de cette hypothèse, p. 259. Voy. la Note, p. 522.
  15. Voy. Enn. IV, liv. iii, § 5-8 ; Enn. V, liv. ii, § 3. Il y a eu sur ce point désaccord entre les Néoplatoniciens : les uns prétendaient que l’âme humaine descend tout entière dans le monde sensible ; les autres qu’elle n’y descend qu’en partie (Stobée, Eclogœ, liv. i, § 52). L’opinion de Plotin a été rejetée par Proclus (Institution théologique, § 221), et par Hermias (Commentaire sur le Phèdre de Platon, § 28) ; mais elle a été adoptée par Jamblique et par Damascius, qui cite Plotin en ces termes : ὥστε ἀλεθινὸς ὁ Πλωτίνου λόγος, ὠς οὐ πᾶσα ϰάτεισιν ἡ ψυχή (Commentaire sur le Parménide de Platon, folio 308).
  16. L’âme humaine s’élève au monde intelligible par l’intelligence, descend dans le monde sensible et s’unit au corps par les puissances sensitive et végétative, qui constituent l’âme irraisonnable. Quant à la partie intermédiaire de l’âme ou âme raisonnable, les puissances qui la constituent sont la raison discursive et l’imagination. Voy. Enn. IV, liv. iii, § 18 ; liv. iv, § 3.
  17. Selon Plotin, les âmes humaines ne sont pas des parties de l’Âme universelle. Sur les rapports de l’âme humaine avec l’Âme universelle, Voy. Enn. IV, liv. iii, § 1-8, et liv. ix.
  18. Saint Augustin fait allusion à ce passage dans les termes suivants : « Plotin, commentant Platon, dit nettement et à plusieurs reprises que cette âme même dont ces philosophes font l’âme du monde n’a pas un autre principe de félicité que la nôtre, et ce principe est une lumière supérieure à l’âme, par qui elle a été créée, qui l’illumine et la fait briller de la splendeur de l’intelligible. Pour faire comprendre ces choses de l’ordre spirituel, il emprunte une comparaison aux corps célestes. Dieu est le soleil, et l’âme la lune : car c’est du soleil, suivant eux, que la lune tire sa clarté. Ce grand platonicien pense donc que l’âme raisonnable, ou plutôt l’âme intellectuelle (car sous ce nom il comprend aussi les âmes des bienheureux immortels dont il n’hésite pas à reconnaître l’existence et qu’il place dans le ciel), cette âme, dis-je, n’a au-dessus de soi que Dieu créateur du monde et de l’âme elle-même, qui est pour elle comme pour nous le principe de la béatitude et la lumière de la vérité. Or cette doctrine est parfaitement d’accord avec l’Évangile, où il est dit : « Il y eut un homme envoyé de Dieu qui s’appelait Jean. Il vint comme témoin pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. Il n’était pas la lumière, mais il vint pour rendre témoignage à celui qui était la lumière. Celui-là était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde. » Cette distinction montre assez que l’âme raisonnable et intellectuelle, telle qu’elle était dans saint Jean, ne peut pas être à soi-même sa lumière et qu’elle ne brille qu’en participant à ta lumière véritable. C’est ce que reconnaît le même saint Jean, quand il ajoute en rendant témoignage à la lumière : « Nous avons tous reçu de sa plénitude. » (Cité de Dieu, X, 3 ; t. II, p. 183 de la trad. de M. Saisset). Pour la comparaison de l’Intelligence divine avec le soleil, Voy. plus haut, p. 194.
  19. Philon dit dans les mêmes termes que Plotin que la création n’est pas une œuvre passagère et momentanée, que c’est un acte nécessaire et perpétuel de la puissance divine : « Dieu ne cesse jamais de produire : sa nature est de produire toujours, comme celle du feu est de brûler et celle de la neige de répandre le froid. » (Legis Allegoriœ, I, p. 44, éd. Mangey). Philon dit encore ailleurs : « Étant l’archétype de lumière, Dieu répand autour de lui des rayons de lumière, tous intelligibles. » (De Cherubin, t. I, p, 156).
  20. Voy. plus haut, p. 193. Dans le passage suivant du Zohar, cité par M. Frank (La Kabbale, p. 213), la génération des êtres est également expliquée par le développement graduel de l’essence intelligible : « Le point indivisible (l’Absolu), n’ayant pas de limites et ne pouvant pas être connu, à cause de sa force et de sa pureté, s’est répandu au dehors et a formé un pavillon [la Sagesse ou le Verbe, source des formes et des idées], qui sert de voile à ce point indivisible. Ce pavillon, quoique d’une lumière moins pure que le point, était encore trop éclatant pour être regardé ; il s’est à son tour répandu au dehors, et cette extension lui a servi de vêtement ; c’est ainsi que tout se fait par un mouvement qui descend toujours ; c’est ainsi que s’est formé l’univers [qui est le vêtement de Dieu]. » Ces mots : Tout se fait par un mouvement qui descend toujours, expriment parfaitement l’idée de la procession, idée qui joue un rôle si important dans le système de Plotin et dans celui des Gnostiques. Voy. p. 129, 495-486, 513-514.
  21. Dans la doctrine des Néoplatoniciens, le monde est tout à la fois éternel et créé, parce qu’il est créé de toute éternité. C’est ce que saint Augustin explique fort bien par la comparaison suivante : « Les Platoniciens disent qu’il ne s’agit pas d’un commencement de temps, mais d’un commencement de cause. Il en est, disent-ils, comme d’un pied qui serait de toute éternité posé sur la poussière ; l’empreinte existerait toujours au-dessous, et cependant elle est faite par le pied, de sorte que le pied n’existe pas avant l’empreinte, bien qu’il la produise. » (Cité de Dieu, X, 31, t. II, p. 253 de la trad. de M. Saisset.) Saint Augustin réfute ensuite l’opinion des Néoplatoniciens et démontre qu’elle est contraire à la raison et même à la doctrine de Platon.
  22. Plotin combat dans ce passage le système des Gnostiques, selon lesquels le monde a été créé et doit périr. Voy. la Note, p. 521.
  23. Les Gnostiques identifiaient le mal avec la matière. Pour rendre Dieu étranger à l’existence du mal, ils le rendaient étranger aussi à l’existence de la matière, et ils enseignaient que tout être qui n’est pas un pur esprit est relégué hors du Plérôme et inconnu à Dieu (p. 531). Plotin leur objecte que leur hypothèse est contraire au principe que Dieu est présent partout. Saint Irénée développe longuement cette idée dans sa polémique contre les Gnostiques (Contre les hérésies, II, 1). Son argumentation peut se résumer dans cette phrase de saint Augustin : « Dieu seul est la cause véritable et universelle ; Dieu, dis-je, en tant qu’il est tout entier partout, sans être enfermé dans aucun lieu ni retenu par aucun obstacle, indivisible, immuable, emplissant le ciel et la terre, non de sa nature, mais de sa puissance. » (Cité de Dieu, VII, 30 ; t. II, p. 58 de la trad. de M. Saisset). Plotin revient sur ce point, § 9, p. 284, et § 16, p. 301.
  24. C’est une allusion à Horos. Voy. la Note, p. 531.
  25. Cette expression est empruntée à Platon, Phèdre, p. 25, 55, 60.
  26. Plotin attaque ici la théorie des Gnostiques qui expliquaient la création du monde sensible par la chute de Sophia et d’Achamoth. Voy. la Note, p. 508, 512.
  27. Le mot νεῦσις, inclination, mot sur lequel roule tout le raisonnement de Plotin, est ici pris successivement dans deux sens : tourner ses regards vers le monde sensible pour créer et les tourner vers le monde intelligible pour y contempler les modèles des êtres sensibles. Voy. Platon, Timée, p. 28.
  28. Rentrer dans le monde intelligible veut dire rentrer dans le Plérôme, comme Achamoth devait le faire, selon les Gnostiques, quand le temps en serait venu. Voy. la Note, p. 518, 533.
  29. Voy. § 11. L’assertion de Plotin est inexacte. Valentin disait, au contraire, que Achamoth avait fait toutes choses en l’honneur des Éons. Voy. la Note, p. 515.
  30. L’expression : Elle a créé en vertu d’une conception rationnelle, διανοίᾳ ἐποίει, équivaut ici à la phrase qui se trouve plus loin, au § 11, p. 289 : Ce n’est qu’après avoir conçu la Raison du monde, τῷ λογισμὸν λαϐεῖν ϰόσμου, que l’Âme a pu illuminer les ténèbres en vertu même de cette conception rationnelle.
  31. Voy. plus loin, § 6, p. 271. Voy. aussi plus haut, p. 149.
  32. Valentin enseignait que, si l’ordre actuel des choses durait, c’était parce que Achamoth attendait, pour détruire le monde, que toutes les âmes fussent arrivées à la perfection. Voy. la Note, p. 518.
  33. Voy. Enn. II, liv. iii, § 18, p. 193. Voici le développement de la même pensée dans saint Augustin : « Toutes les natures, dès là qu’elles sont, ont leur mode, leur espèce, leur harmonie intérieure, et partant sont bonnes. Et comme elles sont placées au rang qui leur convient selon l’ordre de leur nature, elles s’y maintiennent. Celles qui n’ont pas reçu un être permanent, sont changées en mieux ou en pis, selon le besoin et le mouvement des natures supérieures où les absorbe la loi du Créateur, allant ainsi vers la fin qui leur est assignée dans le gouvernement général de l’univers, de telle sorte toutefois que le dernier degré de dissolution des natures muables et mortelles n’aille pas jusqu’à réduire l’être au néant et à empêcher ce qui n’est plus de servir de germe à ce qui va naître. S’il en est ainsi, Dieu, qui est souverainement, et qui, pour cette raison, a fait toutes les essences, lesquelles ne peuvent être souverainement, puisqu’elles ne peuvent ni lui être égales, ayant été faites de rien, ni exister d’aucune façon s’il ne leur donne l’existence, Dieu, dis-je, ne doit être blâmé pour les défauts d’aucune des natures créées, et toutes au contraire doivent servir à l’honorer. » (Cité de Dieu, XII, 5 ; t. II, p. 339 de la trad. de M. Saisset.)
  34. Pour l’intelligence de cette phrase, Voyez plus haut ce que Plotin dit sur le mouvement circulaire du ciel, p. 159 et p. 162, note 1.
  35. C’est une allusion à la Gnose, dont saint Paul a dit dans l’Épître Ire à Timothée (VI, 20, 21) : « O Timothe, depositum custodi, devitans profanas vocum novitates et oppositiones falsi nominis scientœ (ἐϰτρεπόμενος τὰς ϐεϐήλους ϰαινοϕωνίας ϰαὶ ἀντιθέςεις τῆς φευδωνύμου γνώσεως) ; quam quidam promittentes, circa fidem exciderunt. » Voy. plus loin, p. 285, note 2.
  36. Voy. plus haut, p. 180.
  37. Voy. plus haut, p. 148.
  38. L’objection que Plotin adresse ici aux Gnostiques est fondée sur ce que, dans leur système, les âmes des pneumatiques (spirituels) habitent sur la terre, qui est la mauvaise région du monde, tandis que les âmes des astres, qui appartiennent à une classe inférieure à celle des psychiques (animiques), habitent dans le ciel, qui est la bonne région du monde. Au reste les Gnostiques ne croyaient pas que les âmes des astres fussent mortelles, comme Plotin le suppose dans ce passage. Voy. la Note, p. 535.
  39. Sur cette Âme composée des éléments, Voy. la Note, p. 533-534.
  40. Cette phrase et celles qui suivent présentent beaucoup d’obscurité à cause de l’extrême concision de Plotin. Nous en discutons le sens dans la Note, p. 523-530. Les expressions Terre nouvelle, Raison du monde, Paradigme du monde, Forme du monde, sont employées comme synonymes par Plotin dans ce passage ; mais elles ne paraissent pas avoir eu toutes la même valeur pour les Gnostiques. Nous avons essayé de déterminer exactement le sens de chacune d’elles dans le passage de la Note auquel nous renvoyons.
  41. Les Gnostiques disaient qu’ils entreraient au Plérôme quand ils seraient devenus de purs esprits en se séparant de la matière et en se dépouillant de leurs âmes. Voy. la Note, p. 528.
  42. Plotin a dit plus haut, p. 267 : « Les âmes individuelles auraient dû ne pas revenir dans la génération, puisque, dans la génération antérieure, elles ont déjà fait l’épreuve des maux d’ici-bas, et que, par conséquent, elles auraient depuis longtemps dû cesser de descendre sur la terre. »
  43. Les Gnostiques prétendaient avoir reçu dans leurs âmes des germes spirituels émanés du Plérôme. Voy. la Note, p. 529.
  44. Les Gnostiques se regardaient comme exilés sur la terre et comme étrangers au monde, en ce sens qu’ils étaient supérieurs au monde par leur nature et qu’ils appartenaient au Plérôme en leur qualité de semences d’élection. C’est pour cette raison qu’ils appelaient le Plérôme la Terre étrangère. Voy. p. 531.
  45. Les Gnostiques regardaient les êtres engendrés comme les images ou les empreintes, ἀντιτύποι, des êtres intelligibles, des Éons dont ils étaient émanés. Voy. la Note, p. 525.
  46. Voy. la Note, p. 506, 510.
  47. C’est une allusion à la caverne dont Platon parle dans le livre VII de la République (trad. de M. Cousin, t. X, p. 64).
  48. Les Gnostiques n’ont pas fait à Platon autant d’emprunts que Plotin le suppose ici. Voy. la Note, p. 540.
  49. Selon Basilide, Valentin, Carpocrate, etc., notre âme, depuis le commencement du monde, se trouve dans une migration perpétuelle de corps en corps ou métensomatose, dont le but est de la perfectionner, c’est-à-dire de la rendre capable de recevoir la raison parfaite, afin qu’elle puisse retourner un jour au Plérôme. Les Gnostiques ne paraissent pas avoir puisé cette idée dans les dialogues de Platon (tels que le Phédon, le Phèdre, la République), comme le prétend Plotin, ni même dans la doctrine de Pythagore, mais dans le mélange des doctrines orientales répandues alors en Syrie. Voy. la Note, p. 517, 538.
  50. Voy. Timée, p. 39 ; trad. de M. H. Martin, p. 109. Plotin ajoute pour la clarté de la phrase : ὁ τόδε ποιῶν τὸ πᾶν, le créateur de cet univers.
  51. Voy. la Note, p. 521-522.
  52. Une des idées fondamentales des systèmes gnostiques est de supposer que Dieu se manifeste par un grand nombre de puissances qui forment une hiérarchie d’Éons : Valentin les appelle les formes de Dieu, μορφαὶ τοῦ θεοῦ, les noms de Celui qui n’a pas de nom, ὀνόματα τοῦ ἀνωνόμαστοῦ, expression que Plotin semble rappeler par le verbe ὀνομάζοντες. L’ensemble des Éons constitue le Plérôme (Voy. la Note, p. 522), et la connaissance du Plérôme est la Gnose (Voy. p. 285, note 2).
  53. Sur les causes des différences qui existent entre les âmes, Voy. Enn. IV, liv. iii, § 8, 15.
  54. Ces hommes divins sont Pythagore et Platon. Voy. plus haut, p. 28.
  55. Voy. la Note, p. 321.
  56. Voy. § 17, p. 305.
  57. Plotin oppose ici, comme plus haut (p. 271), l’antique sagesse des Grecs à la science parfaite que les Gnostiques se vantaient de posséder (p. 283, note 3). Quant à la polémique des Gnostiques contre la philosophie grecque, Voy. la Note, p. 539.
  58. Saint Augustin s’est exprimé sur la doctrine platonicienne dans des termes analogues à ceux dont se sert ici Plotin : « Ces philosophes (platoniciens), si justement supérieurs aux autres en gloire et en renommée, ont compris que nul corps n’est Dieu, et c’est pourquoi ils ont cherché Dieu au-dessus de tous les corps. Ils ont également compris que tout ce qui est muable n’est pas le Dieu suprême, et c’est pourquoi ils ont cherché le Dieu suprême au-dessus de toute âme et de tout esprit sujet au changement. Ils ont compris enfin qu’en tout être muable, la forme qui le fait ce qu’il est, quels que soient sa nature et ses modes, ne peut venir que de Celui qui est en vérité, parce qu’il est immuablement. Si donc vous considérez tour à tour le corps du monde tout entier avec ses figures, ses qualités, ses mouvements réguliers et ses éléments, qui embrassent dans leur harmonie le ciel, la terre, et tous les êtres corporels, puis l’âme en général, tant celle qui maintient les parties du corps et le nourrit, comme dans les astres, que celle qui donne en outre le sentiment, comme dans les animaux, et celle qui ajoute au sentiment la pensée, comme dans les hommes, et celle enfin qui n’a pas besoin de la faculté nutritive et se borne à maintenir, sentir et penser, comme dans les anges, rien de tout cela, corps ou âme, ne peut tenir l’être que de Celui qui est. » (Cité de Dieu, VIII, 6 ; t. II, p. 80 de la trad. de M. Saisset.)
  59. C’est une allusion aux syzygies des Éons. Voy. la Note, p. 523. Saint Paul avait déjà dit dans l’Épître à Tite (III, 9) : « Stultas autem quæstiones, et genealogias, et contentiones, et pugnas legis devita : sunt enim inutiles et vanæ. »
  60. Voy. plus loin, p. 305.
  61. Il s’agit dans ce passage de la chute et du repentir de Sophia et d’Achamoth. Voy. la Note, p. 508, 512.
  62. Voy. Enn. II, liv. i, § 1 ; Enn. III, liv. ii, § 1 ; Enn. IV, liv. iii.
  63. Voy. Enn. I, liv. ii.
  64. Voy. Enn. IV, liv. iii.
  65. Quand les âmes humaines descendent ici-bas, elles entrent dans des corps qui ont été préalablement organisés par l’Âme universelle. Voy. Enn. IV, liv. iii, § 6. Voy. aussi p. 160, 178, 309, 475-477, de ce volume.
  66. Sur la distinction des deux parties de l’Âme universelle, Voy. p. 150, 173, 193.
  67. Voy. Enn. I, liv. i, § 2, p. 37.
  68. Voy. plus haut, p. 147-150.
  69. Le premier lien est la partie de l’Âme universelle qui est appelée la Nature ; le second, l’âme individuelle. Voy. la Note, p. 475-477.
  70. Voy. Enn. II, liv. i, § 3, p. 147.
  71. Il s’agit ici de l’influence des astres. Voy. plus haut, p. 174-183.
  72. Voy. la Note, p. 521. Plotin a déjà dit plus haut, § 5, p. 270, que, selon les Gnostiques, le Paradigme du monde n’a été créé que lorsque son auteur a incliné vers les choses d’ici-bas.
  73. Voy. Platon, Timée.
  74. Saint Augustin a développé la même pensée dans le passage suivant : « Condamner les défauts des bêtes, des arbres et des autres choses muables et mortelles, privées d’intelligence, de sentiment et de vie, sous prétexte que ces défauts les rendent sujettes à se dissoudre et à se corrompre, c’est une absurdité ridicule. Ces créatures, en effet, ont reçu leur manière d’être de la volonté du Créateur, afin d’accomplir par leurs vicissitudes et leur succession cette beauté inférieure de l’univers qui est assortie, dans son genre, à tout le reste. Il ne convenait pas que les choses de la terre fussent égales aux choses du ciel, et la supériorité de celles-ci n’était pas une raison de priver l’univers de celles-là. Lors donc que nous voyons certaines choses périr pour faire place à d’autres qui naissent, les plus faibles succomber sous les plus fortes, et les vaincus servir en se transformant aux qualités de celles qui triomphent, tout cela en son lieu et à son heure, c’est l’ordre des choses qui passent. Et si la beauté de cet ordre ne nous plaît pas, c’est que, liés par notre condition mortelle à une partie de l’univers changeant, nous ne pouvons en sentir l’ensemble où ces fragments qui nous blessent trouvent leur place, leur convenance et leur harmonie. C’est pourquoi dans les choses où nous ne pouvons saisir aussi distinctement la providence du Créateur, il nous est prescrit de la conserver par la foi, de peur que la vaine témérité de notre orgueil ne nous emporte à blâmer par quelque endroit l’œuvre d’un si grand ouvrier. Aussi bien, si l’on considère d’un regard attentif les défauts des choses corruptibles, je ne parle pas de ceux qui sont l’effet de notre volonté ou la punition de nos fautes, on reconnaîtra qu’ils prouvent l’excellence de ces créatures, dont il n’est pas une qui n’ait Dieu pour principe et pour auteur : car c’est justement ce qui nous plaît dans leur nature que nous ne pouvons voir se corrompre et disparaître sans déplaisir, à moins que leur nature elle-même ne nous déplaise, comme il arrive souvent quand il s’agit de choses qui nous sont nuisibles et que nous considérons, non plus en elles-mêmes, mais par rapport à notre utilité, par exemple ces animaux que Dieu envoya aux Égyptiens en abondance pour châtier leur orgueil. C’est donc la nature considérée en soi et non par rapport à nos convenances qui fait la gloire de son Créateur. » (Cité de Dieu, xii, 5 ; t. ii, p. 337 de la trad. de M. Saisset.)
  75. Voy. plus haut, p. 188-193.
  76. Sur les deux sens de l’expression être en acte, Voy. plus haut, p. 228.
  77. C’est la matière. Voy. Enn. I, liv. viii, § 7, p. 199.
  78. Voy. plus haut, p. 264.
  79. On trouve les mêmes idées dans un passage de Philon cité par M. Franck (La Kabbale, p. 310) : « Les êtres que les philosophes des autres nations désignent sous le nom de démons, Moïse les appelle des anges. Ce sont des âmes qui flottent dans l’air, et personne ne doit regarder leur existence comme une fable : car il faut que l’univers soit animé dans toutes ses parties et que chaque élément soit habité par des êtres vivants. C’est ainsi que la terre est peuplée par les animaux, la mer et les fleuves par les habitants de l’eau, le feu par la salamandre, que l’on dit très-commune en Macédoine, le ciel par les étoiles. En effet, si les étoiles n’étaient pas des âmes pures et divines, nous ne les verrions pas douées du mouvement circulaire, qui n’appartient en propre qu’à l’esprit. Il faut donc que l’air soit également rempli de créatures vivantes, quoique l’œil ne puisse pas les voir. » (De Gigantibus, t. i, p. 253, Éd. Mangey.)
  80. Ces deux espèces d’astres sont les étoiles et les planètes. Sur leur mouvement circulaire, Voy. plus haut, p. 160.
  81. Voy. plus haut, p. 180-184.
  82. Voy. Enn. IV, liv. viii.
  83. Voy. plus haut, p. 179.
  84. Voy. plus haut, p, 82.
  85. Voy. Enn. I, liv. ii.
  86. Voy. plus haut, p. 80.
  87. Voy. plus haut, p. 183.
  88. Plotin a déjà dit, dans le livre iv de l’Ennéade I, p. 83, que le sage doit lutter contre les coups de la fortune comme un habile athlète.
  89. Voy. encore ce même livre, p.88-91.
  90. Voy. plus haut, p. 177, note 2, et p. 189, note 1.
  91. Voy. plus haut, § 8, p. 277.
  92. Voy. plus haut, p. 178, note 1.
  93. Voy. plus loin, p. 285, note 2.
  94. Ces dieux sont les astres. Voy. p. 180.
  95. C’est l’intelligence. Voy. Enn. I, liv. viii, § 2, p. 118, note 3.
  96. Les astres annoncent les événements. Voy. plus haut, p. 178-181.
  97. Les Gnostiques s’appelaient élus, parfaits, et se croyaient prédestinés à entrer dans le Plérôme, en leur qualité de pneumatiques et d’initiés à la Gnose. Voy. la Note, p. 518.
  98. Voy. Enn. I, liv. ii.
  99. « Les Gnostiques, dit saint Irénée (II, 18), font consister le salut pour eux à chercher et à connaître le Père parfait [Bythos], à entrer en communication et à s’unir avec lui. »
  100. Plotin est ici parfaitement d’accord avec ce que dit à ce sujet saint Irénée, dans son traité Contre les hérésies (III, 15) : « Si quelque homme d’un esprit simple adopte leur doctrine, et, par l’initiation [à la Gnose], obtient leur prétendue rédemption, il est aussitôt gonflé d’orgueil ; il s’imagine qu’il n’est plus sur la terre, qu’il ne fait plus partie de notre monde, mais qu’il est entré dans le Plérôme même et qu’il s’est uni à son ange ; il se croit un personnage important et il est fier comme un coq. » Saint Irénée explique dans deux autres passages pourquoi l’initié à la Gnose se considérait comme entré dans le Plérôme et uni à son ange : « Ils disent qu’il faut obtenir leur rédemption, laquelle consiste dans la science parfaite (γνῶσις τελεία, la Gnose), pour être régénéré en cette Puissance qui est au-dessus de tout [Bythos] ; qu’autrement il est impossible d’entrer dans le Plérôme : car c’est cette rédemption qui conduit dans la profondeur de Bythos... Quelques-uns d’entre eux préparent [pour l’initiation] une chambre nuptiale [symbole du Plérôme], et, consacrant avec certaines paroles ceux qu’ils initient, ils célèbrent une cérémonie mystique qu’ils appellent des noces spirituelles et qu’ils disent être l’image des syzygies supérieures [où chaque esprit s’unira avec son ange]. » Il en est d’autres qui, pour inspirer encore plus de respect à ceux qu’ils initient, prononcent des mots hébreux dont voici le sens : « Je t’invoque, toi qui es au-dessus de toute puissance du Père, qui es appelé Lumière, Esprit bon, Vie, parce que tu as régné dans le corps. » (I, 21). Voy. p. 285, note 2, et p. 518-520.
  101. Voici le sens de cette assertion : «Tu es enfant de Dieu [en ta qualité de pneumatique] ; les autres hommes que tu honorais ne sont pas ses enfants [sont des psychiques ou des hyliques], non plus que les astres, dont le culte a été professé par les anciens [parce que les génies planétaires ne sont que des êtres psychiques, et qu’ils ont, par conséquent, une nature inférieure à celle des pneumatiques]. Toi, sans travail, tu es meilleur que le ciel même [par la nature pneumatique, sans avoir besoin des œuvres, comme en ont besoin les psychiques, tu es supérieur aux génies planétaires]. » Voy. encore la Note, p. 518-520.
  102. Plotin revient plus loin sur la même idée, p. 303.
  103. « Saint Augustin dit, en parlant des Manichéens : « Quelques hérétiques n’ont pas su reconnaître cette raison suprême de la création, savoir, la bonté de Dieu, raison si juste et si convenable qu’il suffit de la considérer avec attention et de la méditer avec piété pour mettre fin à toutes les difficultés qu’on peut élever sur l’origine des choses. Mais on ne veut considérer que les misères du corps, devenu mortel et fragile en punition du péché, et exposé ici-bas à une foule d’accidents contraires, comme le feu, le froid, les bêtes farouches et autres choses semblables. On ne remarque pas combien ces choses sont excellentes dans leur essence et dans la place qu’elles occupent, avec quel art admirable elles sont ordonnées, à quel point elles contribuent chacune en particulier à la beauté de l’univers, et quels avantages elles nous apportent quand nous savons en bien user, en sorte que les poisons mêmes deviennent des remèdes, étant employés à propos, et qu’au contraire les choses qui nous flattent le plus, comme la lumière, le boire et le manger, sont nuisibles par l’abus que l’on en fait. La divine Providence nous avertit par là de ne pas blâmer témérairement ses ouvrages, mais d’en rechercher soigneusement l’utilité, et lorsque notre intelligence se trouve en défaut, de croire que ces choses sont cachées comme plusieurs autres que nous avons eu peine à découvrir. » (Cité de Dieu, XI, 23 ; t. II, p. 302 de la trad. de M. Saisset.)
  104. Selon les Valentiniens et d’autres sectaires, l’initiation à la Gnose suffisait pour rendre parfait celui qui l’obtenait et pour le faire jouir dès cette vie de la béatitude céleste : « Il en est qui croient que la parfaite rédemption consiste dans la connaissance même de la grandeur ineffable [de Bythos], εἶναι τελείαν ἀπολύρωσιν αὐτὴν τὴν ἐπίγνωσιν τοῦ ἀῤῥήτου μεγέθους. En effet, selon eux, la dégradation et la passion étant nées de l’ignorance, tout ce qui a été constitué par l’ignorance est détruit par la science (par la Gnose, διὰ γνώσεως) ; par conséquent la science est la rédemption de l’homme intérieur ; la rédemption n’est pas corporelle : car le corps est périssable ; elle n’est pas psychique (animique) : car l’âme est née de la dégradation et ne sert que de domicile à l’esprit ; la rédemption doit donc être pneumatique (spirituelle) : car l’homme intérieur, l’homme pneumatique est racheté par la science. Après avoir acquis la connaissance de toutes choses τῇ τῶν ὅλων ἐπιγνὠσει), ils n’ont plus rien à désirer, disent-ils, parce que cette connaissance est la rédemption véritable. » (Saint Irénée, I, 21.) Voy. encore p. 583, note 3.
  105. Voy. la Note, p. 494.
  106. Saint Irénée adresse le même reproche aux Valentiniens : « Si quelqu’un de leurs auditeurs leur demande des explications ou leur fait une objection, ils ne lui répondent rien ; ils se contentent de dire que cet homme n’est pas capable de comprendre la vérité, qu’il n’a pas reçu d’Achamoth un germe pneumatique, qu’il n’est qu’un psychique. » (III, 15.)
  107. Toutes les idées que Plotin expose dans ce passage, et qu’il discute ensuite dans les § 11 et 12, appartiennent au système de Valentin. Les puissances nommées ici l’Âme, la Sagesse et le Démiurge correspondent à Sophia, à Achamoth (la Sagesse en hébreu) et au Démiurge. Ces trois puissances sont émanées l’une de l’autre. Achamoth est la fille et l’image de Sophia ; le Démiurge est le fils et l’image d’Achamoth : il est composé de matière et d’une image psychique. Pour de plus amples éclaircissements, Voy. la Note, p. 532-534.
  108. Les membres de la Sagesse sont les germes pneumatiques donnés par Achamoth, germes dont l’union avec les âmes a produit les natures pneumatiques que Plotin, dans le § 12, nomme les véritables âmes. Voy. la Note, p. 513.
  109. Voy. la Note, p. 527.
  110. Les Gnostiques appelaient encore le Démiurge le fruit de la chute, etc. Voy. la Note, p. 535.
  111. Nous lisons avec Creuzer ὁ τοῦτο πράξας au lieu de ὁ τοῦτο πράψας.
  112. Illuminer les ténèbres signifie la même chose qu’illuminer la matière, § 10.
  113. Εἴ ἔῤῥευσεν οἶον φῶς. Plotin représente généralement l’émanation comme un écoulement de lumière ou de chaleur comme nous l’avons déjà dit, p. 193, note 4. Le caractère oriental de cette conception explique comment elle lui est commune avec les Gnostiques.
  114. Voy. Enn. I, liv. i, § 12.
  115. Voy. la Note, p. 530.
  116. Selon les Valentiniens, Achamoth est la Conception de Sophia, ἐνθύμησις σοφίας (Voy. p. 508, note 2). Plotin substitue au mot de ἐνθύμησις celui de ἐννόημα qui en paraît être l’explication.
  117. L’Âme raisonnable et l’Âme végétative et génératrice sont les deux parties que Plotin admet dans l’Âme universelle comme dans l’âme humaine (Voy. plus haut, p. 193, note 1). Selon lui, l’Âme raisonnable correspond à Sophia, l’Âme végétative et génératrice à Achamoth. Voy. la Note, p. 532.
  118. Voy. plus haut, § 4, p. 267, note 1.
  119. Voy. la Note, p. 513, 533.
  120. Cette phrase reproduit la dernière phrase du § 10, p. 288.
  121. Plotin revient plus bas sur cette question, p. 291.
  122. Plotin appelle véritables âmes les natures pneumatiques supérieures aux images d’âmes, c’est-à-dire, aux natures psychiques. Voy. la Note, p. 616-618.
  123. Dans le système de Valentin, le Démiurge a commencé par créer le feu, principe des trois autres éléments corporels. Voy. la Note, p. 516, 534.
  124. Voy. plus haut, p. 188.
  125. Voy. plus haut, p. 183, 189, note 4.
  126. Voy. la Note, p. 534.
  127. Voy. Enn. V, liv. viii, § 7.
  128. Voy. p 302, note 1.
  129. Selon Plotin, la matière a été créée par la Nature qui est une puissance inférieure de l’Âme universelle. Voy. Enn. III, liv. iv, § 1. Quant à la doctrine des Valentiniens sur ce sujet, Voy. p. 500, note 5.
  130. Plotin fait ici allusion à un passage de l’ouvrage apocryphe intitulé les Lettres de Platon : « Tout est autour du roi de tout ; il est la fin de tout ; il est la cause de toute beauté. Ce qui est du second ordre est autour du second principe, et ce qui est du troisième ordre autour du troisième principe. » (Lettre II, t. XIII, p. 59 de la trad. de M. Cousin.) Plotin a déjà cité ce passage, p. 119.
  131. Voy. plus haut, p. 284-285.
  132. « A signis cœli nolite timere quæ timent gentes, quia leges populorum vanæ sunt (Jérémie, X, 2). Voy. plus haut, p. 174.
  133. Αἴ δὴ πάντα μείλιχα τεύχουσιν αὐτοῖς. Plotin a sans doute eu ici présent à la pensée ce vers de Pindare. Χάρις δ’ ἅπερ ἅπαντα τεύχει τὰ μείλιχα θνατοῖς (Olympiques, I, vers 43).
  134. Voy. plus haut, p. 284, note 1.
  135. Voy. plus haut, p. 180.
  136. Voy. plus haut, p. 176.
  137. Voy. Enn. II, liv. iii, p, 174.
  138. Voy. plus haut, p. 182.
  139. Voy. plus haut, p. 192, et 285, note 1.
  140. Plotin enseigne, comme son maître Platon l’avait fait dans les Lois (X, t. VIII, p. 265 de la trad. de M. Cousin), que le bien seul est positif, tandis que le mal n’existe que négativement. On sait que saint Augustin a professé ensuite la même doctrine. Voici un passage de la Cité de Dieu, où il s’exprime à peu près dans les mêmes termes que Plotin : « Il n’y a aucune nature mauvaise, et le mal n’est qu’une privation du bien ; mais depuis les choses de la terre jusqu’à celles du ciel, depuis les visibles jusqu’aux invisibles, il en est qui sont meilleures les unes que les autres, et leur existence à toutes tient essentiellement à leur inégalité. Or Dieu n’est pas moins grand dans les petites choses que dans les grandes : car il ne faut pas mesurer les petites par leur grandeur naturelle, qui est presque nulle, mais par la sagesse de leur auteur. » (Cité de Dieu, XI, 22 ; t. II, p. 302 de la trad. de M. Saisset.)

    Leibnitz dit aussi, dans sa Théodicée (I, 91) : « Dieu donne toujours à la créature et produit continuellement ce qu’il y a en elle de positif, de bon et de parfait, tout don parfait venant du Père des lumières ; au lieu que les imperfections et les défauts des opérations viennent de la limitation originale que la créature n’a pu manquer de recevoir avec le premier commencement de son être par les raisons idéales qui la bornent : car Dieu ne pouvait pas lui donner tout sans en faire un Dieu ; il fallait donc qu’il y eût différents degrés dans la perfection, et qu’il y eût aussi des limitations de toute sorte. » Voy. aussi plus haut, p. 129.

  141. Saint Irénée fait aux Gnostiques le même reproche que Plotin : « Ils se livrent à des opérations magiques, emploient des enchantements (ἐπωδαὶ), des charmes (χαριστήρια), composent des philtres (φίλτρα), ont des parèdres (πάρεδροι) et des oniropompes (ὀνειροπομποὶ) ; ils disent qu’ils ont le pouvoir de commander aux Princes de ce monde, aux Anges qui l’ont formé, et à toutes les créatures qu’il contient. » (Saint Irénée, I, 25, p. 103. de l’éd. Massuet.) Voici la note de Massuet sur les parèdres et les oniropompes : « Dæmones paredri dicebantur qui hominibus assistebant et morbos atque infortunia ab illis avertere credebantur. Magos ejusmodi dæmones habuisse adsistentes sibi et obsequentes, quorum opere multa portenta ederent scribit Tertullianus (Apologetic., xxvii). Quum illi spiritus hominibus somnia injiciebant, vocabantur oniropompi. » Voy. la Note, p. 536.
  142. Les Gnostiques attribuaient un pouvoir magique aux différents noms que Dieu a en hébreu : Iao, Sabaoth, Adonaï, etc., comme on le voit par les écrits d’Origène (Exhortatio ad martyrium, 46 ; Contra Celsum, I, 24). Ils paraissent s’être, sous ce rapport, inspirés de la Kabbale : car on trouve dans les Tikonnim (suppléments du Zohar) la prétention de guérir par les différents noms de Dieu les maladies qui peuvent atteindre les diverses parties de notre corps (M. Franck, La Kabbale, p. 203). Enfin on a conservé des pierres gnostiques, qui servaient de talismans : les plus célèbres sont celles sur lesquelles est inscrit le mot abraxas, mot formé pour exprimer en lettres grecques les 365 intelligences célestes qui composaient le Plérôme de Basilide : « Tous les symboles dont le sens nous est connu, dit M. Matter, et toutes les inscriptions que nous pouvons déchiffrer nous portent à croire que les pierres gnostiques ont eu pour but de procurer à leurs possesseurs la protection des Intelligences du Plérôme et de les préserver de la colère et de la séduction des mauvais esprits. » (Histoire du Gnosticisme, t. I, p. 421.) Voy. la Note, p. 537.
  143. Le mot démons signifie ici mauvais esprits, comme dans le Nouveau Testament.
  144. Les Pères de l’Église ont souvent reproché aux Gnostiques leur jactance et la corruption de leurs mœurs. Voici comment saint Irénée s’exprime à cet égard (I, 6) : « Les Valentiniens disent que les hommes psychiques n’ont que des connaissances psychiques, qu’ils ne sont confirmés dans le bien que par les œuvres et la simple foi et qu’ils ne possèdent pas la science parfaite (la Gnose). C’est dans cette classe qu’ils nous rangent, nous qui professons la foi de l’Église : ils enseignent que nous autres, nous avons besoin de faire de bonnes œuvres, et que sans cela nous ne saurions être sauvés ; que pour eux, sans les œuvres, par cela seul qu’ils ont une nature pneumatique, ils seront indubitablement sauvés, quelque chose qu’ils fassent. De même qu’un hylique ne peut absolument pas faire son salut (parce qu’il en est naturellement incapable), de même, soutiennent-ils, la nature pneumatique ne peut absolument se corrompre, quelques actions que fassent ceux qui la possèdent. Comme l’or jeté dans la fange ne perd pas sa beauté et conserve sa nature propre, parce que la fange ne saurait altérer l’or, ainsi eux-mêmes, disent-ils, à quelques actes hyliques (charnels) qu’ils se livrent, ils n’en sont pas souillés et leur essence pneumatique n’en est pas altérée. De là vient que parmi eux les parfaits font, sans aucune crainte, des choses défendues par les Saintes Écritures, mangent la chair des victimes offertes en sacrifice aux idoles, assistent aux fêtes célébrées en l’honneur des faux dieux, et aux combats mêmes de gladiateurs. Il est de ces hommes qui en s’abandonnant jusqu’à satiété à des voluptés charnelles disent qu’ils rendent à la chair ce qui est à la chair, et à l’esprit ce qui est à l’esprit. »
  145. Pour la traduction de ce passage dont le texte est obscur et incorrect, nous avons adopté le sens proposé par Creuzer. Cette phrase : Je vous laisse à comparer le reste de la doctrine des Gnostiques avec notre philosophie, peut s’expliquer par le § 16 de la Vie de Plotin, où Porphyre dit en parlant de ce livre : Il nous laissa le reste à examiner, etc. Voy. p. 17.
  146. Voy. Enn. I, liv. ii.
  147. Les Carpocratiens disaient : « Jésus a communiqué une doctrine mystérieuse à ses disciples en leur parlant à chacun en particulier, et il leur a recommandé de ne transmettre cet enseignement qu’à ceux qui en sont dignes et qui croient : car il n’y a que la foi et la charité qui sauvent. Toutes les autres choses sont indifférentes ; elles ne sont appelées bonnes ou mauvaises que d’après l’opinion des hommes ; aucune d’elles n’est naturellement mauvaise. » (S. Irénée, I, 25.) Les Valentiniens prétendaient que la Loi formulée dans le Pentateuque de Moïse avait pour auteur le Démiurge, et, par conséquent, était imparfaite. Voy. p. 302, note 1.
  148. Saint Irénée (1, 6) fait aux Gnostiques les mêmes reproches que Plotin : « Commettant une foule d’actions honteuses et impies, et nous voyant éviter de pécher même dans nos pensées et dans nos paroles, parce que nous craignons Dieu, les Valentiniens nous raillent ; ils se donnent les noms de parfaits et de semences d’élection : ils disent que nous ne recevons la grâce que par les bonnes œuvres, et que nous la perdrons pour cette raison ; qu’eux, au contraire, ils reçoivent du ciel la grâce en vertu d’une union ineffable, et que, pour cette raison, ils la verront sans cesse s’accroître à leur égard... Ils enseignent que nous, qu’ils appellent des hommes psychiques et mondains, nous devons faire de bonnes œuvres pour arriver à la Région intermédiaire [la région planétaire], tandis qu’ils n’ont pas besoin de bonnes œuvres, parce qu’ils sont des hommes pneumatiques et parfaits : car ce ne sont pas les œuvres qui font entrer dans le Plérôme, c’est le germe pneumatique qu’ils possèdent, germe qui, descendu de là-haut dans un état imparfait, arrive ici-bas à la perfection. »
  149. Voy. Porphyre, De l’Abstinence des viandes, liv. 1, 41-45.
  150. Ici, Plotin va trop loin en affirmant que les Gnostiques ne parlaient jamais de la vertu. Ils ont composé sur ce sujet des homélies dont les Pères de l’Église nous ont conservé de nombreux fragments. Nous en citons nous-mêmes quelques-uns, p. 308, note 2, et p. 536, note 1.
  151. Voy. plus haut, p. 283, note 2.
  152. Cette pensée est développée dans un passage de Porphyre cité par saint Augustin : « Dieu, comme le père de toutes choses (dit Porphyre), n’a besoin de rien ; et nous attirons ses grâces sur nous, lorsque nous l’honorons par la justice, par la chasteté et par les autres vertus, et que notre vie est une continuelle prière par l’imitation de ses perfections et la recherche de sa vérité. Cette recherche nous purifie et l’imitation nous rapproche de lui. » (Cité de Dieu, XIX, 23 ; t. IV, p. 64 de la trad. de M. Saisset.)
  153. Les Gnostiques croyaient leur âme d’une nature supérieure à celle des astres que Plotin appelle des dieux. Voy. la Note, p. 535. Quant à la doctrine de Plotin (doctrine empruntée au Timée de Platon), voici le jugement qu’en porte saint Augustin : « Au milieu des vanités et des folies du paganisme, ce qu’il y a de plus supportable, c’est la doctrine des philosophes qui ont méprisé les superstitions vulgaires, tandis que la foule se précipitait aux pieds des idoles, et. tout en leur attribuant mille indignités, les appelait dieux immortels et leur offrait un culte et des sacrifices. C’est avec ces esprits d’élite, qui, sans proclamer hautement leur pensée, l’ont du moins murmurée à demi-voix dans leurs écoles, c’est avec de tels hommes qu’il peut convenir de discuter cette question : faut-il adorer, en vue de la vie future, un seul Dieu, auteur de toutes les créatures spirituelles et corporelles, ou bien cette multitude de dieux qui n’ont été reconnus par les plus excellents et les plus illustres de ces philosophes qu’à titre de divinités secondaires créées par le Dieu suprême, et placées de sa propre main dans les régions supérieures de l’univers ? » (Saint Augustin, Cité de Dieu, VI, 1 ; t. I, p. 337, de la trad. de M. Saisset.) Dans la phrase suivante de Plotin, les dieux intelligibles que les Gnostiques honorent sont les Éons. Voy. plus haut, p. 272, note 4.
  154. Voy. p. 265, 284, 531.
  155. Pour comprendre les objections que Plotin adresse ici aux Gnostiques, il faut se rappeler que, selon eux, Dieu, renfermé dans le Plérôme, ne s’occupe que des pneumatiques, que le monde a été fait et est gouverné par l’être imparfait appelé le Démiurge. Or voici quelle idée ils s’en forment : « L’auteur de la Loi [contenue dans le Pentateuque] est le Démiurge, l’artisan de cet univers et des choses qu’il contient (ποιητὴς τοῦδε τοῦ παντὸς ϰόσμου ϰαὶ τῶν ἐν αὐτῷ) ; il a une essence qui est différente de celle de Dieu et de celle du diable et intermédiaire entre elles. Si le Dieu parfait est bon par sa nature, comme il l’est réellement, si l’Être qui lui est opposé a une nature mauvaise et perverse dont l’injustice constitue le principal caractère, il en résulte que l’Être intermédiaire, n’étant ni bon, ni mauvais, ni injuste, peut être appelé juste en tant qu’il administre sa propre justice. Ce dieu [le Démiurge] est imparfait par rapport au Dieu parfait ; il n’est pas à la hauteur de sa justice, car il est engendré au lieu d’être non-engendré. Il n’y a qui soit non-engendré (ἀγέννητος) que le Père, dont toutes choses procèdent réellement, parce que toutes choses dépendent de lui (ὁ Πατὴρ ἐξ οὖ τά πάντα ἰδὶως, τῶν πάντῶν ἠρτημένων ἀπ’ αὐτοῦ). Cependant le Démiurge est plus grand et plus puissant que l’Être opposé au Dieu parfait, quoiqu’il ait une nature et une essence différentes des leurs. En effet, l’Être opposé au Dieu parfait a pour essence la corruption et les ténèbres (φθορὰ ϰαὶ σϰότος) ; il est matériel et multiple (ὑλιϰὸς ϰαὶ πολυσκιδής). Au contraire, le Père de toutes choses, lequel est non-engendré, a pour essence l’incorruptibilité et la lumière même (ἀφθασία ϰαὶ φῶς αὐτό); il est simple et uniforme (ἀπλοῦν ϰαὶ μονοειδές). L’essence de tous les deux a produit une double puissance [qui constitue le Démiurge]. Cependant le Démiurge est l’image du meilleur [du Dieu parfait]. » (Lettre de Ptolémée à Flora dans les Œuvres de S. Irénée. p. 361 de l’éd. Massuet.) Cette conception d’un Démiurge, dont la nature et les œuvres sont mélangées de bien et de mal, est aussi contraire à la doctrine platonicienne qu’au Christianisme, comme le démontre saint Augustin dans la Cité de Dieu, XI, 22. Voy. aussi plus loin, p. 306, note 1.
  156. Voy. la Note, p. 528, 531.
  157. À l’appui des idées que Plotin développe ici sur l’intervention de la Providence divine dans le monde visible, nous pouvons invoquer l’autorité de saint Augustin, qui cite notre auteur sur cette question même : « L’espèce humaine, représentée par le peuple de Dieu, peut être assimilée à un seul homme dont l’éducation se fait par degrés. La suite des temps a été pour ce peuple ce qu’est la suite des âges pour un individu, et il s’est peu à peu élevé des choses temporelles aux choses éternelles, et du visible à l’invisible ; et toutefois, alors même qu’on lui promettait des biens visibles pour récompense, on ne cessait de lui commander d’adorer un seul Dieu, afin de montrer à l’homme que, pour ces biens eux-mêmes, il ne doit point s’adresser à un autre qu’à son maître et créateur. Quiconque en effet ne conviendra pas qu’un seul Dieu tout-puissant est le maître absolu de tous les biens que les anges ou les hommes peuvent faire aux hommes, est véritablement insensé. Plotin, philosophe platonicien, a discuté la question de la Providence, et il lui suffit de la beauté des fleurs et des feuilles pour prouver cette Providence, dont la beauté est intelligible et ineffable, qui descend des hauteurs de la majesté divine jusqu’aux choses de la terre les plus viles et les plus basses, puisque, en effet, ces créatures si frêles, et qui passent si vite, n’auraient point leur beauté et leurs harmonieuses proportions, si elles n’étaient formées par un être toujours subsistant qui enveloppe tout dans sa forme intelligible et immuable (Enn. III, liv. ii, § 13). C’est ce qu’enseigne Notre Seigneur Jésus-Christ quand il dit : « Regardez les lis des champs ; ils ne travaillent ni ne filent ; or, je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n’était pas vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu prend soin de vêtir de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et qui demain sera jetée au four, que ne fera t-il pas pour vous, homme de peu de foi ? » (S. Matthieu, VI, 28-30.) Il était donc convenable d’accoutumer l’homme, encore faible et attaché aux objets terrestres, à n’attendre que de Dieu seul les biens nécessaires à cette vie mortelle, si méprisables qu’ils soient d’ailleurs au prix des biens de l’autre vie, afin que, dans le désir même de ces biens imparfaits, il ne s’écartât pas du culte de celui qu’on ne possède qu’en les méprisant. » (Cité de Dieu, X, 14 ; t. II, p. 211 de la trad. de M. Saisset.)
  158. Voy. Enn. I, liv. vi, § 7.
  159. Saint Augustin dit à ce sujet en parlant des Platoniciens : « Voyant que le corps et l’âme ont des formes plus ou moins belles et excellentes, et que, s’ils n’avaient point de forme, ils n’auraient point d’être, ils ont compris qu’il y a un être où se trouve la forme première et immuable, laquelle, à ce titre, n’est comparable avec aucun autre ; par suite, que là est le principe des choses, qui n’est fait par rien et par qui tout a été fait. Et c’est ainsi que ce qui est connu de Dieu, Dieu lui-même l’a manifesté à ces philosophes, depuis que les profondeurs invisibles de son essence, sa vertu créatrice et sa divinité éternelle sont devenues visibles par ses ouvrages. » (Cité de Dieu, VIII, 7 ; t. II, p. 82 de la trad. de M. Saisset.)
  160. Voy. Platon, Phédon, passage cité p. 381-383. Porphyre, De l’Abstinence des viandes, liv. i, 38-40.
  161. Voici le passage de Platon auquel Plotin fait allusion : « Disons la cause qui a porté le suprême Ordonnateur à produire et à composer cet univers. Il était bon, et celui qui est bon n’a aucune espèce d’envie. Exempt d’envie, il a voulu que toutes choses fussent autant que possible semblables à lui-même. Quiconque, instruit par les hommes sages, admettra ceci comme la raison principale de l’origine et de la formation du monde sera dans le vrai… Celui qui est parfait en bonté n’a pu et ne peut rien faire qui ne soit très-bon. » (Timée, p. 29 ; t. XI, p. 110 de la trad. de M. Cousin.) Saint Augustin dit à ce sujet : « Comme il était important de nous apprendre trois choses touchant la créature : qui l’a faite, par quel moyen, et pourquoi elle a été faite, l’Écriture a marqué tout cela en disant : « Dieu dit : Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite, et Dieu vit que la lumière était bonne. » Ainsi, c’est Dieu qui a fait toutes choses ; c’est par sa parole qu’il les a faites, et il les a faites parce qu’elles sont bonnes. Il n’y a point de plus excellent ouvrier que Dieu ni d’art plus efficace que sa parole, ni de meilleure raison de la création que celle-ci : une œuvre bonne a été produite par un bon ouvrier. Platon apporte aussi cette raison de la création du monde et dit qu’il était juste qu’une œuvre bonne fût produite par un Dieu bon ; soit qu’il ait lu cela dans nos livres, soit qu’il l’ait appris de ceux qui l’y avaient lu, soit que la force de son génie l’ait élevé de la connaissance des ouvrages visibles de Dieu à celle de ses grandeurs invisibles, soit enfin qu’il ait été instruit par ceux qui étaient parvenus à ces hautes vérités. » (Cité de Dieu, XI, 21 ; t. II, p. 300 de la trad. de M. Saisset.)
  162. Voy. le passage du Banquet de Platon cité p. 422-424.
  163. Voy. Enn. III, liv. iv.
  164. Voy. Enn. I, liv. vi, § 2, p. 101.
  165. La doctrine des Gnostiques inspirait en effet de l’éloignement et de la haine pour le corps. Clément d’Alexandrie cite à ce sujet un passage remarquable d’une homélie de Valentin : « Valentin dans une de ses homélies s’exprime en ces termes : « Vous êtes immortels dès le commencement ; vous êtes les enfants de la vie éternelle ; vous avez voulu vous partager la mort pour la vaincre, pour la consumer, pour la détruire, pour l’anéantir en tous et par vous. Si vous dissolvez le monde sans vous laisser dissoudre par lui, vous dominez toutes les choses créées et périssables. » (Stromates, IV, p. 509.).
  166. Les maisons construites par l’Âme du monde sont les corps qu’elle a organisés pour recevoir les âmes humaines. Voy. p. 275, note 7.
  167. Voy. Enn. III, liv. iv, § 6 ; Enn. V, liv. i, § 2-6.
  168. Les Gnostiques se servaient de ce terme comme les catholiques. Ptolémée, dans sa lettre à Flora, appelle cette dame Ma sœur, » ὦ ἀδελφή μου. (Œuvres de S. Irénée, p. 361 de l’éd. Massuet.)
  169. Voy. Porphyre, De l’Abstinence des viandes, liv. i, § 50-57.
  170. Voy. Enn. I, liv. iv, § 8, 14, p. 83, 88.
  171. C’est une allusion à la Gnose. Voy. plus haut, p. 285, note 2.
  172. Voy. Enn. III, liv. iv, § 2. La fin de la phrase de Plotin rappelle ce passage de Platon : « L’âme en général prend soin de la nature inanimée. » (Phèdre, t. VI, p. 48 de la trad. de M. Cousin.) Plotin a déjà cité ces mots p. 177.
  173. Voy. Platon, Phédon, p. 68, t. I, p. 240, de la trad. de M. Cousin.
  174. C’est une allusion à la distinction établie par les Gnostiques entre les pneumatiques, les psychiques et les hyliques. Voy. à ce sujet la Note sur ce livre, p. 518.