Ennéades (trad. Bouillet)/II/Livre 9/Notes

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade II, livre ix :
Contre les Gnostiques | Notes
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LIVRE NEUVIÈME.

CONTRE LES GNOSTIQUES.
§ I. OBSERVATIONS GÉNÉRALES.

Ce livre est le trente-troisième dans l’ordre chronologique. Il a été traduit en anglais par Taylor : Select Works of Plotinus, p. 64. M. Barthélemy Saint-Hilaire a traduit en français les § 9, 18 (De l’École d’Alexandrie, p. 204-211).

Dans le § 24 de la Vie de Plotin (p. 30), Porphyre cite ce livre sous ce titre : Contre ceux qui disent que le Démiurge est mauvais ainsi que le monde même. Dans le § 16 (p. 17), il nous apprend que c’est lui-même qui a donné à ce livre l’autre titre qui est mentionné dans le § 5 (p. 7) : Contre les Gnostiques[1]. Les deux titres sont parfaitement d’accord comme nous l’ayons déjà dit (p. 254, note 1) : car la plupart des Gnostiques, préoccupés d’expliquer l’origine du mal, enseignaient que la création du monde était le résultat d’une chute[2], et regardaient le Démiurge comme un être ignorant et imparfait[3]. Porphyre donne d’ailleurs dans le § 16 (p. 17), des explications qui ne laissent point de doute à ce sujet et que nous allons reproduire ici.

« Il y avait dans ce temps-là beaucoup de Chrétiens. Parmi eux se trouvaient des Sectaires (αἰρετιϰοὶ) qui s’écartaient de l’ancienne philosophie[4] : tels étaient Adelphius et Aquilinus. Ils avaient la plupart des ouvrages d’Alexandre de Libye, de Philocomus, de Démostrate et de Lydus. Ils montraient les Révélations de Zoroastre, de Zostrien, de Nicothée, d’Allogène, de Mésus, et de plusieurs autres. Ces Sectaires trompaient un grand nombre de personnes, et se trompaient eux mêmes en soutenant que Platon n’avait pas pénétré la profondeur de l’essence intelligible[5]. C’est pourquoi Plotin les réfuta longuement dans ses conférences, et il écrivit contre eux le livre que nous avons intitulé : Contre les Gnostiques. Il nous laissa le reste à examiner[6]. Amélius composa jusqu’à quarante livres pour réfuter l’ouvrage de Zostrien ; et moi, je fis voir par une foule de preuves que le livre de Zoroastre était apocryphe et composé depuis peu par ceux de cette secte qui voulaient faire croire que leurs dogmes avaient été enseignés par l’ancien Zoroastre. »

Trois indications données ici par Porphyre s’appliquent parfaitement aux Gnostiques, et aux Gnostiques seuls : 1° c’étaient des sectaires qui mélangeaient aux dogmes chrétiens les doctrines de Zoroastre[7] ; 2° ils possédaient des livres apocryphes propres à leur sectes[8] ; 3° ils s’écartaient de l’ancienne philosophie et prétendaient que Platon n’avait pas pénétré la profondeur de l’essence intelligible[9]. C’est probablement cette assertion qui fit prendre la plume à Plotin. Quoiqu’il modifiât lui-même profondément les dogmes de Platon en les commentant et en les développant d’après les idées de l’Orient, il était convaincu que les écrits du maître contenaient la vérité complète, et qu’il suffisait de les bien interpréter pour y trouver une réponse satisfaisante à toutes les questions possibles[10]. Les Chrétiens de cette époque, loin de dénigrer Platon, s’inspiraient souvent de ce philosophe dans leurs ouvrages et le regardaient même, soit comme initié aux livres de Moïse, soit comme un

précurseur de la révélation, ainsi que l’enseignent Clément d’Alexandrie dans les Stromates[11], Eusèbe dans la Préparation évangélique, saint Augustin dans la Cité de Dieu[12]. Plotin n’avait donc aucun motif pour attaquer les véritables Chrétiens[13], et s’il l’eût fait, Porphyre, leur ennemi déclaré, n’eût pas manqué de le remarquer.

Enfin saint Augustin, qui témoigne partout pour Plotin la plus grande estime[14], donne à entendre que son enseignement était plutôt favorable que contraire au Christianisme. Voici comment il s’exprime à ce sujet :

« Plotini schola Romæ floruit habuitque condiscipulos multos acutissimos et solertissimos viros. Sed aliqui eorum magicarum artium curiositate depravati sunt ; aliqui, Dominum Jesum Christum ipsius veritatis atque sapientiæ incommutabilis (quam conabantur attingere) cognoscentes gestare personam, in ejus militiam transierunt. » (Epistolæ, cxviii).

Saint Augustin ajoute dans la même lettre cette réflexion importante :

« Ex quo intelligitur, ipsos quoque Platonicæ gentis philosophos, paucis mutatis, quæ Christiana improbat disciplina, invictissimo regi Christo pias cervices oportere submittere. »

Ces considérations montrent la fausseté du point de vue où s’est placé M. Heigl dans les notes qui accompagnent son édition du livre Contre les Gnostiques (Ratisbonne, 1832) ; ces notes sont rédigées dans l’hypothèse que Plotin fait allusion aux Chrétiens, quoiqu’il n’y ait pas dans le texte grec un seul mot qui ne s’explique parfaitement par la doctrine des Gnostiques. Creuzer a signalé justement cette erreur en appréciant l’ouvrage de M. Heigl (t. III, p. 504) : « Neque vero illud probabitur cuiquam, quod idem editor omisit prolegomena, quibus exponendum erat de ea quæstione, utrum Plotinus scripto suo universos Christianos impugnaverit, an solos quosdam hæreticos et quosnam potissimum. Tum in annotatione ad calcem subjecta congessit idem vir doctus magnam ferraginem locorum e variis scriptoribus, ecclesiasticis etiam, neque vero digessit, ita ut litterarum studiosi, qui prudentis magistri disciplina destitutus sit, consiliis plurima haud accomodata videantur ; nec pauca desunt, quæ ad impeditorum locorum explicationem requirantur. »

On trouve, il est vrai, dans les expressions que Plotin attribue à ses adversaires, des termes qui étaient employés par les catholiques ; mais il est facile de reconnaître que ces termes sont pris dans le sens abusif que leur donnaient les Gnostiques qui prétendaient retrouver toute leur doctrine dans le Nouveau Testament par leur méthode d’interprétation allégorique et symbolique. Le témoignage de saint Jérôme est formel à cet égard : « Quando hæretici urgeri cœperint, aut scribendum illis fuerit, miras strophas videas : sic verba temperant, sic ordinem vertunt, et ambigua quœque concinnant, ut et nostram, et adversariorum confessianem teneant, ut aliter catholicus, aliter hœreticus audiat[15]. » (Epist. ad Oceanum et Pomma.) Saint Irénée fait le même reproche aux Gnostiques dans une foule de passages, notamment au début de l’ouvrage qu’il a composé contre eux.

Après avoir prouvé que le livre de Plotin est bien dirigé contre les Gnostiques, comme l’indique son titre, il nous reste à examiner à quelle secte de ces hérétiques ont pu appartenir les adversaires qu’il combat.

Notre philosophe ne nomme lui-même nulle part les Gnostiques ; il se contente de les désigner d’une manière vague (αὐτοί), comme nous l’avons fait remarquer p. 258. il ajoute dans le § 10, p. 286, que quelques-uns sont de ses amis ; mais on ne peut rien conclure de cette désignation.

Les noms des personnages que Porphyre mentionne dans le § 16 de la Vie de Plotin (p. 17) ne sauraient résoudre la question qui nous occupe : car ils sont obscurs ou inconnus. Alexandre de Libye parait être ce disciple de Valentin que saint Jérôme cite dans son Commentaire sur l’Épître aux Galates, et dont Tertullien a réfuté la doctrine dans deux ouvrages (Adversus Valentinianos, 5 ; De Carne Christi, 16). Quant à Zostrien, on lit dans Arnobe (Adversus Gentes, 1, 52) un passage qui s’applique peut-être à lui : « Age nunc veniat Zoroastres, Hermippo ut assentiamur auctori. Bactrianus et ille convenlat, cujus Ctesias res gestas Historiarum exponit in primo libro, Armenius Hostanis nepos. » Au lieu de Hostanis, l’édition princeps et un manuscrit donnent Zostriani. Enfin Clément d’Alexandrie (Stromates, I, p. 304) mentionne les Révélations de Zoroastre comme un livre propre à la secte des Prodiciens : Ζωροάστρην δέ τὸν Μάγον τὸν Πέρσην ὁ Πυθαγόρας έζήλωσεν• βίϐλους ἀποϰρύφους τὰνδρὸς τοῦδε οἱ τὴν Προδίϰου μετιόντες αἵρεσιν αὐϰοῦσι ϰεϰτῆσθαι. « Les Révélations de Zoroastre étaient, dit M. Matter (Histoire du Gnosticisme, t. II, p. 184), de ces écrits astrologiques et théurgiques que la commune tradition rattachait au représentant des anciennes doctrines persanes et chaldéennes[16]. »

Maintenant, si laissant de côté les vagues indications que donne Porphyre, on examine la doctrine que Plotin combat, mais dont il ne fait pas une exposition claire et précise parce qu’il jugeait sans doute cette exposition inutile pour des lecteurs à qui cette doctrine devait être familière, on trouve que les dogmes qu’il attribue à ses adversaires appartiennent évidemment au Gnosticisme, tel qu’il nous est connu d’ailleurs, et que plusieurs d’entre ces dogmes, comme nous le démontrons plus loin, sont propres aux Valentiniens. Ainsi se trouve résolue, par les textes, la question que nous avons posée en commençant.

Mais pour aborder avec fruit l’étude de ce livre, nous croyons nécessaire de suivre une marche méthodique et de bien distinguer trois choses que Plotin mêle perpétuellement, l’exposé de sa propre doctrine, l’exposé de la doctrine professée par les Gnostiques, et les critiques qu’il leur adresse. Ce n’est qu’en examinant ces trois points successivement, et avec tous les développements nécessaires, qu’on peut arriver à bien comprendre la pensée de notre auteur et à saisir l’enchaînement de ses idées.

§ II. DOCTRINE DE PLOTIN.

La doctrine professée par Plotin dans ce livre peut se ramener aux propositions suivantes :

1. Dieu est la cause immanente des choses (§ 1 , 3 ; p. 254-258, 264). Tout part de lui et tout retourne à lui : étant l’Un, il possède la plénitude de la puissance, il tend à se manifester hors de lui, à devenir cause productrice ; étant le Bien, il est l’objet de l’amour et du désir, il attire à lui tout ce qui est, il devient cause finale[17].

2. L’Intelligence divine contient et unit dans son sein, jusqu’à la plus parfaite identité, la chose pensante, la chose pensée et la pensée même (§ 1, p. 259-261).

3. L’Âme universelle réalise dans la matière, en lui communiquant la vie et le mouvement, les formes qu’elle reçoit elle-même de l’Intelligence (§ 1-3, p. 261-266, etc.).

4. La génération des êtres est la manifestation nécessaire des attributs de Dieu dans l’univers. Toutes les existences et toutes les forces dont l’univers se compose ne sont qu’un développement de la pensée divine, qui se divise de plus en plus à mesure qu’elle s’écarte du premier principe ; en même temps, l’essence intelligible des choses s’affaiblit graduellement jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une négation pure, le non-être et le mal, c’est-à-dire, la matière (§ 3, 8, 13 ; p. 264, 279. 294).

5. Le monde n’est postérieur à Dieu que logiquement ; il est éternellement produit ; il n’a pas eu de commencement et il n’aura pas de fin (§ 3, p. 264).

6. Le monde est une image aussi parfaite que possible de l’Intelligence divine dont il procède ; le mal n’est que le moindre degré du bien (§ 4, 8, 9, 13, 17 ; p. 267, 279-285, 292-295, 305-308).

7. L’âme humaine contient trois formes ou puissances émanées l’une de l’autre : l’intelligence, l’âme raisonnable et l’âme irraisonnable[18].

8. Tandis que l’Âme universelle, tout en restant impassible, communique à l’univers la vie et le mouvement, l’âme humaine se trouve exposée à une foule de souffrances par son union avec le corps. Cependant elle n’est jamais complètement séparée du monde intelligible, et elle peut y remonter en s’affranchissant des passions du corps et en se tournant vers le Bien (§ 2, 7, 8, 18 ; p. 261, 275, 280, 309-310).

Plotin affirme (§ 5, 6 ; p. 271-274) que sa doctrine est conforme à la pensée de Platon, qu’elle n’en est que le développement logique et nécessaire. Voilà une assertion dont il importe d’examiner la vérité pour comprendre et pour apprécier à leur juste valeur, comme nous le ferons plus loin, les critiques que notre auteur adresse à ses adversaires.

Si l’on n’attribue à Platon que les dogmes clairement formulés dans ses écrits, on reconnaîtra aisément que l’on n’y saurait trouver ni la théorie complète des trois Hypostases, ni celle de l’émanation, ni celle de la matière considérée comme le dernier degré de l’être et la limite à laquelle s’arrête la puissance divine[19], ni même la théorie des idées telle que la professe Plotin[20] : or ce sont là précisément les fondements de la doctrine enseignée dans les Ennéades. Cette doctrine a donc été puisée à d’autres sources.

Le témoignage de Porphyre est ici parfaitement d’accord avec les résultats auxquels conduit l’étude et la comparaison des deux systèmes. Dans la Vie de Plotin (§ 14, p. 15), il dit : « Les doctrines des Stoïciens et des Péripatéticiens sont secrètement mélangées dans les écrits de Plotin ; la Métaphysique d’Aristote y est condensée tout entière[21]. On lisait dans ses conférences les commentaires des Péripatéticiens et des Platoniciens. Cependant aucun d’eux ne fixait exclusivement le choix de Plotin. Il montrait dans la spéculation un génie original et indépendant. Il portait dans ses recherches l’esprit d’Ammonius. » Ailleurs Porphyre dit encore (§ 17, p. 17) : « Les Grecs prétendaient que Plotin s’était approprié les dogmes de Numénius. » Quels étaient donc ces principes que Plotin devait à l’enseignement d’Ammonius et qui établissaient quelque ressemblance entre sa doctrine et celle de Numénius ? C’étaient évidemment ceux qui n’étaient pas dans Platon, comme nous l’avons dit plus haut ; c’étaient des principes qui avaient été empruntés à la théologie philosophique des Juifs grecs d’Alexandrie, particulièrement de Philon. Ce fut le développement de ces principes qui constitua un nouveau système, où les principales doctrines des écoles grecques, unies entre elles et subordonnées à celle de Platon, formèrent avec elle une seule et même philosophie[22].

Ce qui peut expliquer la prétention qu’a Plotin de retrouver tout son système dans les écrits de Platon, c’est que ce philosophe n’a point formulé ses doctrines dans une exposition suivie et méthodique : il faut les chercher et souvent les deviner, au milieu de ses ingénieux dialogues et de ses mythes poétiques. Il les a donc laissées beaucoup à la merci des interprétations[23]. Quand Plotin entreprit de les réunir et de les coordonner en un seul système, il avait à combler des lacunes, à lier entre elles des parties incohérentes, à concilier des idées qui paraissaient contradictoires[24]. N’était-il pas naturel dès lors qu’il attribuât à Platon les principes ou les conséquences qui lui semblaient logiquement impliqués dans son système ? En admettant, comme le fait Plotin (§ 6, p. 271, 273), qu’il y avait une sagesse antique[25], connue des hommes divins de la Grèce, tels qu’Empédocle, Héraclite, Pythagore, Platon, mais exposée obscurément dans leurs écrits[26], et enseignée allégoriquement dans

les mythes et les mystères[27], la doctrine nouvelle pouvait passer pour n’être que l’expression plus claire de cette sagesse.

§ III. DOCTRINE DES GNOSTIQUES.

Les indications que Plotin donne sur la doctrine des Gnostiques sont, en général, vagues et incomplètes, parce que, s’adressant à des lecteurs qui la connaissaient parfaitement, comme nous l’avons déjà dit, il n’avait pas besoin de l’exposer, et se proposait uniquement de la combattre. Il est donc nécessaire d’expliquer les allusions que renferme le livre ix. Or le meilleur moyen d’atteindre ce but, c’est de commencer par interpréter les textes propres à faire connaître le système des Gnostiques et surtout celui des Valentiniens, contre lesquels toute cette polémique paraît dirigée. Nous empruntons ces textes surtout à l’ouvrage de saint Irénée Contre les hérésies, parce que c’est l’ouvrage le plus complet que nous possédions sur cette matière. Pour un exposé général, nous renvoyons à l’Histoire du Gnosticisme, par M. Matter (t. II, p. 47-100).

A. Dieu.

Pour les Gnostiques en général, Dieu est l’Être infini et éternel qui, considéré avant toute manifestation, est ineffable et incompréhensible.

Pour exprimer ces divers caractères de Dieu, les Valentiniens l’appelaient Substance (Ampsiu)[28], Abîme ou Grandeur ineffable, Éternel, Père inconnu[29], etc.

Voici comment saint Irénée s’exprime à ce sujet :

« Les Valentiniens affirment qu’il y a dans les hauteurs invisibles et ineffables un Éon (Éternel) de toute perfection, préexistant à tout. Ils l’appellent Proarche (Premier Principe), Propator (Premier Père), Bythos (Abîme). Il est invisible et incompréhensible. » (S. Irénée, I, 1[30].)

Tertullien, dans son traité Contre les Valentiniens, établit une distinction entre ces noms : « Ils l’appellent, dit-il, Éon parfait, pour désigner son essence ; Premier Principe, Bythos, pour désigner sa personne. »

De l’explication donnée par Tertullien, il résulte que les Valentiniens employaient le terme d’Éon parce qu’ils regardaient l’éternité comme l’essence de la nature divine[31]. Cette conception est d’accord avec la définition que Denis l’Aréopagite donne de Dieu : Principe et mesure des siècles, Essence des temps, Éternité des êtres, ἀρχὴ ϰαὶ μέτρον αἰώνω, ϰαὶ χρόνων ὀντότης, ϰαὶ αἰὼν τῶν ὄντων[32]. » (De Divinis nominibus, V, 4.)

B. Génération des hypostases divines appelées Éons. Plérôme et Cénôme.

Dégagée de ses formes allégoriques, la Théorie de Valentin sur les hypostases divines appelées Éons peut se formuler ainsi :

Après avoir passé une éternité dans l’inaction, Dieu, par une conception ineffable, a résolu de créer.

Pour créer, il a suffi à Dieu de se penser lui-même : par là, il a produit les formes suprêmes de l’existence et de la pensée, les Éons[33] qui, à leur tour, ont produit toutes choses. D’abord, en se pensant lui-même, Dieu a produit l’Intelligence (νοῦς), qui contient toutes choses confondues dans l’unité[34], parce qu’elle est la Pensée pure, l’idée de l’Être infini et absolu.

Pour se penser lui-même, Dieu s’est distingué du fini. Il a ainsi donné naissance au Vide, au Cénôme (ϰένωμα) : de là vient que Valentin donne à l’Intelligence le nom de Vide (Boutoua)[35].

Ensuite, par l’expansion de sa substance et le développement de

sa pensée, Dieu a produit le Verbe (λόγος); puis, dans le Verbe et par le Verbe, tous les autres Éons dont l’ensemble constitue la Plénitude de Dieu, le Plérôme spirituel (πλήρωμα πνευματιϰόν). En effet, le Verbe a manifesté l’Intelligence divine en distinguant et en déterminant toutes les choses qu’elle contenait à l’état de germe : il a ainsi donné naissance aux autres Éons, il est devenu le Père et le formateur de tout le Plérôme[36].

« Étant incompréhensible y invisible, éternel, non-engendré,

Bythos passa des siècles infinis dans le repos et dans la solitude la plus complète. Avec lui coexistait Ennoia (la Pensée), que les Valentiniens appellent aussi Charis (la Grâce) et Sigé (le Silence). Bythos pensa à produire hors de lui-même le Principe de toutes choses, et il déposa dans le sein de Sigé, qui coexistait avec lui [qui formait avec lui la dyade ineffable], le germe de la production qu’il avait pensée (ἐννοηθῆναι ποτὲ ἀφ’ ἑαυτοῦ προϐάλεσθαι[37] τὸν Βύθον τοῦτον ἀρχὴν τῶν πάντων, ϰαὶ, ϰαθάπερ τὸ σπέρμα, τὴν προϐολὴν ταύτην, ἢν προϐάλεσθαι ἐνενοήθη, ϰατάθεσθαι ὠς ἐν μήτρᾳ, τῂ συνυπαρχούσῃ ἑαυτῷ Σιγῇ). Sigé, fécondée par ce germe, enfanta Noûs, (l’intelligence), semblable et égal à son père, et seul capable d’en comprendre la grandeur[38]. Les Valentiniens donnent à Noûs les noms de Monogenes (Fils unique), de Père et de Principe de toutes choses. Avec Noûs est née aussi Aletheia (la Vérité). Bythos, Ennoia, Noûs, Aletheia, forment la Tétrade pythagoricienne[39], que les Valentiniens appellent encore la racine de toutes choses.

Noûs, ayant compris pour quel motif il avait été produit [c’était pour manifester Bythos, qu’il peut seul faire connaître], produisit [par son union avec Aletheia] Logos (le Verbe) et Zoé, (la Vie), pour que Logos fût le père de tous les Éons qui devaient naître après lui, le principe et le formateur de tout le Plérôme. De l’union de Logos et de Zoé naquirent Anthropos (l’Homme) et Ecclesia (l’Église). Telle est l’Ogdoade[40] primitive, racine et substance de toutes choses.

Ces Éons, produits pour la gloire du Père, ayant résolu de glorifier le Père par leur propre fécondité, produisirent d’autres Éons en s’unissant à leurs compagnes. Logos et Zoé, après avoir produit Anthropos et Ecclesia, produisirent dix Éons, Bythios et Mixis, Ageratos et Henosis, Autophyes et Hedoné, Akinetos et Syncrasis, Monogenes et Macaria. Anthropos et Ecclesia produisirent douze Éons, Paracletos et Pistis, Patricos et Elpis, Matricos et Agapé, Aïnos et Synesis, Ecclesiasticos et Macariotes, Theletos et Sophia.

Tels sont les trente Éons des Gnostiqnes, Éons cachés aux hommes et connus seulement de ces sectaires. C’est là, selon eux, le Plérôme invisible et spirituel, divisé en trois parties, l’Ogdoade, la Décade, la Dodécade. » (S. Irénée, I, 1.)

Les Gnostiques variaient beaucoup dans l’exposition de leur doctrine sur la génération mystique du Plérôme. Voici à ce sujet un fragment intéressant d’un Valentinien qui est cité par saint Épiphane (Hœreses, XXXIII, § 3) :

« Je vais vous parler de choses ineffables et supérieures au ciel, qui ne peuvent être conçues ni par les Puissances, ni par les Dominations, ni par les êtres qui leur sont soumis, ni par qui que ce soit, de choses qui n’ont été révélées qu’à la Pensée de l’Immmuable. À l’origine toutes choses étaient contenues à l’état d’inconnues dans Autopator (le Père même), que quelques-uns nomment l’Éon exempt de vieillesse, toujours jeune, mâle-femelle, qui contient partout toutes choses sans être contenu par aucune. En lui était Ennoia (la Pensée) : c’est le nom que lui donnent quelques-uns, d’autres l’appellent par son nom propre Charis (la Grâce), parce qu’elle fait part des trésors de la Grandeur à ceux qui sont nés de la Grandeur ; enfin, ceux qui se servent de l’expression véritable l’appellent Sigé (Silence), parce que la Grandeur a fait toutes choses par la conception, sans la parole. Ennoia, cet Éon femelle incorruptible, ayant voulu briser ses liens, séduisit la Grandeur par l’attrait du plaisir. S’étant unie à lui, elle enfanta le Père... Par la volonté de Bythos qui contient tout, Anthropos et Ecclesia, se rappelant les paroles du Père, s’unirent ensemble et engendrèrent la Dodécade... Ensuite Logos et Zoé, désirant aussi glorifier Bythos, s’unirent ensemble, c’est-à-dire eurent une volonté commune, et par cette union engendrèrent la Décade, dont les Éons mâles, Bythios, Ageratos, Autophyes, Monogenes, Akinetos, ont reçu les noms qu’ils portent pour la gloire de Celui qui contient tout, et dont les Éons femelles, Mixis, Henosis, Syncrasis, Henotes, Hedoné, ont également reçu leurs noms pour la gloire de Sigé. »

Ptolémée et Colorbasus, disciples de Valentin, exposaient chacun de leur côté d’une manière différente la génération des Éons. Nous donnons ces variantes d’après saint Irénée, parce qu’elles sont propres à faciliter l’Intelligence du système des Gnostiques :

« Ptolémée a libéralement donné deux compagnes au Dieu appelé Bythos : il dit que ces compagnes sont des dispositions de Dieu et les nomme Ennoia (Pensée) et Thelesis (Volonté)[41]. Bythos pensa d’abord à produire, puis il le voulut. C’est pourquoi ces deux dispositions ou puissances (διαθέσεις ἥ δυνάμεις), Ennoia et Thelesis s’étant en quelque sorte unies ensemble, leur union produisit Noûs et Aletheia, qui furent les images et les types visibles des dispositions invisibles du Père. Aletheia eut une nature féminine et fut l’image d’Ennoia qui n’a point été engendrée ; Noûs eut une nature virile et fut l’image de Thelesis, qui était venue s’unir à Ennoia et lui avait donné la puissance efficace. En effet, Ennoia pensait à produire, et elle ne pouvait produire seule par elle-même ; mais aussitôt que la puissance de Thelesis s’unit à Ennoia, Ennoia produisit ce qu’elle pensait.

Colorbasus prétend que les Éons qui composent la première Ogdoade ne sont pas nés les uns des autres, mais ont été produits tous ensemble par Propator et sa compagne Ennoia... Propator pensa à produire : sa Pensée de produire fut appelée le Père (Noûs). Sa Pensée de produire était vraie : cette Vérité fût Aletheia. Propator voulut se manifester : cette Manifestation fut Anthropos. Propator avait réalisé les productions qu’il avait pensées : l’Ensemble de ces productions fut nommé Ecclesia. Anthropos parla : sa Parole fut Logos, son Premier-né. Après Logos vint Zoé. Ainsi fut complétée la première Ogdoade. » (S. Irénée, I, 12.)

Quoique les Valentiniens prétendissent retrouver leur Ogdoade dans le premier chapitre de l’Évangile de S. Jean[42], à l’aide de leur méthode d’interprétation allégorique qui consiste à employer les termes mêmes des textes sacrés en leur donnant un autre sens[43], c’est principalement dans la Kabbale et dans les écrits de Philon qu’il faut chercher la source de la doctrine que nous venons d’exposer. Les Éons jouent un rôle analogue à celui des dix Séphiroth (manifestations divines), appelées les noms et les visages de Dieu[44] et représentées comme autant de personnes dont les unions allégoriques ont servi de modèle aux syzygies des Gnostiques[45].

Noûs correspond à la Couronne, la première des Séphiroth, comme on l’a vu plus haut, p. 501, note.

Logos, principe et formateur du Plérôme, correspond à la Sagesse qui, dans le Zohar, est aussi représentée comme un principe mâle : « La Sagesse est nommée le Père ; car elle a engendré toutes choses. Au moyen des voies merveilleuses par lesquelles elle se répand dans l’univers, elle impose à tout ce qui est une forme et une mesure[46]. »

Anthropos rappelle Adam Kadmon, l’Homme céleste, c’est-à-dire Dieu considéré dans l’ensemble de ses attributs et type de l’homme terrestre. Aussi les Valentiniens donnaient-ils quelquefois à Noûs et à Bythos même le nom d’Anthropos et regardaient-ils Anthropos comme la manifestation de Bythos, de Noûs et de Logos[47].

Enfin, l’idée du Plérôme se trouve aussi dans le Zohar[48] et dans les écrits de Philon, qui s’exprime en ces termes :

« Moïse représente le Verbe divin comme rempli par le fleuve de la Sagesse (πλήρης τοῦ σοφίας νάματος ὁ θεῖος λόγος), comme n’ayant aucune partie vide de lui-même... Le Verbe divin est réellement plein de lui-même (πλήρης αὐτὸς ἑαυτοῦ). » (De Somniis ; Quis rerum divin. hœr.)

C. Création du monde, Sophia, Achamoth, Jésus, Démiurge, Satan.

La théorie que les Gnostiques professaient sur la création du monde est le développement de cette idée que Dieu s’est manifesté par une expansion graduelle de l’être et de la pensée, que la Matière est la limite infime de la puissance divine et l’origine du mal.

Cette idée est commune aux Kabkalistes[49], aux Néoplatoniciens[50] et aux Gnostiques. Mais ces derniers se distinguent des autres en ce que, pour rendre Dieu complètement étranger à l’existence du mal, ils établissent entre le premier et le dernier terme de l’échelle des êtres, entre l’Esprit et la Matière, un abîme infranchissable qui rend impossible tout rapport entre eux sans des intermédiaires. Pour eux, Dieu n’est pas seulement distinct du Monde, il en est entièrement séparé[51] : en effet, tandis que Dieu réside avec les Éons dans la région lumineuse du Plérôme, le monde est confiné hors de lui dans la région ténébreuse du Cénôme, comme une tache dans un manteau[52] ;

enfin le Monde n’est pas seulement inférieur à Dieu, il doit sa création à une chute (ὑστέρημα), il est le fruit du péché (d’Achamoth[53]) et la production de l’ignorance (du Démiurge)[54].

Cependant, tout ce que le monde contient de réel et de parfait procède des Éons du Plérôme, en tient son essence et sa forme d’une façon médiate ou immédiate. En effet, il y a trois essences, l’essence spirituelle, l’essence animique, l’essence matérielle, dont les types sont Achamoth, le Démiurge et Satan ; or l’essence matérielle et l’essence animique émanent de l’essence spirituelle, qui est elle-même consubstantielle à l’essence des Éons. Ensuite, les formes des êtres sont dérivées l’une de l’autre comme les essences, en sorte que la créature offre toujours l’image du principe créateur et porte l’empreinte de son sceau[55] : l’esprit doit sa forme aux Éons du Plérôme, l’âme à l’esprit, et l’être matériel à l’âme ; ou, pour employer les termes mêmes de Valentin, Achamoth a reçu de Christos la forme de l’essence et de Jésus la forme de la science, le Démiurge est le fils d’Achamoth, et Satan est la créature du Démiurge.

Il en résulte qu’il y a quatre mondes : le Plérôme ou monde divin (Bythos et les Éons), la Région intermédiaire ou monde céleste (Achamoth et les esprits), le Monde planétaire (le Démiurge et les âmes), le Monde terrestre (Satan, les êtres matériels et les mauvais esprits)[56].

Voici ce que S. Irénée dit sur les Éons qui, dans le système de Valentin, ont principalement concouru à la création du monde.

1. Sophia supérieure.

« Propator n’était connu que de son fils Monogenes, c’est-à-dire de Noûs ; demeurait invisible et incompréhensible pour les autres Éons. Seul Noûs avait le plaisir de contempler le Père parfait, de concevoir son immensité, et il méditait de communiquer aux autres Éons la connaissance de la grandeur du Père, de leur révéler qu’il n’a point de principe, qu’il est immense, invisible et incompréhensible. Mais, par la volonté du Père, Sigé arrêta Noûs pour leur donner à tous le désir et l’idée de chercher Propator. Les autres Éons éprouvèrent donc un désir secret de contempler Celui qui les avait produits, et de connaître la Racine qui n’a point de principe ; mais le dernier et le plus jeune des Éons de la Dodécade engendrée par Anthropos et Ecclesia, c’est-à-dire Sophia, alla beaucoup plus loin, et, sans s’unir à son époux Theletos, éprouva une passion (πάθος ἔπαθε). Cette passion, née dans les Éons inférieurs à Noûs et à Aletheia, se concentra tout entière dans cet Éon qui était perverti, en apparence par l’amour, mais réellement par l’audace (τόλμα) : il était jaloux de n’avoir pu, comme Noûs, communiquer avec le Père parfait. Cette passion n’était donc rien autre chose que l’ardeur de connaître le Père parfait dont Sophia voulait comprendre la grandeur. N’ayant pu réussir dans une entreprise dont le succès était impossible, Sophia tomba dans une grande anxiété : à cause de la profondeur immense et impénétrable du Père et de sa tendresse pour lui, elle s’étendait toujours[57] [pour l’embrasser], et, entraînée par la douceur de son amour, elle aurait fini par être absorbée en Bythos et par être anéantie, si elle n’avait rencontré la Puissance qui soutient et maintient tout en dehors de la Grandeur ineffable. Arrêtée et relevée par cette Puissance nommée Horos (ὅρος, limite), Sophia rentra avec peine en elle-même, et persuadée enfin que le Père est incompréhensible, elle se sépara de son Enthymesis (ἐνθύμησις[58]) et de la passion causée par la merveille qui l’avait frappée de stupeur.

Voici une autre version sur la passion et la conversion de Sophia. Ayant entrepris une chose impossible et incompréhensible, elle enfanta une essence informe et féminine, comme la sienne propre. À son aspect, elle éprouva de la tristesse, parce que c’était une créature imparfaite ; ensuite de la crainte, parce qu’elle redoutait que celle-ci ne possédât pas complètement l’existence ; enfin de la perplexité, parce qu’elle se demandait la cause de ce qui était arrivé et cherchait à le cacher. Après avoir été plongée dans ces passions, elle opéra sa conversion et elle tenta de remonter vers le Père. Après avoir fait quelques efforts, elle ne put réussir, et implora le Père. Les autres Éons, et surtout Noûs, joignirent leur prière à la sienne. Alors le Père produisit à son image, par le moyen de Noûs, Horos, qui n’a point de compagne. Les Valentiniens donnent à cet Horos les noms de Stauros (Croix[59]), Lytrotes (Rédempteur), Carpistes (Juge), Horothetes (Déterminateur). Par son secours Sophia fut purifiée, relevée et rendue à son époux. Séparée de son Enthymesis et de sa passion, elle demeura dans le Plérôme[60]. Mais son Enthymesis avec sa passion fut séparée par une limite (αφορισθῆναι) et mise hors du Plérôme. Cette Enthymesis était une essence spirituelle, en sa qualité d’Affection naturelle d’un Éon (φυσιϰή τις Αἰῶνος ὁρμὴ ϰαὶ ἀποσταυρωθῆναι), mais elle n’avait pas de forme parce qu’elle n’avait rien compris. C’est pour cela que les Valentiniens disent que c’est une créature faible et féminine.

Ensuite, par la prévoyance du Père, pour affermir et consolider le Plérôme, et pour empêcher qu’aucun des Éons n’éprouvât le même malheur que Sophia, Noûs produisit une autre Syzygie (συζυγία, couple), savoir Christos et sa compagne Pneuma (l’Esprit-Saint)[61], par lesquels les Éons arrivèrent au dernier degré de perfection. En effet Christos leur apprit la nature de la Syzygie, leur enseigna qu’il faut se contenter de comprendre Noûs, qu’on ne peut ni comprendre, ni concevoir, ni voir, ni entendre le Père lui-même et qu’on ne le connaît que par Noûs. Telle fut l’œuvre de Christos. Quant à Pneuma, elle enseigna aux Éons, qui étaient devenus tous égaux, à rendre des actions de grâces à Propator et elle les fit jouir d’un véritable repos. » (S. Irénée, I, 2.)

2. Jésus.

« Pleins de reconnaissance pour Propator, les Éons, d’un accord unanime, mirent en commun ce qu’ils avaient chacun de plus beau et de plus parfait, et unissant avec art tous leurs dons, ils produisirent, pour l’honneur et la gloire de Bythos, la beauté la plus parfaite, l’astre et le fruit excellent du Plérôme[62], c’est à dire Jésus, ou le Sauveur, auquel on donne encore les noms patronymiques de Christos, de Logos, enfin de Tout (Πάντα), parce qu’il est né de tous[63].

Avec lui furent produits, en l’honneur des Éons eux-mêmes, les Anges destinés à lui servir des satellites. » (S. Irénée, I, 2.)

3. Achamoth.

« Voici maintenant ce qui se passa hors du Plérôme selon les Valentiniens. L’Enthymesis[64] de Sophia supérieure, à laquelle ils donnent aussi le nom d’Achamoth[65], séparée du Plérôme avec la passion de Sophia supérieure, s’agitait nécessairement dans les Ombres et dans le Cénôme[66]. Elle se trouva seule hors de la lumière et du Plérôme, sans forme comme un avorton, parce qu’elle n’avait rien compris[67]. Touché de son malheur et s’étant étendu sur elle par Stauros[68] [c’est-à-dire lui ayant imposé une limite], Christos lui donna par sa propre vertu la forme de l’essence, mais non la forme de la science ; puis il remonta au Plérôme après avoir rassemblé sa vertu, et il abandonna Achamoth, afin que celle-ci, sentant le malheur d’être hors du Plérôme, souhaitât de s’y élever : car elle avait en elle un parfum d’immortalité que lui avaient laissé Christos et Pneuma ; aussi est-elle appelée, non-seulement Sophia, à cause de son père (l’Éon Sophia supérieure), mais encore Pneuma (à cause de Pneuma, la compagne de Christos).

Ayant reçu une forme et étant devenue intelligente, mais ayant été privée du Verbe qui était en elle d’une façon invisible (de Christos), elle se mit à chercher la lumière qui l’avait abandonnée. Alors Horos se présenta à elle et l’arrêta en criant Iao[69] : ce fut, disent les Valentiniens, l’origine de ce mot. Achamoth n’ayant pu, à cause de la passion à laquelle elle était en proie, franchir la barrière que lui opposait Horos, et étant demeurée seule hors du Plérôme, elle éprouva une passion complexe : car elle ressentit de la tristesse parce qu’elle n’avait rien saisi ; de la crainte, parce qu’elle redoutait d’être privée de l’existence comme elle avait été privée de la lumière ; de la perplexité, à cause de toutes ces choses ; et cette tristesse, cette crainte, cette perplexité avaient pour cause l’ignorance. En outre, il lui arriva une autre affection : ce fût sa conversion (ἐπιστροφὴ)[70], vers l’Éon auquel elle devait l’existence. C’est ainsi que fut constituée l’essence de la matière dont ce monde a été composé : car la conversion d’Achamoth donna naissance à l’âme du Démiurge et aux autres âmes ; sa crainte et sa tristesse [ses passions], aux éléments corporels du monde....

Après avoir été plongée dans toute espèce de passions et s’être vu peu relevée avec peine, Achamoth implora la lumière qui l’avait abandonnée, c’est-à-dire Christos. Celui-ci, qui était remonté au Plérôme, ne voulut pas en descendre une seconde fois : il envoya à Achamoth le Paraclet ou Sauveur (Jésus). Le Père et les Éons lui accordèrent tout pouvoir et soumirent tout à son empire, « afin qu’en lui fussent fondées toutes choses, soit visibles, soit invisibles, les Trônes, les Déités, les Dominations[71]. » Les anges, qui étaient nés en même temps que le Sauveur, lui servirent d’escorte. Frappée de respect en sa présence, Achamoth se voila d’abord chastement. Puis, l’ayant considéré ainsi que tous les fruits[72] (σὺν ὅλῃ

τῇ ϰαρποφορίᾳ), elle accourut à lui et reçut une vertu par l’effet de son apparition. Le Sauveur donna à Achamoth la forme de la science[73] et la guérit de ses passions ; il la sépara de ses passions sans toutefois l’en délivrer complètement : car les passions d’Achamoth ne pouvaient être anéanties comme celles de Sophia supérieure parce qu’elles s’étaient déjà enracinées et développées. Les ayant donc séparées d’ Achamoth, le Sauveur les mélangea, leur donna de la consistance, les changea de passions incorporelles en matière incorporelle, leur donna l’aptitude et la nature nécessaires pour former des agrégats et des corps. Il en résulta deux essences : l’une mauvaise, née des passions [l’essence matérielle] ; l’autre exposée aux passions et née de la conversion d’Achamoth [l’essence animique]. C’est pour cela que les Valentiniens disent que le Sauveur [Jésus] a créé le monde en puissance[74] δυνάμει δεδημιουργηϰέναι). »

« Délivrée de ses passions, Achamoth contempla avec amour les lumières (φῶτα) qui étaient avec le Sauveur, c’est-à-dire les anges qui l’accompagnaient, et, s’étant unie à ces anges, elle enfanta, à leur image, des fruits spirituels, semblables aux satellites du Sauveur (ϰεϰυηϰέναι ϰαρποὺς ϰατὰ τὴν εἰϰόνα, ϰύημα πνευματιϰόν, ϰαθ’ ὁμοίωσιν γεγονότων τῶν δορυφόρων τοῦ Σωτῆρος). » (S. Irénée, 1, 2, 4.)

Cette histoire allégorique de la chute et du repentir d’Achamoth offre sous plusieurs rapports une répétition de la passion de Sophia supérieure. Elle joue un rôle très-important dans le système de Valentin et dans les critiques que Plotin lui adresse.

1° Elle explique d’une façon figurée comment l’essence spirituelle, étant sortie du Plérôme, a, en s’éloignant de son origine, engendré successivement l’essence animique, puis l’essence matérielle, qui est la dernière émanation de la puissance divine[75]. — En effet, par son union avec les anges, Achamoth a enfanté les germes spirituels[76] qui, après s’être développés ici-bas en passant de corps en corps, doivent à la fin des temps devenir les épouses des anges, comme Achamoth elle-même deviendra l’épouse de Jésus (p. 516). — Par sa conversion vers l’auteur de son existence, Achamoth a produit les âmes. — Par ses passions, elle a donné naissance à la matière.

2° La forme de la science qu’Achamoth reçut de Jésus [elle avait déjà reçu de Christos la forme de l’essence] était la connaissance du Plérôme à l’image duquel fut formé le monde visible, comme nous le verrons plus loin[77]. Ainsi, les idées données par Jésus à Achamoth, et transmises par celle-ci au Démiurge, étaient les types des êtres psychiques et hyliques[78].

3° Les passions d’Achamoth avaient pour cause générale l’ignorance (p. 510). Elle fut guérie par la vertu que lui communiqua Jésus, c’est-à-dire par la science. Donc le principe du mal est l’ignorance, la Gnose est la rédemption véritable (p. 285, note 2), et, sous ce rapport, l’histoire d’Achamoth est pour les Gnostiques l’histoire même de l’âme humaine, comme le dit Plotin lui-même (§ 6, p. 276).

4. Démiurge.

« Trois choses avaient été produites : la matière (ὕλη), née de la passion d’Achamoth ; l’essence psychique ou animique (τὸ ψυχιϰὸν), née de sa conversion ; l’essence pneumatique ou spirituelle (τὸ πνευματιϰὸν), qu’Achamoth avait enfantée [par son union avec les satellites de Jésus]. Alors Achamoth s’occupa de donner la forme à ces trois essences. Elle ne put donner la forme à l’essence pneumatique, parce qu’elle lui était consubstantielle. Elle s’occupa donc de donner la forme à l’essence psychique, et elle réalisa les idées qu’elle avait reçues du Sauveur (προϐαλεῖν τὰ παθήματα τὰ παρὰ τοῦ Σωτῆρος). De l’essence psychique, elle forma d’abord le Père et le Roi de tous les êtres, soit de ceux qui lui sont consubstantiels, c’est-à-dire des êtres psychiques que les Valentiniens nomment êtres de droite, soit des êtres nés de la passion d’Achamoth, c’est-à-dire êtres matériels que les Valentiniens appellent êtres de gauche. C’est le Démiurge qui, secrètement dirigé par Achamoth, forma tous les êtres qui furent engendrés par lui. Aussi les Valentiniens l’appellent-ils Metropator, Apator, Père et Démiurge : Père des êtres de droite, c’est-à-dire des psychiques, Démiurge des êtres de gauche, c’est-à-dire des hyliques, enfin Roi de toutes choses. En effet Achamoth, voulant faire toutes choses en l’honneur des Éons, fit leurs images (βουληθεῖσαν εἰς τιμὴν τῶν Αἰωνων τὰ πάντα ποῆσαι, εἰϰόνας πεποιηϰέναι αὐτῶν) ; ou plutôt ce fut le Sauveur qui les fit par son entremise[79]. Achamoth fut elle-même l’image du Père invisible [Bythos] parce qu’elle resta inconnue au Démiurge : le Démiurge fut l’image de Monogenes (Noûs) ; enfin les Archanges et les Anges engendrés par lui furent les images des autres Éons.

Les Valentiniens appellent le Démiurge le Père et le Dieu des êtres qui sont hors du Plérôme, parce qu’il a fait tous les êtres psychiques et hyliques. En effet, ayant séparé les deux essences psychique et hylique, et rendant corporelle la substance incorporelle, il fit les êtres qui sont célestes ou terrestres, psychiques ou hyliques, de droite ou de gauche, légers ou pesants. Il forma Sept Cieux sur lesquels il domine ; c’est pourquoi les Valentiniens donnent le nom d’Hebdomade au Démiurge, et celui d’Ogdoade à sa mère Achamoth laquelle représente le nombre de l’Ogdoade primitive et première du Plérôme. Selon les Valentiniens, les Sept Cieux formés par le Démiurge sont des êtres intellectuels (νοεροὶ), des Anges ; le Démiurge est lui-même un ange semblable à Dieu ; enfin le Paradis, supérieur au troisième Ciel, est le quatrième ange sous le rapport de la puissance, et Adam a pris quelque chose de la nature de cet ange en demeurant avec lui.

Selon les Valentiniens, le Démiurge s’imagina qu’il avait fait toutes ces choses par lui-même[80] ; mais il fut guidé par Achamoth qui réalisait ainsi les idées [qu’elle avait reçues du Sauveur[81]]. En effet, il fit le ciel, forma l’homme, et façonna le globe terrestre. Il ignorait les formes (ἰδέαι) de toutes les choses qu’il fit ; il ne connaissait point sa mère elle-même, et il croyait que lui seul était tout. Ce fut sa mère elle-même qui lui suggéra cette opinion, parce qu’elle voulut qu’il fût ainsi le chef et le principe de son essence propre [l’essence psychique] et le Seigneur de toute la création. Les Valentiniens donnent à la mère du Démiurge les noms d’Ogdoade, de Sophia [inférieure], de Terre, de Jérusalem[82], de Pneuma (Esprit-Saint)[83], de Seigneur (au masculin) ; ils disent qu’elle habite la Région moyenne (ὁ τῆς μεσότητος τόπος), au-dessus du Démiurge, mais au-dessous ou hors du Plérôme, jusqu’à la consommation des temps.

L’essence matérielle avait été constituée par trois passions, la crainte, la tristesse et la perplexité. 1° Les êtres psychiques doivent leur substance à la crainte et à la conversion [d’Achamoth] : la conversion donna naissance au Démiurge ; la crainte, aux autres substances psychiques, aux âmes des brutes, des bêtes féroces et des hommes. C’est pourquoi le Démiurge, étant incapable de connaître les êtres pneumatiques, s’imagina qu’il était seul Dieu et dit par la bouche des prophètes : « Je suis Dieu, et il n’y a pas d’autre Dieu que moi. » 2° De la tristesse naquirent les mauvais esprits (τὰ πνευματιϰὰ τῆς πονηρίας), le Diable, que les Valentiniens nomment Cosmocrator (Prince de ce monde), les démons, les anges, et en général toutes les substances qui forment les mauvais esprits. Le Démiurge est le fils d’Achamoth, et le Cosmocrator est la créature du Démiurge. Le Cosmocrator connaît les choses supérieures, parce qu’il est un mauvais esprit ; le Démiurge au contraire les ignore parce qu’il est un être psychique. Enfin la mère du Démiurge habite la Région supra-céleste ou moyenne ; le Démiurge, la Région céleste ou l’Hebdomade ; le Cosmocrator, notre monde. 3° De la perplexité, passion la moins noble, naquirent, comme nous l’avons dit, les éléments corporels du monde, la terre, l’eau et l’air. Enfin, dans tous ces éléments est caché le feu, principe de mort et de destruction, comme l’ignorance est cachée dans les trois passions [la crainte, la tristesse et la perplexité]. » (S. Irénée, I, 6.)

D. Nature et destinée de l’homme.

Selon Valentin, l’homme est formé de trois essences : l’esprit, l’âme, la matière vivante. La prédominance naturelle d’une des trois essences constitue trois classes d’hommes, les pneumatiques ou spirituels, les psychiques ou animiques, les hyliques ou matériels.

La destinée de l’homme est de se perfectionner en dégageant peu à peu son esprit de la matière dans les existences successives par lesquelles il doit passer pour retourner au Plérôme.

Quand tous les esprits seront arrivés à la perfection, le but de la Providence étant atteint, le monde sera détruit, la matière sera anéantie, les âmes jouiront du repos, et les esprits rentreront dans le sein de Dieu dont ils sont sortis.

« Après avoir formé le monde, le Démiurge fit aussi l’homme matériel ; il le tira, non de la terre aride, mais d’une essence invisible, d’une matière flexible et fluide, puis, soufflant sur lui, il introduisit en lui l’homme psychique [c’est-à-dire il lui donna une âme.] Tel est l’homme fait à l’image et à la ressemblance de Dieu : en tant qu’il est fait à l’image de Dieu, il est hylique et se rapproche de lui, mais ne lui est pas consubstantiel ; en tant qu’il est fait à la ressemblance de Dieu, il est psychique : de là vient que son essence est appelée esprit de vie, parce qu’elle provient d’une émanation spirituelle (ἐϰ πνευματιϰῆς ἀποῤῥοίας). Enfin le Démiurge revêtit l’homme d’une tunique de peau, c’est-à-dire lui donna un corps visible[84].

Le Démiurge ne connut pas le germe que Achamoth avait enfanté par la contemplation des satellites du Sauveur, germe qui était consubstantiel à Achamoth et par conséquent spirituel. Ce germe fut déposé dans le Démiurge à son insu, afin qu’introduit par lui dans l’âme qu’il avait donnée à l’homme, et porté dans ce corps matériel comme dans le sein d’une femme, il s’y développât et devint apte à recevoir la raison (ou la parole) parfaite. Ainsi, par une providence et une vertu ineffables, Achamoth, à l’insu du Démiurge, introduisit dans le corps l’homme pneumatique avec le souffle du Démiurge [c’est-à-dire avec l’homme psychique][85]. Car le Démiurge, qui ne connaissait pas sa mère, ne connaissait pas non plus son germe. Les Valentiniens appellent ce germe l’Église[86], et disent que c’est l’empreinte du sceau de l’Église supérieure (αντίτυπος[87] τῆς ἄνω Ἐϰϰλησίας). Ils prétendent que l’homme, tel qu’il est en eux-mêmes, doit son âme au Démiurge, son corps à la terre, sa chair à la matière, et l’homme spirituel à Achamoth[88]. » (S. Irénée, I, 5.)

« Les Valentiniens distinguent trois espèces d’hommes, les pneumatiques (spirituels), les psychiques (animiques), les hyliques (matériels), comme furent Seth, Abel et Caïn, dont les noms désignent, non des individus, mais des espèces d’hommes. Les hyliques sont destinés à périr[89]. Les psychiques, s’ils s’attachent au bien, jouiront du repos dans la région moyenne ; s’ils inclinent vers le mal, ils iront s’y perdre. Quant aux germes pneumatiques, qui proviennent d’Achamoth (après s’être formés et instruits depuis l’origine jusqu’à notre époque dans les âmes des Justes, parce qu’ils ont été envoyés ici-bas à l’état d’enfants[90], et après être arrivés à la perfection), ils deviendront les épouses des anges qui sont les satellites du Sauveur, tandis que leurs âmes jouiront d’un repos éternel avec le Démiurge dans la Région moyenne. » (S. Irénée, I, 7.)

Quand tous les germes spirituels seront arrivés à la perfection[91], leur mère Achamoth quittera la Région moyenne, entrera dans le Plérôme et recevra pour époux le Sauveur né de tous les Éons. Ainsi s’accomplira l’union (συζυγία) du Sauveur et d’Achamoth. Ce sont l’Époux et l’Épouse, et le Plérôme entier est la Chambre nuptiale[92]. Les pneumatiques, s’étant dépouillés de leurs âmes et étant devenus des esprits intellectuels (ἀποδυσαμένους τὰς ψυχὰς ϰαὶ πνεύματα νοερὰ γενομένους), entreront dans le Plérôme sans pouvoir être vus ni arrêtés, et deviendront les épouses des anges qui sont les satellites du Sauveur[93]. Le Démiurge passera [de l’Hebdomade] dans la Région moyenne qu’habitait Achamoth, et les âmes des justes y viendront jouir du repos : car rien de psychique ne peut être admis dans le Plérôme. Quand toutes ces choses seront accomplies, le feu, qui est caché dans l’intérieur du monde, brillera, s’élancera, dévorera toute la matière, et, après s’être consumé avec elle, sera anéanti. » (Voy. Irénée, I, 7.)

Dans le passage précédent, les mots sans pouvoir être vus ni arrêtés font allusion à un point important de la doctrine des Gnostiques. Selon eux, quand la carrière des épreuves sera terminée, les pneumatiques, marqués du sceau des élus, traverseront heureusement, pour entrer au Plérôme, la région habitée par les anges et par le Démiurge, qui n’arrêtera et ne jugera que les psychiques. Voici ce que S. Irénée dit à ce sujet :

« Il en est qui rachètent les mourants en leur versant sur la tête de l’eau mélangée à de l’huile ou à du baume, en prononçant les paroles que nous avons déjà rapportées, afin que ceux-ci ne puissent être vus ni arrêtés par les Principautés et les Dominations, et que leur homme intérieur s’élève invisible dans la région supérieure, tandis que leur corps reste ici-bas. Ils prescrivent à l’esprit de dire en arrivant devant les Principautés et les Dominations : « Je suis fils du Père préexistant. Je suis venu voir les choses qui me sont propres et celles qui me sont étrangères, qui ne me sont pas précisément étrangères, mais qui appartiennent à Achamoth, qui est une femme et qui les a faites pour elle-même. Je tire mon origine de Celui qui est préexistant ; je reviens vers ce qui m’est propre et dont je suis parti. » Par la vertu de ces paroles, l’esprit échappe aux Dominations. Il arrive ensuite devant le Démiurge et il dit : « Je suis un vase précieux, plus précieux que la femme qui vous a créé. Si votre mère [Achamoth] ignore sa racine, je me connais moi-même et je sais quelle est mon origine. J’invoque le secours de l’incorruptible Sophia, qui est dans le Père, de Sophia, qui est la mère de votre mère Achamoth, qui elle-même n’a point de père ni d’époux, et qui, née d’une femme [Sophia] et femme elle-même, vous a créé sans connaître sa mère [Sophia] et se croyant seule. J’implore le secours de sa mère [Sophia]. » En entendant ces mots, le Démiurge est troublé ; il rougit de sa racine et de la naissance de sa mère [parce qu’elle est née de la passion de Sophia], et il laisse passer l’esprit. » (S. Irénée, 1, 21.)

Voici une variante de la même idée :

« Les disciples de Marcus disent qu’ils l’emportent en science sur tous les mortels, qu’eux seuls ont pénétré la profondeur de la Science de la Puissance ineffable, qu’ils sont au-dessus de toute puissance. Aussi commettent-ils toute sorte de péchés sans aucun scrupule ni aucune crainte : car, grâce à la rédemption [qui est la possession de la Gnose], ils ne peuvent être vus ni arrêtés par le Juge [le Démiurge]. Si celui-ci cependant les arrête, se tenant devant lui avec la rédemption, ils prononceront ces paroles : « Compagne de Dieu et de la mystérieuse Sigé qui a précédé les siècles, toi [Sophia], sous la conduite et par l’aide de laquelle les Grandeurs qui contemplent toujours la face du Père [les anges] ramènent à la région supérieure leurs formes[94], formes que cette audacieuse [Achamoth] conçut par son imagination, quand, par la bonté du Père, elle nous enfanta à leur image en rêvant aux choses supérieures ; voici le Juge, et le héraut m’ordonne de me justifier. Toi, qui connais ce qui nous concerne tous deux [Achamoth et les pneumatiques], plaide devant le Juge notre cause à tous deux, puisqu’elle est la même. » Dès que Sophia entend cette prière, elle se hâte d’apporter ce casque infernal dont parle Homère[95], pour les rendre invisibles et les dérober au juge. Les ramenant aussitôt à la région supérieure, elle les introduit dans la Chambre nuptiale [le Plérôme] et les rend à leurs époux. » (S. Irénée, 1, 14.)

§ iv. critiques que plotin adresse au système des gnostiques.

Après avoir exposé d’après saint Irénée les principes essentiels du système des Gnostiques, envisagé du moins au point de vue de la philosophie, nous allons passer en revue, en y ajoutant les éclaircissements nécessaires, les critiques que Plotin adresse à la doctrine de ses adversaires.

1. Bythos.

« On ne saurait dire qu’il y a dans le Principe de toutes choses deux natures, l’une en puissance, l’autre en acte. » (§ 1, p. 258.) Cette phrase de Plotin est dirigée contre la doctrine des Valentiniens.

Selon eux, Dieu est resté une longue suite de siècles avant de se manifester : il a eu successivement, d’abord la pensée, ensuite la volonté de produire. C’est pour cela que Ptolémée, comme on l’a vu plus haut (p. 503-504), distinguait en Bythos deux dispositions, qu’il appelait Ennoia et Thelesis.

Selon Plotin, au contraire, l’Un est, de toute éternité, tout à la fois la Puissance de toutes choses et l’Acte souverainement immuable (Enn. V, liv. iv, § 2 ; Enn. VI, liv. viii, § 20). De toute éternité, par une nécessité naturelle. Il a engendré l’Intelligence, l’Intelligence a engendré l’Âme, et l’Âme a fait le monde. Il en résulte que le monde est créé, en ce sens qu’il a un principe auquel il doit son existence et sa forme ; il n’est pas créé, en ce sens qu’il n’a pas eu de commencement (Enn. III, liv. ii, § 1, 2). Plotin revient plusieurs fois sur cette idée dans le livre ix (§ 3, 7 ; p. 264, 275). Dans son système, le monde n’existe, ni en vertu d’une chute (§ 4, p. 266), ni en vertu d’une détermination volontaire du Démiurge (§ 8, p. 277)[96] ; il existe nécessairement, parce que c’est une loi naturelle que le monde intelligible manifeste sa puissance par l’existence du monde sensible qui est son image (§ 3, 8 ; p. 264, 279).

2. Noûs, Logos.

Plotin dit dans deux passages que les Gnostiques supposent qu’il y a plusieurs Intelligences.

« On ne saurait imaginer au-dessous du Premier deux Intelligences, l’une en repos, l’autre en mouvement… Il ne convient pas d’admettre qu’il y ait plusieurs Intelligences, en disant que l’une pense, et que l’autre pense que la première pense. » (§ 1, p. 258-260.)

« Comprenant mal Platon, les Gnostiques ont imaginé une ' Intelligence en repos, qui contient en soi toutes les essences, une Intelligence qui les contemple dans la précédente, et une Intelligence qui pense discursivement. Souvent ils regardent cette Intelligence discursive comme l’Âme créatrice. » (§ 6, p. 272.)

En rapprochant ces passages, on voit que Plotin reproche aux Gnostiques de faire de l’Intelligence divine deux hypostases distinctes, l’Intelligence qui est en repos, qui contient les essences, qui pense, et l’Intelligence qui est en mouvement, qui pense que la première pense, qui contemple les essences dans la précédente. Ces deux Intelligences correspondent, la première à Noûs, en qui le Père parfait a produit toutes choses à l’état de germe, et la seconde, à Logos, principe et formateur de tout le Plérôme (p. 500-502, 506).

Quant à l’Intelligence discursive ou Âme créatrice, c’est Achamoth, comme on le verra plus loin.

Enfin, dans le § 1 (p. 259, 261), Plotin dit encore :

Quant à la Raison (ou Verbe, λόγος) qui descend de l’Intelligence dans l’Âme et la rend intellectuelle, elle ne constitue pas une nature distincte de l’Intelligence et de l’Âme et intermédiaire entre elles. »

Cette Raison, ce Verbe, dont les Gnostiques faisaient une hypostase intermédiaire entre l’Intelligence et l’Âme créatrice, n’est autre que le second Logos de Valentin, l’Éon Jésus, qui, comme on l’a vu plus haut (p. 510), a été produit par tous Éons et a donné à Achamoth la forme de la science pour qu’elle créât le monde par le ministère du Démiurge.

En résumé, Plotin reproche aux Gnostiques de décomposer l’Intelligence divine en plusieurs hypostases, entre lesquelles ils établissent des distinctions arbitraires. Son argumentation, à cet égard, peut être comparée à celle de S. Irénée (II, 12, 13).

3. Éons.

Sans examiner les détails de l’Éogonie de Valentin, Plotin en indique clairement les principaux caractères dans le § 6 (p. 272-274) :

« En nommant une multitude de Principes intelligibles, les Gnostiques croient paraître en montrer une connaissance exacte, tandis que, en les supposant si nombreux, ils les rabaissent et les rendent semblables aux êtres inférieurs et sensibles... Il faut reconnaître que le Principe inférieur au Premier [l’Intelligence] contient toutes les Essences, et ne pas admettre qu’il y ait hors de ce Principe des Intelligibles[97] [c’est-à-dire des Éons]..... Lorsque les Gnostiques combattent les anciens, ils ne font qu’introduire un grand nombre de générations et de destructions. »

On ne peut mieux signaler en quelques lignes le défaut qu’avaient les doctrines gnostiques de changer des conceptions métaphysiques en personnifications mythologiques par cette foule d’Éons dont elles composaient le Plérôme et par cette longue suite de syzygies mystiques qu’elles avaient imaginées pour expliquer les rapports de ces hypostases chimériques (p. 500). Saint Irénée (II, 17, 18) adresse aux Gnostiques à ce sujet des critiques analogues à celles de Plotin.

4. Jésus.

Sans nommer expressément l’Éon Jésus des Gnostiques, Plotin discute à diverses reprises la doctrine que ces sectaires enseignaient sur cet Éon considéré à la fois comme le Créateur du monde et comme le Sauveur des esprits, auxquels il est venu ici-bas apporter la Rédemption spirituelle, la Gnose, qui est la connaissance de Bythos et du Plérôme. Il y a à ce sujet dans notre auteur deux passages que leur extrême concision rend fort obscurs. Les voici tout entiers :

« Comme les Gnostiques n’ont aucune estime ni pour l’œuvre du Démiurge, ni pour cette terre, ils prétendent que la divinité a créé pour eux la Terre nouvelle, qui est destinée à les recevoir quand ils s’en iront d’ici-bas, et qui est, disent-ils, la Raison du monde. Mais quel besoin ont-ils d’aller habiter dans le Paradigme du monde qu’ils haïssent ? D’où provient d’ailleurs ce Paradigme ? Selon eux, le Paradigme n’a été créé que lorsque son auteur a incliné vers les choses d’ici-bas. Si le créateur du Paradigme s’est beaucoup occupé du monde pour faire un monde inférieur au monde intelligible qu’il possédait, quel besoin en avait-il ? Si c’est avant le monde [qu’a été créé le Paradigme], dans quel but l’a-t-il été ? Était-ce pour que les âmes fussent sauvées [restassent dans le Paradigme au lieu de descendre ici-bas] ? Pourquoi donc n’ont-elles pas été sauvées [ne sont-elles pas restées dans le Paradigme] ? Dans cette hypothèse, [le Paradigme] a été créé inutilement. Si c’est après le monde [qu’a été créé le Paradigme], si son auteur l’a tiré du monde en dépouillant la Forme de la Matière, l’expérience que les âmes avaient acquise dans leurs épreuves antérieures suffisait pour leur apprendre à faire leur salut [à rester dans le Paradigme au lieu de descendre ici-bas]. Enfin si les Gnostiques prétendent avoir reçu dans leurs âmes la Forme du monde, que signifie ce langage ? » (§ 5, p. 269-271.)

Plotin dit encore à ce sujet dans un autre passage (§ 11, p. 289) :

« Comment cette Raison du monde, que les Gnostiques appellent la Terre étrangère, et qui, comme ils le disent, a été produite par les puissances supérieures[98], n’a-t-elle pas conduit ses auteurs à incliner[99] ? »

Pour expliquer ces deux passages, nous allons en reprendre une à une les expressions et en discuter le sens : car les termes de Terre nouvelle, Raison du Monde, Paradigme, Forme du monde, Terre étrangère, employés par Plotin comme synonymes pour désigner l’Éon Jésus, ne paraissent pas avoir eu la même valeur dans le système des Gnostiques.

Terre nouvelle. — La Terre nouvelle destinée à recevoir les pneumatiques quand ils s’en iront d’ici-bas, c’est l’Église triomphante personnifiée par Achamoth, mère des pneumatiques, qui sont sortis du Plérôme avec elle, et qui doivent y rentrer également avec elle quand elle deviendra l’Épouse de Jésus (p. 518).

En effet, saint Irénée affirme que les Valentiniens donnaient à Achamoth, mère des pneumatiques, les noms de Terre et de Jérusalem (p. 516). Donc la Terre Nouvelle est la même chose que la Jérusalem nouvelle, dont saint Jean dit dans l’Apocalypse (xxi, 1-2) :

« Et vidi cœlum novum et terram novam[100]. Primum enim cœlum et prima terra abiit, et mare jam non est.

Et ego Joannes vidi sanctam civitatem Jerusalem novam, descendentem de cœlo a Deo, paratam sicut sponsam ornatam viro suo. »

Ainsi, la Terre nouvelle est l’Église triomphante. Mais tandis que les Valentiniens la personnifient dans Achamoth, Plotin l’identifie avec Jésus, l’époux d’Achamoth : car il affirme que la Terre nouvelle est la Raison du monde ; or la Raison du monde est Jésus, comme nous allons le voir.

Raison du monde, Paradigme du monde. — Plotin emploie ces deux expressions comme synonymes. Elles désignent le type et le créateur du monde.

On a vu plus haut (p. 513, note 2) que Jésus, appelé aussi Logos, et engendré par tous les Éons « afin qu’en lui fussent fondées toutes choses, soit visibles, soit invisibles, » a été le véritable Créateur du monde, que le Démiurge lui a seulement servi d’instrument. C’est donc à lui que paraît convenir particulièrement le nom de Raison ou Verbe du monde (λόγος τοῦ ϰόσμου) : car il est, comme le dit Plotin (§ 1, p. 259, 261), « la Raison qui est descendue de l’Intelligence dans l’Âme et l’a rendue intellectuelle, » c’est-à-dire qui a donné à Achamoth la forme de la science pour qu’elle créât le monde par le ministère du Démiurge (p. 513-515).

On a vu aussi p. 515, que toutes les choses créées ont été faites en l’honneur des Éons, c’est-à-dire qu’elles en sont les images (εἰϰόνες), les empreintes[101] (ἀντίτυποι). Sous ce rapport, le Plérôme est le Paradigme du monde. Mais le nom de Paradigme du monde s’applique également bien à Jésus, puisque c’est lui qui a communiqué à Achamoth et au Démiurge la connaissance des Éons, en d’autres termes, les idées d’après lesquelles ils ont fait toutes choses.

Ces termes de Raison du monde et de Paradigme du monde sont expliqués dans le passage suivant de Philon, dont la doctrine a beaucoup d’analogie avec celle des Gnostiques :

« Pour parler sans images, le Monde intelligible n’est pas autre chose que la Raison de Dieu créant le monde (ὁ θεοῦ λόγος ϰοσμοποιοῦντος). En effet, cette cité idéale n’est que la Conception de l’architecte songeant à construire en réalité la cité intelligible (ὁ τοῦ ἀρχιτέϰτονος λογισμὸς ἤδη τὴν νοητὴν πόλιν ϰτίζειν διανοουμένου). La Raison de Dieu est le Paradigme suprême (τὸ ἀρχέτυπον παράδειγμα), l’Idée des idées (ἰδέα τῶν ἰδέων), » (De Creatione mundi, 6.)

Nous allons maintenant essayer d’expliquer le sens des objections que Plotin adresse aux Gnostiques au sujet du Paradigme :

« Quel besoin les Gnostiques ont-ils d’aller habiter dans le Paradigme de ce monde qu’ils haïssent ? D’où provient d’ailleurs ce Paradigme ? Selon eux, le Paradigme n’a été créé que lorsque son auteur a incliné vers les choses d’ici-bas. »

Bythos a produit le Plérôme lorsqu’il a résolu de se manifester, et les Éons, pour l’honneur et la gloire de Bythos, ont produit eux-mêmes Jésus, afin qu’en lui fussent fondées toutes les choses, soit visibles, soit invisibles (p. 500, 508). Ainsi, la production du Paradigme a eu pour conséquence la production du Monde visible. C’est pour cela que Plotin dit que « le Paradigme n’a été produit que lorsque son auteur [Bythos] a incliné vers les choses d’ici-bas [c’est-à-dire a voulu produire le monde][102]. »

« Si le créateur du Paradigme s’est beaucoup occupé du monde pour faire un monde inférieur au monde intelligible qu’il possédait, quel besoin en avait-il ? »

L’objection de Plotin porte ici sur l’harmonie que les Gnostiques prétendaient établir entre le Paradigme et le Monde, et l’on trouve à ce sujet dans saint Irénée (II, 15) un passage très-propre à éclaircir la pensée de notre auteur :

« Si l’on demande aux Gnostiques pourquoi le Plérôme, dont ils disent que la Création est l’image, est composé d’une Ogdoade, d’une Décade et d’une Dodécade, ils ne pourront rien nous répondre ; ils seront donc obligés d’avouer que c’est sans raison que le Père a donné une pareille forme au Plérôme, et ils seront ainsi amenés à nier sa Providence s’ils reconnaissent qu’il a fait quelque chose sans raison. Ou bien ils diront que le Plérôme a été produit par la Providence du Père pour qu’il y eût de l’harmonie dans la Création. Dans ce cas, le Plérôme n’aura pas été produit pour lui-même, mais pour la Création qui devait en être l’image, et la Création sera plus honorée que le Plérôme si celui-ci n’a été produit que pour elle. »

Plotin ajoute :

« Si c’est avant le monde [qu’a été créé le Paradigme], dans quel but l’a-t-il été ? Était-ce pour que les âmes fussent sauvées [restassent dans le Paradigme au lieu de descendre ici-bas] ? Pourquoi donc n’ont-elles pas été sauvées [ne sont-elles pas restées dans le Paradigme] ? Dans cette hypothèse, [le Paradigme] a été créé inutilement. »

Tout ce raisonnement de Plotin est fort obscur, par suite de sa concision. Ficin, dont la traduction est ailleurs excellente, paraît ne pas avoir compris les allusions de Plotin, parce qu’il ne connaissait pas le système des Gnostiques, comme on le voit assez par son commentaire.

Voici le texte de Plotin :

Καὶ εἰ μὲν πρὸ τοῦ ϰόσμου, ἵνα τί ; ἵνα φυλάζωνται φυχαί ; πῶς οὕν οὐϰ ἐφυλάξαντο, ὥστε μὰτηρ ἐγένετο ;

Ficin traduit : « Et si ante mundum id jam curabat, cujusnam gratia id decernebat ? forsan ut animæ ipsæ custodirent ? Cur igitur non custodiverunt ? Unde frustra factus est mundus. »

Taylor s’écarte de Ficin dans la traduction du membre de phrase ἵνα φυλὰζωνται αἱ ψυχαὶ et il met : « Was it in order that souls might be saved ? »

Nous avons adopté ce sens. Seulement, nous nous éloignons de Ficin plus que Taylor en ce que nous sous-entendons partout παράδειγμα et non pas ϰόσμος parce que tout le raisonnement de Plotin roule, non sur la création du monde, mais sur la création du Paradigme. C’est le seul sens qui soit conforme à l’enchaînement des idées et au système même des Gnostiques. En effet, Plotin dit au § 10, p. 287 : « Les autres âmes sont descendues ensemble ici-bas [avec l’Âme ou Sophia] ainsi que les membres de la Sagesse [les germes pneumatiques], et sont entrées dans des corps. » Elles existaient donc dans le Paradigme avant d’entrer dans des corps. Leur descente dans ce monde étant une chute[103], Plotin demande pour quelle raison, si le Paradigme a été créé afin que les âmes demeurassent en lui et fussent sauvées par lui en en recevant la Gnose, elles sont cependant descendues ici-bas par ignorance au lieu de rester dans le Paradigme. Voilà pourquoi Plotin dit encore, § 16, p. 303 : « Les Gnostiques prétendent que la Providence divine ne s’occupe que d’eux-mêmes [en leur qualité de pneumatiques]. Est-ce pendant qu’ils vivaient là-haut [dans le Paradigme], ou seulement depuis qu’ils vivent ici-bas ? Dans le premier cas, pourquoi sont-ils descendus sur la terre ? Dans le second, pourquoi y restent-ils ? »

Saint Irénée adresse aux Valentiniens une objection semblable à celle de Plotin : « Puisque le Père suprême a été connu, quand il l’a voulu, non-seulement par les Éons, mais encore par les hommes de ces derniers temps, et que, s’il n’a pas été connu dans l’origine, c’est qu’il ne l’a pas voulu, la cause de l’ignorance est, selon vous, la volonté du Père suprême. S’il prévoyait ce qui devait arriver aux Éons, pourquoi n’a-t il pas prévenu leur ignorance, que, par une espèce de repentir, il guérit ensuite par la production du Christ ? » (S. Irénée, II, 17.)

Passons maintenant à une autre phrase du texte de Plotin :

« Si c’est après le monde [qu’a été créé le Paradigme], si son auteur l’a tiré du monde en dépouillant la Forme de la Matière, l’expérience que les âmes avaient acquise dans leurs épreuves antérieures suffisait pour leur apprendre à faire leur salut [à ne pas descendre ici-bas]. »

Dans ce passage, la Forme du monde est l’Éon, dans lequel Plotin personnifie, comme nous l’avons déjà dit plus haut (p. 524), l’Église spirituelle, c’est-à-dire l’ensemble des pneumatiques qui, à la fin des temps, sortiront du Monde visible, et qui, s’étant dépouillés de leurs corps (condamnés à périr avec toute la matière), et de leurs âmes (destinées à jouir du repos dans la Région moyenne), étant devenus des esprits intellectuels, rentreront dans le Plérôme[104].

Héracléon disait à ce sujet : « Jésus est venu dans le monde pour chercher et sauver ce qui appartenait au Père et qui était perdu dans la matière profonde de l’erreur (ἐν τῇ βαθείᾳ ὕλῃ τῆς πλὰνης), afin que le Père soit connu et adoré par les siens... C’est le Moissonneur qui récolte les épis mûrs et les met dans la grange[105], c’est-à-dire qui introduit dans le repos par la foi les esprits qui, en vertu de leur disposition et de leur nature[106], peuvent être sauvés et recevoir la raison parfaite[107] ; » (Origène, t. XII, p. 187 ; t. XV, p. 227.)

En interprétant d’après ces idées le passage de Plotin que nous traduisons, il paraît signifier que « l’auteur du Paradigme [Bythos] a tiré du monde le Paradigme [l’Église spirituelle personnifiée en Jésus] en dépouillant la Forme de la Matière [par la rédemption pneumatique, c’est-à-dire par la connaissance de la grandeur ineffable de Bythos, connaissance que Jésus est venu apporter en ce monde aux pneumatiques, et qui, dès cette vie, les élève au Plérôme[108]]. »

Quant à cette objection de Plotin : « L’expérience que les âmes avaient acquise dans leurs épreuves antérieures suffisait [sans la rédemption pneumatique] pour leur apprendre à faire leur salut [à ne pas descendre ici-bas], » elle fait allusion à la doctrine de la métempsycose qu’admettaient les Gnostiques[109], et elle doit être rapprochée d’une phrase qu’on retrouve dans le § 4, p. 267 : « Si l’Âme attend les âmes individuelles [c’est-à-dire si, pour détruire le monde et passer dans le Plérôme, Achamoth attend que toutes les âmes individuelles soient arrivées à la perfection], celles-ci auraient dû ne pas revenir dans la génération, puisque, dans la génération antérieure, elles ont déjà fait l’épreuve des maux d’ici-bas, et que, par conséquent, elles auraient depuis longtemps dû cesser de descendre sur la terre. »

Forme du monde. — « Si les Gnostiques, dit Plotin à la fin du passage que nous commentons, prétendent avoir reçu dans leurs âmes la Forme du monde, que signifie ce nouveau langage ? »

On a vu plus haut que les élus ont reçu dans leurs âmes des germes pneumatiques, émanés du Plérôme (c’est-à-dire des anges qui étaient les satellites de Jésus et auxquels Achamoth s’est unie), et marqués du sceau de l’Église supérieure[110]. C’est en ce sens que les Gnostiques prétendaient avoir reçu dans leurs âmes la Forme du monde ou le Verbe, c’est-à-dire une émanation du Plérôme.

Plotin est ici complètement d’accord avec saint Irénée, qui dit à ce sujet (II, 19) :

« Ils prétendent qu’ils sont spirituels parce qu’une particule du Père de toutes choses a été déposée dans leurs âmes. Ce germe leur donne la science et la perfection. »

Il est regrettable que Plotin, en développant aussi peu les objections qu’il adresse aux Gnostiques au sujet de leur doctrine sur l’incarnation du Verbe, n’ait pas mieux indiqué la différence qu’il établissait sans doute à cet égard entre eux et les catholiques. Heureusement, pour suppléer au silence que notre auteur a gardé sur ce point, nous avons un fragment précieux qui nous a été conservé par Eusèbe. C’est un morceau de cet Amélius même, qui, à l’instigation de Plotin, écrivit quarante livres contre les Gnostiques pour démontrer contre eux que les Révélations de Zostrien étaient un livre apocryphe (p. 492). Voici comment il s’exprimait au sujet de la doctrine chrétienne du Verbe, en l’interprétant dans le sens de la philosophie néoplatonicienne :

« Ce principe était le Verbe, selon lequel toutes choses ont été faites de toute éternité, comme le pensait Héraclite ; et c’était en ce sens que le Barbare [saint Jean] a pu dire que le Verbe occupe auprès de Dieu le rang et la dignité d’un principe et qu’il est Dieu même, ajoutant que c’est par lui que tout se fait et que c’est en lui que subsiste et que vit toute créature[111] ; qu’il tombe dans les corps et qu’y revêtant une chair il prend la forme humaine, de manière pourtant à laisser entrevoir la majesté de sa nature ; puis, après s’être délivré de cette enveloppe corporelle, il reprend sa nature divine dans toute sa pureté et redevient Dieu, comme il était avant d’être descendu dans le corps, dans la chair et dans l’homme. » (Préparation évangélique, II, 19.)

Terre étrangère. — « Comment, dit Plotin dans le second des passages que nous commentons, cette Raison du monde que les Gnostiques appellent la Terre étrangère, et qui, comme ils le disent, a été produite par les Puissances supérieures, n’a-t-elle pas conduit ses auteurs à incliner ? »

L’expression de Terre étrangère peut recevoir plusieurs sens qu’il est nécessaire de définir exactement pour l’intelligence des objections que Plotin adresse aux Gnostiques dans divers passages du livre ix.

D’abord la Terre étrangère est, comme la Terre nouvelle, l’Église spirituelle des Gnostiques personnifiée en son chef, Jésus, ou la Raison du monde, ainsi qu’on l’a vu plus haut (p. 524).

Dans ce cas, l’expression de Terre étrangère signifie que les pneumatiques, qui sont encore ici-bas, appartiennent cependant au Plérôme par leur essence, et, par conséquent, sont étrangers au monde (ξένοι τοῦ ϰόσμου), c’est-à-dire supérieurs au monde par leur nature (ὑπερϰόσμιοι φύσει)[112]. Ils sont dans le monde (ἐν ϰόσμῳ), mais ils ne sont pas du monde (ἀπὸ ϰόσμῳ)[113]. Voilà pourquoi la vie terrestre est pour eux un exil (παροίϰησις)[114].

Ensuite, l’expression Terre étrangère, prise dans un sens plus étendu et appliquée au Plérôme en général, signifie que le Plérôme (considéré comme la région lumineuse de Bythos et des Éons) est séparé de la création par Horos (qui personnifie ici la limite[115] des deux mondes visible et invisible), que la Création est hors du Plérôme comme une tache dans un manteau[116] ou comme un centre dans un cercle. Voilà pourquoi Plotin dit :

« Si on laisse la matière isolée [du monde intelligible], il s’en suivra que les principes divins, au lieu d’être partout, seront en quelque sorte murés dans un lieu déterminé (§ 3, p. 265)... Comment ce monde sensible, avec les dieux qu’il contient, pourrait-il être séparé du monde intelligible ? » (§ 16, p. 301.)

Enfin, l’expression de Terre étrangère signifie encore que, Dieu étant un esprit, et l’esprit ne connaissant que les choses spirituelles (comme l’âme ne connaît que les choses psychiques)[117], Dieu ne connaît que les natures spirituelles et n’est connu que par elles. Il en résulte que la Création est hors du Plérôme, non-seulement en ce sens qu’elle occupe une région séparée, comme on l’a vu plus haut, mais encore en ce sens qu’elle est hors de la Connaissance de Dieu, parce qu’elle n’est pas connue de Dieu et qu’elle ne le connaît pas[118]. Voilà pourquoi Plotin dit :

« Les Gnostiques admettent que Dieu s’occupe des hommes. Comment donc peut-il [comme ils le prétendent] négliger le monde qui le contient ? etc. » (§ 9, p. 284.)

« Comment peut-il être pieux de prétendre que la Providence divine ne s’étend pas aux choses sensibles ou du moins ne s’occupe pas de quelques-unes d’entre elles ? Les Gnostiques prétendent que la Providence divine ne s’occupe que d’eux-mêmes [en leur qualité de pneumatiques], etc. » (§ 16, p. 302.)

5. Sophia supérieure.

Plotin ne dit rien qui s’applique spécialement à Sophia supérieure si ce n’est dans le § 10, p. 287, où il l’appelle l’Âme, quoique ce soit réellement Achamoth ou Sophia inférieure qui, dans le système de Valentin, remplisse les fonctions de l’Âme universelle.

On peut résumer ainsi le rôle que Plotin attribue à Sophia supérieure :

L’Âme [Sophia supérieure] a incliné vers les choses d’ici-bas sans cependant y descendre. Elle a illuminé les ténèbres [en s’étendant au point de s’exposer à être anéantie] et de cette illumination est née dans la matière une image [Achamoth, image de Sophia supérieure].

Tout ce que Plotin ajoute sur l’Âme se rapporte exclusivement à Achamoth, qu’il confond presque partout avec Sophia supérieure. Il dit même, ce qui est vrai, que certains Gnostiques ne faisaient qu’une seule hypostase de Sophia supérieure et d’Achamoth.

6. Sophia inférieure ou Achamoth.

Il y a beaucoup de confusion dans ce que Plotin dit sur Sophia inférieure ou Achamoth, qu’il appelle une certaine Sagesse et qu’il compare à la Puissance végétative et génératrice de l’Âme (§ 10-12, p. 287-292). Pour être exact, il aurait dû comparer Achamoth à la Puissance principale de l’Âme, et le Démiurge à la Puissance végétative et génératrice. Il faut donc rapporter à Achamoth tout ce que Plotin dit de l’Âme créatrice, de l’Intelligence discursive, et que nous n’avons pas plus haut attribué à Sophia supérieure.

Voici comment il faut interpréter l’exposition de Plotin pour la rendre conforme à ce que saint Irénée dit de la doctrine de Valentin :

La Sagesse [Achamoth] est l’Image, la Conception de l’Âme, [l’Enthymesis de Sophia][119]. Elle a failli [par ignorance][120] ; elle est descendue ici-bas [dans les ténèbres du Cénôme], et s’est repentie[121]. Elle a créé [les germes pneumatiques] par audace[122] [en contemplant les anges qui escortaient Jésus], par imagination [en concevant les germes pneumatiques à l’image des anges][123].

En illuminant la matière, la Sagesse [Achamoth] a produit des images psychiques [le Démiurge et les âmes qui doivent leur matière à la conversion d’Achamoth, et leur forme, à sa puissance créatrice][124].

Elle n’a pas fait le monde en même temps qu’elle a illuminé les ténèbres, mais elle a attendu la génération des images psychiques [parce que c’était le Roi des psychiques, le Démiurge, qui devait lui servir d’instrument pour former les autres êtres][125].

Elle a créé le monde en vertu d’une conception, elle a illuminé les ténèbres après avoir conçu la Raison du monde [après avoir reçu de Jésus la forme de la science, c’est-à-dire la connaissance du Plérôme à l’image duquel elle a fait le monde][126]. Il en résulte qu’elle a fait toutes choses en l’honneur des Éons[127] (et non pour être honorée, comme Plotin le dit par erreur, p. 267, 289).

Pour détruire le monde, elle attend les âmes individuelles [elle attend que les esprits soient arrivés à la perfection][128].

7. Démiurge.

Le Démiurge[129], selon Plotin, est l’image d’une image [est le fils d’Achamoth, qui est elle-même l’Enthymesis de Sophia][130] ; il est composé de matière et d’une image [d’une essence psychique et d’une forme qu’il a reçues d’Achamoth][131] ; il est une Âme composée d’éléments [en ce sens qu’il contient les principes des êtres dont il est le formateur, et non en ce sens qu’il est constitué par la réunion du chaud, du froid, du sec et de l’humide, comme le suppose Plotin][132].

Tout ce que Plotin ajoute sur le Démiurge, dans le § 12, est fort bien expliqué dans un morceau où saint Irénée (I, 17) expose la doctrine de Marcus à ce sujet :

« Je veux vous expliquer comment, selon les disciples de Marcus, le Démiurge a servi, à son insu, d’instrument à sa mère Achamoth pour créer le monde à l’image des Éons invisibles. D’abord les quatre éléments, le feu, l’eau, la terre et l’air, ont été produits à l’image de la Tétrade supérieure : en additionnant avec eux leurs actes, c’est-à-dire le chaud, le froid, le sec et l’humide, on a l’image exacte de l’Ogdoade. Ensuite, on compte dix puissances, d’abord sept corps sphériques appelés Cieux, puis la sphère qui entoure les précédentes et qui constitue le huitième Ciel, enfin le Soleil et la Lune. Ces dix sphères sont l’image de la Décade invisible, qui est née de Logos et de Zoé. Quant à la Dodécade, elle est figurée par le Zodiaque, dont les douze signes représentent la Dodécade née d’Anthropos et d’Ecclesia. Et, comme à la rotation rapide de l’univers est opposée la planète la plus élevée, Saturne, qui, en vertu de sa masse pesante, compense la vitesse des autres astres par la lenteur de sa propre révolution, au point de mettre trente ans à revenir au même point du zodiaque, Saturne est l’image d’Horos qui [en sa qualité de limite] contient le trentième Éon [Sophia]. La lune, qui opère sa révolution en trente jours, exprime ainsi numériquement les trente Éons. Le Soleil manifeste évidemment la Dodécade par les douze mois qu’il emploie à accomplir sa révolution annuelle. La durée de la journée composée de douze heures est encore un symbole de la Dodécade invisible. La douzième portion du jour, l’heure, est divisée elle-même en trente parties[133] parce qu’elle est l’image des trente Éons. Le zodiaque comprend trois cent soixante degrés parce que chaque signe contient trente degrés : il offre ainsi l’image du rapport qu’a la Dodécade avec la Triacontade qui la contient. Enfin, la Terre elle-même, divisée en douze climats, recevant dans chaque climat une vertu particulière des Cieux au-dessous desquels elle est placée, et engendrant des productions conformes à la vertu qu’elle reçoit de l’influence céleste, est un symbole manifeste de la Dodécade.

En outre, le Démiurge se proposa d’imiter l’éternité et l’infinité de l’Ogdoade supérieure. Mais il ne pouvait exprimer sa permanence et sa perpétuité, parce qu’il est lui-même le fruit de la chute (ϰαρπὸς ὑστερήματος)[134]. Alors il essaya d’égaler l’éternité de l’Ogdoade en entassant les années sur les années, pensant imiter son infinité par la multitude des siècles. Mais, la vérité lui ayant échappé, son œuvre fut entachée de mensonge : aussi, quand les temps seront accomplis, la création du Démiurge périra. » (S. Irénée, I, 17.)

8. Anges préposés au cours des astres.

Plotin se plaint dans plusieurs passages que les Gnostiques se regardent comme supérieurs aux dieux, c’est-à-dire aux anges préposés au cours des astres.

Cette assertion est facile à comprendre. Les Gnostiques, en leur qualité de pneumatiques, se plaçaient à un rang plus élevé que le Démiurge et que les anges, qu’ils regardaient comme des êtres psychiques. Les Carpocratiens allaient jusqu’à dire : « L’âme qui professe pour les Anges, créateurs du monde, le même mépris que professa pour eux Jésus-Christ, reçoit les mêmes pouvoirs et s’élève au même rang que lui. » (S. Irénée, I, 35.)

Ces idées paraissent empruntées à la Kabbale.

« Le Zohar, dit M. Franck, représente les anges comme des êtres bien inférieurs à l’homme, comme des forces dont l’impulsion est constamment la même : « Dieu anima d’un esprit particulier chaque partie du firmament... Les esprits saints, qui sont les messagers du Seigneur, ne descendent que d’un seul degré ; mais, dans les âmes des justes, il y a deux degrés qui se confondent en un seul : c’est pour cela que les âmes des justes montent plus haut et que leur rang est plus élevé. » (La Kabbale, p. 223.)

Ce qui complète la ressemblance entre le Gnosticisme et la Kabbale, c’est que, selon la seconde doctrine comme selon la première, les anges résident dans l’espace occupé par les planètes et les corps célestes aux mouvements desquels ils président. Enfin, le chef de cette milice invisible, l’ange Métatrone, a le gouvernement du monde visible, comme le Démiurge de Valentin.

9. Démons.

Pour compléter ce que Plotin dit sur les démons (§ 14, p. 296), il est nécessaire de connaître l’idée qu’il se fait lui-même de leur nature.

Voici comment il s’exprime à cet égard :

« Les démons peuvent éprouver des passions par la partie irraisonnable de leur âme. On a le droit de leur attribuer la mémoire et des sens, d’admettre qu’ils sont naturellement susceptibles d’être charmés et attirés [c’est-à-dire d’être soumis au pouvoir de la magie] et d’exaucer les vœux qu’on leur adresse, surtout si ce sont des démons qui se rapprochent de la condition humaine. » (Enn. IV, liv. iv, § 43.)

Quant aux Gnostiques, quelques-uns, comme Basilide et Valentin, professaient une opinion assez singulière au sujet des démons. Ils admettaient que les mauvais esprits s’introduisant dans l’âme pour lui communiquer de mauvais désirs, en constituaient des appendices (προσαρτήματα), et composaient une âme adventice (προσφυής ψυχή). Aussi Clément d’Alexandrie disait que, dans ce système, l’homme, renfermant ainsi toute une armée d’esprits (τοσούτων πνεύματων διαφόρων στρατὸς), ressemblait au cheval de bois des poëtes, cachant dans ses flancs toute un légion d’ennemis[135].

Basilide et Valentin, qui ont tant emprunté aux idées orientales, s’inspiraient ici sans doute de la doctrine de Zoroastre sur les dews (démons), enfants d’Ahrimane et des ténèbres, aussi nombreux que les créatures d’Ormuzd : « Anéantissez les dews qui affaiblissent les hommes et qui produisent les maladies, qui enlèvent le cœur de l’homme comme le vent emporte les nuées. » (Zend-Avesta, t. II, p. 113.) Voy. aussi M. Franck, La Kabbale, p. 363.

10. Magie.

Dans le § 14, p. 295, Plotin combat l’emploi des opérations magiques, mais il en admet lui-même le pouvoir. Voici sa doctrine à ce sujet :

« La magie est fondée sur l’harmonie de l’univers : elle agit au moyen des forces qui sont liées les unes aux autres par la sympathie... Comme les enchantements (ἐπωδαὶ) agissent sur la partie irraisonnable de l’âme, on détruira leur puissance en les combattant et en leur résistant par d’autres enchantements (ἀτᾴδων ϰαὶ ἀντεϰᾴδων). On peut donc, par suite d’enchantements, éprouver des maladies, la mort même, et en général toutes les affections relatives au corps... Tout être qui a quelque relation avec un autre être peut être ensorcelé par lui (γοητεύεται). Il n’y a que l’être concentré en lui-même [par la contemplation du monde intelligible] qui ne puisse être ensorcelé. » (Enn. IV, liv. iv, § 26, 43).

Voy. aussi Porphyre, Vie de Plotin, § 10, p. 12).

11. Jugement des âmes après la mort.

Dans le § 6, p. 271, Plotin dit que les Gnostiques ont emprunté à Platon l’idée du jugement des âmes et des fleuves des enfers. C’est là une erreur évidente. La doctrine que Valentin, Marcus, etc., professaient sur ce point est complètement étrangère à celle de Platon et est analogue à celle du Zend-Avesta et de la Kabbale. De même que, selon les Gnostiques, l’âme, en passant du monde visible au Plérôme, est arrêtée dans la région planétaire par le Démiurge et par ses anges, qui la jugent[136] ; de même, selon les livres zends, quand l’âme, délivrée du corps, arrive près du pont Tchinevald, qui sépare notre monde du monde invisible, elle est jugée par deux anges, dont l’un est Mithra, aux proportions colossales, aux dix mille yeux, et dont la main est armée d’une massue. « Les rabbins, dit M. Franck, en conservant le même fond d’idées, ont su le rendre plus effrayant encore : « Lorsque l’homme, au moment de quitter le monde, vient à ouvrir les yeux, il aperçoit dans sa maison une lueur extraordinaire et devant lui l’ange du Seigneur, le corps tout parsemé d’yeux et tenant à la main une épée flamboyante ; à cette vue, le mourant est saisi d’un frisson qui pénètre à la fois son esprit et son corps. Son âme fuit successivement dans tous ses membres, comme un homme qui voudrait changer de place. Mais voyant qu’il est impossible d’échapper, il regarde en face celui qui est là devant lui et se met tout entier en sa puissance. Alors, si c’est un juste, la divine présence se montre à lui[137] et aussitôt l’âme s’envole loin du corps. » (M. Franck, La Kabbale, p. 366.)

12. Métempsycose.

Plotin affirme dans le § 6, p. 272, que les Gnostiques ont emprunté à Platon l’idée de la métensomatose[138]. Cet emprunt ne paraît pas probable, comme nous l’avons dit (p. 272, note)[139], il y a d’ailleurs une assez grande différence entre la doctrine de Platon et celle des Gnostiques sur la transmigration. En effet, tandis que Platon ne considère en général la métempsycose que comme un moyen d’expiation pour les fautes commises dans une vie antérieure[140], les Gnostiques enseignent que les existences successives, par lesquelles les âmes passent nécessairement, ont pour but de leur faire développer complètement les perfections dont elles portent le germe en elles[141]. Or cette idée est tout à fait conforme au système des Kabbalistes.

« Selon les Kabbalistes, dit M. Franck, les âmes, comme toutes les existences particulières de ce monde, rentrent dans la substance absolue dont elles sont sorties. Mais pour cela, il faut qu’elles aient développé toutes les perfections dont le germe indestructible est en elles ; il faut qu’elles aient acquis, par une multitude d’épreuves, la conscience d’elles-mêmes et de leur origine. Si elles n’ont pas rempli cette condition dans une première vie, elles en commencent une autre, et après celle-ci une troisième, en passant toujours dans une condition nouvelle, où il dépend entièrement d’elles d’acquérir les vertus qui leur ont manqué auparavant. Cet exil cesse quand nous le voulons ; rien non plus ne nous empêche de le faire durer toujours. « Toutes les âmes, dit le Zohar, sont soumises aux épreuves de la transmigration, et les hommes ne savent pas quelles sont à leur égard les voies du Très-Haut ; ils ne savent pas comment ils sont jugés dans tous les temps, et avant de venir dans ce monde, et lorsqu’ils l’ont quitté ; ils ignorent combien de transformations et d’épreuves mystérieuses ils sont obligés de traverser. » (La Kabbale, p. 244.)

13. Polémique des Gnostiques.

Dans le § 6, p. 273, Plotin se plaint vivement de la polémique des Gnostiques contre les Grecs. Clément d’Alexandrie nous a conservé un morceau assez propre à en donner une idée :

« Isidore, fils et disciple de Basilide, écrit textuellement dans le livre premier de ses Commentaires sur le prophète Parchor[142] ; « Les Attiques prétendent que certaines choses ont été révélées à Socrate par le démon qui l’accompagnait. Aristote [Platon ?] dit aussi que tous les hommes ont des démons qui les accompagnent pendant tout le temps qu’ils vivent dans un corps. Il a emprunté cette doctrine aux Prophètes et l’a transportée dans ses livres sans dire de qui il la tenait. Qu’on n’aille pas croire que ce qui appartient en propre aux Élus ait été déjà dit par quelques philosophes. Ceux-ci n’ont rien trouvé. Ils se sont approprié ce qu’ils ont emprunté aux Prophètes... Que ces hommes qui font profession d’être Philosophes apprennent ce que c’est qu’un chêne ailé (ὑπόπτερος δρῦς), et son manteau orné de diverses couleurs (τὸ ἐπ’ αὐτῇ πεποιϰιλμένον φᾶρος), et toutes les allégories employées par Phérécyde en parlant de Dieu, allégories qu’il a empruntées aux prophéties de Cham. » (Stromates, VI, p. 641.)

Il est difficile de ne pas reconnaître dans ce morceau un exemple des sarcasmes que Plotin reproche aux Gnostiques d’employer contre les Grecs.

14. Des emprunts faits à Platon par les Gnostiques.

Pour compléter les éclaircissements qui précèdent, il nous reste à examiner jusqu’à quel point est fondé le reproche que Plotin fait aux Gnostiques d’avoir emprunté à Platon les principes fondamentaux de leur doctrine.

Voici comment notre auteur s’exprime à cet égard (§ 6, p. 271-273) :

« Des dogmes qui composent la doctrine de ces hommes, les uns sont dérobés à Platon, les autres, qu’ils inventent afin d’avoir un système propre, sont des innovations contraires à la vérité. C’est à Platon qu’ils empruntent les jugements, les fleuves des enfers, les métensomatoses. S’ils reconnaissent plusieurs principes intelligibles, l’Être, l’Intelligence, le second Démiurge ou l’Âme universelle, ils ont pris cela du Timée..... En général, ils altèrent entièrement l’idée de la création, ainsi que beaucoup d’autres dogmes de Platon, et ils en donnent une interprétation tout à fait vicieuse. Ils s’imaginent qu’eux seuls ont bien conçu la nature intelligible, que Platon, et tant d’autres esprits divins n’y sont point parvenus, etc. »

La même thèse a été soutenue par Tertullien dans plusieurs de ses écrits :

« Ipsæ hæreses a Philosophia subornantur. Inde et Æones, et formæ nescio quæ, et trinitas hominis apud Valentinum : Platonicus fuerat. » (De Prœscript., 6.)

« Vult Plato esse quasdam substantias invisibiles, incorporales, supermundiales, divinas et æternas, quas appellat ideas, id est formas exemplares et causas naturalium istorum manifestorum et subjacentium corporalibus sensibus ; et illas quidem esse veritates, hæc autem imagines illarum. Relucentne jam hæretica semina Gnosticorum et Valentinlanorum ? Hinc enim arripiunt differentiam corporalium sensuum et intellectualium virium, quam etiam parabolæ decem virginum adtemperant : ut quinque stultæ sensus corporales figuraverint, stultos videlicet quia deceptui faciles ; sapientes autem intellectualium virium notam expresserint, sapientium scilicet quia contingentium veritatem illam arcanam, ut supernam et apud Pleroma constitutam ; inde hæreticarum idearum sacramenta : hoc enim sunt et Æones et genealogiæ illorum. » (De Anima, 17.)

Enfin, de nos jours, M. Matter dit dans son Histoire du Gnosticisme (t. I, p. 52) :

« Entre Platon et les Gnostiques, l’analogie n’est pas seulement dans les mots ou les définitions de la science, elle est dans les choses. En effet, les doctrines dominantes dans le Platonisme se retrouvent dans le Gnosticisme. Émanation des intelligences du sein de la divinité ; égarement et souffrances des esprits, aussi longtemps qu’ils sont éloignés de Dieu et emprisonnés dans la matière[143] ; vains et longs efforts pour parvenir à la connaissance de la vérité et pour rentrer dans leur primitive union avec l’Être suprême ; alliance d’une âme pure et divine avec une âme irraisonnable qui est le siége des mauvais désirs ; anges ou démons qui habitent ou gouvernent les planètes, n’ayant qu’une connaissance imparfaite des idées qui ont présidé à la création[144] ; régénération de tous les êtres par leur retour vers le monde intelligible et son chef, l’Être suprême, seule voie possible pour le rétablissement de cette primitive harmonie de la création dont la musique sphérique de Pythagore fut une image : voilà les analogies des deux systèmes.

Ce qu’il y a peut-être de plus frappant dans ce curieux parallélisme, c’est la ressemblance qu’offre l’état de l’âme dans ce monde, d’après le Phèdre, et la situation de la Sophia [Achamoth] détachée du Plérôme par suite de ses égarements, d’après la doctrine gnostique[145]. »

Qu’il y ait des analogies entre le Platonisme et le Gnosticisme, c’est un point incontestable. Mais il ne suffit pas de les constater pour résoudre la question soulevée par Plotin. Il faut encore examiner s’il est possible que les fondateurs du Gnosticisme aient puisé dans les écrits mêmes de Platon les principes de leur système. Or un examen attentif des faits conduit aux conclusions suivantes :

Les fondateurs du Gnosticisme, Simon le Magicien[146], Cérinthe[147], etc., n’ont évidemment pas emprunté leurs principes à Platon, mais ils ont pu s’inspirer soit des Kabbalistes, soit de Philon ;

Leurs successeurs, Basilide, Valentin, etc., n’étudièrent probablement le Platonisme que dans les écrits de Philon, lesquels sont pleins d’idées complètement étrangères à la philosophie grecque[148] ;

Bien loin de voir dans Pythagore et dans Platon les auteurs de leurs doctrines, beaucoup de Gnostiques les regardaient au contraire comme des plagiaires[149] : ceci résulte formellement du passage d’Isidore que nous avons cité plus haut et des plaintes mêmes de Plotin[150] ;

Si quelques Gnostiques lurent le Timée même de Platon[151], ce fut sans doute moins pour faire des emprunts à cet ouvrage que pour l’interpréter dans le sens de leurs propres idées. C’est ainsi qu’Héracléon, composa un Commentaire sur l’Évangile de saint Jean pour tâcher de démontrer aux catholiques que la doctrine gnostique y était enseignée mystérieusement[152] ;

L’accusation de plagiat, que Plotln formule contre ses adversaires, paraît prouver seulement qu’il reconnaissait de nombreuses analogies entre sa propre doctrine et la leur et qu’il ne trouvait pas d’autre moyen de s’expliquer à lui-même ces analogies[153].

§ V. CONCLUSION.

Après avoir examiné successivement les principes du système de Plotin et ceux de la doctrine des Gnostiques, en nous bornant aux questions traitées dans le livre ix, il nous reste à indiquer, dans une énumération rapide, les résultats auxquels nous a conduits cette étude.

1° Il y a des analogies incontestables entre le Gnosticisme et le Néoplatonisme : la prétention de posséder une antique et mystérieuse tradition, l’habitude des interprétations allégoriques[154], le Premier principe conçu comme la cause immanente de laquelle tout part et à laquelle tout retourne, la génération des êtres expliquée par une série d’émanations successives dans lesquelles l’essence intelligible s’affaiblit graduellement à mesure qu’elle s’éloigne de sa source et qu’elle se divise à l’infini, la matière considérée comme le degré infime de la puissance divine et l’origine du mal, la théorie de la métempsycose et du retour des âmes au monde intelligible.

2o Pour expliquer ces analogies entre les deux doctrines, il n’est nullement nécessaire d’admettre que Platon, Aristote, etc., aient fait des emprunts à l’Écriture sainte, comme le prétendaient les Gnostiques, ni que Valentin, Basilide, etc. soient des plagiaires de Platon, comme l’avance Plotin. Il suffit de reconnaître que les Gnostiques et les Néoplatoniciens ont puisé à des sources semblables, que Basilide, Valentin, etc., se sont inspirés des idées métaphysiques de la Kabbale ou de Philon, et que Plotin a connu la doctrine de Philon par Ammonius Saccas et par Numénius.

3o Par suite de l’analogie qui existe entre la doctrine de Platon et le Christianisme[155], Plotin, en défendant les principes de son maître contre les attaques ou les interprétations arbitraires des Gnostiques, se trouve être, sur la plupart des points, parfaitement d’accord avec les Pères de l’Église dans les reproches qu’il adresse à ses adversaires, comme on peut juger par les rapprochements que nous avons indiqués précédemment et qui montrent de quelle valeur est ce livre pour l’histoire des idées philosophiques et religieuses à l’époque de l’empire romain.

§ VI. TRAVAUX QUI ONT ÉTÉ FAITS SUR CE LIVRE.

Ce livre, qui n’avait été jusqu’ici l’objet d’aucun commentaire spécial, a été analysé par M. Matter, Histoire du Gnosticisme (t. III, p. 167-176)[156], et par M. Vacherot, Histoire de l’École d’Alexandrie (t. I, p. 485-495).

M. Franck, dans l’ouvrage que nous avons souvent cité, a traité la question des origines de la doctrine de Philon, du Gnosticisme, du Néoplatonisme, et a montré leurs rapports avec la Philosophie religieuse des Hébreux (La Kabbale, p. 269-353).

M. J. Denis, dans son Histoire des Théories et des Idées morales dans l’antiquité (t. II, p. 283-419), a comparé entre elles les idées religieuses et morales de Philon, des Gnostiques et des Néoplatoniciens et a essayé d’en déterminer la valeur.

FIN DES NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

  1. Ce titre est analogue à celui de l’ouvrage de saint Irénée : Λόγοι πέντε ἐλέγϰου ϰαὶ ἀνατροπῆς τῆς πσευδωνύμου Γνώσεως ἢ ϰατὰ Αἰρέσεων. Voy. encore p. 286, note 2.
  2. Selon les Gnostiques, dit saint Irénée (II, 3), le monde est le fruit du péché et la production de l’ignorance. »
  3. Voy. p. 302, note 1.
  4. M. Matter cite cette phrase dans son Histoire du Gnosticisme (t. III, p. 169), et croit que par l’ancienne philosophie Porphyre entend les doctrines de l’Orient. Nous ne saurions adopter cette interprétation. Le passage de Porphyre que nous traduisons ici n’est que l’abrégé du § 6 du livre ix de l’Ennéade II, où Plotin dit, en parlant des Gnostiques (p. 271) : « C’est faute d’avoir compris l’ancienne philosophie des Grecs qu’ils imaginent de pareilles fictions... » En outre, dans l’Ennéade V (liv. i, § 8), Plotin affirme qu’il se borne à expliquer les opinions des anciens, de Phérécide, Pythagore, Parménide, etc. Enfin Porphyre, dans la Vie de Pythagore, dit que la doctrine de ce philosophe fut la première philosophie, πρωτίστη φιλοσοφία.
  5. « Ils s’imaginent qu’eux seuls ont bien conçu la nature intelligible, que Platon et tant d’autres esprits divins n’y sont pas parvenus. » (Enn. II, liv. ix, § 6, p. 272.)
  6. Voy. p. 298, note 1.
  7. Ils s’inspiraient aussi de la Kabbale, comme nous l’expliquons plus loin.
  8. « Les disciples de Marcus ont une infinité d’écrits apocryphes qu’ils ont composés eux-mêmes pour se faire admirer des hommes qui manquent de jugement et qui ne savent pas reconnaître si un ouvrage est authentique ou non. » (S. Irénée, I, 20.)
  9. Saint Irénée dit aussi (I, 13) : « Les disciples de Marcus disent qu’ils l’emportent en science sur tous les mortels, qu’eux seuls ont pénétré la profondeur de la Science de la Puissance ineffable. » Voy. aussi Enn. II, liv. ix, § 8, p. 271-274.
  10. Voy. Enn. V, liv. i, § 8.
  11. Voy. M. Hébert-Duperron, Essai sur la Polémique et la Philosophie de Clément d’Alexandrie, 3e partie, chap. iii, iv.
  12. Voy. p. 274, note 1.
  13. Voy. un fragment d’Amélius, disciple de Plotin, sur l’Évangile de saint Jean, p. 530.
  14. Voy. p. 262, note 4 ; p. 303, note 1 ; p. 434, note 4, etc. S. Augustin dit encore ailleurs de Plotin : « Osque illud Platonis, quod in philosophia purgatissimum est et lucidissimum, dimotis nubibus erroris emicuit maxime in Plotino, qui Platonicus philosophus ita ejus similis judicatus est, ut simul eos vixisse, tantum autem interesse temporis ut in hoc ille revixisse putandus sit. » (Contra Academicos, III, 18.)
  15. Ce qui prouve que les termes employés par les Gnostiques l’étaient aussi par les catholiques, comme l’affirme saint Jérôme, c’est qu’on retrouve dans les hymnes de Synésius les expressions dont Valentin se servait en parlant des Éons, telles que Βυθὸς πατρῶος, Προπάτωρ, etc.
  16. Sur ce point, Voy. aussi M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 493, 496.
  17. Voy. plus haut, p. 320-322.
  18. Voy. plus haut, Facultés de l’âme humaine, p. 324-366.
  19. Voy. plus haut la Note sur le livre viii de l’Ennéade I, p. 429-430.
  20. Voy. plus haut, p. 321, note 2.
  21. La vérité de cette assertion est suffisamment démontrée par les rapprochements que nous avons indiqués dans les notes de ce volume.
  22. Voy. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p, 349-373. Voy. aussi M. Franck, qui s’exprime en ces termes dans son ouvrage de La Kabbale (p. 387) : « Dans la capitale des Ptolémées, les traditions hébraïques franchirent pour la première fois le seuil du sanctuaire et se répandirent dans le monde, mêlées à beaucoup d’idées nouvelles, mais sans rien perdre de leur propre substance. Les dépositaires de ces vieilles traditions, en voulant reprendre un bien qu’ils supposaient leur appartenir, accueillirent avec ardeur les plus nobles résultats de la philosophie grecque les confondant de plus en plus avec leurs propres croyances. D’un autre côté, les prétendus héritiers de la civilisation grecque, s’accoutumant peu à peu à ce mélange, ne songèrent plus qu’à lui donner l’organisation d’un système où le raisonnement et l’intuition, la philosophie et la théologie devaient être également représentés. C’est ainsi que se forma l’école d’Alexandrie, ce résumé brillant et profond de toutes les idées philosophiques et religieuses de l’antiquité. Ainsi s’explique la ressemblance, j’oserais presque dire l’identité que l’on trouve sur tous les points essentiels entre le Néoplatonisme et la Kabbale. »
  23. « Voy. M. H. Martin, Études sur le Timée, t. II, p 193.
  24. Voy. Enn. IV, liv. viii, § 1 : « Le divin Platon n’est point partout d’accord avec lui- même, en sorte qu’il n’est point facile de comprendre sa pensée.
  25. Cette idée d’une sagesse antique se trouve indiquée dans les dialogues de Platon : « Les anciens qui valaient mieux que nous, et qui étaient plus prés des dieux, nous ont transmis cette tradition, que toutes les choses auxquelles on attribue une existence éternelle sont composées d’un et de plusieurs, et réunissent en elles, par leur nature, le fini et l’infini... Faut-il dire, comme ceux qui nous ont précédé, qu’une intelligence, une sagesse admirable a formé le monde et le gouverne ? » (Philèbe, t. II, p. 304, 341 de la trad. de M. Cousin.) On trouve une pensée semblable dans Aristote : « Une tradition venue de l’antiquité la plus reculée, et transmise à la postérité sous le voile de la fable, nous apprend que les astres sont des dieux, et que la divinité embrasse toute la nature ; tout le reste n’est qu’un récit fabuleux imaginé pour persuader le vulgaire et pour servir les lois et les intérêts communs. Ainsi on donne aux dieux la forme humaine, on les représente sous la figure de certains animaux ; et mille inventions du même genre qui se rattachent à ces fables. Si l’on sépare du récit le principe lui-même, et qu’on ne considère que cette idée que toutes les essences premières sont des dieux, alors on verra que c’est là une tradition vraiment divine. Une explication qui n’est pas sans vraisemblance, c’est que les arts et la philosophie furent découverts plusieurs fois et plusieurs fois perdus, comme cela est très-possible, et que ces croyances sont, pour ainsi dire, des débris de la sagesse antique conservés jusqu’à notre temps. Telles sont les réserves sous lesquelles nous acceptons les opinions de nos pères et la tradition des premiers âges. » (Métaphysique, XII, 8 ; t. II, p. 232 de la trad. de MM. Pierron et Zévort.)
  26. Voy. Enn. V, liv. i, § 9.
  27. « Plotin énonce ces idées dans plusieurs passages des Ennéades : « Pythagore et ses disciples s’exprimaient en termes couverts (Enn. IV, liv. viii, § 1)... Les anciens sages exprimaient cette idée dans les mystères par une allégorie obscure (Enn. III, liv. vi, § 19). » Sur les mythes, Voy. Enn. III, liv. iii, § 5, et livre v, § 9.
  28. Voy. Épiphane, Hœreses, XXXI, 6, etc. ; et M. Matter, t. II, p. 65.
  29. Les Égyptiens donnaient à Dieu le nom d’Amoun, Caché. Voy. Plutarque, De Iside et Osiride, 9.
  30. Les œuvres de saint Irénée ont été traduites dans la collection de M. de Genoude (Les Pères de l’Église, t. III) ; mais cette traduction est si imparfaite et si inexacte que nous avons dû la refaire pour tous les passages de cet auteur que nous donnons dans ce volume.
  31. Les Perses regardaient aussi l’éternité comme l’attribut essentiel de la nature divine : ils donnaient à l’Être suprême le nom de Zerwane-Akérène, qui signifie l’Éternel.
  32. Voy. M. Matter, t. II, p. 50.
  33. On a vu précédemment que l’éternité était regardée par les Gnostiques comme l’attribut caractéristique de l’Être suprême. Ils donnaient aux hypostases ou manifestations divines le nom d’Éons (éternités), pour indiquer qu’elles sont de la même nature que Dieu. Voy. M. Matter, t. II, p. 50.
  34. « Dieu, disait Ptolémée, disciple de Valentin, a produit toutes choses en Noûs à l’état de germe. » (Saint Irénée, I, 8.)
  35. « Le nom de Boutoua que Valentin donnait à l’Intelligence signifie le Vide. Les Kabbalistes croyaient que le Créateur commença ses œuvres par s’entourer d’un espace vide. » (M. Matter, t. II, p. 65.) S. Irénée (II, 3, 4) dit que les Gnostiques reconnaissaient l’existence du Vide sans en expliquer l’origine : « Ils professent une doctrine insoutenable au sujet de Bythos et du Plérôme. Ils disent qu’il y a quelque chose qui s’étend hors du Plérôme, et ils lui donnent le nom de Cénôme et d’Ombre... D’où vient ce Cénôme ? A-t-il été produit par Celui qu’ils appellent le Père de toutes choses ? » Plotin (§ 11, p. 292) adresse aux Gnostiques la même question : « Les Ténèbres existaient déjà, disent les Gnostiques, quand l’Âme les a vues et illuminées. D’où viennent donc les Ténèbres ? On voit par le double témoignage de S. Irénée et de Plotin que la théorie du Cénôme, de l’Ombre ou des Ténèbres, trois termes synonymes pour les Gnostiques, était un des points les plus obscurs de leur système. Ils paraissent avoir emprunté l’idée du Cénôme aux Kabbalistes, dont M. Franck expose ainsi la doctrine : « La première des manifestations divines, des Séphiroth, est la Couronne... Elle n’est pas cette totalité confuse, sans forme et sans nom, ce mystérieux inconnu [le Bythos des Gnostiques], qui a précédé toutes choses, même les attributs. Elle représente l’Infini distingué du fini ; son nom dans l’Écriture signifie je suis, parce qu’elle est l’Être en lui-même, l’Être considéré d’un point de vue où l’analyse ne pénètre pas, où nulle qualification n’est admise, mais où elles sont toutes réunies en un point indivisible [comme le Noûs des Gnostiques contient toutes choses à l’état de germe]. C’est pour ce motif qu’on l’appelle aussi le point primitif : « Quand l’inconnu des inconnus voulut se manifester, il commença par produire un point ; tant que ce point lumineux n’était pas sorti de son sein, l’Infini était encore complètement ignoré et ne répandait aucune lumière. » C’est ce que les Kabbalistes modernes ont expliqué par une concentration absolue de Dieu en sa propre substance. C’est cette concentration qui a donné naissance à l’espace, à l’air primitif, qui n’est pas un vide réel, mais un certain degré de lumière inférieure à la création. » (La Kabbale, p. 185.) Ce que les Kabbalistes appellent l’air primitif est évidemment la même chose que le Cénôme et les Ténèbres des Gnostiques. Ce qui prouve que ceux-ci regardaient le Cénôme comme créé avec le Plérôme, c’est la doctrine que S. Irénée (I, 11) attribue à Secundus : « Il divise la première Ogdoade des Éons en deux Tétrades, la Tétrade de droite et la Tétrade de gauche, qu’il nomme la Lumière et les Ténèbres.
  36. « Noûs a produit Logos, disait Ptolémée, et en Logos, toute l’essence des Éons, essence à laquelle Logos a ensuite donné la forme... Logos est l’auteur de la naissance et de la forme de tous les Éons qui sont nés après lui. » (S. Irénée, I, 8.)
  37. προϐάλεσθαι, produire, est l’équivalent de l’expression γεννᾷν, engendrer, employée souvent par Plotin. Voy. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 431.
  38. C’est une allusion à ce verset de l’Évangile de S. Jean (I, 18) : « Deum nemo vidit unquam ; Unigenitus filius, qui est in sinu patris, ipse enarravit.
  39. Saint Irénée donne à cette Tétrade l’épithète de pythagoricienne, parce que les Pythagoriciens juraient par la tétrade. Voy. Plutarque, De Placitis philosophorum, I, 3.
  40. L’Ogdoade se ramène à une Tétrade composée de Bythos, Noûs, Logos, Anthropos, en considérant chacun d’eux comme mâle-femelle, ἀῤῥενόθηλυς.
  41. S. Épiphane ajoute : « Ennoia coexista toujours avec Bythos et pense toujours à produire ; mais Thelesis fut adventice en lui. »
  42. Voy. S. Irénée, I, 8.
  43. « Les Valentiniens disent que les choses qu’ils racontent sur le Plérôme n’ont pas été révélées clairement, parce que tous les hommes ne sont pas capables de comprendre la Gnose, mais que le Sauveur les a indiquées mystérieusement par des paraboles à ceux qui sont capables d’en saisir le sens... Voilà ce que tous disent du Plérôme qu’ils ont imaginé : ils détournent de leur sens naturel les plus beaux passages pour tâcher d’en rendre les idées conformes à leur misérable fiction. Non-seulement ils interprètent faussement et torturent les Évangiles et les Épîtres pour y trouver des arguments à l’appui de leur doctrine ; mais encore ils en font autant pour la Loi et les Prophètes. Comme il s’y trouve des allégories et des paraboles qui offrent plusieurs sens, ils profitent de leur ambiguïté pour les altérer et les plier adroitement à leur fiction ; ils s’efforcent d’enlacer dans leurs sophismes et d’égarer tous ceux qui n’ont pas une foi bien affermie en un seul Dieu tout-puissant et en un seul Christ son fils. » (S. Irénée, I, 3.) Les Gnostiques paraissent avoir emprunté cette méthode d’interprétation allégorique aux Kabbalistes et à Philon. Voy. M. Franck, p. 42, 163-167, 328.
  44. « Les Gnostiques appelaient les Éons les puissances, les dispositions, les formes, les plérômes, les noms de Dieu. Quelques-uns allaient jusqu’à leur appliquer les divers noms que les Hébreux donnaient à Dieu dans leur langue, Éheïeh, Jah, Jéhovah, Él, Élohim, Jédoud, Élohei-Tsabaoth, Schadaï, Adonaï, et dont les Kabbalistes se servaient pour désigner les dix Séphiroth, (S. Irénée, 1, 11, 14 ; 11, 35 ; M. Franck, p. 15, 110, 180.) Marcus a même emprunté aux Kabbalistes le langage symbolique des nombres et des lettres de l’alphabet pour expliquer la génération des Éons et de l’univers. (S. Irénée, I, 14 ; M. Franck, p. 145-167, 351.)
  45. Voy. M. Franck, La Kabbale, p. 180 et suiv. On trouve aussi l’idée de la syzygie dans Philon : « L’Auteur de cet univers doit être appelé le Père de son œuvre. Nous donnerons le nom de Mère à la Sagesse suprême. C’est à elle que Dieu s’est uni d’une manière mystérieuse pour opérer la génération des choses ; c’est elle qui, fécondée par le germe divin, a enfanté avec douleur, au terme prescrit, ce fils unique et bien-aimé que nous appelons le monde. » (De Temulentia.) L’expression employée ici par Philon est tout à fait identique à celle que nous avons vue plus haut employée par Valentin pour représenter la syzygie de Bythos et d’Ennoia.
  46. Voy. M. Franck, p. 188.
  47. Voy. M. Franck, p. 173, 179, 188, 230. Voy. aussi M. Natter, t. II, p. 86. Colorbasus disait qu’Anthropos était la manifestation de Bythos. Voy. plus haut, p. 504.
  48. Voy. M. Franck, p. 195-200. Plusieurs passages du Nouveau Testament paraissent dirigés contre la conception gnostique du Plérôme, notamment l’Épître de saint Paul Ad Colossenses, ii, 2-10. Saint Irénée (III, 11) affirme positivement que l’Évangile de saint Jean a été composé pour combattre les Gnostiques qui ont précédé Valentin : « Jean, disciple de Notre Seigneur, voulait par la prédication de l’Évangile détruire l’erreur répandue par Cérinthe et auparavant par les Nicolaïtes, une des sectes qui s’arrogent le nom de Gnostiques... Dans le but de les confondre et d’expliquer qu’il n’y a qu’un Dieu qui a tout dit par son Verbe, il commença son Évangile en ces termes : « In principe erat Verbum et Verbam erat apud Deum, et Deus erat Verbum. Hoc erat in principio apud Deum. Onmia par ipsum facta sunt, et sine ipso factum est nihil quod factum est. In ipso vita erat, et vita erat lux hominum ; et lux in tenebris lucet, et tenebræ eam non comprehenderunt (I, 1-5). » Tout a été fait par le Verbe, dit-il. Or tout comprend la création dans laquelle nous vivons. On ne saurait donc accorder aux Gnostiques que tout ne désigne que ce qui est dans leur Plérôme : car si leur Plérôme contient la création, la création n’est pas hors du Plérôme, ainsi que nous l’avons démontré dans le livre précédent (II, 2). Si la création est hors du Plérôme, ce dont nous avons fait voir l’impossibilité, le Plérôme des Gnostiques n’est plus tout. Donc la création n’est pas hors du Plérôme. »
  49. Voy. p. 264. note 1.
  50. Voy. p. 129, note 1.
  51. Voy. p. 302, note 1. Cette séparation est personnifiée par Horos, p. 509, note 1.
  52. Voy. S. Irénée, II, 4. Le manteau, c’est le Plérôme : cette image est empruntée aux Kabbalistes. Voy. p. 264, note 1.
  53. Achamoth est un mot hébreu qui signifie Sagesse.
  54. Voy. S. Irénée, II, 6.
  55. Voy. p. 525.
  56. Ces quatre mondes correspondent aux quatre mondes appelés par les Kabbalistes : Azilouth, monde de l’émanation (les Sephiroth) ; Olam Bériah, monde de la création (les esprits) ; Olam Jetzirah, monde de la formation (les anges résidant dans l’espace occupé par les planètes et les corps célestes) ; Olam Aziah, monde de la fabrication (les êtres terrestres et les mauvais esprits). Voy. M. Franck, La Kabbale, p. 119, 197, 224, 351 ; M. Matter, t. I, p. 148.
  57. S. Irénée dit encore (I, 3) : « La substance de Sophia s’étendait et s’écoulait dans l’infini. » Les Valentiniens la comparaient à cette femme qui avait depuis douze ans un flux de sang et qui fut guérie en touchant la frange de vêtement du Sauveur (S. Marc, V, 31).
  58. Ce nom que Valentin donne à Achamoth ou Sophia inférieure, fille de Sophia supérieure, signifie à la fois Conception et Créature animée ; le traducteur latin de saint Irénée le rend par Cogitatio, et Tertullien (Adversus Valentinianos) par Animatio.
  59. Les Valentiniens donnaient à ce mot deux sens : croix, comme l’explique S. Irénée (I, 3) ; et palissade pour servir de limite, comme l’indique plus bas l’emploi du verbe ἀποσταυρωθῆναι. « Selon les Valentiniens (dit S. Irénée, I, 3), Horos a deux pouvoirs, celui d’affermir et celui de diviser : en tant qu’il affermit et qu’il soutient, il s’appelle Stauros ; en tant qu’il divise et qu’il sépare, Horos... Ils lui appliquent en ce sens ces paroles de S. Jean : « Ventilabrum in manu ejus, et purgabit aream suam, et congregabit triticum in horreum suum, paleas autem comburet igni inextinguibili. » (S. Luc, III, 17.) Ils disent que le van dont parle S. Jean est la croix (σταυρὸς) qui consume toutes les choses matérielles, comme le feu consume la paille, et qui purifie ceux qui sont sauvés, comme le van purifie le froment. » Valentin reconnaissait même deux Horos, dont le premier servait de limite entre Bythos et les autres Éons, et le second, entre le Plérôme et le Monde. (S. Irénée, I, 11.)
  60. Cette histoire allégorique de Sophia a de l’analogie avec le mythe dans lequel Platon explique la chute de l’âme humaine (Phèdre, p. 245-250 ; t. VI, p. 48-52, de la trad. de M. Cousin). Les Éons qui désirent contempler l’Auteur de leur existence ressemblent aux Dieux qui s’avancent à la contemplation de l’Essence véritable. Sophia représente l’âme qui, brûlant du désir de contempler la région supérieure du ciel, mais ne pouvant y atteindre, s’en va frustrée de la vue de l’Être, et qui, perdant les plumes de ses ailes, vient demeurer dans un corps, où elle souffre toute sorte de maux, jusqu’à ce que s’étant purifiée elle retourne au monde intelligible.
  61. « Cette conception s’accorde à merveille, tout en le défigurant, avec le système kabbalistique où le Verbe, représenté comme un principe mâle, a, comme tous les autres principes du même ordre, sa moitié, son épouse, qui porte le nom d’Intelligence, et que les Gnostiques ont prise pour l’Esprit-Saint. » (M. Franck, La Kabbale, p. 343.)
  62. Les Valentiniens prétendaient que leur doctrine sur Jésus était indiquée dans plusieurs passages de saint Paul : « In ipso habitat omnis plenitudo divinitatis corporaliter [les Valentiniens retranchaient le mot corporaliter » (Ad Colossenses, ii, 9. Omnia ex ipso et in ipsum omnia (Ad Romanos, xi, 36). »
  63. Saint Irénée et Tertullien disent avec raison que dans le système des Gnostiques, Jésus est une espèce de Pandore. En effet, le mythe de la naissance de Jésus et des anges qui l’accompagnent ressemble au mythe de Pandore, dans le sens ou l’entendaient les Néoplatoniciens. Voici comment Plotin s’exprime à ce sujet : « Ce monde, qui a beaucoup de lumière, et qui est illuminé par des âmes, se trouve encore orné par les diverses beautés qu’il tient de différents êtres : il reçoit ses beautés soit des dieux intelligibles, soit des autres intelligences qui lui donnent les âmes. C’est probablement ce qu’indique d’une façon énigmatique le mythe suivant : « Prométhée ayant formé une femme, les autres dieux l’ornèrent... Chacun lui fit un don, et elle fut appelée Pandora parce qu’elle avait reçu des dons, ἐϰ τοῦ δώρου, et que tous les dieux lui avaient donné, ἐϰ πάντων τῶν δεδωϰότων... Évidemment ce mythe indique les dons que le monde a reçus. » (Enn. IV, liv. iii, § 14). Dans le mythe des Gnostiques, les dieux intelligibles sont les Éons ; les intelligences qui donnent les âmes sont les anges qui accompagnent Jésus, ou, comme saint Irénée le dit plus loin, les lumières qui l’entourent ; enfin, les beautés que le monde reçoit des dieux intelligibles sont les dons faits à Jésus par tous les Éons, c’est-à-dire les formes intelligibles émanées du Plérôme et transmises à la matière par l’intermédiaire de Jésus, d’Achamoth et du Démiurge.
  64. Voy. plus haut, p. 508, note 2.
  65. Voy. plus haut, p. 567, note 1.
  66. Cette histoire d’Achamoth paraît n’être qu’une interprétation allégorique du premier chapitre de la Genèse. Achamoth s’agitant dans les ténébres et dans le vide est vraisemblablement une idée empruntée à ce verset : « Terra erat inanis et vacua, et tenebrœ erant super faciem abyssi, et Spiritus Dei ferebatur super aquas. » Les Valentiniens, comme le dit plus bas saint Irénée, donnaient à Achamoth le nom de Pneuma ; ils la considéraient comme l’Âme du monde. Ils s’étaient peut-être inspirés aussi de Platon, selon lequel il y avait eu primitivement une Âme agitée d’un mouvement désordonné, comme nous l’ayons expliqué, p. 428-430. Quant aux Ombres et au Cénôme, Voy. plus haut, p. 500, note 5.
  67. Achamoth n’avait rien compris, c’est-à-dire ne connaissait pas le Plérôme. Cette ignorance fut l’origine de ses passions qui ne cessèrent que lorsque Jésus lui eut donné la forme de la science.
  68. Stauros est ici pour Horos. En effet, saint Irénée dit dans un autre passage (III, 20) : « Is qui ab illis affingitur sursum Christus, superextensus Horo, id est fini, formavit Matrem eorum. » Sur Stauros et Horos, Voy. p. 509, note 1.
  69. C’est un des noms de Dieu en hébreu. On le retrouve dans un des formulaires de baptême employés par les Gnostiques : Christos le Sauveur, qui délivre notre âme de ce monde et de tout ce qu’il renferme, au nom de Iao, et qui nous a rachetés au prix de son âme, est Jésus le Nazaréen. » Voy. M. Matter, t. II, p. 343.
  70. L’idée et l’expression de conversion sont platoniciennes. Voy. plus haut, p. 348.
  71. C’est une idée empruntée à un passage de saint Paul : « Qui est imago Dei invisibilis, primogenitus omnis creaturæ : quoniam in ipso condita sunt universa in cœlis et in terra, visibilia et invisibilia, sive Throni, sive Principatus sive Potestates ; omnia enim per ipsum et in ipso creata sunt. » (Ad Colossenses, i, 15, 16.) Les Gnostiques remplaçaient Principatus par Deitates et désignaient par ce nom le Démiurge, les anges et les archanges de l’Ogdoade inférieure.
  72. L’expression mystique de fruits désigne les formes intelligibles ou idées que Jésus avait reçues de tous les Éons et dont il communiqua la connaissance à Achamoth en lui donnant une vertu, c’est-à-dire la forme de la science. Théodoret dit à ce sujet : « Les Valentiniens donnent à Jésus le nom de Paraclet, parce qu’il vint [à Achamoth] plein des Éons (πλήρης τῶν Ἀλώνων), vu qu’il était émané de tout le Plérôme. »
  73. « Il lui donna, dit Clément d’Alexandrie, la connaissance des choses du Plérôme, depuis le Père incréé jusqu’à elle. »
  74. Jésus a créé le monde en puissance en formant la matière incorporelle qui, selon l’expression de Plotin, est la puissance de devenir toutes choses. Il a ensuite créé le monde en acte quand, par l’intermédiaire du Démiurge, il a changé la matière incorporelle en corps, et qu’il s’est servi de lui comme instrument pour former tous les êtres à l’image des Éons. Voilà pourquoi Héracléon disait : « Logos est le véritable créateur du monde (ὁ ϰατ’ ἀλήθειαν ϰτιστής)... C’est Logos qui a fait faire le monde au Démiurge. »
  75. De même, dans le système des Néoplatoniciens, l’Intelligence a engendré l’Âme, et l’Âme, la Matière.
  76. C’est là le sens de la phrase de S. Irénée. Clément d’Alexandrie dit à ce sujet : « Les anges masculins fournissent les germes qui sont envoyés par Achamoth dans la génération, autant que cela est possible. »
  77. Voy. p. 534.
  78. Le mythe gnostique de Jésus et d’Achamoth a de l’analogie avec le mythe platonicien de Poros et de Penia (Enn. III, liv. v, § 9). Jésus apportant à Achamoth la science du Plérôme et Poros s’unissant à Penia représentent tous deux la Forme descendant du monde intelligible dans la Matière.
  79. Voy. plus haut, p. 513, note 2.
  80. Théodoret dit à ce sujet : « Le Démiurge ne connaissait pas Achamoth à laquelle il servait d’instrument ; il croyait tout faire en vertu de sa propre puissance parce qu’il était actif. »
  81. Comme Achamoth, qui dirigeait le Démiurge dans ses créations, tenait elle-même ses idées de Jésus, le Démiurge fut en réalité l’instrument de Jésus, comme le disait Héracléon. Voy. plus haut, p. 513, note 2.
  82. Voy. p. 524.
  83. Voy. p. 509.
  84. « Adam est revêtu du quatrième homme, dit Théodoret, c’est-à-dire de l’homme terrestre ; c’est là ce qu’il faut entendre par la tunique de peau. »
  85. « Achamoth, dit Théodoret, produisit le germe spirituel qui était dans Adam, afin que son os (c’est-à-dire son âme raisonnable et céleste) ne fût pas vide, mais plein de moelle spirituelle. » Les Valentiniens comparaient l’âme aux os du corps.
  86. Théodoret ajoute : « qui est la race élue. » En effet, les Valentiniens disaient que le germe qu’ils avaient reçu d’Achamoth était une semence d’élection.
  87. L’expression d’ἀντίτυπος semble faire allusion à un verset de S. Paul : « Qui et signavit nos, et dedit pignus Spiritûs in cordibus nostris. » (Ad Corinthios, II ; i, 22.)
  88. Ces idées sur la nature des principes qui constituent l’homme sont empruntées à la Kabbale. Voy. plus haut, p. 374, note 2.
  89. « La race hylique, dit Théodoret, est périssable par sa nature même. La race psychique, possédant le libre arbitre, peut arriver à la foi et à l’immortalité, ainsi qu’à l’incrédulité et à la corruption, selon le choix qu’elle fera. Quant à la race pneumatique, elle est assurée de son salut en vertu de sa nature... En effet, les pneumatiques ont la permission de pécher parce qu’ils possèdent la perfection ; même s’ils commettent des péchés, ils seront sauvés en vertu de leur nature, parce qu’ils ont le caractère d’élus. » Voy. p. 297, note 1.
  90. « Les germes pneumatiques ont été envoyés ici-bas pour se former et s’instruire avec les âmes auxquelles ils sont unis. Ce sont là, disent les Valentiniens, le sel et la lumière du monde. » (S. Irénée, I, 6.)
  91. « La consommation des temps arrivera quand seront formés et perfectionnés par la science (γνώσει) tous les hommes pneumatiques, qui ont une connaissance parfaite de Dieu et d’Achamoth, et qui ont été initiés par elle aux mystères. Or ces hommes, ce sont les Valentiniens. » (S. Irénée, I, 6.)
  92. C’est une allusion à un passage de saint Matthieu (XXV, 1) : « Exierunt obviam Sponso et Sponsæ. »
  93. « Les pneumatiques, dit Théodoret en exposant la doctrine de Valentin, ayant quitté leurs âmes, verront leur Mère se réunir à son Époux, deviendront eux-mêmes les épouses des anges ; ils entreront dans la Chambre nuptiale, en s’avançant au delà d’Horos, et ils seront admis à la vision de l’Esprit, après être devenus des éons intellectuels pour les Noces intellectuelles et éternelles de la syzygie. »
  94. Les pneumatiques sont, selon les Gnostiques, les images des anges qui servent de satellites à Jésus, comme on l’a vu p. 513.
  95. Voy. Iliade, V, 845.
  96. Voici ce que saint Augustin dit de cette opinion : « Quant à ceux qui, tout en avouant que le monde est l’ouvrage de Dieu, ne veulent pas lui reconnaître un commencement de durée, mais un simple commencement de création, ce qui se terminerait à dire d’une façon presque inintelligible que le monde a toujours été fait. Ils semblent, à la vérité, mettre par là Dieu à couvert d’une témérité fortuite, et empêcher qu’on ne croie qu’il ne lui soit venu tout d’un coup quelque chose à l’esprit qu’il n’avait pas auparavant, c’est-à-dire une volonté muable de créer le monde, à lui, qui est incapable de tout changement ; mais je ne vois pas comment cette opinion peut subsister à d’autres égards. » (Cité de Dieu, XI, 4 ; t. II, p. 268, trad. de M. Saisset.)
  97. Plotin les appelle les Êtres plus puissants que l’Âme, § 11, p. 286.
  98. Ces Puissances supérieures sont Bythos, Noûs et Logos.
  99. Ici incliner signifie déchoir, tandis que plus haut l’expression « a incliné vers les choses d’ici-bas » veut dire « a voulu produire les choses d’ici-bas. »
  100. On trouve les mêmes idées dans Isaïe, LXVI, 17.
  101. D’après les Kabbalistes, tous les êtres portent l’empreinte de Dieu, tous sont les symboles de son intelligence : « Dieu, dit le Zohar, est le commencement et la fin de tous les degrés de la création ; tous ces degrés sont marqués de son sceau. » (M. Franck, La Kabbale, p. 160, 216.) Voy. encore plus loin, p. 534.
  102. Plotin dit dans le même sens, § 8, p. 772 : « Les Gnostiques pensent que le Démiurge n’est devenu la Cause créatrice que par suite d’une inclination et d’un changement. » Tertullien exprime la même idée par le mot nutus : « De Patris nutu aiunt factum [Nûn], volentis omnes in desiderium sui accendi. » (Adversus Gnosticos, 9.)
  103. « D’après les Kabbalistes, ainsi que d’après Philon et Origène, les âmes ne sont ici-bas que par suite d’une faute qu’elles ont commise dans une vie antérieure quand elles habitaient le Paradis : « Selon les Kabbalistes, dit M. Franck, Adam et Ève, avant d’avoir été trompés par les ruses du serpent, n’étaient pas seulement affranchis des besoins du corps, mais ils n’avaient pas de corps, c’est-à-dire ils n’appartenaient pas à la terre. Ils étaient l’un et l’autre de pures intelligences, des esprits bienheureux comme ceux qui habitent le séjour des élus. C’est là ce que signifie cette nudité avec laquelle l’Écriture nous les représente au milieu de leur innocence ; et quand l’historien sacré nous raconte que le Seigneur les vêtit de tuniques de peau, cela veut dire que, pour leur permettre d’habiter ce monde, vers lequel les portait une curiosité imprudente ou le désir de connaître le bien et le mal, Dieu leur donna un corps et des sens. Voici l’un des nombreux passages où cette idée, adoptée aussi par Philon et par Origène, se trouve exposée d’une manière assez claire : « Avant d’avoir péché, Adam n’écoutait que cette sagesse dont la lumière vient d’en haut ; il ne s’était pas encore séparé de l’arbre de vie. Mais quand il céda au désir de connaître les choses d’en bas et de descendre au milieu d’elles, alors il en fut séduit, il connut le mal et il oublia le bien ; il se sépara de l’arbre de vie..... Lorsqu’Adam, notre premier père, habitait le Jardin d’Éden, il était vêtu, comme on l’est dans le ciel, d’un vêtement fait avec la lumière supérieure. Quand il fut chassé du jardin d’Éden et obligé de se soumettre aux nécessités de ce monde, alors qu’arriva-t-il ? Dieu, nous dit l’Écriture, fit pour Adam et pour sa femme des tuniques de peau dont il les vêtit : car, auparavant, ils avaient des tuniques de lumière, de cette lumière supérieure dont on se sert dans l’Éden. » (M. Franck, La Kabbale, p. 254). C’est par une conception analogue que Valentin disait qu’Adam, avant de descendre ici-bas, était demeuré dans le Paradis [le quatrième Ciel] et que le Démiurge lui avait fait ensuite une tunique de peau, c’est-à-dire un corps (p. 517).
  104. Voy. p. 518. Les Gnostiques fondaient leur théorie sur ce principe : « Les semblables se réunissent aux semblables. » (S. Irénée, II, 29.) Voilà pourquoi ils enseignaient que les pneumatiques doivent seuls entrer dans le Plérôme.
  105. Voy. l’Évangile selon saint Jean, iv, 35-38.
  106. « La nature des élus, disait Héracléon, est uniforme, unique et incorruptible. » (Origène, t. XVII, p. 244.)
  107. Voy. p. 517.
  108. Voy. p. 283, note 2 ; p. 285, note 2. Héracléon disait : « De même que le pneumatique a son autre moitié dans la région des Intelligences supérieures, moitié avec laquelle il doit s’unir un jour, de même il reçoit du Sauveur la force d’entrer dès à présent, par une vie spirituelle, dans cette heureuse syzygie. » (Origène, t. XIII, p. 11.)
  109. Sur la métempsycose, Voy. p. 538.
  110. Voy. plus haut, p. 513, 517.
  111. Comparez cette phrase au passage de l’Ennéade V, cité p. 329-330.
  112. Voy. Clément d’Alexandrie, Stromates, IV, p. 540.
  113. Voy. S. Irénée, I, 6. Les Gnostiques s’appliquaient ces deux versets de S. Jean (xvii, 11, 16) : « Et jam non sum in mundo, et hi in mundo sunt, et ego ad te venio... De mundo non sunt, sicut ego non sum de mundo. »
  114. Voy. Enn. II, liv. ix, § 6, p. 271.
  115. Voy. plus haut, p. 509.
  116. Voy. S. Irénée, II, 5. Ce manteau, dans lequel le monde est comme une tache, représente la manifestation de Dieu : « L’Être suprême, dit Philon, est environné d’une éclatante lumière qui l’enveloppe comme un riche manteau. » (M. Franck, La Kabbale, p. 304.)
  117. Voy. S. Irénée, 1, 6. Ce principe des Gnostiques est analogue à celui des philosophes grecs : Le semblable est connu par le semblable. Voy. p. 208, note 3.
  118. « Ils disent qu’on est dans le Plérôme ou hors du Plérôme selon qu’on est dans la Science ou dans l’Ignorance, parce que celui qui est dans la Science est dans Ce qu’il sait... Étant hors de leur Science [en notre qualité de psychiques], nous sommes par là même hors du Plérôme. » (S. Irénée, II, 5.)
  119. Voy. p. 288, 289, 506 de ce volume.
  120. Ibid., p. 266, 509.
  121. Ibid., p. 267, 287, 509-510.
  122. Ibid., p. 289. Les disciples de Marcus donnaient à Achamoth l’épithète d’audacieuse, p. 520.
  123. Ibid., p. 289, 513. Plotin ajoute (p. 289) que l’Âme a créé par orgueil. Ceci ne se rapporte pas à Achamoth, mais à Sophia qui a péché par orgueil en voulant contempler Bythos, p. 506.
  124. Ibid., p. 289, 290, 514.
  125. Ibid., p. 289, 515.
  126. Ibid., p. 267, 289-291, 513, 515. C’est pour cela que Plotin, p. 308, dit que l’Âme a acquis quelque chose avec le temps.
  127. Ibid., p. 515.
  128. Ibid., p. 267, 518.
  129. Le Démiurge de Plotin est l’Intelligence. Le Démiurge de Valentin correspond à la Puissance végétative et génératrice de l’Âme, comme nous l’avons dit plus haut.
  130. Voy. p. 288, 290, de ce volume.
  131. Ibid., p. 289, 514-515.
  132. Ibid., p. 269, 515-516.
  133. Le soleil parcourt un cercle de 360 degrés dans sa révolution diurne, par conséquent 30 degrés par heure, si l’on partage le jour en douze heures.
  134. Le Démiurge est né de la chute (de la passion) d’Achamoth, qui est née elle-même de la chute de Sophia.
  135. Clément d’Alexandrie cite à ce sujet un passage intéressant de Valentin : « Valentin, dans une lettre sur les Appendices, s’exprime en ces termes : « Il y a un Être, qui seul est bon, et qui s’est révélé par son Fils. C’est par lui seul que le cœur s’épure en éloignant de lui tous les esprits malins. Il ne peut se sanctifier tant que ces esprits l’occupent : car chacun en lui se livre à ses œuvres, et le corrompt par d’indignes passions. Un tel cœur ressemble à une hôtellerie que bouleversent, que souillent et que profanent des hommes qui n’ont aucun soin de ce qui ne leur appartient pas. C’est ainsi que le cœur reste impur et sert de demeure à une foule de mauvais esprits, tant qu’il n’est l’objet d’aucun soin. Mais dès que le Père, qui seul est bon, a visité ce cœur, il est sanctifié et brille d’une pure lumière. Celui qui possède un tel cœur est heureux : car il verra Dieu. » (Stromates, p. 409.)
  136. Voy. p. 519.
  137. C’est ainsi que, selon Marcus, Sophia vient au secours de l’élu qui l’invoque. Voy. p. 520.
  138. Voy. p. 454.
  139. Voy. Origène, Des Principes, I, 7 ; Contre Celse, III.
  140. Voy. p. 385-387.
  141. Voy. p. 517-518.
  142. Les prophéties de Parchor étaient sans doute un des ouvrages apocryphes des Gnostiques, comme les prophéties de Cham, dont il est question plus bas.
  143. Voy. Enn. II, liv. ix, § 17, p. 305.
  144. Il n’y a rien de pareil sur les démons dans le Timée. Ici, comme dans la phrase suivante, M. Matter prête à Platon des idées qui n’appartiennent qu’aux Gnostiques.
  145. Nous avons signalé cette analogie plus haut, p. 509, note 2.
  146. Voy. M. Franck, La Kabbale, p. 341-345.
  147. Voy. M. Matter, t. I, p. 296-306.
  148. M. Franck, La Kabbale, 3e partie, chap. 3.
  149. En cela les Gnostiques ne faisaient que suivre l’opinion d’Aristobule, de Philon et de plusieurs Pères de l’Église, d’après lesquels les philosophes grecs auraient puisé leur science dans les livres de Moïse (Voy. M. Franck, La Kabbale, p. 269). Au reste, Porphyre lui-même affirme, en se fondant sur d’anciens auteurs, Cléanthe, Antiphon, Timée, Diogène, etc., que Pythagore avait visité, pour s’instruire, les Égyptiens, les Chaldéens, les Phéniciens et même les Hébreux (Vie de Pythagore, p. 4-8). D’après une tradition constante chez les Grecs, Platon avait aussi voyagé en Égypte. C’était sans doute pour suivre cet exemple que Plotin lui-même voulut aller en Perse à la suite de Gordien.
  150. Voy. Enn. II, liv. ix, § 6, p. 271-275.
  151. Selon M. Malter, t. II, p. 183, Carpocrate et son fils lisaient les écrits mêmes de Platon.
  152. Voy. S. Irénée, I, 8.
  153. Ces analogies s’expliquent facilement par les emprunts que l’École d’Alexandrie a faits aux idées de Philon, comme nous l’avons dit précédemment (p. 496). Au reste, l’hypothèse de Plotin est un peu plus raisonnable que celle de certains Kabbalistes modernes qui, pour expliquer les ressemblances de leur doctrine avec celle de Platon, n’ont rien imaginé de mieux que de faire du philosophe athénien un disciple de Jérémie. Voy. M. Franck, La Kabbale, p. 262.
  154. On trouve un exemple curieux de cette habitude des interprétations allégoriques dans le petit traité de Porphyre De l’Antre des Nymphes. Après avoir dit que l’Antre des Nymphes est le symbole de l’essence unie à la matière, et que les Naïades représentent les âmes qui descendent dans la génération, Porphyre ajoute : « C’est pour cette raison que, selon Numénius, les anciens pensaient que les Naïades présidaient à l’eau comme à une chose pénétrée du souffle de Dieu, et que le Prophète [Moïse] a dit : L’esprit de Dieu était porté sur les eaux. »
  155. On sait que saint Augustin dit dans ses Confessions (VII, 9) qu’il ne comprit l’Évangile de saint Jean qu’après avoir lu quelques ouvrages des Platoniciens, traduits du grec en latin par le rhéteur Victorinus : « Je les lus, et j’y trouvai toutes ces grandes vérités : que dès le commencement était le Verbe, que le Verbe était en Dieu et que le Verbe était Dieu ; que le Verbe était en Dieu dès le commencement ; que toutes choses ont été faites par lui, et que rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui ; qu’en lui est la vie ; que cette vie est la lumière des hommes, mais que les ténèbres ne l’ont point comprise ; qu’encore que l’âme de l’homme rende témoignage à la lumière, ce n’est point elle qui est la lumière, mais le Verbe de Dieu ; que ce Verbe de Dieu, Dieu lui-même, est la véritable lumière qui éclaire tous les hommes venant en ce monde ; qu’il était dans le monde, que le monde a été fait par lui et que le monde ne l’a point connu… Quoique cette doctrine ne soit pas en propres termes dans ces livres-là, elle y est dans le même sens et appuyée de plusieurs sortes de preuves. » Comparez ce passage de saint Augustin avec le fragment d’Amélius que nous avons cité plus haut, p. 530.
  156. Le Jugement que M. Matter porte dans cet ouvrage sur Plotin et sur Porphyre nous paraît soulever plusieurs objections qu’il n’entre pas dans notre plan d’exposer ici ; d’ailleurs les éclaircissements qui précèdent en rendent le développement inutile.