Ennéades (trad. Bouillet)/III/Livre 2

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade III, livre ii :
De la Providence, I | Notes
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LIVRE DEUXIÈME.
DE LA PROVIDENCE[1].
PREMIÈRE PARTIE.

I. Rapporter au hasard et à la fortune (τῷ αὐτομάτῳ ϰαὶ τῇ τύχῃ) l’existence et la constitution de l’univers[2], c’est commettre une absurdité et parler en homme dépourvu de sens et d’intelligence : cela est évident même sans démonstration, et d’ailleurs nous l’avons déjà dans plusieurs passages pleinement démontré par de solides raisons[3]. Mais [si le monde ne doit pas son existence et sa constitution au hasard] comment toutes choses arrivent-elles et comment tous les êtres ont-ils été faits ? C’est là une question qui mérite un examen approfondi. En effet, comme il y a des choses qui semblent mauvaises[4], elles donnent lieu d’élever des doutes sur la Providence universelle : il en résulte que quelques-uns disent qu’il n’y a pas de Providence, et d’autres, que le Démiurge est mauvais[5]. Aussi croyons-nous qu’il est bon de traiter complètement cette question en remontant aux principes.

Laissons de côté cette Providence particulière (πρόνοια ἐφ’ ἑϰάστῳ (pronoia éph’ ekastô)), qui consiste à délibérer avant d’agir, à examiner s’il faut faire une chose ou ne pas la faire, la donner ou ne pas la donner. Supposons admise l’existence de la Providence universelle (πρόνοια τοῦ παντός (pronoia tou pantos)), et de ce principe déduisons les conséquences.

Si nous pensions que le monde eût commencé d’être, qu’il n’eût pas existé de tout temps, nous reconnaîtrions une Providence particulière (πρόνοια ἐπὶ τοῖς ϰατὰ μέρος (pronoia epi tois kata meros)), comme nous le disions tout à l’heure, c’est-à-dire nous reconnaîtrions en Dieu une espèce de prévision et de raisonnement [semblables à la prévision et au raisonnement de l’artiste qui, avant d’exécuter une œuvre, délibère sur chacune des parties qui la composent[6]], et nous supposerions que cette prévision et ce raisonnement étaient nécessaires pour déterminer comment l’univers pouvait être fait et à quelles conditions il devait être le meilleur possible. Mais, comme nous disons que le monde n’a pas commencé d’être et qu’il existe de tout temps[7], nous pouvons affirmer, d’accord avec la raison et avec notre croyance [à l’éternité du monde], que la Providence universelle consiste en ce que l’univers est conforme à l’Intelligence et que l’Intelligence est antérieure à l’univers (τὸ ϰατὰ νοῦν εἶναι τὸ πᾶν ϰαὶ νοῦν πρὸ αὐτοῦ εἶναι (to kata noûn eînai to pan kai noûn pro autoû eînai))[8], non dans le temps (car l’existence de l’Intelligence n’a pas précédé celle du monde), mais [dans l’ordre des choses], parce que l’Intelligence précède par sa nature le monde qui procède d’elle, dont elle est la cause, l’archétype et le paradigme (αἴτιος, ἀρχέτυπον, παράδειγμα (aitios, archetypon, paradeigma))[9] et qu’elle fait toujours subsister de la même manière[10].

Or voici de quelle manière l’Intelligence fait toujours subsister le monde :

L’Intelligence pure et l’Être en soi constituent le monde véritable et premier [le monde intelligible], qui n’a pas d’extension, qui n’est affaibli par aucune division, qui n’a aucun défaut, même dans ses parties (car nulle partie n’y est séparée de l’ensemble). Ce monde est la vie universelle et l’Intelligence universelle ; il est l’unité à la fois vivante et intelligente : car la partie y reproduit le tout, et il règne dans l’ensemble une harmonie parfaite parce qu’aucune chose n’y est séparée, indépendante et isolée des autres ; aussi, y eût-il opposition, il n’y aurait pas de lutte. Étant partout un et parfait, le monde intelligible est permanent et immuable : car là il n’y a pas action d’un contraire sur un contraire. Comment une telle action pourrait-elle avoir lieu dans ce monde puisque rien n’y manque ? Pourquoi la Raison y produirait-elle une autre Raison, et l’Intelligence une autre Intelligence[11] ? Est-ce parce qu’elle serait capable de produire ? Alors, avant de produire, elle n’eût pas été dans un état parfait ; elle produirait et elle entrerait en mouvement, parce qu’elle aurait en elle quelque chose d’inférieur[12]. Mais il suffit aux êtres bienheureux de rester en eux-mêmes et de persister dans leur essence. Une action multiple compromet celui qui agit en le forçant à sortir de lui-même. Telle est la condition bienheureuse du monde intelligible qu’en ne faisant rien il fait de grandes choses, et qu’en restant en lui-même il produit des œuvres importantes[13].

II. C’est de ce monde véritable et un que tire son existence le monde sensible qui n’est point véritablement un : il est en effet multiple et divisé en une pluralité de parties qui sont séparées les unes des autres et étrangères entre elles. Ce n’est plus l’amitié qui y règne, c’est plutôt la haine, produite par la séparation de choses que leur état d’imperfection rend ennemies les unes des autres. La partie ne se suffit pas à elle-même ; conservée par une autre chose, elle n’en est pas moins l’ennemie de la chose qui la conserve. Le monde sensible a été créé, non parce que Dieu a réfléchi qu’il fallait le créer, mais parce qu’il était nécessaire qu’il y eût une nature inférieure au monde intelligible, qui, étant parfait, ne pouvait être le dernier degré de l’existence[14] : il occupait le premier rang, il avait une puissance grande, universelle, capable de créer sans délibération (car il n’eût pas possédé par lui-même la puissance de créer s’il lui eût fallu délibérer ; il ne l’eût pas possédée par son essence ; il eût ressemblé à un artisan qui n’a pas par lui-même le pouvoir de créer, mais qui l’acquiert en apprenant à travailler). En donnant quelque chose d’elle-même à la matière, l’Intelligence a tout produit sans sortir de son repos ni de sa quiétude[15]. Or, ce qu’elle donne, c’est la Raison[16], parce que la Raison est l’émanation de l’Intelligence, émanation aussi durable que l’existence même de l’Intelligence. Dans une raison séminale (λόγος ἐν τῷ σπέρματι)[17], toutes les parties existent unies ensemble, sans qu’aucune en combatte une autre, ni soit en désaccord avec elle ou lui fasse obstacle, et cette raison fait passer quelque chose d’elle-même dans la masse corporelle où les parties sont séparées les unes des autres, se font obstacle et se détruisent mutuellement ; de même, de l’Intelligence qui est une et de la Raison qui en procède est sorti cet univers dont les parties sont séparées et éloignées les unes des autres, par conséquent, les unes amies et alliées entre elles, les autres contraires et ennemies ; aussi se détruisent-elles les unes les autres, soit volontairement, soit involontairement, et, par cette destruction, elles opèrent mutuellement leur génération. Dieu a disposé, leurs actions et leurs passions de telle sorte que toutes concourent à former une harmonie unique en rendant chacune le son qui lui est propre, parce que la Raison qui les domine produit dans l’ensemble l’ordre et l’harmonie[18]. Le monde sensible n’a pas la perfection de l’Intelligence et de la Raison ; il participe seulement[19]. Aussi a-t-il eu besoin d’harmonie, parce qu’il a été formé par le concours de l’Intelligence et de la nécessité[20]. La nécessité pousse le monde sensible au mal et à ce qui est irrationnel, parce qu’elle est elle-même irrationnelle ; mais l’Intelligence domine la nécessité. Le monde intelligible est uniquement Raison ; nul autre ne saurait être tel. Le monde qui est né de lui devait lui être inférieur, et n’être ni uniquement Raison, ni uniquement matière : car, avec la matière seule, il n’y avait pas d’ordre possible. Le monde sensible est donc un mélange de la matière et de la Raison[21] : ce sont là les éléments dont il se compose. Quant au principe dont il procède, c’est l’Âme qui préside au composé ; il ne faut pas d’ailleurs croire que ce soit un travail pour l’Âme : car elle administre facilement l’univers par sa seule présence[22].

III. On n’a point le droit de blâmer ce monde, de dire qu’il n’est pas beau, qu’il n’est pas le meilleur possible des mondes corporels, ni d’accuser la cause dont il tient l’existence[23]. D’abord, ce monde existe nécessairement : il n’est pas l’œuvre d’une détermination réfléchie ; il existe parce qu’une essence supérieure l’engendre naturellement semblable à elle-même. Ensuite, lors même que sa création serait le résultat d’une détermination réfléchie, elle ne saurait faire honte à son auteur : car Dieu a fait l’univers beau, complet, harmonieux ; il y a mis un heureux accord entre les grandes parties comme entre les petites. Celui qui blâme l’ensemble du monde en ne considérant que ses parties est donc injuste ; il devrait examiner les parties dans leur rapport avec l’ensemble, voir si elles sont en accord et en harmonie avec lui ; enfin, en étudiant l’ensemble, il devrait ne pas s’arrêter aux moindres détails[24]. Sinon, au lieu d’accuser le monde, il ne fait que critiquer quelques-unes de ses parties. Il ressemble à celui qui, au lieu de considérer l’admirable spectacle que présente l’homme pris dans son ensemble, ne regarderait qu’un cheveu ou qu’un doigt du pied, qui dans tous les animaux n’examinerait que le plus vil, et jugerait du genre humain par Thersite.

Puisque l’œuvre que nous considérons est le monde tout entier, si nous lui prêtions l’oreille attentive de l’intelligence, nous l’entendrions sans doute s’écrier :

« C’est un Dieu qui m’a fait, et de ses mains je suis sorti accompli, renfermant dans mon sein tous les êtres animés, complet et me suffisant à moi-même, n’ayant besoin de rien, puisque tout est réuni en moi, les plantes, les animaux, la nature entière des êtres engendrés, la multitude des dieux et la troupe des démons, les âmes excellentes, et les hommes heureux par la vertu[25]. Ce n’est point seulement la terre qui est riche de plantes et d’animaux de toute espèce ; la puissance de l’Âme s’est étendue jusqu’à la mer. L’air et le ciel tout entier ne sont pas non plus inanimés : là aussi habitent toutes les âmes excellentes, qui communiquent la vie aux astres et qui président à la révolution circulaire du ciel, révolution éternelle et pleine d’harmonie, qui imite le mouvement de l’Intelligence par le mouvement éternel et régulier des astres autour d’un même centre[26],parce que le ciel n’a rien à chercher hors de lui-même. Tous les êtres que je renferme aspirent au Bien ; tous l’atteignent, chacun selon sa puissance[27]. En effet, au Bien est suspendu le ciel tout entier[28], mon âme tout entière, les dieux qui habitent mes diverses parties, tous les animaux, toutes les plantes, et tout ce que je contiens d’êtres qui paraissent inanimés. Dans cet ensemble d’êtres, les uns semblent participer à l’existence seulement, les autres à la vie, les autres à la sensibilité, les autres à l’intelligence, les autres à toutes les puissances de la vie à la fois[29] : car il ne faut pas demander des facultés égales pour des choses inégales, par exemple, la vue pour le doigt, puisqu’elle est propre à l’œil ; quant au doigt, il lui faut tout autre chose, il faut qu’il ait la forme qui lui est propre et qu’il remplisse sa fonction. »

IV. Qu’on ne soit pas étonné que l’eau éteigne le feu, et que le feu détruise lui-même un autre élément ; car cet élément a été amené lui-même à l’existence par un autre élément, et il n’est pas étonnant qu’il soit détruit puisqu’il ne s’est pas produit lui-même et qu’il n’a été amené à l’existence que par la destruction d’un autre élément[30]. D’ailleurs, au lieu du feu éteint s’allume un autre feu. Dans le ciel incorporel, tout est permanent ; dans le ciel visible, l’ensemble est éternel, ainsi que les parties les plus importantes et les plus belles[31]. Les âmes, en passant par divers corps, changent elles-mêmes en prenant telle ou telle forme [en vertu de leur disposition][32] ; mais, quand elles le peuvent, elles se tiennent en dehors de la génération, unies à l’Âme universelle. Les corps sont vivants par leur forme et par le tout que chacun d’eux constitue [par son union avec une âme], puisque ce sont des animaux et qu’ils se nourrissent : car la vie est mobile dans le monde sensible, immobile dans le monde intelligible. Il fallait que l’immobilité engendrât le mouvement, que la vie qui se renferme en elle-même produisit une autre vie, que l’être calme projetât une sorte de souffle mobile et agité.

Si les animaux s’attaquent et se détruisent mutuellement, c’est une chose nécessaire, parce qu’ils ne sont pas nés éternels. Ils sont nés parce que la Raison a embrassé toute la matière, et qu’elle possédait en elle-même toutes les choses qui subsistent dans le monde intelligible. D’où seraient-elles venues, sans cela ?

Les torts que se font mutuellement les hommes peuvent avoir pour cause le désir du Bien[33]. Mais, égarés par l’impuissance où ils se trouvent de l’atteindre, ils se tournent les uns contre les autres. Ils en sont punis par la dépravation qu’introduisent dans leurs âmes de méchantes actions, et après leur mort ils sont envoyés dans un lieu inférieur : car on ne peut se soustraire à l’ordre établi par la Loi de l’univers[34]. L’ordre n’existe pas à cause du désordre, ni la loi à cause de l’illégalité, comme quelques-uns le croient ; en général, ce n’est pas à cause du pire que le meilleur existe et se manifeste[35]. Au contraire, le désordre n’existe qu’à cause de l’ordre, l’illégalité qu’à cause de la loi, la déraison qu’à cause de la raison, parce que l’ordre, la loi et la raison qu’on voit ici-bas ne sont qu’empruntés. Ce n’est pas que le meilleur ait produit le pire, c’est que les choses qui ont besoin de participer au meilleur en sont empêchées, soit par leur nature, soit par accident, soit par quelque autre obstacle[36]. En effet, ce qui n’arrive à posséder qu’un ordre emprunté peut en demeurer privé, soit par un défaut inhérent à sa propre nature, soit par un obstacle étranger. Les êtres s’entravent mutuellement sans le vouloir, en poursuivant un autre but. Les animaux dont les actions sont libres inclinent tantôt vers le bien, tantôt vers le mal[37]. Sans doute, ils ne commencent pas par incliner vers le mal ; mais, dès qu’il y a une déviation légère à l’origine, plus on avance dans la mauvaise voie, plus la faute augmente et devient grave. En outre, l’âme est unie à un corps, et de cette union naît nécessairement la concupiscence. Or, quand une chose nous frappe au premier aspect et à l’improviste, et que nous ne réprimons pas immédiatement le mouvement qui se produit en nous, nous nous laissons entraîner par l’objet vers lequel nous portait notre inclination. Mais la peine suit la faute, et il n’est pas injuste que l’âme qui a contracté telle ou telle nature subisse les conséquences de sa disposition [en passant dans un corps qui lui est conforme][38]. Il ne faut pas réclamer le bonheur pour ceux qui n’ont rien fait pour le mériter. Les bons seuls l’obtiennent ; et c’est pour cela que les dieux en jouissent.

V. Si donc, même ici-bas, les âmes ont la faculté d’arriver au bonheur[39], il ne faut pas accuser la constitution de l’univers parce que quelques âmes ne sont pas heureuses ; il faut accuser plutôt leur faiblesse qui les empêche de lutter courageusement dans la carrière où des prix sont proposés à la vertu[40]. Pourquoi s’étonner que les esprits qui ne se sont pas rendus divins ne jouissent pas de la vie divine[41] ? Quant à la pauvreté, aux maladies, elles sont sans importance pour les bons[42], et elles sont utiles aux méchants[43]. D’ailleurs, nous sommes nécessairement sujets aux maladies, parce que nous avons un corps. Ensuite, tous ces accidents ne sont pas inutiles pour l’ordre et l’existence de l’univers[44]. En effet, quand un être est dissous en ses éléments, la Raison de l’univers s’en sert pour engendrer d’autres êtres (car elle embrasse tout par son action). Ainsi, quand le corps est désorganisé et que l’âme est amollie par ses passions, alors le corps, atteint par la maladie, et l’âme, atteinte par le vice, entrent dans une autre série et dans un autre ordre[45]. Il y a des choses qui profitent à ceux qui les supportent, la pauvreté, par exemple, et la maladie. Le vice même contribue à la perfection de l’univers, parce qu’il donne à la justice divine occasion de s’exercer[46]. Il sert encore à d’autres fins : il rend les âmes vigilantes, par exemple, il excite l’esprit et l’intelligence à éviter les voies de la perdition ; il fait encore connaître le prix de la vertu par la vue des maux qui frappent les méchants[47]. Ce n’est pas pour arriver à de telles fins qu’il y a des maux : nous disons seulement que, dès qu’il y a eu des maux, la Divinité s’en est servie pour accomplir son œuvre. Or, c’est le propre d’une grande puissance de faire servir à l’accomplissement de son œuvre les maux eux-mêmes, d’employer à produire d’autres formes les choses devenues informes[48]. En un mot, il faut admettre que le mal n’est qu’un défaut de bien (ἔλλειψις τοῦ ἀγαθοῦ)[49]. Or, il y a nécessairement défaut de bien dans les êtres d’ici-bas, parce que le bien s’y trouve allié à autre chose : car cette chose à laquelle le bien se trouve allié diffère du bien et produit ainsi le défaut de bien. (C’est pourquoi, « il est impossible que le mal soit détruit[50], » parce que les choses sont inférieures les unes aux autres relativement à la nature du Bien absolu, et que, se trouvant différentes du Bien dont elles tiennent leur existence. elles sont devenues ce qu’elles sont en s’éloignant de leur principe[51].

VI. Quant à cette objection que, contrairement à l’accord qui doit régner entre la vertu et le bonheur, la fortune maltraite les bons et favorise les méchants, la vraie réponse à faire c’est que rien de mal ne peut arriver à l’homme de bien, rien de bien à l’homme vicieux[52]. »

Pourquoi [dira-t-on] l’un est-il exposé à ce qui est contraire à la nature, tandis que l’autre obtient ce qui est conforme à la nature ? Comment peut-il y avoir en cela justice distributive ? Mais, si obtenir ce qui est conforme à la nature n’augmente pas le bonheur de l’homme vertueux, si être exposé à ce qui est contraire à la nature ne diminue en rien la méchanceté de l’homme vicieux, qu’importe qu’il en soit ainsi ou qu’il en soit autrement[53] ? Qu’importe aussi que l’homme vicieux soit beau et que l’homme vertueux soit laid ?

Cependant [dira-t-on], il semble que la convenance, l’ordre, la justice réclamaient le contraire de ce qui a lieu maintenant ; une sage Providence aurait dû le faire. En outre, que les méchants soient les maîtres et les chefs des états, que les bons au contraire soient esclaves, ce n’est pas une chose convenable, quand même elle n’aurait pas d’importance pour la vertu ni pour le vice : car un mauvais prince commet les plus grands crimes. Enfin, les méchants sont vainqueurs dans les combats et font subir à leurs prisonniers les derniers outrages[54]. On est ainsi amené à se demander comment de tels faits peuvent avoir lieu s’il y a une Providence divine. En effet, quoique, dans la production d’une œuvre, il faille considérer surtout l’ensemble, cependant les parties doivent obtenir aussi ce qui leur est nécessaire, surtout quand elles sont animées, vivantes, raisonnables ; il est juste que la Providence divine s’étende à tout, puisque son devoir est précisément de ne rien négliger[55].

Si, en présence de ces objections, nous affirmons encore que le monde sensible dépend de l’Intelligence suprême, que la puissance de celle-ci pénètre partout[56], nous devons essayer de montrer que tout est bien ici-bas.

VII. Remarquons d’abord que pour montrer que tout est bien dans les choses qui sont mélangées de matière [et sensibles], il ne faut pas y chercher toute la perfection du monde qui est pur de matière [et intelligible], ni désirer trouver dans ce qui tient le second rang les caractères de ce qui occupe le premier[57]. Puisque le monde a un corps, nous devons accorder que ce corps a de l’influence sur l’ensemble, et ne demander à la Raison de lui donner que ce que cette nature mélangée était capable de recevoir. Par exemple, si l’on contemplait le plus bel homme qu’il y ait ici-bas, on aurait tort de croire qu’il est identique à l’homme intelligible et de ne pas se contenter de ce que, étant fait de chair, de muscles, d’os, il a reçu de son auteur toute la perfection que celui-ci pouvait lui communiquer pour embellir ces os, ces muscles, cette chair, et faire dominer en lui la raison [séminale] sur la matière.

Prenons donc ces propositions comme accordées, et partons de là pour expliquer les difficultés dont nous cherchons la solution. Car nous trouverons dans le monde des traces admirables de la Providence et de la puissance divine dont il procède.

Considérons d’abord les actions des âmes qui font librement le mal, les actions des méchants qui, par exemple, nuisent à des hommes vertueux ou à d’autres hommes également méchants. Ce n’est pas à la Providence qu’il faut demander raison de la méchanceté de ces âmes et en faire remonter la responsabilité ; il faut n’en chercher la cause que dans les déterminations volontaires des âmes[58]. Car nous avons prouvé que les âmes ont des mouvements qui leur sont propres, qu’en outre ici-bas elles ne sont pas des âmes pures, mais des animaux [des âmes unies à des corps][59]. Or, il n’est pas étonnant que, se trouvant dans une telle condition, elles aient une vie conforme à cette condition[60]. En effet, ce n’est pas la formation du monde qui les a fait descendre ici-bas ; avant même que le monde existât, elles étaient déjà disposées à en faire partie, à s’en occuper, à y répandre la vie, à l’administrer et à y exercer leur puissance d’une manière quelconque, soit en présidant au monde et en lui communiquant quelque chose de leur puissance, soit en y descendant, soit en agissant à l’égard du monde les unes d’une façon, et les autres de l’autre[61] (car cette question n’appartient pas au sujet qui nous occupe maintenant ; il nous suffit de montrer que, de quelque manière que la chose ait lieu, il ne faut pas accuser la Providence).

Mais comment expliquer la différence que l’on remarque entre le sort des bons et celui des méchants ? Comment se fait-il que les premiers soient pauvres, que les autres soient riches et possèdent plus qu’il ne faut pour satisfaire leurs besoins, qu’ils soient puissants, qu’ils gouvernent les cités et les nations[62] ? Serait-ce que la Providence n’étendrait pas son action jusqu’à la terre[63] ? Non, et ce qui le prouve, c’est que tout le reste est conforme à la Raison [universelle] : car les animaux et les plantes participent de la raison, de la vie et de l’âme. — Mais, si la Providence étend son action jusqu’à la terre, elle n’y domine pas. — Comme le monde n’est qu’un seul animal, avancer une pareille objection, c’est ressembler à celui qui prétendrait que la tête et le visage de l’homme sont produits par la nature, et que la raison y domine, mais que les autres membres sont formés par d’autres causes, telles que le hasard ou la nécessité, et qu’ils sont mauvais soit par ce fait, soit par l’impuissance de la nature. Mais, la sagesse et la piété ne permettent pas de prétendre que tout n’est pas bien ici-bas et de blâmer l’œuvre de la Providence.

VIII. Il nous reste à expliquer comment les choses sensibles sont bonnes et participent de l’ordre, ou du moins comment elles ne sont pas mauvaises.

Dans tout animal, les parties supérieures, le visage et la tête, sont les plus belles ; les parties moyennes et les membres inférieurs ne les égalent pas[64]. Or, les hommes occupent la région moyenne et la région inférieure de l’univers. Dans la région supérieure se trouve le ciel avec les dieux qui l’habitent : ce sont eux qui remplissent la plus grande partie du monde, avec la vaste sphère où ils résident. La terre occupe le centre et semble faire partie des astres. On s’étonne de voir l’injustice régner ici-bas, parce qu’on regarde l’homme comme l’être le plus vénérable et le plus sage de l’univers. Cependant, cet être si vénérable ne tient que le milieu entre les dieux et les bêtes, inclinant tantôt vers les uns, tantôt vers les autres. Certains hommes ressemblent aux dieux, d’autres ressemblent aux bêtes : mais la plupart tiennent le milieu entre les deux natures[65].

C’est à ceux qui occupent cette place moyenne que les hommes dépravés, qui se rapprochent des bêtes féroces, font subir leurs rapines et leurs violences. Quoique les premiers vaillent mieux que ceux dont ils subissent les violences, ils sont cependant dominés par eux parce qu’ils leur sont inférieurs sous d’autres rapports, qu’ils manquent de courage et qu’ils ne se sont pas préparés à résister aux attaques[66]. Si des enfants qui auraient fortifié leur corps par l’exercice, mais qui auraient laissé leur âme croupir dans l’ignorance, l’emportaient à la lutte sur ceux de leurs camarades qui n’auraient exercé ni leur corps, ni leur âme ; s’ils leur ravissaient leurs aliments et leurs habits moelleux, y aurait-il autre chose à faire qu’à en rire ? Comment le législateur aurait-il eu tort de permettre que les vaincus portassent la peine de leur lâcheté et de leur mollesse, si, négligeant les exercices gymnastiques qui leur étaient enseignée, ils n’ont pas craint de devenir par leur inertie, leur mollesse et leur paresse, comme de grasses brebis destinées à être la proie des loups ? Quant à ceux qui commettent ces rapines et ces violences, ils en sont punis, d’abord en ce qu’ils sont des loups et des êtres malfaisants, ensuite, en ce qu’ils subissent nécessairement [dans cette existence ou dans une autre] les conséquences de leurs mauvaises actions[67] : car les hommes qui ont été méchants ici-bas ne meurent pas tout entiers [quand leur âme est séparée de leur corps]. Or, dans les choses qui sont réglées par la nature et la raison, toujours ce qui suit est le résultat de ce qui précède : le mal engendre le mal, comme le bien engendre le bien. Mais l’arène de la vie diffère d’un gymnase, où les luttes ne sont que des jeux. Il faut alors que les enfants dont nous venons de parler et que nous avons divisés en deux classes, après avoir tous également grandi dans l’ignorance, se préparent à combattre, prennent des armes, et déploient plus d’énergie que dans les exercices du gymnase. Or, les uns sont bien armés, les autres ne le sont pas : les premiers doivent donc triompher. Dieu ne doit pas combattre pour les lâches : car la loi veut qu’à la guerre on sauve sa vie par la valeur et non par les prières[68]. Ce n’est point davantage par des prières qu’on obtient les fruits de la terre, c’est par le travail. On ne se porte pas bien non plus sans prendre aucun soin de sa santé. Il ne faut donc pas se plaindre que les méchants aient une plus riche récolte, s’ils cultivent mieux la terre[69]. N’est-ce pas enfin une chose ridicule que de vouloir, dans la conduite ordinaire de la vie, n’écouter que son caprice, en ne faisant rien comme le prescrivent les dieux, et de se borner à leur demander uniquement sa conservation, sans accomplir aucun des actes desquels ceux-ci ont voulu que notre conservation dépendît[70] ?

Mieux vaudrait être mort que de vivre en se mettant ainsi en contradiction avec les lois qui régissent l’univers. Si, quand les hommes sont en opposition avec ces lois, la Providence divine conservait la paix au milieu de toutes les folies et de tous les vices, elle mériterait d’être accusée de négligence pour laisser ainsi prévaloir le mal. Les méchants ne dominent que par l’effet de la lâcheté de ceux qui leur obéissent : il est plus juste qu’il en soit ainsi qu’autrement.

IX. Il ne faut pas en effet étendre l’action de la Providence au point de supprimer notre propre action[71]. Car si la Providence faisait tout, s’il n’y avait qu’elle, elle serait anéantie. À quoi s’appliquerait-elle en effet ? Il n’y aurait plus que la Divinité. Assurément, il est incontestable que la Divinité existe et qu’elle étend son action sur les autres êtres ; mais elle ne les supprime pas. Elle s’approche de l’homme, par exemple, et elle conserve en lui ce qui le constitue, c’est-à-dire qu’elle le fait vivre conformément à la loi de la

Providence, elle lui fait accomplir ce que cette loi ordonne. Or cette loi ordonne que la vie des hommes qui sont devenus vertueux soit bonne ici-bas et après leur mort, que les méchants aient un sort contraire[72]. Il n’est pas permis de demander qu’il y ait des hommes qui s’oublient eux-mêmes pour venir sauver les méchants, lors même que ces derniers adresseraient des vœux à la Divinité. Il ne faut pas admettre non plus que les dieux renoncent à leur existence bienheureuse pour venir administrer nos affaires, ni que les hommes vertueux, dont la vie est sainte et supérieure à la condition humaine, veuillent gouverner les méchants : car ceux-ci ne se sont jamais occupés de faire parvenir les bons au gouvernement des autres hommes et d’être bons eux-mêmes[73] : ils sont même jaloux de l’homme qui est bon par lui-même ; il y aurait en effet plus de gens de bien, si l’on prenait pour chefs les hommes vertueux.

L’homme n’est donc pas l’être le meilleur de l’univers : il occupe, conformément à son choix, un rang intermédiaire. Cependant, dans la place qu’il occupe, il n’est pas abandonné de la Providence ; elle le ramène toujours aux choses divines par les mille moyens dont elle dispose pour faire prévaloir la vertu[74]. Aussi les hommes n’ont-ils jamais perdu la qualité d’êtres raisonnables et participent-ils toujours en quelque degré à la sagesse, à l’intelligence, à l’art, à la justice qui règle leurs rapports mutuels. Même quand on fait tort à un autre, on croit encore qu’on agit justement à son égard et qu’on le traite selon son mérite[75]. L’homme est du reste une belle créature, aussi belle qu’il pouvait l’être, et, par le rôle qu’il joue dans l’univers, il est supérieur à tous les animaux qui vivent ici-bas.

Nul esprit sensé ne saurait se plaindre de l’existence des animaux inférieurs à l’homme, s’ils contribuent d’ailleurs à embellir l’univers. Ne serait-il pas ridicule de se plaindre de ce que quelqu’un d’entre eux mord les hommes, comme si ceux-ci devaient vivre dans une complète sécurité[76] ? L’existence de ces animaux est nécessaire : elle nous procure des avantages, soit évidents, soit inconnus encore, mais que le temps fait découvrir. Ainsi, il n’y a rien d’inutile dans les animaux, soit par rapport à eux, soit par rapport à l’homme[77]. Il est encore ridicule de se plaindre que beaucoup d’animaux soient sauvages, quand il y a des hommes même qui le sont ; si beaucoup d’animaux ne

sont pas soumis à l’homme, s’ils se défendent contre lui, qu’y a-t-il là d’étonnant[78] ?

X. Mais [dira-t-on], si les hommes ne sont méchants que malgré eux et involontairement[79], on ne saurait dire que ceux qui commettent des injustices et ceux qui les souffrent soient responsables [les uns de leur férocité et les autres de leur lâcheté[80]]. Si la méchanceté des premiers [ainsi que la lâcheté des autres] est produite nécessairement par le cours des astres ou par l’action d’un principe dont elle n’est que l’effet, elle s’explique par des causes physiques. Mais si c’est la Raison même de l’univers qui produit de pareilles choses, comment ne commet-elle pas là une injustice ?

Les actes injustes sont involontaires en ce sens seulement qu’on n’a point la volonté de commettre une faute ; mais cette circonstance n’empêche pas que l’on n’agisse spontanément[81]. Or, quand on agit spontanément, on est responsable de la faute ; on ne serait pas responsable de la faute, si l’on n’était pas auteur de l’acte. Si l’on dit que les méchants le sont nécessairement, cela ne signifie pas qu’ils subissent une contrainte extérieure, mais que la méchanceté constitue leur caractère[82]. Quant à l’influence du cours des astres, elle ne détruit pas notre liberté[83] : car, si tout acte était déterminé en nous par l’influence extérieure de tels agents, tout se passerait comme ces agents le désireraient ; par conséquent, les hommes ne feraient pas d’actes contraires à la volonté de ces agents. Il n’y aurait pas d’impies si les dieux seuls étaient les auteurs de tous nos actes ; donc l’impiété provient des hommes[84]. Nous admettons que, la cause étant donnée, les effets s’en suivent, pourvu que l’on embrasse toute la série des causes. Or l’homme est une cause ; il fait donc le bien par sa propre nature, et il constitue une cause libre.

XI. Est-il vrai que toutes choses sont produites par la nécessité et par l’enchaînement naturel des causes et des effets[85], et qu’elles sont, de cette manière, aussi bonnes que possible ? — Non : c’est la Raison qui, en gouvernant le monde, produit toutes choses [en ce sens qu’elle en renferme les raisons[86]], et qui veut qu’elles soient telles qu’elles sont ; c’est elle qui produit conformément à sa nature rationnelle ce qu’on appelle des maux, parce qu’elle ne veut pas que tout soit également bon. Un artiste ne couvre pas d’yeux le corps de l’animal qu’il représente[87]. De même la Raison ne s’est pas bornée à faire des dieux ; elle a produit au-dessous d’eux des démons, puis des hommes, puis des bêtes, non par envie[88], mais parce que son essence rationnelle contient une variété intellectuelle [c’est-à-dire contient les raisons de tous les êtres divers][89]. Nous ressemblons à ces

hommes qui ignorent la peinture et qui blâment l’artiste d’avoir mis des ombres dans son tableau : cependant il n’a fait qu’y répartir convenablement la lumière[90]. De même, les États bien réglés ne sont pas composés d’ordres égaux. Enfin, on ne condamne pas une tragédie parce qu’en y voit paraître d’autres personnages que des héros, un esclave,

par exemple, un paysan qui parle mal : ce serait détruire la beauté de la composition que de retrancher ces personnages inférieurs et toutes les parties où ils figurent[91].

XII. Puisque c’est la Raison [du monde] qui a produit toutes choses en s’alliant à la matière[92] et en conservant sa nature propre, qui est d’être composée de parties différentes, et d’être déterminée par le principe dont elle procède [c’est-à-dire par l’Intelligence], l’œuvre que la Raison a produite dans ces conditions ne saurait être surpassée en beauté. En effet, la Raison [du monde] ne pouvait être composée de parties homogènes et semblables ; il ne faut donc pas l’accuser parce qu’elle est toutes choses et que chacune de ses parties diffère des autres[93]. Si elle avait introduit dans le monde des choses qu’elle ne renfermât pas auparavant dans son sein, des âmes par exemple, qu’elle les eût forcées d’entrer dans l’ordre du monde sans tenir compte de leur nature et qu’elle eût fait déchoir beaucoup d’entre elles, elle serait certainement blâmable. Aussi faut-il admettre que les âmes sont des parties de la Raison et que celle-ci les met en harmonie avec le monde sans les faire déchoir, en assignant à chacune d’elles la place qui lui convient[94].

XIII. Il y a encore une considération qu’il ne faut pas mépriser, c’est qu’il ne suffit pas d’examiner uniquement le présent, qu’on doit tenir compte aussi des périodes passées et de l’avenir afin d’y voir s’exercer la justice distributive de la divinité[95]. Elle fait esclaves ceux qui ont été maîtres dans une vie antérieure, s’ils ont abusé de leur pouvoir ; et ce changement leur est utile[96]. Elle rend pauvres ceux qui ont mal employé leurs richesses : car la pauvreté sert même aux gens vertueux. De même, ceux qui ont tué sont tués à leur tour ; celui qui commet l’homicide agit injustement, mais celui qui en est victime souffre justement[97].

Ainsi, il y a harmonie entre la disposition de l’homme qui est maltraité et la disposition de celui qui le maltraite comme il le méritait. Ce n’est pas par hasard qu’un homme devient esclave, est fait prisonnier ou est déshonoré. Il a commis lui-même les violences qu’il subit à son tour. Celui qui a tué sa mère sera tué par son fils ; celui qui a violé une femme deviendra femme pour être à son tour victime d’un viol. De là vient la parole divine appelée Adrastée (θεία φήμη Ἀδράστεια)[98] : car l’ordre (διάταξις) dont

nous parlons ici est véritablement Adrastée, est véritablement une Justice, une Sagesse admirable. Des choses que nous voyons dans l’univers nous devons conclure que l’ordre qui y règne est éternel, qu’il pénètre partout, même dans ce qu’il y a de plus petit, et qu’il montre un art admirable non-seulement dans les choses divines, mais encore dans celles que l’on pourrait croire dédaignées de la Providence à cause de leur petitesse[99]. Ainsi, dans les plus vils animaux, il y a une variété d’art admirable ; elle s’étend jusqu’aux végétaux, dont les fruits et les feuilles se distinguent tant par la beauté de la forme, dont les fleurs

s’épanouissent avec tant de grâce, qui poussent si facilement et qui offrent tant de variété[100]. Ces choses n’ont pas été produites une fois pour toutes ; elles sont produites avec une variété continuelle parce que les astres dans leur cours n’exercent pas toujours la même influence sur les choses d’ici-bas. Ce qui est transformé n’est pas transformé et métamorphosé au hasard, mais d’après les lois de la beauté et les règles de la convenance qu’observent des puissances divines. Toute puissance divine agit conformément à sa nature, c’est-à-dire conformément à son essence ; or, son essence est de développer dans ses actes la justice et la beauté[101] : car si la justice et la beauté ne s’y trouvaient pas, elles ne sauraient exister nulle part.

XIV. L’ordre de l’univers est conforme à l’Intelligence divine sans impliquer que son auteur ait eu besoin pour cela de faire aucun raisonnement. Cependant, cet ordre est si parfait que celui qui sait le mieux raisonner serait étonné de voir qu’avec le raisonnement on ne pourrait arriver à un plan meilleur que celui qu’on voit toujours réalisé dans les natures particulières, et que ce plan est plus conforme aux lois de l’intelligence que celui qu’on trouverait avec le raisonnement[102]. Dans aucune espèce des choses qui naissent il n’est donc juste d’accuser la Raison qui produit toutes choses (ὁ ποιῶν λόγος), ni de réclamer, pour les êtres dont l’existence a commencé, la perfection des êtres dont l’existence n’a pas commencé et qui sont éternels, soit dans le monde intelligible, soit même dans le monde sensible. Ce serait vouloir que chaque être possédât plus de bien qu’il n’en comporte et regarder comme insuffisante la forme qui lui a été donnée[103] ; ce serait se plaindre, par exemple, de ce que l’homme n’a pas de cornes, et ne pas remarquer que, si la Raison a dû se répandre partout, il fallait cependant qu’une grande chose en contînt de moindres, que dans le tout il y eût des parties, et que celles-ci ne sauraient être égales au tout sans cesser d’être des parties. Dans le monde intelligible chaque chose est toutes choses ; mais, ici-bas, chaque chose n’est pas toutes choses. L’homme particulier n’a pas les mêmes propriétés que l’homme universel. Car, si les êtres particuliers avaient quelque chose qui ne fût pas particulier, alors ils seraient universels. Il ne faut pas demander qu’un être particulier possède comme tel la plus haute perfection ; car alors ce ne serait plus un être particulier[104]. Sans doute la beauté de la partie n’est pas incompatible avec celle du tout : car, plus la partie est belle, plus elle embellit le tout. Or la partie devient plus belle en devenant semblable au tout, en imitant son essence, en se conformant à son ordre. C’est ainsi qu’un rayon [de l’Intelligence suprême] descend ici-bas sur l’homme et y brille comme une étoile dans le ciel divin. Si l’on veut se former une image de l’univers, qu’on se représente une statue colossale et parfaitement belle, animée ou fabriquée par l’art de Vulcain, et dont les oreilles, le visage, la poitrine seraient parsemés d’étoiles étincelantes disposées avec une habileté merveilleuse[105].

XV. Voilà pour les choses considérées chacune en elle-même. Quant à la liaison qu’ont entre elles les choses qui ont été engendrées et celles qui sont engendrées à chaque instant, elle mérite d’attirer l’attention, et elle peut donner lieu à quelques objections, telles que celles-ci : Comment se fait-il que les animaux se dévorent les uns les autres, que les hommes s’attaquent mutuellement, qu’ils soient toujours en guerre entre eux sans trêve ni repos[106] ? Comment se fait-il que la Raison [de l’univers] ait constitué un pareil état de choses, et qu’on prétende cependant que tout est pour le mieux ?

Il ne suffit pas ici de répondre : « Tout est pour le mieux possible ; la matière est cause que les choses se trouvent dans cet état d’infériorité ; les maux ne sauraient être détruits[107]. » En effet, il fallait que les choses fussent ce qu’elles sont ; elles sont bonnes. Ce n’est pas la matière qui est venue dominer l’univers : elle y a été introduite pour que l’univers fût ce qu’il est, ou plutôt elle a pour cause la Raison[108]. Le principe des choses est donc la Raison [de l’univers] : elle est tout. C’est par elle que les choses sont engendrées ; c’est par elle qu’elles sont coordonnées dans la génération.

À quoi tient donc [dira-t-on] la nécessité de cette guerre naturelle que les hommes se font les uns aux autres ainsi que les animaux ? — D’abord, il est nécessaire que les animaux se dévorent les uns les autres, parce qu’il faut qu’ils se renouvellent ; ils ne sauraient en effet durer éternellement, lors même qu’ils ne seraient pas tués[109]. Y a-t-il sujet de se plaindre de ce que, condamnés, comme ils le sont, à mourir, ils aient une fin utile aux autres êtres ? Qu’a-t-on à dire s’ils ne sont dévorés que pour renaître sous d’autres formes[110] ? C’est comme sur la scène : un acteur qu’on croyait tué va changer de vêtement, et il revient sous un autre masque. — Mais il n’était pas mort réellement. — Si, mourir c’est changer de corps comme le comédien change d’habit, ou bien encore, si c’est dépouiller tout à fait son corps comme à la fin d’une pièce l’acteur quitte son vêtement pour le reprendre plus tard avec son rôle, que trouve-t-on de redoutable dans cette transformation des animaux les uns dans les autres ? Ne vaut-il pas mieux pour eux vivre à cette condition que de n’avoir jamais été ? La vie serait alors complètement absente de l’univers, et elle ne pourrait se communiquer à d’autres êtres. Mais, comme il y a dans l’univers une Vie multiple, elle produit et elle varie tout dans l’existence ; en se jouant en quelque sorte, elle ne se lasse pas d’engendrer sans cesse des êtres vivants, remarquables par la beauté et la proportion de leurs formes. Les combats que les hommes, ces êtres mortels, se livrent les uns aux autres, avec cet aspect de régularité que présentent les danses pyrrhiques[111], montrent bien que toutes ces affaires regardées comme si sérieuses ne sont que des jeux d’enfants, et que la mort n’a rien de terrible. Mourir dans les guerres et les batailles, c’est devancer de bien peu le terme fatal de la vieillesse, c’est partir plus tôt pour revenir ensuite. Sommes-nous dans notre vie dépouillés de nos richesses, nous devons remarquer qu’elles ont appartenu à d’autres avant nous, et qu’elles forment, pour ceux qui nous les ont ravies, une bien fragile possession, puisqu’ils en seront à leur tour dépouillés par d’autres, et que, s’ils ne sont pas dépouillés de ces richesses, ils perdront encore plus à les garder[112]. Quant aux meurtres, aux massacres, à la prise et au pillage des villes, nous devons les considérer du même œil qu’au théâtre nous regardons les changements de scène et de personnages, les pleurs et les cris des acteurs[113].

Ici-bas, en effet, comme au théâtre, ce n’est pas l’âme, l’homme intérieur, c’est son ombre, l’homme extérieur, qui s’abandonne aux lamentations et aux gémissements, qui se donne tant de mouvement sur la terre, et qui en fait la scène immense d’un drame à mille actes divers[114]. Tel est le caractère des actions de l’homme qui ne considère que les choses placées à ses pieds et hors de lui, et qui ignore que ses larmes et ses occupations sérieuses ne sont que des jeux[115]. L’homme vraiment sérieux ne s’occupe sérieusement que d’affaires vraiment sérieuses, tandis que l’homme frivole ne s’applique qu’à des choses frivoles. En effet, les choses frivoles deviennent sérieuses pour celui qui ne connaît pas les occupations vraiment sérieuses, et qui est lui-même frivole. Si l’on vient à se mêler à ces enfantillages, que l’on sache du moins que l’on est tombé dans des jeux (l’enfant où l’on a oublié son propre personnage. Si Socrate se mêle à ces jeux, ce n’est que l’homme extérieur qui y prend part en lui. Ajoutons enfin que les larmes et les gémissements ne prouvent pas que les maux dont on se plaint soient des maux bien réels : car souvent les enfants pleurent et se lamentent pour des maux imaginaires.

XVI. Si ce que nous avançons est vrai, comment y aura-t-il encore méchanceté, injustice, péché ? Car, si tout est bien, comment y a-t-il des agents qui soient injustes et qui pèchent ? Si nul n’est injuste ni ne pèche, comment y a-t-il des hommes malheureux ? Comment pourrons-nous dire que certaines choses sont conformes à la nature et que d’autres lui sont contraires, si tout ce qui est engendré, si tout ce qui se fait est conforme à la nature ? Enfin, comment l’impiété sera-t-elle encore possible à l’égard de Dieu, si c’est lui qui fait toutes choses telles qu’elles sont, s’il ressemble à un poëte qui introduirait dans son drame un personnage chargé de railler et de critiquer l’auteur ?

Déterminons donc avec plus de clarté ce qu’est la Raison [de l’univers] et montrons qu’elle doit être telle qu’elle est. Admettons l’existence de cette Raison pour arriver plus vite à notre but. Cette Raison [de l’univers] n’est point l’Intelligence pure, absolue. Elle n’est point non plus l’Âme pure, mais elle en dépend. C’est un rayon de lumière qui jaillit à la fois de l’Intelligence et de l’Âme unie à l’Intelligence. Ces deux principes engendrent la Raison, c’est-à-dire une Vie rationnelle tranquille[116]. Or, toute vie est acte[117], même celle qui occupe le dernier rang. Mais l’acte [qui constitue la Vie de la Raison] n’est pas semblable à l’acte du feu. L’acte de la Vie [propre à la Raison], même sans le sentiment, n’est pas un mouvement aveugle. Toutes les choses qui jouissent de la présence de la Raison et y participent, de quelque façon que ce soit, reçoivent aussitôt une disposition rationnelle, c’est-à-dire reçoivent une forme : car l’Acte qui constitue la Vie [de la Raison] peut donner des formes, et, pour lui, se mouvoir, c’est former des êtres. Son mouvement est donc plein d’art, comme celui d’un danseur. Un danseur, en effet, nous donne l’image de cette vie pleine d’art ; c’est l’art qui le meut, parce que l’art même est sa vie. Cela soit dit pour faire comprendre ce qu’est la vie, quelle qu’elle soit.

Procédant de l’Intelligence et de la Vie, qui possèdent à la fois la plénitude et l’unité, la Raison n’a point l’unité et la plénitude de l’Intelligence et de la Vie ; par conséquent, elle ne communique pas la totalité et l’universalité de son essence aux êtres auxquels elle se communique. Elle oppose donc les parties les unes aux autres et les crée défectueuses ; par là, elle constitue, elle engendre la guerre et la lutte. Ainsi, la Raison est l’unité universelle (εἶς πᾶς), parce qu’elle ne pouvait être l’unité absolue (ἕν) : car, si elle implique lutte parce qu’elle a des parties, elle implique aussi unité et harmonie ; elle ressemble à la raison d’un drame, dans lequel l’unité contient une foule de contraires (δράματος λὸγος εἶς, ἔχων ἐν αὐτῷ πολλὰς μάχας)[118]. Mais, dans un drame, l’harmonie de l’ensemble résulte de ce que les contraires sont coordonnés dans l’unité de l’action, tandis que, dans la Raison universelle, c’est de l’unité que naît la lutte des contraires. Aussi convient-il de comparer la Raison universelle à l’harmonie que forment des sons contraires, et d’examiner pourquoi les raisons des êtres contiennent ainsi des contraires. Dans un concert, ces raisons produisent des sons graves et des sons aigus, et, en vertu de l’harmonie qui constitue leur essence, font concourir ces sons divers à l’unité, c’est-à-dire à l’harmonie même, raison suprême dont elles ne sont que des parties[119] ; de même, nous devons voir dans l’univers des oppositions, le blanc et le noir, le chaud et le froid, les animaux qui ont des ailes et ceux qui ont des pieds, les êtres raisonnables et les êtres dépourvus de raison. Toutes ces choses sont des parties de l’Animal un et universel. Or, si les parties de l’Animal universel sont souvent en lutte les unes avec les autres, celui-ci est dans un accord parfait avec lui-même parce qu’il est universel, et il est universel par la Raison qui est en lui. Il faut donc que l’unité de cette Raison soit composée de raisons opposées, parce que leur opposition même constitue en quelque sorte son essence. Si la Raison [du monde] n’était pas multiple, elle ne serait plus universelle, elle n’existerait même plus. Puisqu’elle existe, la Raison doit donc renfermer une différence en elle-même ; or, la plus grande différence, c’est l’opposition. En effet, si la liaison renferme en elle-même une différence et produit des choses différentes, la différence qui existe dans ces choses est plus grande que celle qui existe dans la Raison ; or, la différence portée au plus haut degré constitue l’opposition ; la Raison doit donc, pour être parfaite, faire naître de son essence même des choses non-seulement différentes, mais encore opposées.

XVII. Si la Raison fait ainsi naître de son essence des choses opposées, les choses qu’elle produira seront d’autant plus opposées qu’elles seront plus éloignées les unes des autres. Le monde sensible est moins un que sa Raison, par conséquent, il est plus multiple, il renferme plus d’oppositions : ainsi, l’amour de la vie a plus de force dans les individus, l’égoïsme est plus puissant en eux, et souvent, par leur avidité, ils détruisent ce qu’ils aiment, quand ce qu’ils aiment est périssable. L’amour que chaque individu a pour lui-même fait que, dans ses rapports avec l’univers, il s’approprie tout ce qu’il peut. Ainsi, les bons et les méchants sont conduits à faire des choses opposées par l’art qui dirige l’univers, comme est dirigé un chœur de danse : une partie en est bonne, et l’autre mauvaise ; mais l’ensemble est bon. — Alors, il n’y a plus de méchants [objectera-t-on]. Rien n’empêche qu’il n’y ait encore des méchants ; seulement ils ne seront pas tels par eux seuls. Aussi sera-ce un motif d’indulgence à leur égard, à moins que la raison n’admette pas cette indulgence et ne la rende impossible[120].

Au reste, s’il y a dans le monde des bons et des méchants, et que ces derniers jouent un plus grand rôle, il arrivera alors ce qu’on voit dans les drames, où le poëte tantôt impose ses idées aux acteurs, tantôt se borne à se servir de leur naturel. Il ne dépend pas du poëte qu’un acteur obtienne le premier, le second ou le troisième rang. Il donne seulement à chacun le rôle (λόγος) qu’il est capable de remplir et il lui assigne une place convenable. De même [dans le monde], chacun occupe la place qui lui est assignée, et le méchant a aussi bien que le bon celle qui lui convient[121]. Chacun, selon sa nature et son caractère (ϰατὰ φύσιν ϰαὶ ϰατὰ λόγον), vient occuper la place qui lui convient et qu’il avait choisie, puis parle et agit avec piété, s’il est bon, avec impiété, s’il est méchant. Avant que le drame commençât, les acteurs avaient déjà leur caractère propre ; ils n’ont fait que le développer. Dans les drames composés par les hommes, c’est le poëte qui

assigne aux personnages leur rôle ; ceux-ci ne sont responsables que de la manière bonne ou mauvaise dont ils s’acquittent de leur tâche : car ils n’ont autre chose à faire que de réciter les paroles du poëte. Mais, dans ce drame plus vrai [de la vie], dont les hommes imitent certaines parties quand ils ont une nature poétique, c’est l’âme qui est l’acteur ; cet acteur reçoit son rôle du Créateur, comme les acteurs ordinaires reçoivent du poëte leur masque, leur vêtement, leur robe de pourpre ou leurs haillons. Ainsi, dans le drame du monde, ce n’est pas du hasard que l’âme reçoit son sort.

En effet, le sort d’une âme est conforme à son caractère (ϰατὰ λόγον), et, en le subissant convenablement, elle remplit son rôle dans le drame auquel préside la Raison universelle (λόγος πᾶς)[122]. Elle chante son morceau, c’est-à-dire elle fait les actes qu’il est dans sa nature de faire. Si sa voix et sa figure sont belles par elles-mêmes, elles donnent de l’agrément au poëme, comme c’est naturel ; sinon, elles y introduisent un élément discordant qui déplaît, mais qui n’altère pas la nature de l’œuvre[123]. Quant à l’auteur du drame, il réprimande le mauvais acteur comme celui-ci le mérite, et il remplit ainsi la tâche d’un bon juge ; il élève le bon acteur en dignité et le fait jouer, s’il le peut, dans de plus belles pièces, tandis qu’il relègue le mauvais acteur dans des pièces inférieures[124]. De même, l’âme qui figure dans le drame dont le monde est le théâtre, et qui y a pris un rôle, apporte avec elle une disposition à y jouer bien ou mal. À son arrivée elle est classée avec les autres acteurs, et, après avoir été partagée pour tous les biens de la fortune sans égard pour sa personne ni pour ses actes, elle est ensuite punie ou récompensée. De pareils acteurs ont quelque chose de plus que des acteurs ordinaires : ils paraissent sur une scène plus grande ; le Créateur de l’univers leur donne de la puissance et leur accorde la liberté de choisir entre un plus grand nombre de places. Les peines et les récompenses sont déterminées de telle sorte que les âmes courent elles-mêmes au-devant, parce que chacune a une place conforme à son caractère et est ainsi en harmonie avec la Raison de l’univers[125].

Chaque individu a donc, selon la justice, la place qui mérite, comme chaque corde de la lyre est fixée au lieu que

lui assigne la nature des sons qu’elle doit rendre. Dans l’univers, tout est bien, tout est beau, si chaque être occupe la place qu’il mérite, s’il sait entendre, par exemple, des sons discordants, dans les ténèbres et le Tartare : car il est convenable qu’on y entende de tels sons. Pour que l’univers soit beau, il faut que l’individu n’y soit pas comme une pierre[126] ; il faut qu’il concoure à l’unité de l’harmonie universelle en rendant le son qui lui est propre[127] ; or, le son que rend l’individu, c’est la vie qu’il mène, vie qui est inférieure en grandeur, en bonté, et en puissance [à celle de l’univers]. Le chalumeau rend plusieurs sons, et le plus faible contribue cependant à l’harmonie totale, parce que cette harmonie est composée de sons inégaux dont l’ensemble constitue un accord parfait[128] ; de même, la Raison universelle est une, mais renferme des parties inégales. De la résulte qu’il y a dans l’univers des places différentes, les unes meilleures, les autres inférieures, et leur inégalité correspond à l’inégalité des âmes. En effet, les places étant diverses et les âmes différentes, les âmes qui sont différentes trouvent des places qui sont inégales (comme les diverses parties du chalumeau ou de tout autre instrument) ; elles habitent des lieux différents et font entendre chacune des sons convenables pour l’endroit où elles se trouvent et pour l’univers. Ainsi, ce qui est mauvais pour l’individu est bon pour l’ensemble[129] ; ce qui est contre nature dans l’individu est selon la nature dans l’ensemble ; un son qui est faible n’altère pas l’harmonie de l’univers, comme, pour me servir d’un autre exemple, un mauvais citoyen ne change pas la nature d’une cité bien réglée : car souvent il est nécessaire qu’il y ait un homme de cette sorte dans une cité ; il y est donc lui-même bien placé[130].

XVIII. La différence qui existe entre les âmes sous le rapport du vice et de la vertu a plusieurs causes, entre autres l’inégalité qui existe entre ces âmes dès le principe. Cette inégalité est conforme à l’essence de la Raison universelle, dont elles sont des parties inégales parce qu’elles diffèrent les unes des autres. Il faut réfléchir qu’il y a en effet trois rangs pour les âmes[131], et que la même âme n’exerce pas toujours les mêmes facultés. Mais reprenons la comparaison que nous avons choisie pour éclaircir la discussion. Figurons-nous des acteurs qui prononcent des paroles que le poëte n’avait pas écrites : comme si le drame était incomplet, ils suppléent d’eux-mêmes ce qui manque et remplissent les lacunes que le poëte avait laissées ; ils semblent moins des acteurs que des parties du poëte, qui a prévu ce qu’ils devaient dire afin d’y rattacher le reste autant que cela était en son pouvoir[132]. En effet, dans l’univers, toutes les choses qui sont les conséquences et les résultats des mauvaises œuvres sont produites par des raisons, et sont conformes à la Raison universelle : ainsi, d’un adultère, d’un viol, naissent des enfants naturels qui peuvent être des hommes très-distingués ; de même, de cités détruites par des hommes pervers naissent d’autres cités florissantes.

On dira peut-être : il est absurde d’introduire dans le monde des âmes qui font, les unes le bien, les autres le mal : car c’est enlever à la Raison universelle le mérite du bien qui se fait, en la déchargeant de la responsabilité du mal. Qui empêche d’admettre que les choses que font les acteurs soient des parties du drame, dans l’univers comme sur la scène, et de rapporter ainsi à la Raison universelle le bien et le mal qui se font ici-bas ? car la Raison universelle exerce son influence sur chacun des acteurs avec d’autant plus de force que le drame est plus parfait et que tout dépend d’elle[133]. — Mais pourquoi imputer à la Raison universelle les mauvaises œuvres ? Les âmes contenues dans l’univers n’en seront pas plus divines ; elles resteront toutes des parties de la Raison universelle [et, par conséquent, des âmes] : car il faut admettre que toutes les raisons sont des âmes ; sinon, qu’on nous dise pourquoi, la Raison de l’univers étant une âme, certaines raisons seraient des âmes et les autres seraient seulement des raisons[134] ?



    On ne peut donc attribuer les actes de l’homme qu’à lui seul : c’est lui qui en est le principe, et il les fait librement. (Némésius, De la Nature de l’homme, ch. XXXIX, p. 224 de la trad. de M. Thibault.) S. Augustin dit sur le même sujet : « Quod si neque sua neque aliena natura quis peccare cogitur, restat ut pro pria voluntate peccetur. Quod si tribuere volueris Creatori, peccantem purgabis qui nihil præter sui Conditoris institutes commisit, qui, si recte defenditur, non peccavit. Non est ergo quod tribuas Conditori… Omnino igitur non invenio, nec inveniri posse et prorsus non esse confirmo, quomodo tribuantur peccata Creatori nostro Deo. » (De Libero arbitrio, III, 16.)

    Quæ profecto superat eam, quam peccandi perpetua voluntas tenet ; inter quam et illam priorem permanente in voluntate justitiæ, hæc medietatem quamdam demonstrat, quæ pœnitendi humilitate altitudinem suam recipit. » (S. Augustin, De Libero arbitrio, III, 5.)

    de l’homme (ch. xliv, p. 269 de la trad. de M. Thibault) : « Pourquoi les hommes de bien sont-ils mis à mort injustement et sont-ils égorgés sans motifs ? Si c’est injustement, pourquoi la Providence, qui est juste, ne l’a-t-elle pas empêché ? Si c’est justement, les meurtriers ne sont donc pas coupables ? Nous répondrons à cela que le meurtrier a commis une action injuste, et que celui qui a été mis à mort a souffert justement ou utilement : justement, si c’est à cause de quelques mauvaises actions qui nous sont inconnues ; utilement, si c’est parce que la Providence a prévu qu’il ferait dans la suite de mauvaises actions. Socrate et les saints nous en fournissent des exemples. Quant au meurtrier, il est criminel : car il n’a pas donné la mort par les motifs que nous venons de dire, et il n’avait pas le droit de la donner, mais il y a été porté par des motifs coupables… On doit raisonner de la même manière au sujet de ceux qui tuent leurs ennemis ou qui les font prisonniers et qui les soumettent ensuite aux plus durs traitements ; au sujet de ceux qui, poussés par leur cupidité, dépouillent les autres de ce qu’ils possèdent. En effet, il est vraisemblable que ceux qui ont été dépouillés l’ont été pour leur avantage ; mais ceux qui leur ont dérobé leurs biens n’en sont pas moins injustes : car ils les ont dépouillés, non pas pour leur rendre service, mais parce qu’ils ont été poussés à cette mauvaise action par la cupidité. » On trouve aussi des idées analogues dans la Cité de Dieu, de S. Augustin.

    manuscrits (nos 328, 1374) de la bibliothèque du Vatican : ἐϰ τῶν τοῦ φιλοσόφου Πρόϰλου εἰς Πλωτῖνον ὑπομνημάτον· δοῦλος Ἐπίϰτητος ἐγενόμην, ϰ. τ. λ.

  1. Pour les Remarques générales, Voy. les Éclaircissements sur ce livre à la fin du volume. On y trouvera un résumé complet de la doctrine de Plotin sur la Providence et l’indication des emprunts qu’il a faits à Platon, à Aristote et aux Stoïciens.
  2. Plotin fait allusion à la doctrine d’Épicure qui niait la Providence divine et expliquait par le hasard l’ordre de l’univers (Diogène Laërce, liv. X, 133). Ce début rappelle en outre un passage de Platon : « Socrate. Dirons-nous qu’une puissance dépourvue de raison, téméraire et agissant au hasard, gouverne toutes choses et ce que nous appelons l’univers ? ou au contraire, comme l’ont dit ceux qui nous ont précédés, qu’une intelligence, une sagesse admirable a formé le monde et le gouverne ? Protarque. Quelle différence entre ces deux sentiments ? Il ne me paraît pas qu’on a puisse soutenir le premier sans crime… Socrate. Ainsi, tu diras qu’il y a dans Jupiter, en qualité de cause, une âme royale, une intelligence royale. » (Philèbe ; t. II, p. 341-347 de la trad. de M. Cousin.) On trouve aussi la même pensée dans Philon (Allégories de la Loi, III, p. 93, éd. Mangey).
  3. Voy. Enn. IV, liv. ii et iv ; Enn. VI, liv. vii.
  4. Dans ce livre Plotin s’est proposé pour but principal de réfuter les objections que l’existence du mal fait élever contre la Providence divine. Il traite donc le même sujet que Leibnitz dans sa célèbre Théodicée, et les doctrines des deux philosophes sont identiques sur plusieurs points fondamentaux, tels que le principe que le mal n’est qu’un défaut du bien, etc. Voy. ci-après les Éclaircissements sur ce livre, à la fin du volume.
  5. Lactance (De Ira Dei, XIII) rapporte qu’Épicure argumentait en ces termes contre la Providence divine : « Deus, inquit [Epicurus], aut vult tollere male et non potest, aut potest et non vult, aut neque vult neque potest, aut et vult et potest. Si vult et non potest, imbecillis est, quod in Deum non cadit ; si potest et non vult, invidus, quod æque alienum a Deo ; si neque vult neque potest, et invidus et imbecillis est, ideoque nec Deus ; si et vult et potest, quod solum Deo convenit, unde ergo sunt mala, aut cur illa non tollit ? » En outre, les Gnostiques disaient que le Démiurge est mauvais ainsi que le monde même. Voy. t. I, p. 254, note 1.
  6. Voy. Enn. VI, liv. VII, § 1.
  7. Voy. le tome I, p. 263-265, et les notes.
  8. On voit que, par l’expression de Providence universelle, πρόνοια τοῦ παντός (pronoia toû pantos), Plotin entend l’Intelligence antérieure à l’univers, νοῦς πρὸ τοῦ παντός (noûs pro toû pantos). Mais Proclus donne une tout autre étymologie au mot πρόνοια (pronoia) ; il prétend que ce mot signifie l’action du Bien, laquelle est antérieure à l’Intelligence, πρό, νοῦς (pro, noûs). (De Providentia et Fato, V ; t. I, p. 15, éd. de M. Cousin.) L’étymologie donnée par Plotin nous paraît être la véritable.
  9. Voy. le passage de Philon cité dans les Éclaircissements du tome I, p. 525.
  10. Le début de Leibnitz, dans sa Théodicée (I, § 7), ressemble tout à fait à celui de Plotin : « Dieu est la première raison des choses, etc. »
  11. C’est une allusion au système des Gnostiques. Voy. t. I, p. 259-261.
  12. C’est encore une allusion au système des Gnostiques qui distinguaient en Dieu la puissance et l’acte. Voy. t. I, p. 258, p. 521 et la note.
  13. On trouve des idées analogues sur les rapports de l’Intelligence divine avec le monde dans un passage important de S. Augustin : « Si ergo quidquid mutabile aspexeris, vel sensu corporis vel animi consideratione capere non potes, nisi aliqua numerorum ferma teneatur, qua detracta in nihil recidat ; noli dubitare, ut ista mutabilia non intercipiantur, sed dimensis motibus et distincta varietate formarum quasi quosdam versus temporum peragant, esse aliquam Formam aeternam et incommutabilem, quæ neque contineatur et quasi diffundatur locis, neque protendatur et varietur temporibus, per quam cuncta ista formari valeant et pro suo genere implere atque agere locorum ac temporum numeros. Omnis enim res mutabilis etiam formabilis sit necesse est. Sicut enim mutabile diximus quod mutari potest, ita formabile quod formari potest appellaverim. Nulla autem res formare seipsam potest, quia nulla res potest dare sibi quod non habet ; et utique, ut habeat formam, formatur aliquid. Quapropter quaelibet res si quam habet formam, non et opus est accipere quod habet ; si qua vero non habet formam, non potest a se accipere quod non habet. Nulla ergo res, ut diximus, formare se potest. Quid autem amplius de mutabilitate corporis et animi dicamus ? Superius enim satis dictum est. Conficitur itaque ut et corpus et animus Forma quadam incommutabili et semper manente formentur. Cui Formae dictum est : Mutabis ea, et mutabuntur ; tu autem idem ipse es, et anni tui non deficient (Psalm., CI, 27). Annos sine defectu pro aternitate posuit prophetica locutio. De hac item Forma dictum est quod in se ipsa manens innovet omnia (Sap., VII, 27). Hinc etiam comprehenditur omnia Providentia gubernari. Si enim omnia quae sunt, forma penitus subtracta, nulla erunt, Forma ipsa incommutabilis, per quam mutabilia cuncta subsistunt, ut formarum suarum numeris impleantur et agantur, ipsa est eorum Providentia : non enim ista essent, si illa non esset. (De Libero arbitrio, II, 16, 17.)
  14. Voy. Enn. II, liv. IX, § 3, 8 ; t. I, p. 264, 279.
  15. Voy. Synésius, De la Providence, p. 97, C, éd. Petau.
  16. Voy. t. I, p. 191.
  17. Voy. t. I, p. 101, note 1 ; p. 189, note 4.
  18. Voy. Synésius, De la Providence, p. 127, C, éd. Petau.
  19. Voici comment S. Augustin a développé ce principe dans ses Confessions (VII, 11) : « Et inspexi cetera infra te, et vidi nec omnino esse nec omnino non esse : esse quidem, quoniam abs te sunt ; non esse autem, quoniam id quod est, non sunt. Id enim vere est quod incommutabiliter manet. Mihi autem inhærere Deo bonum est, quia, si non manebo in illo, nec in me potero. Ille autem in se manens innovat omnia. Et Dominus Deus meus es, quoniam bonorum meorum non eges. » Fénelon a dit à son tour, d’après S. Augustin : « Tout ce qui n’est point Dieu ne peut avoir qu’une perfection bornée, et ce qui n’a qu’une perfection bornée demeure toujours imparfait par l’endroit où la borne se fait sentir et avertit que l’on y pourrait encore beaucoup ajouter. La créature serait le Créateur même s’il ne lui manquait rien : car elle aurait la plénitude de la perfection, qui est la Divinité même. Dès qu’elle ne peut être infinie, il faut qu’elle soit bornée en perfection, c’est-à-dire imparfaite par quelque côté. » (De l’Existence de Dieu, I, chap. 3.) Voy. encore le passage de S. Augustin que nous avons cité dans le tome I, p. 267, note 5.
  20. Ici la nécessité signifie la matière, comme on le voit par la phrase suivante. Plotin fait allusion à un passage du Timée que nous avons déjà cité (t. I, p. 428) et dans lequel Platon dit : « La naissance du monde a été produite par un mélange de la nécessité et de l’action d’une intelligence ordonnatrice, etc. » Voy. aussi les passages du Politique et des Lois cités dans les Éclaircissements du tome I, p. 429-431.
  21. « Il n’y a rien dans l’univers qui ne porte et qui ne doive porter également ces deux caractères si opposés : d’un côté, le sceau de l’ouvrier sur son ouvrage, d’un autre côté, la marque du néant d’où il est tiré et où il peut retomber à toute heure. C’est un mélange incompréhensible de bassesse et de grandeur, de fragilité dans la matière et d’art dans la façon. » (Fénelon, De l’Existence de Dieu, I, chap. 3.)
  22. Voy. Enn. II, liv. IX, § 2 ; t. I, p. 262.
  23. Voy. t. I, p. 267, 277-279, 305-307 et les notes de ces pages où sont cités deux passages de S. Augustin.
  24. « Il n’est point question de critiquer ce grand ouvrage… Souvent même ce qui paraît défaut à notre esprit borné, dans un endroit séparé de l’ouvrage, est un ornement par rapport au dessein général, que nous ne sommes pas capables de regarder avec des vues assez simples pour connaître la perfection du tout. N’arrive-t-il pas tous les jours qu’on blâme témérairement certains morceaux des ouvrages des hommes, faute d’avoir assez pénétré toute l’étendue de leurs desseins ? » (Fénelon, De l’Existence de Dieu, I, chap. 3.) La même idée a été également développée par Leibnitz dans plusieurs passages de sa Théodicée, II, § 134, 146, 214.
  25. Voy. le tome I, p. 279. On peut rapprocher de ce beau morceau de Plotin le passage suivant de S. Augustin : « Et tibi [Deo] omnino non est malum, non solum tibi, sed nec universæ creaturæ tuæ, quia extra non est aliquid quod irrumpat et corrumpat ordinem quem posuisti ei. In partibus autem ejus, quædam quibusdam quia non conveniunt, mala putantur ; et eadem ipsa conveniunt aliis, et bona sunt, et in semetipsis bona sunt. Et omnia hæc quæ sibimet invicem non conveniunt, conveniunt inferiori parti rerum, quam terram dicimus, habentem coelum suum nubilosum atque ventosum congruum sibi. Et absit jam ut dicerem : Non essent ista ; quia et si sola ista cernerem, desiderarem quidem meliora, sed jam etiam de solis istis laudare te deberem : quoniam laudandum te ostendunt de terra dracones et omnes abyssi, ignis, grando, nix, glacies, spiritus tempestatis, quæ faciunt verbum tuum ; montes et omnes colles, ligna fructifera et omnes cedri ; bestiæ et omnia pecora, reptilia et volatilia pennata ; reges terræ et omnes populi, principes et omnes judices terræ ; juvenes et virgines, seniores cum junioribus, laudant nomen tuum. Quum vero etiam de cœlis te laudent, laudent te, Deus noster, in excelsis omnes angeli tui, omnes virtutes tuæ, sol et luna, omnes stellæ et lumen, cœli coelorum et aquæ quæ super cœlos sunt, laudent nomen tuum ; non jam desiderabam meliora, quia omnia cogitabam ; et meliora quidem superiora quam inferiora ; sed meliora omnia quam sola superiora judicio saniore pendebam. » (Confessiones, VII, 13.)
  26. Voy. t. I, p. 159. Ibn-Gebirol (Avicebron) a reproduit cette pensée dans le livre III de la Source de la Vie : « Le retour de la substance spirituelle sur elle-même, par la durée et la permanence, est comme le retour de la sphère sur elle-même, par la translation et la révolution. » (M. S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, p. 63.)
  27. Voy. t. I, p. 163.
  28. Voy. t. I, p. 450, le passage de la Métaphysique d’Aristote auquel est empruntée cette expression de Plotin, et l’imitation que Dante en a faite dans la Divine comédie.
  29. Voy. ci après § 12. S. Augustin a développé la même pensée dans le passage suivant : « {{lang|la|texte=Tu autem si præter id quod est neque vivit, et id quod est et vivit neque intelligit, et id quod est et vivit et intelligit, inveneris aliquod aliud creaturarum genus, tunc aude dicere aliquod bonum esse quod non sit ex Deo. Tria enim hæc duobus etiam nominibus enuntiari possunt, si appellentur corpus et vita : quia et illa quæ tantum vivit neque intellegit, qualis est pecorum, et hæc quæ intellegit, sicuti est hominum, rectissime vita dicitur. Hæc autem duo, id est corpus et vita, quæ quidem creaturæ deputantur (nam et creatoris ipsius vita dicitur et ea summa vita est) istæ igitur duæa creaturæ, corpus et vita, quoniam formabilia sunt, sicuti superius dicta docuerunt, amissaque omnino forma in nihilum recidunt, satis ostendunt ex illa forma subsistere quæ semper eius modi est. Quam ob rem quantacumque bona quamuis magna quamvis minima nisi ex deo esse non possunt. Quid enim maius in creaturis quam vita intellegens aut quid minus potest esse quam corpus ? Quæ quantumlibet deficiant et eo tendant ut non sint, tamen aliquid formæ illis remanet ut quoquo modo sint. Quicquid autem formæ cuipiam rei deficienti remanet, ex illa forma est quæ nescit deficere motusque ipsos rerum deficientium vel proficientium excedere numerorum suorum leges non sinit. Quicquid igitur laudabile advertitur in rerum natura, sive exigua sive ampla laude dignum iudicetur, ad excellentissimam et ineffabilem laudem referendum est Conditoris » (De Libero arbitrio, II, 17.)
  30. Plotin paraît ici faire allusion à la doctrine d’Héraclite et des Stoïciens selon lesquels les quatre éléments, le feu, l’air, l’eau et la terre, se transforment les uns dans les autres : δυνάμει γὰρ λέγει [Ἡράϰλειτος] ὅτι πῦρ ὑπὸ τοῦ διοιϰοῦντος τὰ σύμπαντα λόγου ϰαὶ θέου δι’ ἀέρος τρέπεται εἰς ὑγρὸν, ὡς τὸ σπέρμα τῆς διαϰοσμήσεως ὃ ϰαλεῖ θάλασσαν· ἐϰ δὲ τούτου αὖθις γίγνεται γῆ ϰαὶ οὐρανὸς, ϰαὶ τὰ ἐμπεριεχόμενα, ϰ. τ. λ. (Clément d’Alexandrie, Stromates, V, p. 712.) Pour les Stoïciens, Voy. Stobée, Eclogœ physicœ, I, p. 372, 446.
  31. Voy. t. I, p. 143.
  32. Voy. Enn. IV, liv. III, § 12 : « L’âme entre dans le corps qui est préparé pour la recevoir, et qui est tel ou tel, selon la nature à laquelle l’âme est devenue semblable par sa disposition. » Ce principe est emprunté au Timée de Platon. Voy. le passage de ce dialogue cité dans les Éclaircissements du tome I, p. 469.
  33. Cette pensée paraît empruntée à Démocrite : ἀνθρώπινα ϰαϰὰ ἐξ ἀγαθῶν φύεται, ἐπήν τις τἀγαθὰ μὴ ἐπίστηται ποδηγετεύειν μηδὲ ὀχέειν εὐπόπως. (Stobée, Eclogœ ethicœ, II, 7.) Elle a été reproduite par Salluste (De Diis et Mundo, xii) et Proclus (Commentaire sur le Timée, p.115). Voy. aussi S. Denys l’Aréopagite, Des Noms divins, chap. iv, § 20.
  34. La Loi de l’univers est la loi d’Adrastée. Voy. ci-après, § 13, p. 52.
  35. « Le parfait est plus tôt que l’imparfait, et l’imparfait le suppose. Comme le moins suppose le plus, dont il est la diminution, et comme le mal suppose le bien, dont il est la privation ; ainsi il est naturel que l’imparfait suppose le parfait dont il est, pour ainsi dire, déchu. » (Bossuet, De la Connaissance de Dieu et de soi-même, IV, 6.)
  36. Chrysippe disait que les maux arrivent par conséquence ou par concomitance, ϰατὰ παραϰολούθησιν. Voy. Leibnitz, Théodicée, II, § 209.
  37. Voy. le mythe des deux coursiers dans le Phèdre de Platon (t. VI, p. 48 de la trad. de M. Cousin).
  38. Voy. ci-dessus la note 2 de la page 30. Némésius dit à ce sujet : Sur quoi se fonde l’opinion de ceux que nous combattons ? C’est sur ce qu’ils croient que l’âme ne survit pas au corps. Mais on doit être convaincu que l’âme est immortelle et que tout ne finit pas pour l’homme avec la vie terrestre, en lisant ce que les plus sages des Grecs ont écrit sur la métempsycose, et ce que l’on a dit des diverses demeures assignées aux âmes selon leur mérite, ainsi que des supplices qui peuvent leur être infligés. » (De la Nature de l’homme, chap. xliv. p. 265 de la trad. de M. Thibault.)
  39. Voy. t. I, p. 280.
  40. Voy. t. I, p. 281. Némésius dit encore : Si quelqu’un trouve peu équitable que le juste souffre pour l’amen dement des autres, qu’il sache que cette vie est un combat, et l’arène de la vertu. Par conséquent, plus les travaux seront grands, plus la couronne sera belle : car la récompense des travaux sera proportionnée aux efforts que l’on aura faits. » (De la Nature de l’homme, chap. xliv, p. 268 de la trad. de M. Thibault.) On trouve aussi la même pensée dans J.-J. Rousseau : « N’exigeons point le prix avant la victoire, ni le salaire avant le travail. Ce n’est point dans la lice, disait Plutarque, que les vainqueurs de nos jeux sont couronnés, c’est après qu’ils l’ont parcourue. (Émile, liv. iv.)
  41. La vie divine est la vie contemplative. Voy. les Éclaircissements du tome I, p. 415-418.
  42. Dans ses Commentaires sur les Ennéades, Proclus citait ici l’exemple d’Épictète. Ces Commentaires, aujourd’hui perdus, sont mentionnés en ces termes dans deux
  43. Théognis dit dans ses Sentences, vers 526 :

    ἡ πενίη δὲ ϰαϰῳ σύμφορος ἀνδρὶ φέρειν.

    Synésius développe longuement cette pensée dans son traité Des songes, p. 141, éd. Petau.

  44. Voy. le passage de S. Augustin cité dans le tome I, p. 285, note 1.
  45. εἱρμῷ ϰαὶ τάξει : ce sont les termes employés par Plotin pour désigner l’enchaînement fatal des causes dans l’ordre physique. Voy. le livre précédent, p. 7. Quant à la manière dont l’Âme universelle administre l’univers par la Raison, Voy. le tome I, p. 182-193, 474.
  46. Voici comment S. Augustin a développé cette idée : « Sed adhuc videtur minus intelligens quod dictum est, habere quod contradicat. Dicit enim : Si universitatis perfectionem complet etiam nostra miseria, defuisset aliquid huic perfectioni, si beati semper essemus. Quapropter, si ad miseriam nisi peccando pervenerit anima, etiam peccata nostra ne cessaria sunt perfectioni universitatis quam condidit Deus. Quomodo ergo juste peccata punit, quæ si defuissent, creatura ejus plena et perfecta non esset ? Hic respondetur, non ipsa peccata vel ipsam miseriam perfectioni universitatis esse necessaria, sed animas in quantum animæ sunt ; quæ si velint, peccant ; si peccaverint, miseræ sunt. Si enim peccatis earum detractis miseria perseverat aut etiam peccata præcedit, recte deformari dicitur ordo atque administration universitatis. Rursus si peccata flant, et desit miseria, nihilominus dehonestat ordinem iniquitas. Quum autem non peccantibus adest beatitudo, perfecta est universitas ; quum vero peccantibus adest miseria, nihilominus perfecta est universitas. Quod autem ipsæ non desunt animæ, quas vel peccantes sequitur miseria, vel recte facientes beatitudo, semper naturis omnibus universitas plena atque perfecta est. Non enim peccatum et supplicium peccati naturæ sunt quædam, sed affectiones naturarum, illa volontaria, illa pœnalis. Sed volontariat quæ in peccato fit, turpis affectio est. Cui propterea pœnalis adhibetur, ut ordinet eam ubi talem esse non turpe sit et decori universitatis congruere cogat, ut peccati dedecus emendet pœna peccati. » (De Libero arbitrio, III, 9.)
  47. « Naturellement, lorsque nous voyons souffrir quelqu’un, nous nous humilions, comme l’a fort bien dit Ménandre : Tes maux nous font craindre les Dieux. » (Némésius, De la Nature de l’homme, chap. xliv, p. 267 de la trad. de M. Thibault.)
  48. Voy. t. I, p. 192. Synésius reproduit cette pensée dans ses Lettres (57, p. 192. A, éd. Petau). S. Augustin dit aussi dans son Commentaire sur l’Évangile de S. Jean : « Bene utens bonus malis et faciens bona de malis ad faciendos bonos de malis, et discernendos bonos a malis. »
  49. Plotin enseigne constamment que le mal n’est qu’un défaut de bien (t. I, p. 102, 129, 294, 425) ; sa doctrine sur ce sujet est conforme à celle de S. Augustin, de Bossuet, et de Leibnitz, comme nous l’avons démontré dans le tome I (p. 294, note 4 ; et p. 431-438). Elle se retrouve encore dans les écrits attribués à S. Denys l’Aréopagite (Voy. les Éclaircissements sur ce livre, à la fin du volume), et dans Gennade, qui reproduit presque les termes de notre auteur : άλλ´ εἰ δεῖ τάλεθὲς εἰπεῖν, οὔτε ἐστί τι ἡ ϰαϰία, άλλὰ στέρησις ἀρετῆς μόνον (De la Providence, p. 11). Enfin elle a été développée particulièrement par Proclus, dans son traité De mali existentia, chap. 1 (t. I, p. 197-213, éd. de M. Cousin).
  50. C’est une phrase empruntée au Théétète de Platon. Le passage entier est cité t. I, p. 427.
  51. Voy. le développement de cette pensée dans le tome I, p. 129.
  52. « Quare multa bonis viris adversa eveniunt ? Nihil accidere bono viro mali potest… Manet in statu, et, quidquid evenit, in colorem suum trahit. Est enim omnibus externis potentior. » (Sénèque, De Providentia, ii.)
  53. Voy. Platon, République, liv. ix. Némésius a reproduit la pensée de Plotin : « Si du bonheur, qui résulte d’un assemblage de biens, vous retranchez ceux qui sont corporels et extérieurs, le bonheur subsistera néanmoins : car la vertu toute seule suffit pour rendre heureux. Tout homme vertueux est donc heureux ; et tout méchant est malheureux. quand bien même il posséderait tous les dons de la fortune. » (De La Nature de l’homme, chap. xliv, p. 259 de la trad. de M. Thibault.)
  54. Les objections que Plotin pose dans le § 6 et la solution qu’il en donne dans le § 8 ont été reproduites et développées par Proclus (De decem Dubitationibus circa Providentiam, 6 ; t. I, p. 131, éd. de M. Cousin).
  55. Voy. Gennade, De la Providence, iv.
  56. « Nullum aliud habet negotium quæ vera et, ut ita dicam, germana philosophia est, quam ut doceat quod sit omnium rerum principium sine principio, quantusque in eo maneat intellectus, quidve inde in nostram salutem sine ulla degeneratione manaverit. » (S. Augustin, De Ordine, II, 5.)
  57. On trouve les mêmes idées dans le passage suivant de S. Augustin : « Et manifestatum est mihi, quoniam bona sunt quæ corrumpuntur, quæ neque si summa bona essent, neque nisi bona essent, corrumpi possent : quia, si summa bone essent, incorruptibilia essent ; si autem nulla bona essent, quod in eis corrumperetur non esset. Nocet enim corruptio, et, nisi bonum minueret, non noceret. Aut igitur nihil nocet corruptio, quod fieri non potest ; aut, quod certissimum est, omnia quæ corrumpuntur privantur bono. Si autem omni bono privabuntur, omnino non erunt. Si enim erunt et corrumpi jam non poterunt, meliora erunt quia incorruptibiliter permanebunt. Et quid monstruosius quam ea dicere omni bono amisso facta meliora ? Ergo, si omni bono privabuntur, omnino nulla erunt. Ergo, quamdiu sunt, bone sunt. Ergo, quæcunque sunt, bona sunt. Malumque illud, quod quærebam unde esset, non est substantia ; quia, si substantia esset, bonum esset. Aut enim esset incorruptibilis substantia, magnum utique bonum ; aut substantia corruptibles esset, quæ, nisi bona esset, corrumpi non posset. Itaque vidi et manifestatum est mihi, quia omnia bone tu fecisti, et prorsus nullæ substantiæ sunt quas tu non fecisti. Et quoniam non œqualia omnia fecisti, ideo sunt omnia ; quia singula bona sunt et simul omnia valde bona ; quoniam fecit Deus noster omnia bona valde. » (Confessiones, VII, 12.) S. Augustin a reproduit ce raisonnement dans son traité Du Libre arbitre, III, 13.
  58. « Credo meminisse te in prima disputatione satis esse compertum, nulla re fieri mentem servam libidinis nisi propria voluntate : nam neque a superiore neque ab æquali eam posse ad hoc dedecus cogi, quia injustum est ; neque ab inferiore, quia non potest. Restat igitur ut ejus sit proprius iste motus quo fruendi voluntatem ad creaturam a Creatore convertit : qui motus si culpæ deputetur, non est utique naturalisa, sed voluutarius ; in eoque similis est illi motui quo deorsum versus lapis fertur, quod sicut iste proprius est lapidis, sic ille animi ; verumtamen in eo dissimilis, quod in potestate non habet lapis cohibere motum quo fertur inferius, animus vero dum non vult, non ita movetur ut superioribus neglectis inferiora deligat ; et ideo lapidi naturalis est ille motus, animo vero iste voluntarius. Hinc est quod lapidem si quis dicat peccare, quod pondere suo tendit in infima, non dicam ipso lapide stolidior, sed profecto demens judicatur ; animum vero peccati arguimus, quum eum convincimus superioribus desertis ad fruendum inferiora præponere. » (S. Augustin, De Libero arbitrio, III, 1.) Voy. aussi Leibnitz, Théodicée, III, § 297-327.
  59. Voy. le livre précédent, § 9, p. 17.
  60. Voy. Enn. IV, liv. III, § 12.
  61. Voy. Enn. IV, liv. VIII, § 5.
  62. Voy. Philon, De la Providence (dans Eusèbe, Préparation évangélique, VIII, 14) ; et Leibnitz, Théodicée, I, § 16, 17.
  63. C’était la doctrine des Gnostiques (Voy. le tome I, p. 284, 302). C’était aussi celle des Manichéens, comme nous l’apprend Grégoire de Nysse (Catechetica oratio, 7). Némésius reproduit cette objection dans son traité De la Nature de l’homme (chap. xliv), et la combat par les mêmes raisons que le fait Plotin ici et ci-dessus, § 6. Enfin, S. Augustin la développe au début de son traité De l’Ordre : « Nec tamen quidquam est quod magis avide expetant quæque optima ingenia, magisque audire et discere studeant qui scopulos vitæ hujus et procellas velut erecto quantum licet capite inspiciunt, quam quomodo fiat ut et Deus humana curet et tanta in humanis rebus perversitas usque quaque diffusa sit, ut non divinæ, sed ne servili cuiquam procurationi, si ei tanta potestas daretur, tribuenda esse videatur. Quamobrem illud quasi necessarium iis quibus talia sunt curæ credendum dimittitur, aut divinam Providentiam non usque in hœc ultima et ima pertendi, aut certe mala omnia divina voluntate committi. »
  64. « Nonne in corporibus animantium quædam membra, si sola attendas, non possis attendere ? Tamen ea naturæ ordo nec quia necessaria sunt deesse voluit, nec quia indecora eminere permisit. » (S. Augustin, De Ordine, II, 4.) Voy. aussi le même auteur, De Libero arbitrio, III, 23.
  65. Montaigne dit à ce sujet : « Ma conscience se contente de soi, non comme de la conscience d’un ange ou d’un cheval, mais comme de la conscience d’un homme. » (Essais, III, 2, p. 180, éd. de M. J.-V. Le Clerc.) Pascal en a tiré cette pensée : « L’homme n’est ni ange ni bête. » (Pensées, p. 106. éd. de M. Havet.)
  66. Dans son discours au sénat contre les complices de Catilina, le stoïcien Caton d’Utique développe une idée analogue : « Per Deos immortales, vos ego appello qui semper domos, villas, signa, tabulas vestras, pluris quam rempublicam fecistis ; si ista, cujuscunque modi sint, retinere ; si voluptatibus vestris otium præbere vultis, expergiscimini aliquando et capessite rempublicam. » (Salluste, Conjuration de Catilina, 52.)
  67. Voy. Platon, République, liv. X. etc.
  68. Caton dit encore dans le discours déjà cité : « Non votis neque suppliciis muliebribus auxilia Deorum parantur : vigilando, agendo, bene consulendo prospere omnia cedunt : ubi socordiæ tete atque ignaviæ tradideris, nequidquam Deos implores, irati infestique sunt. »
  69. « Souviens-toi que tu ne peux pas, en ne faisant rien pour acquérir les choses étrangères, en obtenir autant que les autres. Comment, en effet, celui qui ne frappe pas aux portes d’un grand obtiendrait-il autant de lui que celui qui les assiége ? celui qui ne l’escorte pas, que celui qui lui fait cortége ? celui qui ne le loue pas, que celui qui le flatte ? Tu seras donc injuste et insatiable si, sans payer ces avantages d’aucune des choses par lesquelles on les achète, tu veux les avoir gratis, etc. » (Épictète, Manuel, § 31, trad. de M. Chédieu.)
  70.           Hercule veut qu’on se remue ;
    Puis il aide les gens…
                  Aide-toi, le ciel t’aidera.

    (Lafontaine, VI, 18.)
  71. Voy. Gennade, De la Providence, p. 18.
  72. « Quia nemo superat leges omnipotentis Creatoris, non sinitur anima non reddere debitum. Aut enim reddit debitum bene utendo quod accipit, aut reddit amittendo quo bene uti noluit. Itaque, si non reddit faciendo justitiam, reddit patiendo miseriam. » (S. Augustin, De Libero arbitrio, III, 15.)
  73. Voy. Platon, République, liv. VI, p. 39 de la traduction de M. Cousin. On retrouve d’ailleurs encore cette idée dans le discours de Caton que nous avons déjà cité : « Inter bonos et mahun discrimen nullum ; omnia virtutis prœmia ambitio possidet….. Eo fit ut impetus flat in vacuam rempublicam. »
  74. « Habet illa [creatura] sublimis perpetuam beatitudinem suam, in perpetuum fruens Creatore suo, quam perpetua tenendæ justitiæ voluntate promeretur. Habet deinde ordinem suum etiam illa peccatrix, amissa in peccatis beatitudine, sed non dimissa recuperandæ beatitudinis facultate.
  75. « Si les hommes font le mal, évidemment c’est malgré eux et par ignorance : car c’est malgré elle qu’une âme se prive soit de la vérité, soit de la vertu, laquelle traite chacun selon son mérite. C’est pour cela qu’ils souffrent impatiemment qu’on les appelle injustes, ingrats, avares ; en un mot gens malfaisants pour le prochain. » (Marc-Aurèle, Pensées, XI, § 18, trad. de M. Pierron.)
  76. Voy. le passage de S. Augustin que nous avons cité dans le tome I, p. 278, note 2, et le passage de Maïmonide qui se trouve dans la Théodicée de Leibnitz (III, § 262).
  77. Voy. t. I, p. 192. Voy. aussi, dans le De natura Deorum (III, 63-64), le morceau où Cicéron fait expliquer au stoïcien Balbus le rôle des plantes et des animaux dans la création.
  78. Voy. Philon, De la Providence (dans Eusèbe, Préparation évangélique, VIII, 14.)
  79. Selon Platon et les Stoïciens, le vice est involontaire. Voici comment Marc-Aurèle s’exprime à ce sujet : « C’est toujours malgré elle, dit Platon [dans le Sophiste et le Protagoras], qu’une âme est privée de la vérité. Par conséquent, c’est malgré elle qu’elle est privée de la justice, de la tempérance, de la bienveillance, des autres vertus. Tu dois continuellement te souvenir de ce principe ; cette pensée te rendra plus doux envers les autres hommes. » (Pensées, VII, § 63.)
  80. Voy. ci-dessus, § 8.
  81. « Quomodo voluntate quisque miseram vitam patitur, quum omnino nemo velit misere vivere ? Aut quomodo voluntate beatam vitam consequitur homo, quum tam multi miseri sint et beati omnes esse velint ? An eo evenit quod aliud est velle bene aut male, aliud mereri aliquid per bonam aut malam voluntatem ? Nam illi qui beati sunt, quos etiam honos esse oportet, non propterea sunt beati quia beate vivere voluerunt (nam hoc volunt etiam mali), sed quia recte, quod mali nolunt… Itaque, quum dicimus voluntate homines esse miseros, non ideo dicimus quod miseri esse velint, sed quod in ea voluntate sunt, quam etiam eis invitis miseria sequatur necesse est. » (S. Augustin, De Libero arbitrio, I, 14.)
  82. La pensée de Plotin est que les méchants sont tels par suite d’une habitude qu’ils ont contractée et qu’il dépendait d’eux de ne pas contracter. La même idée est exprimée plus clairement dans le passage suivant de Némésius : « Les vices ne résultent pas des facultés, mais des habitudes et de la préférence. Ce n’est pas la faculté [de mentir ou de dire la vérité, de vivre avec intempérance ou avec tempérance] qui nous rend menteurs et intempérants, mais c’est la préférence. Puis donc que le vice n’est pas une faculté, mais une habitude, nous ne devons pas attribuer nos vices à l’auteur de nos facultés, mais seulement à nos habitudes, dont nous sommes nous-mêmes les principes et les causes volontaires. Car nous pouvions, par nos efforts, contracter de bonnes habitudes au lieu d’en contracter de mauvaises. » (De la Nature de l’homme, chap. xli. p. 239 de la trad. de M. Thibault.)
  83. Voy. t. I, p. 187.
  84. À quelle cause attribuerons-nous donc les actions des hommes, si l’homme n’est pas la cause et le principe de ce qu’il fait ? D’abord on ne peut attribuer à Dieu les actions impies et ínjustes. On ne peut pas non plus les attribuer à la nécessité : car elles ne sont pas du nombre des choses qui ont toujours lieu de la même manière ; ni à la fatalité : car la fatalité a pour objet les choses nécessaires et non les contingentes ; ni à la nature : car la nature ne produit que les animaux et les plantes ; ni à la fortune : car les actions des hommes ne sont pas des choses rares et inattendues ; ni au hasard : car l’œuvre du hasard ne consiste que dans ce qui arrive par les êtres inanimés ou par les êtres irraisonnables.
  85. Voy. le livre précédent, § 7.
  86. Voy. t. I, p. 190.
  87. Cette conception d’un corps tout couvert d’yeux est une image orientale. On la trouve dans l’apocalypse de S. Jean (IV, 6) : « et quatuor animalia plena oculis ante et retro. »
  88. Voy. le passage du Timée cité dans les Éclaircissements sur ce livre, à la fin du volume.
  89. Non est vera ratio, sed invida infirmitas, quum aliquid melius faciendum fuisse cogitaveris, jam nihil inferius velle fieri, tanquam si perspecto cœlo nolles terram factam esse ; inique omnino. Recte enim reprehenderes si prætermisso cœlo terram factam videres, quoniam diceres ita eam fieri debuisse sicuti posses cogitare cœlum. Quum ergo etiam illud ad cujus speciem volebas terram perducere factum esse perspiceres, non autem hoc terram, sed cœlum vocari, credo quod, re meliore non fraudatus, ut inferior quoque aliqua fieret et terra esset, nequaquam invidere deberes… Neque tu potes aliquid melius in creatura cogitare quod creaturæ artificem fugerit. Humana quippe anima, divinis ex quibus pendet connexa rationibus, quum dicit : melius hoc fieret quam illud, si verum dicit et videt quod dicit, in illis quibus connexa est rationibus videt. Credat ergo Deum fecisse quod vera ratione ab eo faciendum fuisse cognovit, etiam si hoc in rebus factis non videt. Non enim cogitatione videret fuisse faciendum nisi in iis rationibus quibus facta sunt omnia. (S. Augustin, De Libero arbitrio, III, 5.)
  90. Fénelon, dans son traité De l’Existence de Dieu (I, ch. 3), a développé les comparaisons dont se sert ici Plotin : « On ne juge les ouvrages des hommes qu’en examinant le total : chaque partie ne doit pas avoir toute perfection, mais seulement celle qui lui convient dans l’ordre et dans la proportion des différentes parties qui composent le tout. Dans le corps humain, il ne faut pas que tous les membres soient des yeux ; il faut aussi des pieds et des mains. Dans l’univers, il faut un soleil pour le jour ; mais il faut aussi une lune pour la nuit. C’est ainsi qu’íl faut juger de chaque partie par rapport au tout ; toute autre vue est courte et trompeuse… Concluons-nous qu’un ouvrage de peinture est fait par le hasard, quand on y remarque des ombres, ou même quelques négligences de pinceau ? Le peintre, dit-on, aurait pu finir davantage ces carnations, ces draperies, ces lointains. Il est vrai que ce tableau n’est point parfait selon les règles ; mais quelle folie ce serait de dire : Ce tableau n’est point absolument parfait ; donc ce n’est qu’un amas de couleurs formé par le hasard, et la main d’aucun peintre n’y a travaillé. »
  91. Chrysippe disait : « Comme les comédies ont quelquefois des vers ridicules et des plaisanteries qui ne valent rien en elles-mêmes, et qui néanmoins donnent quelque grâce de plus au poëme ; de même le vice est certainement condamnable en lui-même, mais il n’est pas inutile relativement au reste des choses. » (Plutarque, De Commun. notit. adv. Stoïcos, 13.) La même pensée se trouve aussi dans S. Augustin : « Solœcismos et barbarismos quos vocant, poetæ adamaverunt, quæ schemata et metaplasmos mutatis appellare nominibus quam manifesta vitia fugere maluerunt. Detrahe tamen ista carminibus, suavissima condimenta desiderabimus. » (De Ordine, II, 4.)
  92. Voy. t. I, p. 190 : « Toutes les choses forment un ensemble harmonieux parce qu’elles proviennent tout à la fois de la matière et des raisons qui les engendrent. »
  93. Voy. ci-après, § 16.
  94. « Nec tibi occurrerit perfecta universitas, nisi ubi majora sie præsto sunt, ut minora non desint : sic etiam differentias animarum cogites, in quibus hoc quoque invenies ut miseriam, quam doles, ad id quoque valere cognoseas ut universitatis perfection nec illæ desint animæ quæ miseræ fieri debuerunt, quia peccatrices esse voluerunt. Tantumque abest ut Deus tales facere non dehuerit, ut etiam ceteras creaturas laudabiliter fecerit longe inferiores animis miseris. » (S. Augustin, De Libero arbitrio, III, 9.) Voy. encore ci-après, § 17, p. 65.
  95. Si des caractères d’écriture étaient d’une grandeur immense, chaque caractère regardé de près occuperait toute la vue d’un homme, il ne pourrait en apercevoir qu’un seul à la fois, et il ne pourrait lire, c’est-à-dire assembler les lettres et découvrir le sens de tous ces caractères rassemblés. Il en est de même des grands traits que la Providence nous forme dans la conduite du monde entier pendant la longue suite des siècles. Il n’y a que le tout qui soit intelligible, et le tout est trop vaste pour être vu de près. Chaque événement est comme un caractère particulier qui est trop grand pour la petitesse de nos organes, et qui ne signifie rien s’il est séparé des autres. Quand nous verrons en Dieu à la fin des siècles, dans son vrai point de vue, le total des événements du genre humain, depuis le premier jusqu’au dernier jour de l’univers, et leurs proportions par rapport aux desseins de Dieu, nous nous écrierons : Seigneur, il n’y a que vous de juste et de sage. » (Fénelon, De l’Existence de Dieu, I, ch. 3.)
  96. Plotin s’appuie ici sur la doctrine de la métempsycose (t. I, p. 385). Les mêmes idées ont été reproduites avec plus de développement par Proclus (De decem Dubitationibus circa Providentiam, § 8 ; t. I, p. 163).
  97. Némésius a développé cette idée dans son traité De la Nature
  98. Plotin fait ici allusion à un passage du Phèdre (t. VI, p. 53 de la trad. de M. Cousin), où il est question de la loi d’Adrastée. Ce nom, qui signifie l’inévitable, est le symbole de l’ordre nécessaire des choses. Voici comment Creuzer commente ce passage de Plotin (t. III, p. 149) : « Les Orphiques avaient apporté d’Égypte en Grèce la notion de la déesse que les Égyptiens appelaient Athor, les Grecs la Nuit, les Athéniens la Némésis de Rhamnonte, et peut-être aussi Adra, mot synonyme d’Adrastée. On la regardait comme chargée de maintenir et d’annoncer les lois divines qui président à l’univers. Or celui qui connaît et observe ces lois voit l’ordre admirable de la nature et pratique la justice. Aussi, dans les mythes, on associait à Adrastée tantôt Phanès, qui manifeste l’harmonie des choses visibles, tantôt sa sœur Ida (Ἴδη, de ἰδεῖν, voir, ou Εἴδη, de εἶδος, belle forme), qui embellit les parties du monde, tantôt la Justice (Δίϰη), qui exécute les lois de l’univers. Voilà pourquoi Plotin passe de l’idée d’Adrastée, c’est-à-dire de la puissance inévitable des lois divines, à l’idée de l’ordre des choses que nous voyons dans l’univers, puis à celle de la beauté des formes qui sont propres aux plantes et aux animaux ; enfin, voilà pourquoi, en décrivant l’essence divine, il unit la beauté à la justice (τὸ ϰαλὸν ϰαὶ τὸ δίϰαιον). » On trouve des idées analogues dans l’hymne de Cléanthe (Stobée, Eclogœ physicœ, I, 3) :

    ὦ σὺ ϰατευθύνεις ϰοινον λόγον, ὂσ διὰ πάντων
    φοιτᾷ, μιγνύμενος μεγάλοις μιϰροῖς τε φάεσσιν…
    ἀλλὰ σὺ ϰαὶ τὰ περισσὰ ἐπίστασαι ἄρτια θεῖναι,
    ϰαὶ ϰοσμεῖς τὰ ἄϰοσμα, ϰαὶ οὐ φίλα σοι φίλα ἐστίν.
    ὦδε γὰρ εἰς ἕν ἄπαντα συνήρμοϰας ἐσθλὰ ϰαϰοῖειν,
    ὦστ’ ἕνα γίγνεσθαι πάντων λόγον αἰὲν ἐόντα,
    ὂν φεύγοντες ἐῶσιν ὅσοι θνητῶν ϰαϰοὶ εἰσι.

  99. C’est dans un faible objet, imperceptible ouvrage,
    Que l’art de l’ouvrier me frappe davantage.

    (L. Racine, La Religion.)
  100. Ce passage a été cité par S. Augustin dans la Cité de Dieu, comme nous l’avons déjà dit (t. I, p. 303, note 2). Fénelon à son tour a reproduit l’idée de S. Augustin dans son traité de l’Existence de Dieu (I, chap. 3) : « Qu’on étudie le monde tant qu’on voudra ; qu’on descende au dernier détail ; qu’on fasse l’anatomie du plus vil animal ; qu’on regarde de près le moindre grain de blé semé dans la terre, et la manière dont ce germe se multiplie ; qu’on observe attentivement les précautions avec lesquelles un bouton de rose s’épanouit au soleil, et se referme vers la nuit : on y trouvera plus de dessein, de conduite et d’industrie que dans tous les ouvrages de l’art. Ce qu’on appelle même l’art des hommes n’est qu’une faible imitation du grand art qu’on appelle les lois de la nature, et que les impies n’ont pas de honte d’appeler le hasard aveugle.
  101. « Les œuvres de la Providence sont donc toujours bonnes et convenables. Pour reconnaître que Dieu administre toutes choses de la manière la meilleure, la plus avantageuse et la seule assortie à sa nature, on n’a qu’a bien se pénétrer de ces deux vérités, qui sont reconnues de tout le monde : Dieu seul est bon, Dieu seul est sage. Parce qu’il est bon, il doit prendre soin des choses ; parce qu’il est sage, il dirige tout avec sagesse et pour le mieux. » (Némésius, De la Nature de l’homnne, chap. XLIV, p. 268 de la trad. de M. Thibault.)
  102. Voy. t. I, p. 191. Némésius dit encore à ce sujet : « Nous devons nous garder de rejeter la Providence parce que nous ne la comprenons pas suffisamment. En effet, les choses que vous regardez comme mal faites sont cependant produites par le Créateur selon les lois de la plus haute raison ; mais, comme vous ne connaissez pas ces lois, vous vous hâtez de blâmer ce qui en résulte. » (De la Nature de l’homme, chap. XLIV, p. 266 de la trad.)
  103. La vertu est la plus belle qualité des choses créées, mais ce n’est pas la seule qualité des créatures ; il y en a une infinité d’autres qui attirent l’inclination de Dieu : de toutes ces inclinations résulte le plus de bien qu’il se peut, et il se trouve que s’il n’y avait que vertu, s’il n’y avait que créatures raisonnables, il y aurait moins de bien. Outre que la sagesse doit varier… La nature a eu besoin d’animaux, de plantes, de corps inanimés ; il y a dans ces créatures non raisonnables des merveilles qui servent à exercer la raison. » (Leibnitz, Théodicée, II, § 124.)
  104. « In hoc sensibili mundo vehementer considerandum est quid sit tempus et locus, ut, quod delectat in parte sive locisive temporis, intelligatur tamen multo melius esse totum cujus illa pars est ; et rursus quod offendit in parte perspicuum sit homini docto non ob aliud offendere, nisi quia non videtur totum cui pars illa mirabiliter congruit ; in illo vero mundo intelligibili quamlibet partem tanquam totum pulchram esse atque perfectam. » (S. Augustin, De Ordine, II, 19.)
  105. Cette conception paraît être une idée orientale. Dans les livres zends, par exemple, on lit que l’ange Mithra, qui juge les âmes après la mort, a un corps colossal et parsemé d’yeux. Voy. M. Franck, La Kabbale, p. 366.
  106. Voy. Hiéroclès, De la Providence, p. 82 de l’éd. de Londres.
  107. C’est la doctrine de Platon. Voy. les passages du Théétète et du Timée que nous avons cités dans les Éclaircissements du tome I, p. 427-430.
  108. Le texte porte : καὶ αὐτὴ αἰτία λόγου οὕτως. Il faut retrancher αἰτία, comme le propose M. Creuzer, ou lire αἰτίᾳ, comme le fait M. Kirchhoff. Le sens est le même dans les deux cas.
  109. « Omnia temporalia, quæ in hoc rerum ordine ita locata sunt ut, nisi deficiant, non possint præteritis futura succedere, ut tota temporum in suo genere pulchritudo peragatur, absurdissime dicimus non debere deficere. Quantum enim acceperunt, tantum agunt, et tantum reddunt ei cui debent quod sunt in quantumcunque sunt. » (S. Augustin, De Libero arbitrio, III, 15, 23.)
  110. Voy. Proclus, De decem Dubitationibus circa Providentiam, § 7 ; t. I, p. 144.
  111. Cette comparaison est empruntée à Platon (Lois, liv. VII, p. 796, 815). Voy. aussi Philon, De la Providence (dans Eusèbe, Préparation évangélique, VIII, 14.)
  112. Voy. Épictète, Manuel, § 2, 6 ; et Salluste, De Diis et Mundo, ix, p. 263.
  113. La comparaison de la vie avec une tragédie se trouve dans le Philèbe de Platon (t. II, p. 416 de la trad. de M. Cousin) : « Dans la tragédie et la comédie de la vie humaine, le plaisir est mêlé à la douleur. Le stoïcien Ariston de Chios a dit aussi : « Le sage ressemble à un bon acteur qui, sous le masque de Thersite comme sous celui d’Agamemnon, remplit toujours convenablement son rôle. » (Diogène Laërce, VII, § 160.).
  114. Avec MM. Creuzer et Kirchhoff nous retranchons les mots έν ᾗ σϰιαὶ ἀίσσουσι πολλῶν qui paraissent être interpolés.
  115. Ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui troublent les hommes ; ce sont les opinions qu’ils ont des choses. Ainsi la mort n’est point terrible : car elle aurait paru telle à Socrate ; mais elle nous paraît terrible parce que telle est l’opinion que nous nous en faisons. Quand donc nous serons empêchés, ou troublés, ou affligés, accusons, non les autres, mais nous-mêmes, c’est-à-dire nos opinions. (Épictète, Manuel, § 8.)
  116. ζωὴν λόγον τινὰ ἡσυχῆ ἔχουσαν. Plotin veut dire que la Raison de l’Univers est une contemplation tranquille de l’Intelligence divine. Ce point est développé ci-après dans le livre VIII.
  117. « Ni la substance spirituelle, ni même la substance corporelle, ne cesse jamais d’agir. » (Leibnitz. Sur la notion de Substance.)
  118. Pour les rapprochements qui sont à faire ici entre la doctrine des Stoïciens et celle de Plotin, Voy. les Éclaircissements sur ce livre, à la fin du volume. Voy. aussi Enn. II, liv. III, § 16-18.
  119. Plotin paraît faire ici allusion à un passage du Banquet de Platon (t. VI, p. 266 de la trad. de M. Cousin) : « Quant à la musique, il ne faut pas grande attention pour y reconnaître l’amour ; et c’est ce qu’Héraclite a peut-être senti, quoiqu’il ne se soit pas très-bien expliqué. L’unité, dit-il, en s’opposant à elle-même, produit l’accord, par exemple l’harmonie d’un arc ou d’une lyre. Il est absurde que l’harmonie soit une opposition, ou qu’elle résulte de choses opposées : mais apparemment Héraclite entendait que c’est de choses d’abord opposées, comme le grave et l’aigu, et ensuite mises d’accord, que la musique tire l’harmonie. En effet, tant que le grave et l’aigu restent opposés, il ne peut y avoir d’harmonie : car l’harmonie est une consonnance, la consonnance un accord, et l’accord ne peut se former de choses opposées, tant qu’elles demeurent opposées ; l’opposition, tant qu’elle ne s’est pas résolue en accord, ne peut donc produire l’harmonie. C’est encore de cette manière que les longues et les brèves, qui sont opposées entre elles, lorsqu’elles sont accordées, composent le rhythme ; et cet accord dans tout cela, c’est la musique qui l’établit, en unissant les opposés des liens de la sympathie et de l’amour. La musique est donc la science de l’amour en fait de rhythme et d’harmonie. »
  120. « Ce qui vient des dieux mérite notre respect au nom de la vertu ; ce qui vient des hommes, notre amour, au nom de leur parenté avec nous, et quelquefois une sorte de pitié, à cause de leur ignorance des vrais biens et des vrais maux, aveuglement aussi grand que celui qui nous empêche de distinguer le blanc d’avec le noir. » (Marc-Aurèle, Pensées, II, § 13.)
  121. « Illud jam ex vobis requiro utrum quœcunque agit stultus ordine vobis agere videatur. Nam videte rogatio quos laqueos habeat. Si ordine dixeritis, ubi erit illa definitio : Ordo est quo Deus agit omnia quœ sunt, si etiam stultus quœ agit, agit ordine ? Si autem ordo non est in iis quæ aguntur a stulto, erit aliquid quod ordo non teneat. Neutrum autem vultis… Facile est huic respondere complexioni tuæ. Omnis vita stultorum, quamvis per eos ipsos minime constans minime que ordinata sit, per divinam tamen Providentiam necessario rerum ordine includitur, et quasi quibusdam locis illa ineffabili et sempiterna lege dispositis nullo modo esse sinitur ubi esse non debet. Ita fit ut angusto animo ipsam solam quisque considerans, veluti magna repercussus fœditate, aversetur ; si autem mentis oculos erigens atque diffundens simul universa collustret, nihil non ordinatum suisque semper sedibus distinctum dispositumque reperiet. » (S. Augustin, De Ordine, II, 4.) S. Augustin appelle ici Ordre ce que Plotin nomme Raison de l’univers.
  122. Dans ce passage, Plotin donne au mot λόγος les trois sens de rôle, caractère, raison (essence rationnelle), et il est impossible de rendre en français ces trois sens par un seul mot.
  123. « Nous concourons tous à l’accomplissement d’une seule et même œuvre ; les uns savent et comprennent ce qu’ils font ; les autres l’ignorent : ainsi, ceux même qui dorment, dit Héraclite, je crois, sont des ouvriers qui concourent à l’accomplissement des affaires de ce monde. L’un contribue d’une façon, l’autre d’une autre, et singulièrement celui-là même qui en murmure, qui lutte avec effort contre le courant pour l’arrêter s’il était possible : car le monde avait besoin d’un tel homme. Vois donc avec quels ouvriers tu veux te ranger : car celui qui gouverne l’univers se servira toujours de toi comme il est bon : il te mettra toujours dans le nombre de ses coopérateurs, des êtres qui aident à son œuvre. Pour toi, prends bien garde de ne pas tenir parmi eux le même rang que, dans la comédie, le vers plat et ridicule, dont Chrysippe a parlé. » (Marc-Aurèle, Pensées, XII, § 42.) Nous avons déjà cité ci-dessus (p. 50, note 1) le passage de Chrysippe auquel Marc-Aurèle fait ici allusion.
  124. Proclus a reproduit cette comparaison dans son traité De Providentia, § 9 (t. I, p. 172) : « Etenim in vitis nostris, dramati quidem proportionalis tota generis periodus ; factori autem dramatis hujus, factum ; iis autem qui ad drama faciunt, animæ, sæpe quidem aliæ et aliæ, sæpe autem eædem adimplentes fatalem hunc funem : sicut ibi iidem hypocritæ, id est qui sub larvis flunt, quandoque quidem Tiresiæ, quandoque autem Œdipodis dicentes verba. Præmiat autem Providentia animas, et honorat alias, alias et deshonorat propter similitudinem vitæ, et ipsas propter ipsas in aliis vitis propter identitatem latentem, aspicientes infatatam præparationem permutatam entem. »
  125. Voy. Enn. IV, liv. III, § 24. Leibnitz a reproduit cette pensée dans sa Monadologie, § 89. Voy. les Éclaircissements du tome 1, p. 473.
  126. Expression proverbiale.
  127. « Sache que le point fondamental de la piété envers les Dieux, c’est d’avoir d’eux des idées droites comme celles-ci : qu’ils existent et qu’ils gouvernent tout avec bonté et avec justice ; qu’ils t’ont toi-même placé à un poste pour leur obéir et marcher de ton plein gré soumis aux événements que tu considéreras comme ordonnés par la suprême sagesse. De la sorte, tu ne te plaindras jamais des Dieux et tu ne les accuseras jamais de t’oublier. » (Épictète, Manuel, § 37.)
  128. « Il ne faut pas que les tuyaux d’un jeu d’orgue soient égaux, etc. » (Leibnitz, Théodicée, III, § 246.)
  129. « Souvent un mal dans quelques parties peut servir au plus grand bien du tout, etc. » (Ibid., II, § 289.)
  130. « Quid carnifice tetrius ? Quid illo animo truculentius atque dirius ? At inter ipsas leges locum necessarium tenet, et in bene moderata : civitatis ordinem inseritur, estque suo animo nocens, ordine autem alieno pœna nocentium. Quid sordidius, quid inanius decoris et turpitudinis plenius meretricibus, lenonibus ceterisque hoc genus pestibus dici potest ? Aufer meretrices de rebus humanis, turbaveris omnia libidinibus. » (S. Augustin, De Ordine, II, 4.)
  131. Ces trois rangs sont la vie intellectuelle, la vie rationnelle, la vie sensitive. Voy. t. I, p. 324.
  132. Voy. Enn. IV, liv. IV, § 9-12. Leibnitz développe une comparaison semblable dans sa Théodicée (II, § 147) : « Dieu a fait présent à l’homme d’une image de la divinité en lui donnant l’intelligence. Il le laisse faire en quelque sorte dans son petit département, ut Spartam quam nactus est ornet. Il n’y entre que d’une manière occulte : car il fournit être, force, vie, raison, sans se faire voir. C’est là où le franc arbitre joue son jeu. et Dieu se joue, pour ainsi dire, de ces petits dieux qu’il a trouvé bon de produire, comme nous nous jouons des enfants qui se font des occupations que nous favorisons ou empêchons sous main comme il nous plaît. L’homme est donc comme un petit dieu dans son propre monde ou microcosme, qu’il gouverne à sa mode. Il y fait merveille quelquefois… mais il y fait aussi de grandes fautes, parce qu’il s’abandonne à ses passions, et parce que Dieu l’abandonne à son sens : il l’en punit aussi, tantôt comme un père ou précepteur, exerçant ou châtiant les enfants, tantôt comme un juste juge punissant ceux qui l’abandonnent ; et le mal arrive le plus souvent quand ces intelligences ou leurs petits mondes se choquent entre eux. L’homme s’en trouve mal à mesure qu’il a tort ; mais Dieu, par un art merveilleux, tourne tous les défauts de ces petits mondes au plus grand ornement de son grand monde. C’est comme dans ces inventions de perspective où certains beaux desseins ne paraissent que confusion jusqu’à ce qu’on les rapporte à leur vrai point de vue, ou qu’on les regarde par le moyen d’un certain verre ou miroir. C’est en les plaçant et en s’en servant comme il faut qu’on les fait devenir l’ornement d’un cabinet. Ainsi les difformités apparentes de nos petits mondes se réunissent en beautés dans le grand, et n’ont rien qui s’oppose à l’unité d’un principe universel infiniment parfait ; au contraire, ils augmentent l’admiration de sa sagesse, qui fait servir le mal au plus grand bien. »
  133. Cette objection paraît empruntée à la doctrine stoïcienne qui identifie Dieu avec le monde : « Toutes choses sont liées entre elles et d’un nœud sacré ; il n’y a presque rien qui n’ait ses relations. Tous les êtres sont coordonnés ensemble, tous concourent à l’harmonie du même monde. Il n’y a qu’un seul monde, qui comprend tout, un seul Dieu, qui est dans tout, une seule matière, une seule loi, une raison commune à tous les êtres doués d’intelligence, enfin une vérité unique, n’y ayant qu’un seul état de perfection pour tous les êtres qui appartiennent à la même espèce et qui participent à la même raison. » (Marc-Aurèle, Pensées, VII, 9.) Sénèque est encore plus explicite : « Totum hoc, quo continemur, et unum est, et Deus est, et socii ejus et membra sumus. » (Lettres, 94.) Voy. d’ailleurs les rapprochements entre la doctrine des Stoïciens et celle de Plotin dans les Éclaircissements sur ce livre, à la fin du volume.
  134. Dans cette fin, Plotin indique la question qu’il traite dans le livre suivant, p. 71.