Ennéades (trad. Bouillet)/Sommaires de la troisième Ennéade

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Les Ennéades de Plotin
Sommaires de la troisième Ennéade
Traduction française de M.-N. Bouillet

TROISIÈME ENNÉADE.

Porphyre a rassemblé dans la IIIe Ennéade, ainsi qu’il le dit dans la Vie de Plotin (§ 24, t. I, p. 30), les livres qui se rapportent à la théorie du Monde, considéré surtout au point de vue théologique et métaphysique.


LIVRE PREMIER.
DU DESTIN.

(I-II) Les essences premières n’ont point de cause parce qu’elles existent toujours. Les essences qui dépendent des essences premières tiennent d’elles aussi l’existence. Quant aux choses qui deviennent, elles ont toutes une cause. Seulement les philosophes en expliquent la production de diverses manières. Les uns rapportent tout aux atomes ou aux éléments, d’autres au Destin, qu’ils définissent de différentes façons, d’autres encore aux astres.

(III) La doctrine des atomes ne peut rendre compte des faits qui se produisent dans le monde, parce qu’elle suppose que tout arrive par hasard. La doctrine des éléments soulève les mêmes objections.

(IV) On ne peut admettre (comme Héraclite) qu’une cause, appelée Destin, agisse seule dans l’univers : car un pareil système détruirait l’enchaînement des effets et des causes, puisqu’il n’existerait dès lors qu’un seul être, qui agirait dans tous les autres êtres.

(V-VI) Il ne convient pas davantage de rapporter tout ce qui arrive à l’action des astres, comme le font les astrologues. Sans doute les astres exercent une influence physique sur notre corps, mais ils ne peuvent rien sur notre âme. Nous devons d’ailleurs à nos parents beaucoup de nos qualités corporelles. Les astres ne sont donc pas les auteurs des événements ; ils n’en sont que les signes en vertu des lois de l’analogie.

(VII) La doctrine (stoïcienne) que toutes choses dérivent l’une de l’autre par un enchaînement fatal détruit la liberté humaine, parce que, dans ce cas, toutes nos déterminations sont des impulsions que nous recevons du Destin.

(VIII-X) Pour sauver la liberté de l’homme sans détruire l’enchaînement et l’ordre des faits dans l’univers, il faut admettre deux espèces de causes : d’abord l’âme humaine, puis les causes secondes qui dépendent de l’Âme universelle. Quand l’âme humaine se détermine à un acte par l’influence que les choses extérieures exercent sur elle, elle n’est point libre. Ses actes ne sont vraiment indépendants que quand elle obéit à la raison pure et impassible, qu’elle n’est point égarée par l’ignorance ni dominée par la passion.

LIVRE DEUXIÈME.
DE LA PROVIDENCE, I.

(I-II) Il ne suffit pas d’admettre que le monde doit son existence à une cause intelligente ; il faut encore montrer comment les maux que nous voyons se concilient avec la sagesse de la Providence.

Le monde a pour cause, non une Providence particulière, semblable à la réflexion de l’artiste qui délibère avant d’exécuter son œuvre, mais une Providence universelle, savoir l’Intelligence, principe, archétype et paradigme de tout ce qui existe. D’abord, l’Intelligence constitue elle-même le monde intelligible, unité vivante et intelligente, permanente et immuable, type de la perfection et de la béatitude. Ensuite, en vertu d’une nécessité inhérente à son essence, elle engendre le monde sensible, qui est le théâtre de la pluralité, de la division, de la lutte des contraires, parce qu’il est un mélange de la matière et de la raison. L’harmonie qu’on y découvre lui est donnée par l’Âme universelle qui le gouverne.

(III) Quoique le monde sensible soit bien inférieur au monde intelligible, il est cependant le plus beau et le meilleur des mondes possibles où la matière entre comme élément : il procède nécessairement d’une cause excellente et divine ; il est achevé, complet, harmonieux dans son ensemble et ses détails ; enfin, il est bon, preuve que tout y aspire au Bien et y représente l’Intelligence selon son pouvoir.

(IV-V) Les parties du monde se transforment, mais ne périssent pas. Les âmes animent tour à tour des corps différents : de là naît la lutte des natures opposées, la mort, la transgression de la loi suprême. Les âmes qui écoutent les appétits du corps en sont justement punies ; elles n’ont pas le droit de réclamer la félicité divine lorsqu’elles ne se sont pas élevées elles–mêmes à un état divin. Quant à la pauvreté, aux maladies et aux autres souffrances, elles sont indifférentes aux hommes vertueux et utiles aux méchants ; elles rentrent dans l’ordre de l’univers, parce qu’elles nous forcent à lutter contre les obstacles, à distinguer le bien du mal. Ainsi, les maux qui sont inévitables dans la constitution de l’univers, puisque celui-ci doit être moins parfait que sa cause, ont cependant de bons résultats et se concilient parfaitement avec l’existence de la Providence : car le mal n’est qu’un défaut de bien[1].

(VI-VII) On demande comment il se fait que les hommes vicieux obtiennent si souvent tous les avantages auxquels on attache tant de prix, richesses, honneurs, beauté, etc., et que les hommes vertueux aient une condition contraire. — Pour répondre à cette objection et à toutes celles qu’on peut élever contre la Providence, il faut remarquer en général que les choses sensibles ne sauraient atteindre à la perfection des choses intelligibles, et en particulier que Dieu n’est point responsable des actes volontaires et libres des âmes. D’ailleurs, l’homme n’occupe dans l’univers qu’un rang intermédiaire entre Dieu et la brute.

(VIII-IX) Pour obtenir les avantages auxquels on attache du prix, il faut faire les actes de l’accomplissement desquels dépend leur possession. On ne peut raisonnablement demander à la Providence de venir à chaque instant suspendre les lois de la nature et en interrompre le cours, par son intervention. En effet, l’action de la Providence ne doit pas anéantir la liberté de l’homme : son rôle est d’assurer à chacun, soit ici-bas, soit après la mort, la récompense ou la punition qu’il a méritée par sa conduite. Elle rappelle d’ailleurs toujours l’homme à la raison et à la vertu par les moyens dont elle dispose.

(X) Les méchants sont pleinement responsables de leurs actions parce que ce sont eux qui les font. Leur méchanceté même leur est imputable, parce que c’est une disposition conforme à leur volonté.

(XI-XII) La Raison de l’univers n’a pas dû donner à tout une perfection uniforme, parce que les inégalités mêmes et les différences des êtres contribuent à la beauté de l’univers, que chacun d’eux pris séparément a ses différences propres qui constituent son individualité, et que tous pris ensemble réalisent toutes les essences contenues dans le monde intelligible.

(XIII-XIV) Pour juger le monde sensible, il ne suffit pas de considérer l’état présent des choses ; il faut encore embrasser toute la série des faits passés et futurs où s’exerce la justice distributive de Dieu. On découvre alors un ordre admirable. Si chaque individu, considéré isolément, laisse à désirer, c’est parce qu’il ne peut réunir en lui seul toutes les perfections de son espèce.

(XV) Quant aux objections particulières que soulève le spectacle du monde, on peut répondre que la destruction des animaux les uns par les autres est une des conditions de la vie universelle, que la guerre n’est qu’un jeu puisqu’elle n’anéantit pas l’âme, etc. En général, toutes les choses qui sont pénibles pour la partie animale de notre être constituent des incidents variés du drame immense dont la terre est le théâtre.

(XVI) Si l’on remonte aux principes, on voit que la Raison du monde procède de l’Âme universelle et de l’Intelligence divine. C’est un acte, une vie, dont l’unité consiste dans une harmonie formée par mille sons divers. La pluralité et l’opposition des contraires sont nécessaires dans le monde sensible parce qu’il est un tout, et que la totalité implique à la fois unité et variété.

(XVII-XVIII) La Providence accorde à chacun le rôle qu’il est le plus propre à remplir par ses dispositions naturelles, ses mérites et ses défauts, et, tout en donnant à l’univers sa perfection, exerce en même temps sa justice distributive. Ainsi, c’est des différences intrinsèques des âmes que naissent les inégalités des conditions. Quant aux inégalités des âmes, elles tiennent à ce que celles-ci occupent le premier, le deuxième ou le troisième rang dans le drame de la vie, où la nature, prévoyant le rôle que jouerait chaque acteur, lui a

donné dans son plan une place convenable à ses dispositions. Ainsi, le bien qui est réalisé ici-bas vient de la Providence, le mal qu’on y rencontre tient aux écarts de la liberté humaine.


LIVRE TROISIÈME.
DE LA PROVIDENCE, II.

(I-II) La Raison de l’univers contient en soi toutes les raisons séminales particulières ; chacune de celles-ci contient à son tour toutes les actions qu’elle doit produire : car toute raison renferme la pluralité dans l’unité. L’harmonie des raisons particulières dans leur développement constitue l’unité du plan de l’univers. Tout ce qui arrive ici-bas découle directement ou indirectement de l’ordre établi par l’Âme universelle.

(III) Les actes de l’homme, quoiqu’il soit libre, sont compris dans le plan de l’univers, parce que la Providence a tenu compte de notre liberté. Notre imperfection morale n’est imputable qu’à nous seuls. Les infériorités relatives sont la conséquence de la pluralité des êtres.

(IV-V) Il y a deux règnes, celui de la Providence et celui du Destin. Il y a aussi deux vies pour l’homme : dans l’une, il exerce la raison et l’intelligence ; dans l’autre, l’imagination et les sens ; dans la première, il est libre ; dans la seconde, il est soumis à la fatalité. Il dépend toujours de lui de mener l’une ou l’autre de ces deux espèces de vie. Il est donc juste qu’il subisse les conséquences de ses actions, qu’il soit récompensé ou puni par la Providence, selon qu’il se conforme à ses lois ou qu’il les viole.

(VI) C’est en vertu de l’enchaînement des faits que les astrologues et les devins peuvent prédire les événements futurs. Toute divination est fondée sur les lois de l’analogie qui règne dans l’univers.

(VII) En résumé, sans inégalités, il n’y aurait pas de Providence : car celle-ci, étant le principe suprême dont tout dépend, ressemble à un arbre immense dont toutes les parties constitueraient autant d’êtres différents et cependant unis entre eux[2].

LIVRE QUATRIÈME.
DU DÉMON QUI EST PROPRE À CHACUN DE NOUS.

(I-II) Pour préparer la solution de la question qui fait l’objet de ce livre, Plotin débute par quelques considérations sur la différence qui existe entre la manière dont l’Âme universelle exerce ses puissances et celle dont l’âme humaine développe les siennes.

L’Âme universelle engendre la Puissance sensitive et la Nature ou Puissance végétative, par laquelle elle communique la vie aux animaux et aux plantes. La Nature, à son tour, engendre la Matière, qui, étant absolument indéterminée, ne devient parfaite qu’en recevant la forme avec laquelle elle constitue le corps. C’est par la Puissance sensitive et la Nature que l’Âme Universelle prend soin, comme le dit Platon, de tout ce qui est inanimé.

Tandis que l’Âme universelle, par ses puissances inférieures, communique la vie au corps du monde sans incliner vers lui, l’âme humaine, au contraire, s’élève ou s’abaisse selon que, dans ses existences successives, elle exerce principalement sa raison, sa sensibilité ou sa puissance végétative : par là, elle reste dans le rang qui est assigné à l’homme, ou bien elle s’abaisse à la condition soit de la brute, soit du végétal[3].

(III-IV) Notre Démon est la puissance immédiatement supérieure à celle qui agit principalement en nous ; selon que nous vivons soit de la vie sensitive, soit de la vie rationnelle, soit de la vie intellectuelle, nous avons pour démon soit la Raison, soit l’Intelligence, soit le Bien. Nous choisissons donc notre démon, puisqu’il dépend de nous d’exercer principalement telle faculté à laquelle préside tel démon. Il dépend également de l’âme d’incliner vers le corps ou d’élever avec elle-même au monde intelligible sa puissance végétative.

(V) L’âme est toujours libre, parce que le caractère qu’elle a dépend uniquement de son choix et que les choses extérieures ne sauraient le changer. Elle n’est pas non plus contrainte par son démon, parce qu’elle en change en changeant de genre de vie.

(VI) Les âmes qui se sont élevées là-haut résident dans le monde sensible ou en dehors du monde sensible. Dans le premier cas, elles habitent dans l’astre qui est en harmonie avec la puissance qu’elles ont développée. Dans le second cas, elles demeurent dans le monde intelligible et y ramènent avec elle leur puissance végétative ; elles sont alors indépendantes du Destin, à l’influence duquel elles ne sont soumises que lorsqu’elles descendent ici-bas.

LIVRE CINQUIÈME.
DE L’AMOUR.[4]

(I) L’amour considéré comme passion de l’âme humaine est le désir de s’unir à un bel objet. On souhaite tantôt posséder la beauté pour elle-même, tantôt y joindre le plaisir de perpétuer l’espèce en produisant dans le monde sensible une image temporaire des essences éternelles du monde intelligible.

(II) L’amour considéré comme dieu est l’hypostase (l’acte substantiel) de Vénus Uranie, c’est-à-dire de l’Âme céleste. Il est et l’œil par lequel elle contemple Cronos (qui représente l’Intelligence divine), et la vision même qui en naît.

(III-IV) L’amour considéré comme démon est fils de Vénus populaire, c’est-à-dire de l’Âme intérieure, engagée dans le monde ; il préside avec elle aux mariages. Il est le désir de l’intelligible et il élève avec lui les âmes auxquelles il est uni. En effet, comme l’Âme universelle, chaque âme particulière renferme en elle un amour inhérent à son essence : cet amour est un démon, si l’âme à laquelle il appartient est mêlée à la matière ; c’est un dieu, si l’âme à laquelle il appartient est pure.

(V) On ne peut admettre que l’Amour soit le monde [comme l’avance Plutarque de Chéronée] : les attributs que Platon lui prête dans le Banquet n’auraient aucun sens raisonnable dans cette hypothèse.

(VI) Les amours et les démons ont une origine commune. Ils occupent un rang intermédiaire entre les dieux et les hommes. Cependant, parmi les démons, ceux-là seuls sont des amours qui doivent leur existence au désir que l’âme humaine a du Bien. Les autres démons sont engendrés par les diverses puissances de l’Âme universelle pour l’utilité du Tout. Ils ont des corps aériens ou ignés.

(VII-IX) Reste à expliquer le mythe de la naissance de l’amour tel qu’il se trouve dans le Banquet de Platon. — L’Amour est, ainsi que les autres démons, mélangé d’indétermination et de forme : il participe à la fois à l’indigence (Penia) et à l’abondance (Poros), parce qu’il désire et qu’il fait acquérir le bien qu’il est destiné à procurer ; c’est en ce sens qu’il est fils de Penia et de Poros. Vénus est l’Âme, Jupiter, l’Intelligence. Poros représente les raisons ou idées qui passent de l’Intelligence dans l’Âme, et le jardin de Jupiter, la splendeur des idées.

Les mythes divisent sous le rapport du temps ce qu’ils racontent ; ils présentent comme séparées les unes des autres des choses qui existent simultanément, mais qui sont éloignées par leur rang ou par leurs puissances[5].

LIVRE SIXIÈME.
DE L’IMPASSIBILITÉ DES CHOSES INCORPORELLES.

Ce livre comprend deux parties : 1° De l’impassibilité de l’âme ;De l’impassibilité de la matière et de la forme.

De l’impassibilité de l’âme[6]. (I-III) Dans la sensation, il faut distinguer la passion et le jugement : la première appartient au corps : le second, à l’âme. Étant une essence inétendue et incorruptible, l’âme ne peut éprouver aucune altération qui impliquerait qu’elle est périssable. Si l’on dit qu’elle éprouve une passion, il faut donner à ce mot un sens métaphorique, comme on le fait pour les expressions : arracher de l’âme un vice, y introduire la vertu, etc. En effet, la vertu consiste à ce que toutes les facultés soient en harmonie ; le vice n’est que l’absence de la vertu ; il en résulte que ni la vertu ni le vice n’introduisent dans l’âme quelque chose d’étranger à sa nature. En général, passer de la puissance à l’acte, produire une opération, n’a rien de contraire à l’inaltérabilité d’une essence immatérielle ; pâtir en agissant n’appartient qu’au corps. Il en résulte que les opinions, les désirs et les aversions, et tous les faits qu’on appelle par métaphore des passions et des mouvements ne changent pas la nature de l’âme.

(IV) On nomme partie passive de l’âme celle qui éprouve les passions, c’est-à-dire les faits accompagnés de peine ou de plaisir. Il faut y bien distinguer ce qui appartient an corps et ce qui appartient à l’âme : ce qui appartient au corps, c’est l’agitation sensible qui se produit dans les organes, telle que la pâleur ; ce qui appartient à l’âme, c’est l’opinion qui produit la peine ou le plaisir et qui se rattache elle-même à l’imagination. La partie passive est donc une forme engagée dans la matière ; elle ne pâtit pas elle-même ; elle est seulement la cause des passions, c’est-à-dire des affections éprouvées par le corps[7].

(V) Si, quoique l’âme soit impassible, on dit qu’il faut l’affranchir des passions, c’est que, par ses représentations, l’imagination produit dans le corps des mouvements d’où naissent des craintes qui troublent l’âme. Affranchir l’âme des passions, c’est la délivrer des conceptions de l’imagination. La purifier, c’est la séparer du corps, c’est-à-dire l’élever d’ici-bas aux choses intelligibles.

De l’impassibilité de la forme et de la matière. (VI) L’Être absolu est impassible : car, possédant de soi et par soi l’existence, il se suffit pleinement à lui-même, il est par conséquent parfait, éternel, immuable, possède la vie et l’intelligence. On se trompe quand on croit que le caractère de la réalité est l’impénétrabilité : cette propriété n’appartient qu’aux corps ; plus ils sont durs et pesants, moins ils sont mobiles, moins ils participent de l’être.

(VII) La matière est impassible, mais pour une autre raison que l’Être absolu ; elle est impassible, parce qu’elle est le non-être. N’étant ni être, ni intelligence, ni âme, ni raison séminale, ni corps, elle est une espèce d’infini ; elle peut toujours devenir toutes choses indifféremment, parce qu’elle ne possède aucune forme, qu’elle n’est qu’une aspiration à l’existence. En recevant successivement des qualités contraires, elle n’est pas plus altérée qu’un miroir ne l’est par une image.

(VIII-X) Ce qui pâtit, c’est le corps, le composé de la forme et de la matière. Quant à la matière elle-même, elle demeure immuable au milieu des changements que les qualités contraires se font subir les unes aux autres, comme la cire garde sa nature en changeant de forme, comme un miroir reste toujours le même, quelles que soient les images qui viennent s’y peindre. En effet, étant le commun réceptacle de toutes choses, la matière ne peut être altérée en tant que matière.

(XI-XIII) Tout en participant aux idées, la matière reste impassible, parce que cette participation consiste dans une simple apparence : elle n’est affectée en aucune façon en recevant les formes ; elle en est seulement le lieu.

(XIV-XV) Ne recevant rien de réel quand les images des idées entrent en elle, la matière demeure toujours insatiable à cause de son indigence naturelle. Les raisons séminales qui sont dans la matière ne se mêlent pas avec elle ; elles y trouvent seulement une cause d’apparence.

(XVI-XVIII) La matière n’est pas la substance étendue. En recevant de la raison séminale la forme, elle en a reçu en même temps la quantité et la figure. Elle n’est grande que parce qu’elle contient les images de toutes les idées, par conséquent l’image de la grandeur même. Ne possédant pas réellement la forme, elle ne possède pas non plus réellement la grandeur, elle n’en a que l’apparence. La grandeur apparente de la matière doit son origine à la procession de l’Âme universelle qui, en produisant hors d’elle l’Idée de grandeur, a donné à la matière l’extension qu’elle possède dans son état actuel[8].

(XIX) La quantité et les qualités auxquelles la matière sert de sujet y entrent sans lui faire partager les passions qu’elles subissent elles-mêmes. La matière reste donc impassible au milieu de tous les changements produits par l’action que les contraires exercent les uns sur les autres. Aussi est-elle complètement stérile. La forme seule est féconde.


LIVRE SEPTIÈME.
DE L’ÉTERNITÉ ET DU TEMPS.

Tout le monde sait que l’Éternité se rapporte à ce qui existe perpétuellement, et le Temps, à ce qui devient. Il n’en est pas moins nécessaire d’approfondir ces notions pour s’en rendre compte et pour bien comprendre les désunions qu’en ont données les anciens philosophes.

Éternité. (I-III) L’éternité est la forme de la vie qui est propre à l’Être intelligible : elle n’est ni l’Être intelligible ni le repos de cet être ; elle est la propriété qu’a sa vie d’être permanente, immuable, indivisible, infinie, et de posséder une plénitude perpétuelle qui exclut la distinction du passé et de l’avenir. Les choses engendrées, au contraire, ne sont rien sans leur futur, parce que leur existence consiste à réaliser continuellement leur puissance.

(IV-V) Nous concevons l’éternité en contemplant l’Être intelligible dans la perpétuité et la plénitude de sa vie parfaite. Nous voyons ainsi que l’éternité peut se définir : la vie qui est actuellement infinie parce qu’elle est universelle et qu’elle ne perd rien. Cette vie est immuable dans l’unité, parce qu’elle est unie à l’Un, qu’elle en sort et y retourne. Il en résulte qu’elle exclut toute succession, qu’elle est permanente, qu’elle est toujours, comme l’indique l’étymologie du mot αἰών, éternité, qui dérive de ἀεὶ ὄν, l’Être qui est toujours.

(VI) L’âme humaine conçoit l’éternité aussi bien que le temps, parce qu’elle participe à la fois à l’éternité et au temps. Pour se rendre compte de ce fait, il faut descendre de l’éternité au temps, afin d’étudier la nature de ce dernier.

Temps. (VII-IX) 1o Le Temps n’est pas le mouvement en général, parce que le mouvement s’opère dans le temps, et que le mouvement peut s’arrêter tandis que le temps ne saurait suspendre son cours. Il n’est pas non plus le mouvement circulaire des astres, parce que les astres ne se meuvent pas tous avec la même vitesse.

2o Le temps n’est pas non pas le mobile, c’est-à-dire, la sphère céleste, puisqu’il n’est même pas le mouvement de cette sphère.

3o Le temps n’est pas non plus quelque chose du mouvement.

a. Il n’est point l’intervalle du mouvement, que l’on donne au mot intervalle le sens d’espace ou celui de durée : car, dans le premier cas, on confond le temps avec le lieu ; dans le second cas, tous les mouvements n’ont pas la même vitesse. Si l’on dit que le temps est l’intervalle du mouvement même, cet intervalle est le temps, et l’on ne définit rien.

b. Le temps n’est point la mesure du mouvement, soit que l’on considère le temps comme une quantité continue, soit qu’on le regarde comme un nombre : car, dire que le temps est la mesure du mouvement, c’est faire connaître une de ses propriétés, ce n’est pas définir son essence ; d’un autre côté, prétendre que le temps est une quantité mesurée ou un nombre nombré, c’est supposer qu’il n’a point de réalité en dehors de l’âme qui le mesure ou qui le nombre.

c. Le temps n’est point une conséquence du mouvement : car cette définition n’a point de sens.

(X-XII) Le temps est l’image mobile de l’éternité immobile. De même que l’éternité est la vie de l’Intelligence, le temps est la vie de l’Âme considérée dans le mouvement par lequel elle passe sans cesse d’un acte d’un autre. Il apparaît donc dans l’Âme ; il est en elle et avec elle. Son cours se compose de changements égaux, uniformes, et il implique continuité d’action. Il est engendré par la vie successive et variée qui est propre à l’Âme, et il a pour mesure le mouvement régulier de la sphère céleste : car le temps a la double propriété de faire connaître la durée du mouvement et d’être mesuré lui-même par le mouvement. Il est donc ce dans quoi tout devient, tout se meut ou se repose avec ordre et uniformité.

Le mouvement de l’univers se ramène au mouvement de l’Âme qui l’embrasse, et le mouvement de l’Âme se ramène lui-même au mouvement de l’intelligence.

Le temps est présent partout, parce que la vie de l’Âme est présente dans toutes les parties du monde. Il est présent aussi dans nos âmes, parce qu’elles ont une essence conforme à l’essence de l’Âme universelle.


LIVRE HUITIÈME.
DE LA NATURE, DE LA CONTEMPLATION ET DE L’UN.

L’objet de ce livre est de démontrer que toute production, toute action suppose une pensée. Pour produire, la Nature contemple les raisons séminales contenues dans l’Âme universelle, l’Âme universelle contemple les idées de l’Intelligence, et l’Intelligence contemple la puissance de l’Un.

(I-III) Pour produire, il ne faut à la Nature que la matière qui reçoit la forme. Dès qu’elle possède la matière, elle lui donne la forme sans le secours d’aucun instrument, parce qu’elle est une puissance qui meut sans être mue elle-même, c’est-à-dire une raison séminale. Étant une raison, la Nature est une contemplation. Sans doute, elle ne se contemple pas elle-même et elle ne délibère pas ; son action n’en est pas moins une contemplation, parce qu’elle réalise une pensée. Seulement, la contemplation silencieuse et calme qui est propre à la Nature est inférieure à la pensée dont elle procède et qu’elle réalise : car l’action implique toujours faiblesse d’intelligence.

(IV) Placée au-dessus de la Nature, l’Âme universelle, par sa partie supérieure, contemple l’Intelligence divine, et, par sa partie inférieure, engendre un acte qui est l’image de sa contemplation ; mais, dans cette procession, la contemplation qui est engendrée est nécessairement inférieure à celle qui l’engendre.

(V) Toute action a pour origine et pour fin sa contemplation. On agit toujours en vue du bien, on veut le posséder, ce qui ramène l’action à la contemplation. Plus on a la confiance de posséder le bien, plus la contemplation est tranquille, plus elle s’approche de l’acte où la contemplation et l’objet contemplé ne font qu’une seule et même chose.

(VI) Dans le monde sensible comme dans le monde intelligible, tout dérive de la contemplation, tout y aspire. Si les animaux engendrent, c’est parce qu’une raison séminale agit en eux et les pousse à réaliser une pensée en donnant une forme à la matière. Les défauts de l’œuvre tiennent à l’imperfection de la contemplation.

(VII) Puisque la contemplation s’élève par degrés, de la Nature à l’Âme, de l’Âme à l’Intelligence, il y a autant d’espèces de vie qu’il y a d’espèces de pensée. La pensée et la vie s’identifient de plus en plus à mesure qu’elles se rapprochent de l’Un et du Bien, qui est leur commun principe. La Vie suprême est l’Intelligence suprême, dans laquelle l’intellection et l’intelligible ne font qu’une seule et même chose.

(VIII-X[9]) Comme l’intelligence et l’intelligible, quoiqu’ils soient identiques dans l’existence, forment cependant deux termes pour la pensée, ils supposent au-dessus d’eux un principe absolument simple, l’Un, le Bien, qui est supérieur à l’Intelligence, et que nous ne connaissons point par la pensée, mais au moyen de ce que nous avons reçu de lui en y participant. Ce principe n’est pas toutes choses, il est au-dessus de toutes choses : il est la source de tous les êtres, la racine de ce grand arbre qui est l’univers. Chaque chose a pour principe une unité plus ou moins simple : en remontant d’unité en unité, on arrive à une unité absolument simple, au-delà de laquelle il n’y a plus rien à chercher, parce qu’elle est le principe, la source et la puissance de tout. Elle ne peut être saisie que par une intuition absolument simple. Sa grandeur se manifeste par les êtres qui en procèdent ; c’est d’elle que l’Intelligence tient sa plénitude.

LIVRE NEUVIÈME.
CONSIDÉRATIONS DIVERSES SUR L’ÂME, L’INTELLIGENCE ET LE BIEN.

Ce livre contient des pensées détachées sur les points suivants :

(I) 1o L’Animal qui est, dont Platon parle dans le Timée, est le monde intelligible, l’ensemble des idées ; il est identique à l’Intelligence qui le contemple, en sorte que la chose pensée, la chose pensante et la pensée sont une seule et même chose. L’Âme universelle, au contraire, divise les idées qu’elle conçoit, parce qu’elle les pense d’une manière discursive[10].

(II) 2o L’Âme s’élève au monde intelligible en ramenant graduellement à l’unité chacune des facultés qu’elle possède[11].

3o L’Âme universelle communique la vie au corps de l’univers sans se détacher de la contemplation du monde intelligible. L’âme particulière au contraire se sépare de son principe quand elle entre dans un corps.

4o L’Un est présent partout par sa puissance.

5o L’âme reçoit sa forme de l’intelligence.

6o En nous pensant nous-mêmes, nous pensons une nature intellectuelle.

7o L’Un est supérieur au repos et au mouvement.

8o Ce qui passe de la puissance à l’acte ne peut exister toujours, parce qu’il contient de la matière. Ce qui est en acte et qui est simple est immuable.

9o Le Bien est supérieur à la pensée, en ce sens qu’il en est la cause.



  1. Voy. ci-après la Lettre de Jamblique à Macédonius sur le Destin, p. 670-672, et l’Analyse du Théophraste d’Énée de Gaza, § IV, p. 680-681.
  2. Cette comparaison a inspiré à Simplicius le passage suivant, dont M. Dacier loue avec raison la beauté, mais dont il croit à tort que l’idée a été empruntée à saint Paul : « Quoique l’âme soit maîtresse de ses mouvements et de sa volonté, et qu’elle ait en elle-même les principes de ses biens et de ses maux, c’est Dieu qui lui a donné ces priviléges en la créant. C’est pourquoi, pendant qu’elle est attachée à sa cause comme à sa racine naturelle, elle est sauvée et elle a toute la perfection qu’elle a reçue de Dieu avec l’existence ; mais, si elle s’en détache, et qu’elle se sépare de sa racine autant qu’il est en son pouvoir, elle se sèche et se flétrit, elle perd sa force et sa beauté, jusqu’à ce qu’elle opère sa conversion, s’unisse de nouveau à sa cause, et recouvre ainsi sa perfection première. » (Commentaire du Manuel d’Épictète : § XXXI, fin.) Voy. encore ci-après les Extraits d’Énée de Gaza, p. 684, note 7.
  3. Voy. ci-après les Extraits d’Énée de Gaza, p. 677.
  4. Aux dissertations que nous indiquons dans les Éclaircissements (p. 537-541), il faut ajouter celle de Fr. G. Starke : Plotini de Amore sententia, Neu-Ruppin, 1854 ; in-4°, 10 pages. C’est une simple exposition de la doctrine que Plotin professe sur ce sujet.
  5. Voy. Olympiodore, Comm. sur le Gorgias, fol. 72-74 (dans M. Cousin, Fragments de Philosophie ancienne, p. 322).
  6. Michel Psellus résume en ces termes la première partie de ce livre : « Plotin affirme que l’âme ne partage pas les passions du corps : car l’artisan ne sent pas ce qu’éprouvent ses instruments. L’âme a besoin des sens : car, pour exercer les fonctions qui exigent le concours des organes, elle se sert des sens afin de connaître par leur ministère les objets extérieurs. Mais, comme l’âme est incorporelle, les passions du corps ne l’affectent pas, ou du moins, si elles l’affectent, elles ne modifient pas son essence, mais seulement ses facultés et ses actes. » (De Omnifaria doctrina, § 28, dans Fabricius, Bibliothèque grecque, t. V, éd. originale.) Dans le même ouvrage, Michel Psellos résume en ces termes le livre II de l’Ennéade I, sans toutefois nommer Plotin : Il y a trois espèces de vertus : les premières ornent l’homme, c’est-à-dire l’âme unie au corps ; les deuxièmes, nommées purificatives, détachent l’âme du corps et lui apprennent à rentrer en elle-même ; les troisièmes, appelées intellectuelles, élèvent à la contemplation des intelligibles l’âme parfaitement purifiée. Autre est la vertu de Dieu, autre celle de l’ange, autre celle de l’homme, car les vertus diffèrent comme les essences. L’âme a pour essence d’être raisonnable ; au-dessus d’elle est l’intelligence ; au-dessous d’elle l’âme irraisonnable, qu’on appelle l’image de la première. Les diverses classes des anges, en suivant les degrés de leur hiérarchie depuis les Séraphins, possèdent les vertus qui sont en harmonie avec leur rang. Quant à Dieu, il est au-dessus de toutes les espèces de vertus et de biens ; il est supérieur à toute perfection. » (ibid., § 48.)
  7. Voy. ci-après Jamblique, Traité de l’Âme, p. 640 et note 2.
  8. Voy. ci-après Jamblique, Traité de l’Âme, p. 627, note 3.
  9. Villoison a publié dans ses Anecdota græca (t. II, p. 227-237) les paragraphes 8-10 de ce livre, parce qu’il les croyait inédits. Fr. Chr. Grimm a donné une édition spéciale de ce même morceau, en y joignant un commentaire, sous ce titre : Plotini De rerum principio, Lipsiæ, 1788.
  10. On peut rapprocher de cette théorie le fragment suivant de Porphyre : « Il y a deux sortes de créations, l’une indivisible, l’autre divisée : à la première préside Jupiter, à la seconde Bacchus ; c’est pour cela qu’il est mis en pièces. Chacun d’eux a sous lui une pluralité qui lui est propre : Bacchus a sous lui les Titans, et Jupiter les dieux olympiens. L’un et l’autre constituent une unité et une triade démiurgique. » (Fragment cité par Olympiodore, Comm. sur le Phédon, dans M. Cousin, Fragments de Philosophie ancienne, p. 460.)
  11. Voy. ci-après p. 640, note 6. Olympiodore dit à ce sujet : « La connaissance est la beauté de l’âme, à cause de son évidence et de son charme. Plus elle se dégage de la matière et par conséquent de l’ignorance, plus elle est belle, et sa beauté suprême est de s’unir à la lumière intellectuelle. » (Comm. sur le Phédon, dans M. Cousin, Fragments de Philosophie ancienne, p. 432.)