Escales en Méditerranée/Dernière visite du magicien

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Paris : Ernest Flammarion (p. 243-247).

DERNIÈRE VISITE DU MAGICIEN


Je ne pensais plus le revoir et cependant il est venu à moi encore une fois. Son visage était toujours de la couleur du ciel et son vêtement de la couleur de la mer. C’était en un beau jour d’octobre, dans une ville où des voix sonores font vibrer l’air, où, sur un long boulevard, se presse incessamment une foule animée dont les passants semblent ne pas connaître le sommeil, où les étalages monumentaux des fleuristes qui semblent les autels parfumés de la déesse Flore alternent avec les boutiques en plein vent des oiseleurs, toutes frémissantes de frissons de plumes et de battements d’ailes. C’était dans une ville où de vastes avenues traversent des quartiers trop neufs et où des rues très vieilles s’entrecroisent en labyrinthe, où il y a des églises sombres comme des tombeaux et des églises coquettes comme des coffrets à bijoux. J’y sais un cloître où une fontaine coule dans une vasque moussue et une chapelle où, derrière une grille sévère, souffre, parmi les cierges, un Christ enjuponné et saignant. C’était dans une ville qui est aussi un grand port où les steamers font escale et d’où partent des paquebots pour de longs voyages, où l’odeur des huiles chaudes se mêle à l’odeur du goudron, où le grattouillement des guitares raille le cri désespéré des sirènes. Ce fut un soir qu’il vint à moi…

J’étais allé passer la journée dans un noble jardin solitaire, planté de cyprès et qui superpose ses terrasses et ses bassins au flanc d’une colline dominant la grande ville et d’où la vue s’étend au loin sur la mer. Je m’en revenais le cœur plein de la nostalgie du voyage et c’est alors que s’est approché de moi le Magicien.

— Pourquoi, m’a-t-il dit, renonces-tu à mes plaisirs ? Est-ce parce que tes cheveux sont blancs, que ton corps s’est alourdi, que tes membres sont moins agiles ? Crois-tu donc que tu ne pourrais plus goûter les joies de la mer et du ciel, la nouveauté des horizons, que tu ne respirerais plus avec la même ivresse que jadis les souffles du large ? Crois-tu donc que tes yeux ne sauraient plus voir ? Songe aux délices du départ, lorsque le pied foule les planches du pont, lorsque l’ancre remonte du fond et que ses chaînes grondent dans les écubiers, lorsque le frémissement de l’hélice fait vibrer l’armature du bateau, lorsque la proue fend la vague. Fallait-il donc que je revinsse auprès de toi pour susciter le vieux désir qui dort dans ton cœur ? N’est-ce pas lui qui t’a mené dans cette ville maritime, n’est-ce pas lui qui t’a conduit dans ce jardin d’où l’on voit la mer ?

J’ai écouté le Magicien. À l’heure où sonne la cloche du départ et où gémit la sirène, je suis monté à bord du bateau qui, chaque soir, quitte le quai où il est amarré pour accomplir en douze heures la traversée de Barcelone à Palma de Mallorca, capitale de la plus grande des îles Baléares. La nuit était belle et la mer mouvante d’une houle légère. Je respirais avec délices l’air salin et j’obéissais de tout mon corps au rythme du roulis. Je me penchais sur la lisse pour suivre des yeux la ligne d’écume du sillage. Cette nuit en mer ramenait ma pensée aux nuits marines de jadis. Je croyais me retrouver sur le pont du Velleda ou du Nirvana. Le passé se reliait au présent à travers les lieux et les années. Merci, ô Magicien, de m’avoir une fois encore, avec ta clé d’or, ouvert la porte mystérieuse que je croyais fermée à jamais.

Quand l’aube parut, nous étions en vue de Majorque et nous longions sa côte basse que l’aurore rendit plus distincte et qu’éclaira bientôt le soleil. C’est dans sa lumière dorée que j’ai vu s’arrondir le golfe au fond duquel repose Palma, ses maisons, ses vieux remparts, sa cathédrale. Face à la mer, massive, fauve, elle domine de sa lourde beauté la riante et douce cité mallorquine, ses rues étroites et tortueuses, bordées d’antiques demeures aux cours secrètes, aux colonnes sculptées, aux escaliers mystérieux.

Derrière Palma, toute l’île s’étend, montagneuse, sauvage et fertile, avec ses cimes et ses vallées, ses routes et ses sentiers, ses villages, ses ports, ses plantations d’oliviers séculaires aux troncs monstrueux et parfois presque humains dont la torsion douloureuse et suppliciée semble avoir teint de sang la rouge terre d’où ils jaillissent, toute l’île où d’âpres solitudes alternent avec de frais jardins, la belle île où j’ai vécu quelques heureuses journées qui à jamais chanteront dans ma mémoire. Vous oublierai-je jamais, terrasse paresseuse en face de la mer où m’a souri un tendre reflet de ma jeunesse, et vous tiède petit port de Soler, et vous vaste horizon marin de Miramar, et vous Chartreuse de Valdemoisa que hantent encore les ombres d’amants illustres, et vous et vous, Palma de Majorque où un peu de mon cœur est resté, Palma de Mallorca, dernier présent du Magicien, dernière escale de mes escales en Méditerranée !

21 janvier 1931, à minuit.

FIN