Esprit des lois (1777)/L28/C28

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CHAPITRE XXVIII.

De l’appel de défaute de droit.


On appelloit de défaute de droit, quand, dans la cour d’un seigneur, on différoit, on évitoit, ou l’on refusoit de rendre la justice aux parties.

Dans la seconde race, quoique le comte eût plusieurs officiers sous lui, la personne de ceux-ci étoit subordonnée, mais la juridiction ne l’étoit pas. Ces officiers, dans leurs plaids, assises ou placites, jugeoient en dernier ressort le comte même ; toute la différence étoit dans le partage de la juridiction : par exemple, le comte[1] pouvoit condamner à mort, juger de la liberté & de la restitution des biens ; & le centenier ne le pouvoit pas.

Par la même raison, il y avoit des causes majeures[2] qui étoient réservées au roi ; c’étoient celles qui intéressoient directement l’ordre politique. Telles étoient les discussions qui étoient entre les évêques, les abbés, les comtes & autres grands, que les rois jugeoient avec les grands vassaux[3].

Ce qu’on dit quelques auteurs, qu’on appelloit du comte à l’envoyé du roi, ou missus dominicus, n’est pas fondé. Le comte & le missus avoient une juridiction égale & indépendante l’une de l’autre[4] : toute la différence[5] étoit que le missus tenoit ses placites quatre mois de l’année, & le comte les huit autres.

Si quelqu’un[6] condamné dans une assise[7], y demandoit qu’on le rejugeât, & succomboit encore, il payoit une amende de quinze sols, ou recevoit quinze coups de la main des juges qui avoient décidé l’affaire.

Lorsque les comtes ou les envoyés du roi ne se sentoient pas assez de force pour réduire les grands à la raison, ils leur faisoient donner caution[8] qu’ils se présenteroient devant le tribunal du roi : c’étoit pour juger l’affaire, & non pour la rejuger. Je trouve dans le capitulaire de Metz[9] l’appel de faux jugement à la cour du roi établi, & toutes autres sortes d’appels proscrits & punis.

Si l’on n’acquiesçoit pas[10] au jugement des échevins[11], & qu’on ne réclamât pas, on étoit mis en prison jusqu’à ce qu’on eût acquiscé ; & si l’on réclamoit, on étoit conduit sous une sûre garde devant le roi, & l’affaire se discutoit à sa cour.

Il ne pouvoit guere être question de l’appel de défaute de droit. Car bien loin que dans ce temps-là on eût coutume de se plaindre que les comtes & autres gens qui avoient droit de tenir des assises, ne fussent pas exacts à tenir leur cour, on se plaignoit[12] au contraire qu’ils l’étoient trop ; & tout est plein d’ordonnances qui défendent aux comtes & autres officiers de justice quelconques, de tenir plus de trois assises par an. Il falloit moins corriger leur négligence, qu’arrêter leur activité.

Mais, lorsqu’un nombre innombrable de petites seigneuries se formerent, que différens degrés de vasselage furent établis, la négligence de certains vassaux à tenir leur cour, donna naissance à ces sortes d’appels[13] ; d’autant plus qu’il en revenoit au seigneur suzerain des amendes considérables.

L’usage du combat judiciaire s’étendant de plus en plus, il y eut des lieux, des cas, des temps, où il fut difficile d’assembler les pairs, & où par conséquent on négligea de rendre la justice. L’appel de défaute de droit s’introduisit ; & ces sortes d’appels ont été souvent des points remarquables de notre histoire, parce que la plupart des guerres de ces temps-là avoient pour motif la violation du droit politique, comme nos guerres d’aujourd’hui ont ordinairement pour cause, ou pour prétexte, celle du droit des gens.

Beaumanoir[14] dit que, dans le cas de défaute de droit, il n’y avoit jamais de bataille ; en voici les raisons. On ne pouvoit pas appeler au combat le seigneur lui-même, à cause du respect dû à sa personne : on ne pouvoit pas appeler les pairs du seigneur, parce que la chose étoit claire, & qu’il n’y avoit qu’à compter les jours des ajournemens ou des autres délais : il n’y avoit point de jugement, & on ne faussoit que sur un jugement ; enfin le délit des pairs offensoit le seigneur comme la partie ; & il étoit contre l’ordre qu’il y eût un combat entre le seigneur & ses pairs.

Mais[15], comme devant le tribunal suzerain, on prouvoit la défaute par témoins, on pouvoit appeler au combat les témoins ; & par-là on n’offensoit ni le seigneur, ni son tribunal.

1.o Dans le cas où la défaute venoit de la part des hommes ou pairs du seigneur qui avoient différé de rendre la justice, ou évité de faire le jugement après les délais passés, c’étoient les pairs du seigneur qu’on appelloit de défaute de droit devant le suzerain ; & s’ils succomboient[16], ils payoient une amende à leur seigneur. Celui-ci ne pouvoit porter aucun secours à ses hommes ; au contraire il saisissoit leur fief, jusqu’à ce qu’ils lui eussent payé chacun une amende de soixante livres.

2°. Lorsque la défaute venoit de la part du Seigneur, ce qui arrivoit lorsqu’il n’y avoit pas assez d’hommes à sa cour pour faire le jugement, ou lorsqu’il n’avoit pas assemblé ses hommes, ou mis quelqu’un à sa place pour les assembler, on demandoit la défaute devant le seigneur suzerain : mais à cause du respect dû au seigneur, on faisoit ajourner la partie[17], & non pas le seigneur.

Le seigneur demandoit sa cour devant le tribunal suzerain ; & s’il gagnoit la défaute, on lui renvoyoit l’affaire, & on lui payoit une amende de soixante livres[18] : mais si la défaute étoit prouvée, la peine[19] contre lui étoit de perdre le jugement de la chose contestée, le fond étoit jugé dans le tribunal suzerain ; en effet, on n’avoit demandé la défaute que pour cela.

3°. Si l’on plaidoit[20] à la cour de son seigneur contre lui, ce qui n’avoit lieu que pour les affaires qui concernoient le fief ; après avoir laissé passer tous les délais, on sommoit le seigneur[21] même devant bonnes gens, & on le faisoit sommer par le souverain, dont on devoit avoir permission. On n’ajournoit point par pairs, car les pairs ne pouvoient ajourner leur seigneur ; mais ils pouvoient ajourner[22] pour leur seigneur.

Quelquefois[23] l’appel de défaute de droit étoit suivi d’un appel de faux jugement, lorsque le seigneur, malgré la défaute, avoit fait rendre le jugement.

Le vassal[24] qui appelloit à tort son seigneur de défaute de droit, étoit condamné à lui payer une amende à sa volonté.

Les Gantois[25] avoient appellé de défaute de droit le comte de Flandre devant le roi, sur ce qu’il avoit différé de leur faire rendre jugement en sa cour. Il se trouva qu’il avoit pris encore moins de délais que n’en donnoit la coutume du pays. Les Gantois lui furent renvoyés ; il fit saisir de leurs biens jusqu’à la valeur de soixante mille livres. Ils revinrent à la cour du roi, pour que cette amende fût modérée ; il fut décidé que le comte pouvoit prendre cette amende, & même plus, s’il vouloit. Beaumanoir avoit assisté à ces jugemens.

4°. Dans les affaires que le seigneur pouvoit avoir contre le vassal pour raison du corps ou de l’honneur de celui-ci, ou des biens qui n’étoient pas du fief, il n’étoit point question d’appel de défaute de droit ; puisqu’on ne jugeoit point à la cour du seigneur, mais à la cour de celui de qui il tenoit ; les hommes, dit Défontaines[26], n’ayant pas droit de faire jugement sur le corps de leur seigneur.

J’ai travaillé à donner une idée claire de ces choses, qui, dans les auteurs de ces temps-là, sont si confuses & si obscures, qu’en vérité les tirer du chaos où elles sont, c’est les découvrir.


  1. Capitulaire III, de l’an 812, art. 3, édit. de Baluze, page 497, & de Charles-le-chauve, ajouté à la loi des Lombards, liv. II, art. 3.
  2. Capitulaire III, de l’an 812, art. 2, édition de Baluze, page 497.
  3. Cum fidelibus ; capitulaire de Louis le débonnaire, édition de Baluze, page 667.
  4. Voyez le capitulaire de Charles le chauve, ajouté à la loi des Lombards, liv. II, art. 3.
  5. Capitulaire III, de l’an 812, art. 8.
  6. Capitulaire ajouté à la loi des Lombards, liv. II, tit. 59.
  7. Placitum.
  8. Cela paroît par les formules, les chartres & les capitulaires.
  9. De l’an 757, édit. de Baluze, page 180, art. 9 & 10 ; & le synode apud Vernas, de l’an 755, art. 29, édit. de Baluze, pag. 175. Ces deux capitulaires furent faits sous le roi Pépin.
  10. Capitulaire XI de Charlemagne, de l’an 805, édit. de Baluze, page 423 ; & loi de Lothaire, dans la loi des Lombards, liv. II, tit. 52, art. 23.
  11. Officiers sous le comte : scabini.
  12. Voyez la loi des Lombards, liv. II, tit. 52, art. 22.
  13. On voit des appels de défaute de droit dès le temps de Philippe Auguste.
  14. Chap. lxi, page 315.
  15. Beaum. ibid.
  16. Défont. ch. xxi, art. 24.
  17. Ibid. ch. xxi, art. 32.
  18. Beaum. ch. lxi, page 312.
  19. Défont. ch. xxi, art. I, 29.
  20. Sous le regne de Louis VIII, le sire de Nele plaidoit contre Jeanne Comtesse de Flandre ; il la somma de le faire juger dans quarante jours, & il l’appella ensuite de défaute de droit à la cour du roi. Elle répondit qu’elle le feroit juger par ses pairs en Flandre. La cour du roi prononça qu’il n’y seroit point renvoyé, & que la Comtesse seroit ajournée.
  21. Défont. ch. xxi, art. 34.
  22. Ibid. art. 9.
  23. Beaum. ch. lxi, p. 311.
  24. Ibid p. 312. Mais celui qui n’auroit été homme, ni tenant du seigneur, ne lui payoit qu’une amende de 60 livres, ibid.
  25. Ibid. page 318.
  26. Chapitre XXI, art. 35.