Esprit des lois (1777)/L5/C8

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CHAPITRE VIII.

Comment les lois doivent se rapporter au principe du gouvernement dans l’aristocratie.


Si dans l’aristocratie le peuple est vertueux, on y jouira à peu près du bonheur du gouvernement populaire, & l’état deviendra puissant. Mais comme il est rare que là où les fortunes des hommes sont inégales, il y ait beaucoup de vertu ; il faut que les lois tendent à donner autant qu’elles peuvent un esprit de modération, & cherchent à rétablir cette égalité que la constitution de l’état ôte nécessairement.

L’esprit de modération est ce qu’on appelle la vertu dans l’aristocratie ; il y tient la place de l’esprit d’égalité dans l’état populaire.

Si le faste & la splendeur qui environnent les Rois, font une partie de leur puissance, la modestie & la simplicité des manieres font la force des nobles aristocratiques[1]. Quand ils n’affectent aucune distinction, quand ils se confondent avec le peuple, quand ils sont vêtus comme lui, quand ils lui font partager tous leurs plaisirs, il oublie sa foiblesse.

Chaque gouvernement a sa nature & son principe. Il ne faut donc pas que l’aristocratie prenne la nature & le principe de la monarchie ; ce qui arriveroit, si les nobles avoient quelques prérogatives personnelles & particulieres, distinctes de celles de leur corps : les privileges doivent être pour le sénat, & le simple respect pour les sénateurs.

Il y a deux sources principales de désordres dans les états aristocratiques : l’inégalité extrême entre ceux qui gouvernent & ceux qui sont gouvernés ; & la même inégalité entre les différens membres du corps qui gouverne. De ces deux inégalités résultent des haines & des jalousies que les lois doivent prévenir ou arrêter.

La premiere inégalité se trouve principalement lorsque les principes des principaux ne sont honorables que parce qu’ils sont honteux au peuple. Telle fut à Rome la loi qui défendoit aux Patriciens de s’unir par mariage aux Plébéiens[2] ; ce qui n’avoit d’autre effet que de rendre d’un côté les Patriciens plus superbes, & de l’autre plus odieux. Il faut voir les avantages qu’en tirerent les tribuns dans leurs harangues.

Cette inégalité se trouvera encore, si la condition des citoyens est différente par rapport aux subsides ; ce qui arrive de quatre manieres : lorsque les nobles se donnent le privilege de n’en point payer ; lorsqu’ils font des fraudes pour s’en exempter[3] ; lorsqu’ils les appellent à eux sous prétexte de rétributions ou d’appointemens pour les emplois qu’ils exercent ; enfin quand ils rendent le peuple tributaire, & se partagent les impôts qu’ils levent sur eux. Ce dernier cas est rare ; une aristocratie en pareil cas est le plus dur de tous les gouvernemens.

Pendant que Rome inclina vers l’aristocratie, elle évita très-bien ces inconvéniens. Les magistrats ne tiroient jamais d’appointemens de leur magistrature. Les principaux de la république furent taxés comme les autres ; ils le furent même plus, & quelquefois ils le furent seuls. Enfin, bien loin de se partager les revenus de l’état, tout ce qu’ils purent tirer du trésor public, tout ce que la fortune leur envoya de richesses, ils le distribuerent au peuple pour se faire pardonner leurs honneurs[4].

C’est une maxime fondamentale, qu’autant que les distributions faites au peuple ont de pernicieux effets dans la démocratie, autant en ont-elles de bons dans le gouvernement aristocratique. Les premieres font perdre l’esprit de citoyen, les autres y ramenent.

Si l’on ne distribue point les revenus au peuple, il faut lui faire voir qu’ils sont bien administrés : les lui montrer, c’est en quelque maniere l’en faire jouir. Cette chaîne d’or que l’on tendoit à Venise, les richesse que l’on portoit à Rome dans les triomphes, les trésors que l’on gardoit dans le temple de Saturne, étoient véritablement les richesses du peuple.

Il est sur-tout essentiel dans l’aristocratie, que les nobles ne levent pas les tributs. Le premier ordre de l’état ne s’en mêloit point à Rome ; on en chargea le second, & cela même eut dans la suite de grands inconvéniens. Dans une aristocratie où les nobles leveroient les tributs, tous les particuliers seroient à la discrétion des gens d’affaires ; il n’y auroit point de tribunal supérieur qui les corrigeât. Ceux d’entr’eux préposés pour ôter les abus, aimeroient mieux jouir des abus. Les nobles feroient comme les princes des états despotiques, qui confisquent les bien de qui il leur plaît.

Bientôt les profits qu’on y feroit, seroient regardés comme un patrimoine, que l’avarice étendroit à sa fantaisie. On feroit tomber les fermes, on réduiroit à rien les revenus publics. C’est par-là que quelques états, sans avoir reçu d’échec qu’on puisse remarquer, tombent dans une foiblesse dont les voisins sont surpris, & qui étonne les citoyens mêmes.

Il faut que les lois leur défendent aussi le commerce : des marchands si accrédités feroient toutes sortes de monopoles. Le commerce est la profession des gens égaux : & parmi les états despotiques, les plus misérables sont ceux où le prince est marchand.

Les lois de Venise[5] défendent aux nobles le commerce, qui pourroit leur donner, même innocemment, des richesses exorbitantes.

Les lois doivent employer les moyens les plus efficaces pour que les nobles rendent justice au peuple. Si elles n’ont point établi un tribun, il faut qu’elles soient un tribun elles-mêmes.

Toute sorte d’asile contre l’exécution des lois perd l’aristocratie ; & la tyrannie en est tout près.

Elles doivent mortifier dans tous les temps l’orgueil de la domination. Il faut qu’il y ait pour un temps ou pour toujours un magistrat qui fasse trembler les nobles, comme les éphores à Lacédémone, & les inquisiteurs d’état à Venise ; magistratures qui ne sont soumises à aucunes formalités. Ce gouvernement a besoin de ressorts bien violens. Une bouche de pierre[6] s’ouvre à tout délateur à Venise ; vous diriez que c’est celle de la tyrannie.

Ces magistratures tyranniques dans l’aristocratie, ont du rapport à la censure de la démocratie, qui par sa nature n’est pas moins indépendante. En effet, les censeurs n’y doivent point être recherchés sur les choses qu’ils ont faites pendant leur censure ; il faut leur donner de la confiance, jamais du découragement. Les Romains étoient admirables ; on pouvoit faire rendre à tous les magistrats[7] raison de leur conduite, excepté aux censeurs[8].

Deux choses sont pernicieuses dans l’aristocratie ; la pauvreté extrême des nobles, & leurs richesses exorbitantes. Pour prévenir leur pauvreté, il faut sur-tout les obliger de bonne heure à payer leurs dettes. Pour modérer leurs richesses, il faut des dispositions sages & insensibles ; non pas des confiscations, des lois agraires, des abolitions de dettes, qui sont des maux infinis.

Les lois doivent ôter le droit d’aînesse entre les nobles[9], afin que par le partage continuel des successions, les fortunes se remettent toujours dans l’égalité.

Il ne faut point de substitutions, de retraits lignagers, de majorats, d’adoptions. Tous les moyens inventés pour perpétuer la grandeur des familles dans les états monarchiques, ne sauroient être d’usage dans l’aristocratie[10].

Quand les lois ont égalisé les familles, il leur reste à maintenir l’union entr’elles. Les différens des nobles doivent être promptement décidés ; sans cela, les contestations entre les personnes deviennent des contestations entre les familles. Des arbitres peuvent terminer les procès, ou les empêcher de naître.

Enfin, il ne faut point que les lois favorisent les distinctions que la vanité met entre les familles, sous prétexte qu’elles sont plus nobles ou plus anciennes ; cela doit être mis au rang des petitesses des particuliers.

On n’a qu’à jeter les yeux sur Lacédémone ; on verra comment les éphores surent mortifier les foiblesses des rois, celles des grands & celles du peuple.


  1. De nos jours les Vénitiens, qui, à bien des égards, se sont conduits très-sagement, déciderent sur une dispute entre un noble Vénitien & un gentilhomme de Terre ferme, pour une préférence dans une église, que hors de Venise un noble Vénitien n’avoit point de prééminence sur un autre citoyen.
  2. Elle fut mise par les décemvirs dans les deux dernieres tables. Voyez Denys d’Halicarnasse, liv. X.
  3. Comme dans quelques aristocraties de nos jours. Rien n’affoiblit tant l’état.
  4. Voyez dans Strabon, liv. XIV, comment les Rhodiens se conduisirent à cet égard.
  5. Amelot de la Houssaye, du gouvernement de Venise, part. III. La loi Claudia défendoit aux sénateurs d’avoir en mer aucun vaisseau qui tînt plus de quarante muids. Tite-Live, liv. XXI.
  6. Les délateurs y jettent leurs billets.
  7. Voyez Tite-Live, liv. XLIX. Un censeur ne pouvoit pas même être troublé par un censeur : chacun faisoit sa note sans prendre l’avis de son collegue ; & quand on fit autrement, la censure fut pour ainsi dire renversée.
  8. À Athenes, les logistes, qui faisoient rendre compte à tous les magistrats, ne rendoient point compte à eux-mêmes.
  9. Cela est ainsi établi à Venise. Amelot de la Houssaye, pag. 30 & 31.
  10. Il semble que l’objet de quelques aristocraties, soit moins de maintenir l’état, que ce qu’elles appellent leur noblesse.