Essai de Sémantique/Chapitre III

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Hachette (p. 43-54).



CHAPITRE III

L’IRRADIATION

Ce qu’il faut entendre par ce mot. — L’irradiation peut créer des désinences grammaticales.

Nous appelons ainsi, faute d’un autre terme, une série de faits qui n’a pas encore été dénommée. À vrai dire, on ne l’a guère observée jusqu’à présent, quoiqu’elle soit d’une réelle importance pour la psychologie du langage[1].

Quelques exemples feront comprendre de quoi il s’agit.

Les verbes latins en sco, comme maturesco, marcesco, sont communément appelés « inchoatifs », parce qu’ils ont l’air de marquer un commencement d’action ou une action qui se fait peu à peu. Mais cette nuance n’appartenait pas primitivement à la désinence sco. On ne la trouve pas dans nosco, « je connais » ; scisco, « je décide » ; pasco, « je nourris », etc. On ne la trouve pas davantage dans les langues congénères[2]. D’où le latin l’a-t-il donc prise ? Elle vient des verbes comme adolesco, floresco, senesco, etc. On ne grandit, on ne fleurit, on ne vieillit pas en un instant : l’idée d’une action lente et graduelle s’étant d’abord introduite dans ces verbes, a paru ensuite inhérente au suffixe. Elle y a été irradiée.

Quelque chose de semblable s’est passé pour les verbes dits désidératifs, comme esurio, nupturio, empturio. S’ils suivent la conjugaison, d’ailleurs assez rare, en io, c’est qu’ils ont, à ce que je crois, pris modèle sur sitio, « avoir soif ». La syllabe qui précède la désinence n’est pas autre chose — malgré la différence de quantité — que les suffixes tor ou sor qui forment tant de substantifs en latin : emptor, « acheteur » ; scriptor, « écrivain » ; esor (pour ed-tor), « mangeur[3] ». La note désidérative est si bien entrée dans cette désinence, que Cicéron, parlant de Pompée, pouvait écrire à Atticus, bien sûr d’être compris : Sullaturit animus ejus et proscripturit.

Rappelons ici une discussion du siècle dernier qui montre combien il est aisé de se tromper en cette matière : on a plus vite fait de donner l’étymologie — vraie ou fausse — d’une désinence, que d’en retracer la naissance et la propagation.

Au sujet de ces verbes en urire, le président de Brosses, dans sa Méchanique des Langues, écrivait : « La terminaison latine urire est appropriée à un désir vif et ardent de faire quelque chose : micturire, esurire, par où il semble qu’elle ait été fondamentalement formée sur le mot urere et sur le signe radical ur, qui, en tant de langues, signifie le feu. Ainsi la terminaison urire était bien choisie pour déterminer un désir brûlant. »

Voltaire, plus avisé, proteste. Flairant quelqu’une de ces théories dont était coutumier le Président, il lui fait des objections. « Où est l’idée de brûler dans des verbes comme scaturire, « sourdre » ?… Ce petit système est fort en défaut ; nouvelle raison pour se défier des systèmes. »


Il existe en grec un groupe de verbes terminés en ιαω, qui expriment une maladie du corps ou de l’âme :

ὀδοντιάω, « avoir mal aux dents », de ὀδούς, « dent » ;

σπληνιάω, « avoir mal à la rate », de σπλήν, « rate » ;

λαρυγγιάω, « avoir mal à la gorge », de λάρυγξ « gorge », etc.

Le sens de maladie semble si bien inhérent à ces verbes, qu’on a pu joindre cette désinence à des mots de toute sorte :

μόλυβδος, « plomb »,μολυβδιάω, « avoir le teint plombé » ;

μόλυβδος, « plomb »,λίθος, « pierre »,λιθιάω, « avoir la maladie de la pierre ».

Puis on a pu sur ce modèle broder des variations :

φυλλιάω (en parlant d’un arbre), « ne produire que des feuilles » ;

ἐλλεβοριάω, « avoir besoin d’ellébore » ;

στρατηγιάω, « avoir la maladie de vouloir être stratège ».

L’idée de maladie est entrée dans cette désinence, mais elle ne s’y trouvait nullement à l’origine. Le point de départ doit être cherché dans quelques substantifs en ια, comme ὀφθαλμία, « ophtalmie » ; μελαγχολία, « humeur noire[4] ». De là est parti le mouvement : mouvement qui a produit un groupe qu’on pourrait appeler le groupe nosologique.


Citons maintenant un exemple tiré du français. Nous avons un suffixe péjoratif âtre, qui forme les mots comme marâtre, bellâtre, douceâtre. L’histoire en est instructive ; mais il faut la reprendre d’un peu haut.

Le lieu d’origine se trouve en grec, où il y avait des verbes en αζω, sans aucune signification fâcheuse : θαυμάζω, « j’admire » ; σπουδάζω, « je m’applique » ; σχολάζω, « je prends du loisir ». De là des substantifs en αστηρ, comme δικαστήρ, « juge » ; ἐργαστήρ, « ouvrier ».

Dans le nombre, nous voyons déjà se glisser quelques mots d’apparence suspecte : πατραστήρ, « celui qui fait le père » ; μητράστειρα, « celle qui fait la mère » ; ἐλαιαστήρ, « celui qui fait l’olivier » (c’est-à-dire l’olivier sauvage).

Cette sorte de mots plut aux Romains. En général, on peut remarquer que tout ce qui s’adresse à la malignité passe facilement d’un peuple à l’autre. La langue latine eut donc des mots patraster, filiaster. Cicéron, dans sa correspondance, forge le vocable Fulviaster, « celui qui imite Fulvius, un second Fulvius ».

Du latin, la formation en aster passa aux langues dérivées, où elle eut un plein succès. Toutes les langues romanes s’en servent. Le français s’en est emparé et en fait usage avec plus de liberté que ne fit jamais le grec ni le latin. Nous disons roussâtre, verdâtre, saumâtre, opiniâtre, médicâtre. Le sens péjoratif, qui existait à peine en grec, qui se montre déjà en latin, est donc décidément entré dans ce suffixe.


L’allemand moderne a une espèce de verbes qu’on peut appeler « dépréciatifs », car ils expriment l’action en y joignant une idée de mésestime et d’ironie. Ils sont terminés en -eln. Ainsi de klug, « intelligent », on forme klügeln, « faire l’entendu, subtiliser » ; de Witz, « esprit », on forme witzeln, « faire le bel esprit, dire des balivernes » ; de fromm, «  religieux », on forme frömmeln, « faire le cagot ». Quelquefois le verbe en eln est tiré directement d’un autre verbe : deuten, « interpréter » ; deuteln, « subtiliser sur un texte ». L’idée dépréciative est entrée après coup dans cette désinence, qui n’avait à l’origine aucune signification fâcheuse. La formation en eln vient d’anciens substantifs en el, comme on le voit par Zweifel et zweifeln, Sattel et satteln, Wechsel et wechseln, Handel et handeln. Mais comme parmi ces substantifs il y en avait quelques-uns à sens diminutif, tels que Würfel, « dé » ; Schnitzel, « copeau, rognure » ; Äugel, « ocellus », cette circonstance a suffi pour imprégner la désinence verbale d’une saveur particulière. Dire que ce sont des produits de l’analogie est une explication insuffisante : l’esprit populaire a multiplié ces verbes parce que l’irradiation y avait fait entrer une signification spéciale[5].

L’idée diminutive elle-même est une idée, si je puis parler ainsi, de second mouvement. Les suffixes qui, en grec et en latin, ont servi à former des diminutifs, n’avaient pas ce sens à l’origine. Mais une fois que ce sens y est entré, ils se propagent indéfiniment. On sait la fécondité que le latin a déployée sur ce point. Comme un jardinier qui s’applique à diversifier une fleur adoptée par la mode, l’esprit populaire, une fois mis en goût, produit des diminutifs de toute forme[6]. On voit même alors le suffixe diminutif s’attacher à des pronoms : ullus (pour unulus), singuli, ningulus, en sont des exemples. Tout le monde sait quelle est la richesse de l’italien. Quelque chose de semblable s’observe aussi dans certains dialectes de l’allemand moderne[7].


L’irradiation peut, pour le linguiste, devenir une cause d’erreur, s’il s’obstine à vouloir trouver dans le mot l’énoncé textuel de ce qu’il dit à l’esprit. Je ne connais guère de suffixe un peu significatif qu’on n’ait essayé d’expliquer à l’aide d’un substantif ou d’un verbe. Encore tout récemment on a voulu voir dans monumentum, argumentum le verbe memini[8]. D’autre part, Pott voulait reconnaître dans les noms patronymiques comme Ἀτρείδης, Πηλείδης le substantif εἶδος, « apparence », quoique des noms comme Πριαμίδης, Τελαμωνιάδης, où le même suffixe se présente sous une forme différente, eussent dû lui suggérer des doutes. C’est ainsi encore que Corssen a cru voir un verbe kar, « faire », dans des mots comme volucer ou comme ambulacrum, une racine bhar, « porter », dans celeber, cribrum.

Il est vrai que l’erreur commise par les savants est commise aussi par le peuple. Mais on doit avouer que celui-ci se trompe avec plus d’esprit. L’anglais sweet-heart, qu’on écrit comme s’il signifiait « mon doux cœur », est formé du même suffixe que niggard, sluggard, coward. Il faudrait donc écrire sweetard, « doucereux[9] ». Mais il est certain que sweet-heart a plus de couleur.

De même en allemand les adjectifs comme trübselig, armselig, font aujourd’hui l’impression comme s’ils venaient de Seele, « âme », au lieu qu’ils sont le développement d’un suffixe abstrait -sal, qui est resté dans Trübsal, Mühsal. L’impression est si générale qu’un adjectif comme arbeitselig, vertrauensselig semble régulièrement formé, et qu’à l’imitation de armselig on a fait seelenarm.


Il existe en latin une forme du participe destinée, si nous en croyons les grammaires, à exprimer une idée d’obligation. On la trouve tantôt à l’actif : Nunc est bibendum. — Denegandum est exceptionem. — Dandum est operam, tantôt au passif : Asperum et vix ferendum. — Urbem dux militibus diripiendam dedit. — Danda opera est. Mais quelle que soit la construction, les grammaires affirment — et le sentiment que nous avons du latin leur donne raison — que dans le participe est contenue une idée d’obligation.

Cette idée d’obligation y est cependant entrée après coup. En effet, les participes en dus, da, dum, ainsi que les gérondifs correspondants, n’exprimaient pas autre chose à l’origine que l’idée de l’action, soit passive, soit active. C’est ce que montrent bien les anciennes formules officielles. « Ont assisté à la rédaction de l’acte » se dit en latin : Scribendo adfuerunt. « A présidé à l’exécution de l’ouvrage » se dit : Præfuit operi faciundo[10]. Les écrivains latins nous ont d’ailleurs laissé d’assez nombreux exemples de ce sens purement actif ou passif. Tite-Live raconte que les Gaulois furent taillés en pièces pendant qu’ils recevaient l’or de la rançon de Rome : inter accipiendum aurum cæsi sunt. Cicéron, dans son Traité des Devoirs, parle successivement de l’injustice commise ou subie. Il termine la première partie par ces mots : De inferenda injuria satis dictum est. « En voilà assez sur les injustices que l’on commet soi-même. »

J’ai multiplié à dessein les exemples à cause des idées fausses qui règnent encore sur ce point[11]. La nécessité n’est qu’une nuance subsidiaire qui a pénétré par surérogation dans les formes de ce genre. Pour s’expliquer comment elle y a pénétré, il faut considérer certaines formules comme : Decemviri creati sunt legibus scribundis. — Quattuor viri viarum curandarum.

Mettez dans ces formules un substantif au lieu du verbe, le sens restera le même. Cependant le substantif n’a rien en lui-même qui indique l’idée d’obligation.


Tout le monde connaît la distinction que la linguistique fait entre « l’élément matériel » et « l’élément formel » des mots. À toute époque on s’est demandé si ces deux éléments sont de même origine, ou s’il n’y a pas entre eux quelque différence de nature. Je n’ai pas à traiter présentement cette question. Je veux seulement montrer qu’il peut nous arriver de considérer comme appartenant à « l’élément formel » des lettres ou des syllabes prises sur « l’élément matériel ». C’est un phénomène d’irradiation.

Un exemple nous est fourni par les parfaits grecs en κα, comme λέλυκα, πεφίληκα. Georges Curtius, avec une rare clairvoyance, a montré que ce κ n’est pas différent du c de facio, jacio, et qu’il est encore englobé dans la partie « matérielle » du mot en certains verbes comme ἥκω, ἐρύκω, ὀλέκω[12]. Il a suffi qu’il fût voisin de la désinence pour qu’il devînt désinence lui-même. Appeler un tel phénomène « attraction » ou « adhérence », c’est le nommer sans l’expliquer. Le besoin d’un exposant clair et commode a opéré ici cette métamorphose : il a fait incorporer à la désinence ce qui n’y appartenait pas, et a enrichi l’élément formel aux dépens de l’élément matériel. C’est dans quelques parfaits comme δέδωκα, ἕστηκα, que la chose a commencé. Mais une fois que le κ a été élément significatif, il est entré dans tous les verbes.

Voici deux autres exemples pris à l’autre bout de l’histoire des langues indo-européennes.

M. Wheeler nous apprend comment le peuple des États-Unis trouve moyen de donner un singulier à des mots pris à tort ou à raison pour des pluriels, comme Chinese, Portuguese. En regard de Chinese (prononcez Chaïnîz) il a fait un singulier Chinee (prononcez Chaïnî) ; en regard de Portuguese il a fait Portuguee. De cette façon, la désinence se passe à l’état d’élément « formel »[13].

À entendre l’allemand parlé, on pourrait croire qu’il existe une seconde personne du verbe qui se termine en e : Da biste ? — Lebste auch noch ? — Was meinste ? — Jetzt haste’s. L’origine de cet e n’est pas douteuse : il y faut voir un reste du pronom de la seconde personne du, dont la consonne s’est éteinte et dont la voyelle a fait corps avec le verbe. Mais si ces secondes personnes nous venaient d’un âge lointain, on prendrait la voyelle pour un reste de désinence.

Ces exemples, dont l’un nous reporte aux premières périodes de la langue grecque, dont les deux autres sont de notre temps, montrent qu’il se fait des emprunts de l’élément formel à l’élément matériel, l’irradiation étant la cause de ce transformisme.


  1. Il faut excepter toutefois les deux savants américains M. Wheeler et M. Lanman, dont on trouvera cités les travaux plus loin. M. Ludwig, sous le nom d’Adaptation, a d’abord attiré l’attention de ce côté.
  2. Cf. en grec εὑρίσκω, « je trouve », τιτρώσκω, « je blesse », διδράσκω, « je cours », etc. Dans Homère, σκω s’ajoute indifféremment à tous les verbes. Voir, par ex., Odyssée, XVII, 331 et 335, XVIII, 324, etc. Cette même désinence se trouve aussi en sanscrit, mais elle n’a pas davantage le sens inchoatif.
  3. Il y a une différence de quantité, le suffixe tor ayant eu primitivement, selon l’occurrence, o long ou o bref. Cf. en grec ῥήτωρ, ῥήτορος.
  4. Du reste, par elle-même, cette formation en ια n’implique rien de ce genre : ἁρμονία, « union » ; διδασκαλία, « enseignement » ; μεσημβρία, « midi », etc.
  5. On pourrait faire des observations toutes semblables sur nos mots français en iller, comme sautiller, en eté, comme tacheté, etc.
  6. Nous citerons à titre d’échantillons : animula, apicula, avunculus, agellus, corolla, bacillum, etc. Un diminutif est à la base de somnolentus, fraudulentus, violare
  7. Voir Grimm, Grammaire allemande, III, 688.
  8. On sait que le suffixe mentum est le développement de men : augmen, augmenlum ; segmen, segmentum.
  9. Sayce, Introduction to the science of language, II, 346.
  10. Ou même operis faciundo (Orelli, 5 757), en faisant de faciundum un substantif neutre, semblable pour le sens au français confection.
  11. La vraie solution a été donnée par M. L. Havet. Les exemples ont été réunis par notre élève regretté S. Dosson, De participii gerundivi significatione, Hachette, 1887. Voir aussi ce que j’ai dit dans les Mémoires de la Société de linguistique, VIII, 307.
  12. Voir ses Grundzüge (5e édit.), p. 61. M. Ascoli avait déjà conjecturé quelque chose de semblable. C’est le même c que nous avons en latin dans fecundus, jucundus.
  13. Il paraît même qu’au mot français chaise on a trouvé un singulier, shay. Wheeler, Analogy, p. 14.