Essai de Sémantique/Chapitre X

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Hachette (p. 118-127).



CHAPITRE X

LA RESTRICTION DU SENS

Pourquoi les mots sont nécessairement disproportionnés aux choses.
Comment l’esprit redresse cette disproportion.

Un fait qui domine toute la matière, c’est que nos langues, par une nécessité dont on verra les raisons, sont condamnées à un perpétuel manque de proportion entre le mot et la chose. L’expression est tantôt trop large, tantôt trop étroite. Nous ne nous apercevons pas de ce défaut de justesse, parce que l’expression, pour celui qui parle, se proportionne d’elle-même à la chose, grâce à l’ensemble des circonstances, grâce au lieu, au moment, à l’intention visible du discours, et parce que chez l’auditeur, qui est de moitié dans tout langage, l’attention, allant droit à la pensée, sans s’arrêter à la portée littérale du mot, la restreint ou l’étend selon l’intention de celui qui parle.

Les faits de restriction étant les plus fréquents, nous les examinerons d’abord.

Pour désigner le toit de la maison les Latins avaient le mot teg-men, formé d’un verbe, tegere, « couvrir », et d’un suffixe, men, qui sert à marquer l’instrument. Mais tegmen convenait aussi et a été également employé pour marquer l’abri fourni par un arbre, une cuirasse ou toute espèce de couverture ou d’enveloppe. Si, au lieu de tegmen, j’ai recours à tectum, je trouve un mot déjà plus restreint par l’usage, mais offrant à peu près la même combinaison du verbe et d’un suffixe. Tec-tum, c’est tout ce qui est couvert, par conséquent le plafond d’une chambre, la voûte d’une caverne, le baldaquin d’un lit aussi bien que le toit d’une maison. Il faut descendre jusqu’au français toit pour trouver le mot enfin assez resserré par l’usage et (ce qu’il faut ajouter) assez méconnaissable par la forme, pour convenir uniquement et spécialement à la couverture d’une maison.

On doit déjà par ce premier exemple entrevoir quelle est la cause de la disproportion entre le nom et la chose.

Elle vient de ce que le verbe est la partie essentielle et capitale de nos langues, celle qui sert à faire des substantifs et des adjectifs. Or, le verbe, par nature, a une signification générale, puisqu’il marque une action prise en elle-même, sans autre détermination d’aucune sorte. En combinant ce verbe avec un suffixe, on peut bien attacher l’idée verbale à un être agissant, ou à un objet qui subit l’action, ou à un objet qui est le produit ou l’instrument de l’action, mais cette action gardant sa signification générale, le substantif ou l’adjectif ainsi formé sera lui-même de sens général. Il faudra que par l’usage on le limite[1].

De cette condition fondamentale de nos langues vient l’énorme quantité de mots à signification générale qui, avec le temps, ont pris un sens spécial. À mesure qu’un mot se restreint, le langage se trouve obligé de recourir une seconde fois, une troisième fois, une quatrième fois au même verbe. C’est ainsi qu’à côté de tegmen nous avons tegmentum, tectara, tegamentum, tectorium, teges, toga, tous mots à sens général pour commencer, et ensuite réduits à une certaine catégorie d’objets.


Il y avait en latin un substantif felis ou feles qui signifiait « la femelle ». Ce nom convenait à la femelle de tous les animaux, au moins de tous les animaux mammifères[2]. Mais il en est venu peu à peu à désigner seulement la femelle du chat, et c’est au sens de « chatte » qu’il nous est parvenu. Comment s’explique cette restriction du sens ? Les anciens, à qui les faits de ce genre n’avaient pas échappé, voulaient y voir l’effet d’un choix, d’une préférence (κατ’ ἐξοχήν). Mais les choses, en réalité, sont plus simples. Il n’y a pas eu de choix, ou du moins le choix s’est fait tout seul. Quand les Grecs d’aujourd’hui appellent le cheval ἄλογον, cela ne veut pas dire, comme on l’a interprété, que le cheval est l’animal par excellence, encore moins « qu’il ne lui manque que la parole », mais que le cavalier, parlant de sa monture, s’est habitué à dire « la bête ».

Chaque métier, chaque état, chaque genre de vie contribue à ce resserrement des mots, qui est l’un des côtés les plus instructifs de la sémantique. À Rome, le foin s’appelait du terme le plus général : fenum, « le produit ». Pour le paysan grec les bestiaux s’appelaient τὰ κτήματα, « les biens ». En grec, un entrepreneur s’appelait πειρατής, du verbe πειράω, « essayer, entreprendre » : mais si nous consultons l’usage de la langue, nous voyons qu’il s’agit d’une seule espèce d’entreprise, le brigandage sur mer, la piraterie.


Ces sortes de restrictions du sens sont d’autant plus variées qu’une nation possède une civilisation plus avancée : chaque classe de population est tentée d’employer à son usage les termes généraux de la langue ; elle les lui restitue ensuite portant la marque de ses idées, de ses occupations particulières. C’est ainsi que le mot species, qui désigne de la façon la plus générale l’espèce, a été employé par les droguistes du moyen âge pour les quatre espèces d’ingrédients dont ils faisaient commerce (safran, girofle, cannelle, muscade), en sorte que quand le mot est retourné à la langue commune, il était devenu nos épices.

Il serait facile de multiplier ces exemples. On connaît les coupures au moyen desquelles les dictionnaires séparent les différents sens d’un même mot. La plupart du temps il s’agit d’un mot général dont le sens a été diversifié par restriction.


En employant ces mots, personne ne songe au manque de proportion. Ils sont, sur le moment, bien réellement adéquats à l’objet. Si, pour une cause quelconque, le mot vieillit en toutes ses acceptions, sauf une seule, il s’en va aux âges futurs avec la valeur unique qui lui est restée, pour le plus grand étonnement de l’étymologiste. Le mot allemand Getreide (en moyen haut-allemand getregede) est un dérivé du verbe tragen, « porter », et pouvait se dire anciennement de tout ce qui se porte, comme le costume, les bagages : il se disait aussi de ce que porte la terre, surtout du blé, et c’est en cette seule acception qu’il a survécu.

Plus le verbe est de signification générale, mieux il s’adapte aux diverses professions. Ainsi facio, dans la langue des temples, signifie apporter une offrande, offrir une victime. De là des locutions comme facere catulo, facere ture, sacrifier un chien, offrir de l’encens. — Ce même verbe facio, dans la langue politique, s’applique à l’action combinée d’un parti en vue d’un but à atteindre[3]. On a trouvé sur les murs de Pompéi, qui, comme on sait, fut engloutie en pleine période électorale, quantité d’inscriptions avec cet impératif : Caupones, facite… Pomari, facite… Lignari, facite… Unguentari, facite… Ce qui veut dire : « Entendez-vous ! Unissez-vous ! » On comprend dès lors le sens du mot factio. Ce qui caractérise la faction, c’est le lien, c’est le pacte qui rattache entre eux tous les adhérents[4].

Adulterare est un composé de alterare : il avait à peu près le même sens. On disait adulterare colores, « changer les couleurs », adulterare nummos, « falsifier les monnaies », adulterare jus, « fausser le droit ». Mais comme on a dit aussi adulterare matrimonium, il en est sorti un sens spécial qui a passé aux dérivés adulterium et adulter.


On doit voir combien il est nécessaire que notre connaissance d’une langue soit étayée sur l’histoire. L’histoire peut seule donner aux mots le degré de précision dont nous avons besoin pour les bien comprendre. Supposons, par exemple, que pour connaître les magistratures romaines nous n’ayons d’autre secours que l’étymologie. Nous aurons : ceux qui siègent ensemble (consules), celui qui marche en avant (prætor), l’homme de la tribu (tribunus), et ainsi de suite. Ces mots ne s’éclairent, ne prennent un sens précis, que grâce au souvenir que nous en avons, pour les avoir vus dans les récits des historiens, dans les discours des orateurs, dans les formules des magistrats. En même temps que l’histoire explique ces mots, elle y fait entrer une quantité de notions accessoires qui ne sont pas exprimées. Elle agit à la façon d’un verre, qui, en resserrant les images, les rend plus nettes. Mais il y a cette différence que le meilleur microscope ne nous peut faire voir autre chose dans les objets que ce qui s’y trouve, au lieu que nous croyons sentir dans des mots comme tribunus, consul, quantité d’idées qui n’y sont pas, et qui se trouvent seulement dans notre souvenir.

La restriction du sens présente un intérêt particulier quand elle s’applique aux mots de la vie morale. Je veux en donner encore un ou deux exemples, que j’emprunterai aux langues germaniques.

En allemand, le substantif Muth ne s’emploie plus guère qu’au sens de « courage » : mais il suffit de voir quelques dérivés et composés, de rapprocher quelques locutions, pour retrouver le sens d’âme et d’intelligence, qu’il avait autrefois. Grossmuth, « générosité » ; Hochmuth, « orgueil » ; Unmuth, « mécontentement » ; Uebermuth, « présomption » ; anmuthen, « prétendre » ; einmüthig, « unanimement » ; Gemüth, « âme ». Wie ist es dir zu Muthe, « dans quelles dispositions es-tu ? » muthmassen, « conjecturer ». C’est sans doute pour avoir figuré dans des composés comme Rittersmuth, Mannesmuth, que le mot s’est restreint au sens de bravoure. La signification générale s’est maintenue dans l’anglais mood, « humeur, disposition »[5].

De même, Witz ne se prend plus guère aujourd’hui qu’au sens très particulier d’esprit de saillie. Mais ce terme avait autrefois une signification très relevée : il marquait le savoir ou la sagesse (du verbe wissen). Il n’est pas besoin d’aller bien loin pour retrouver les traces de cette ancienne acception : on la voit transparaître dans Aberwitz, Vorwitz, Wahnwitz, et dans le verbe witzigen, « rendre sage ». Ici encore l’anglais est resté plus archaïque : wit, « l’intelligence ».

La cause de ces restrictions peut chaque fois fournir la matière d’une recherche intéressante. C’est quelquefois un synonyme qui prend de l’extension et qui resserre d’autant le domaine de son collègue. D’autres fois c’est un événement historique qui vient modifier et renouveler le vocabulaire. Ainsi le mot Busse, qui voulait dire « réparation » (soit au propre, soit au figuré), a pris, avec le christianisme, le sens de « pénitence » : une fois le sceau religieux imprimé, tous les autres emplois sont tombés en désuétude[6].


Outre les restrictions de sens dont la langue porte l’évident et permanent témoignage, il se fait, dans le parler de chacun, de perpétuelles applications du même principe, mais qui ne laissent pas de trace durable, parce qu’elles varient selon le temps et le lieu. « Aller à la ville » est une phrase familière à tous les campagnards, mais qui, tout en restant la même, doit se traduire, selon la région, par un nom différent. Il peut arriver que les événements de l’histoire enlèvent une de ces expressions du milieu borné où elle avait sa place pour la jeter dans la circulation générale. Urbs était le nom de la ville de Rome pour les paysans du Latium et de la Sabine. Mais les légions romaines, en emportant le mot avec elles, ont si bien fait qu’il est devenu familier à tout le monde antique : pour le Gaulois, pour l’Espagnol comme pour l’Africain ou le Syrien, Urbs a été le nom désignant la ville aux sept collines.

La restriction du sens a de tout temps causé l’étonnement des étymologistes. On connaît les observations et objections de Quintilien au sujet de homo : « Croirons-nous, dit-il, que homo vient de humus, parce que l’homme est né de la terre, comme si tous les animaux n’avaient pas la même origine[7] ? » Il est bien certain cependant que homines signifie « les habitants de la terre ». C’était une manière de les opposer aux habitants du ciel, Dii ou Superi.


  1. Pour les plus anciens mots, il serait plus juste de dire racine verbale au lieu de verbe.
  2. De fela, « mamelle ». On sait que la même racine fe, « allaiter », a donné filius.
  3. Cicéron écrit que tous les hommes perdus de réputation se groupent autour de César : omnes damnatos, omnes ignominia affectos illac facere. — Rapprocher aussi la locution : Tecum facio (je fais cause commune avec vous).
  4. Entendu en ce sens, le contraire de facio est deficio. Ce qu’une faction ou un parti est le moins disposé à pardonner, c’est la défection de l’un des siens.
  5. Il faut remarquer le changement de genre qui s’est opéré pour quelques-uns de ces composés allemands : die Sanftmuth, die Wehmuth. À l’origine, Muth était du neutre.
  6. On dit cependant Lückenbüsser, « bouche-trou ». Il existe à Breslau une Altbüsserstrasse, « rue des savetiers ». Cauer, Programme du gymnase de Hamm, 1870.
  7. I, 6.