Essai philosophique sur les probabilités/1b

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Ier Principe.Le premier de ces principes est la définition même de la probabilité qui, comme on l’a vu, est le rapport du nombre des cas favorables à celui de tous les cas possibles.

IIe Principe.Mais cela suppose les divers cas également possibles. S’ils ne le sont pas, on déterminera d’abord leurs possibilités respectives dont la juste appréciation est un des points les plus délicats de la théorie des hasards. Alors la probabilité sera la somme des possibilités de chaque cas favorable. Éclaircissons ce principe par un exemple.

Supposons que l’on projette en l’air une pièce large et très mince dont les deux grandes faces opposées, que nous nommerons croix et pile, soient parfaitement semblables. Cherchons la probabilité d’amener croix, une fois au moins en deux coups. Il est clair qu’il peut arriver quatre cas également possibles, savoir, croix au premier et au second coup ; croix au premier coup et pile au second ; pile au premier coup et croix au second ; enfin pile aux deux coups. Les trois premiers cas sont favorables à l’évènement dont on cherche la probabilité, qui, par conséquent, est égale à  ; en sorte qu’il y a trois contre un à parier que croix arrivera au moins une fois en deux coups.

On peut ne compter à ce jeu que trois cas différens, savoir : croix au premier coup, ce qui dispense d’en jouer un second ; pile au premier coup et croix au second ; enfin pile au premier et au second coup. Cela réduirait la probabilité à , si l’on considérait, avec d’Alembert, ces trois cas comme également possibles. Mais il est visible que la probabilité d’amener croix au premier coup est , tandis que celle des deux autres cas est  ; le premier cas étant un évènement simple qui correspond aux deux évènemens composés, croix au premier et au second coup, et croix au premier coup, pile au second. Maintenant, si, conformément au second principe, on ajoute la possibilité de croix au premier coup, à la possibilité de pile arrivant au premier coup et croix au second, on aura pour la probabilité cherchée, ce qui s’accorde avec ce que l’on trouve dans la supposition où l’on joue les deux coups. Cette supposition ne change point le sort de celui qui parie pour cet événement : elle sert seulement à réduire les divers cas à des cas également possibles.

IIIe Principe.Un des points les plus importans de la théorie des Probabilités, et celui qui prête le plus aux illusions, est la manière dont les probabilités augmentent ou diminuent par leurs combinaisons mutuelles. Si les évènemens sont indépendans les uns des autres, la probabilité de l’existence de leur ensemble est le produit de leurs probabilités particulières. Ainsi la probabilité d’amener un as avec un seul dé, étant un sixième ; celle d’amener deux as en projetant deux dés à la fois est un trente-sixième. En effet, chacune des faces de l’un pouvant se combiner avec les six faces de l’autre, il y a trente-six cas également possibles, parmi lesquels un seul donne les deux as. Généralement, la probabilité qu’un événement simple dans les mêmes circonstances, arrivera de suite un nombre donné de fois, est égale à la probabilité de cet événement simple, élevée à une puissance indiquée par ce nombre. Ainsi les puissances successives d’une fraction moindre que l’unité, diminuant sans cesse, un événement qui dépend d’une suite de probabilités fort grande, peut devenir extrêmement peu vraisemblable. Supposons qu’un fait nous soit transmis par vingt témoins, de manière que le premier l’ait transmis au second, le second au troisième, et ainsi de suite. Supposons encore que la probabilité de chaque témoignage soit égale à  : celle du fait, résultante des témoignages, sera moindre qu’un huitième. On ne peut mieux comparer cette diminution de la probabilité qu’à l’extinction de la clarté des objets, par l’interposition de plusieurs morceaux de verre ; un nombre de morceaux peu considérable, suffisant pour dérober la vue d’un objet qu’un seul morceau laisse apercevoir d’une manière distincte. Les historiens ne paraissent pas avoir fait assez d’attention à cette dégradation de la probabilité des faits, lorsqu’ils sont vus à travers un grand nombre de générations successives : plusieurs événemens historiques, réputés certains, seraient au moins douteux, si on les soumettait à cette épreuve.

Dans les sciences purement mathématiques, les conséquences les plus éloignées participent de la certitude du principe dont elles dérivent. Dans les applications de l’Analyse à la Physique, les conséquences ont toute la certitude des faits ou des expériences. Mais dans les sciences morales, où chaque conséquence n’est déduite de ce qui la précède, que d’une manière vraisemblable ; quelque probables que soient ces déductions, la chance de l’erreur croît avec leur nombre, et finit par surpasser la chance de la vérité, dans les conséquences très éloignées du principe.

IVe Principe.Quand deux évènemens dépendent l’un de l’autre, la probabilité de l’évènement composé est le produit de la probabilité du premier évènement, par la probabilité que cet évènement étant arrivé, l’autre arrivera. Ainsi, dans le cas précédent de trois urnes A, B, C, dont deux ne contiennent que des boules blanches et dont une ne renferme que des boules noires, la probabilité de tirer une boule blanche de l’urne C est , puisque sur trois urnes, deux ne contiennent que des boules de cette couleur. Mais lorsqu’on a extrait une boule blanche de l’urne C, l’indécision relative à celle des urnes qui ne renferment que des boules noires, ne portant plus que sur les urnes A et B, la probabilité d’extraire une boule blanche de l’urne B est , le produit de par , ou , est donc la probabilité d’extraire à la fois des urnes B et C, deux boules blanches. En effet, il est nécessaire pour cela, que l’urne Α soit celle des trois urnes qui contient des boules noires ; et la probabilité de ce cas est évidemment .

On voit par cet exemple, l’influence des évènemens passés sur la probabilité des évènemens futurs. Car la probabilité d’extraire une boule blanche de l’urne B, qui primitivement est , devient lorsqu’on a extrait une boule blanche de l’urne C : elle se changerait en certitude si l’on avait extrait une boule noire de la même urne. On déterminera cette influence, au moyen du principe suivant, qui est un corollaire du précédent.

Ve Principe.Si l’on calcule à priori, la probabilité de l’évènement arrivé, et la probabilité d’un évènement composé de celui-ci et d’un autre qu’on attend ; la seconde probabilité, divisée par la première, sera la probabilité de l’évènement attendu, tirée de l’événement observé.

Ici se présente la question agitée par quelques philosophes, touchant l’influence du passé sur la probabilité de l’avenir. Supposons qu’au jeu de croix ou pile, croix soit arrivé plus souvent que pile : par cela seul, nous serons portés à croire que dans la constitution de la pièce, il existe une cause constante qui le favorise. Ainsi, dans la conduite de la vie, le bonheur constant est une preuve d’habileté, qui doit faire employer de préférence les personnes heureuses. Mais si par l’instabilité des circonstances, nous sommes ramenés sans cesse à l’état d’une indécision absolue ; si, par exemple, on change de pièce à chaque coup, au jeu de croix ou pile ; le passé ne peut répandre aucune lumière sur l’avenir, et il serait absurde d’en tenir compte.

VIe Principe.Chacune des causes auxquelles un évènement observé peut être attribué, est indiquée avec d’autant plus de vraisemblance, qu’il est plus probable que cette cause étant supposée exister, l’évènement aura lieu ; la probabilité de l’existence d’une quelconque de ces causes est donc une fraction dont le numérateur est la probabilité de l’évènement, résultante de cette cause, et dont le dénominateur est la somme des probabilités semblables relatives à toutes les causes : si ces diverses causes, considérées à priori sont inégalement probables, il faut, au lieu de la probabilité de l’évènement, résultante de chaque cause, employer le produit de cette probabilité, par la possibilité de la cause elle-même. C’est le principe fondamental de cette branche de l’analyse des hasards, qui consiste à remonter des évènemens aux causes.

Ce principe donne la raison pour laquelle on attribue les évènemens réguliers, à une cause particulière. Quelques philosophes ont pensé que ces évènemens sont moins possibles que les autres, et qu’au jeu de croix ou pile, par exemple, la combinaison dans laquelle croix arrive vingt fois de suite, est moins facile à la nature, que celles où croix et pile sont entremêlés d’une façon irrégulière. Mais cette opinion suppose que les évènemens passés influent sur la possibilité des évènemens futurs, ce qui n’est point admissible. Les combinaisons régulières n’arrivent plus rarement, que parce qu’elles sont moins nombreuses. Si nous recherchons une cause, là où nous apercevons de la symétrie, ce n’est pas que nous regardions un évènement symétrique, comme moins possible que les autres ; mais cet évènement devant être l’effet d’une cause régulière, ou celui du hasard, la première de ces suppositions est plus probable que la seconde. Nous voyons sur une table, des caractères d’imprimerie disposés dans cet ordre, Constantinople ; et nous jugeons que cet arrangement n’est pas l’effet du hasard, non parce qu’il est moins possible que les autres, puisque si ce mot n’était employé dans aucune langue, nous ne lui soupçonnerions point de cause particulière ; mais ce mot étant en usage parmi nous, il est incomparablement plus probable qu’une personne aura disposé ainsi les caractères précédens, qu’il ne l’est que cet arrangement est dû au hasard.

C’est ici le lieu de définir le mot extraordinaire. Nous rangeons par la pensée, tous les évènemens possibles en diverses classes ; et nous regardons comme extraordinaires ceux des classes qui en comprennent un très petit nombre. Ainsi, au jeu de croix ou pile, l’arrivée de croix cent fois de suite nous paraît extraordinaire, parce que le nombre presque infini des combinaisons qui peuvent arriver en cent coups, étant partagé en séries régulières ou dans lesquelles nous voyons régner un ordre facile à saisir, et en séries irrégulières, celles-ci sont incomparablement plus nombreuses. La sortie d’une boule blanche, d’une urne qui, sur un million de boules, n’en contient qu’une seule de cette couleur, les autres étant noires, nous paraît encore extraordinaire, parce que nous ne formons que deux classes d’évènemens, relatives aux deux couleurs. Mais la sortie du no 475813, par exemple, d’une urne qui renferme un million de numéros, nous semble un évènement ordinaire ; parce que comparant individuellement les numéros, les uns aux autres, sans les partager en classes, nous n’avons aucune raison de croire que l’un d’eux sortira plutôt que les autres.

De ce qui précède, nous devons généralement conclure que plus un fait est extraordinaire, plus il a besoin d’être appuyé de fortes preuves. Car ceux qui l’attestent, pouvant ou tromper, ou avoir été trompés, ces deux causes sont d’autant plus probables, que la réalité du fait l’est moins en elle-même. C’est ce que l’on verra particulièrement, lorsque nous parlerons de la probabilité des témoignages.

VIIe Principe.La probabilité d’un évènement futur est la somme des produits de la probabilité de chaque cause, tirée de l’évènement observé, par la probabilité que cette cause existant, l’évènement futur aura lieu. L’exemple suivant éclaircira ce principe.

Imaginons une urne qui ne renferme que deux boules dont chacune soit ou blanche, ou noire. On extrait une de ces boules, que l’on remet ensuite dans l’urne, pour procéder à un nouveau tirage. Supposons que dans les deux premiers tirages, on ait amené des boules blanches ; on demande la probabilité d’amener encore une boule blanche au troisième tirage.

On ne peut faire ici que ces deux hypothèses : ou l’une des boules est blanche, et l’autre noire ; ou toutes deux sont blanches. Dans la première hypothèse, la probabilité de l’événement observé est  : elle est l’unité ou la certitude dans la seconde. Ainsi, en regardant ces hypothèses comme autant de causes, on aura pour le sixième principe, et pour leurs probabilités respectives. Or, si la première hypothèse a lieu, la probabilité d’extraire une boule blanche au troisième tirage est  : elle égale l’unité dans la seconde hypothèse ; en multipliant donc ces dernières probabilités, par celles des hypothèses correspondantes, la somme des produits ou sera la probabilité d’extraire une boule blanche au troisième tirage.

Quand la probabilité d’un événement simple est inconnue, on peut lui supposer également toutes les valeurs depuis zéro jusqu’à l’unité. La probabilité de chacune de ces hypothèses, tirée de l’évènement observé, est par le sixième principe, une fraction dont le numérateur est la probabilité de l’évènement dans cette hypothèse, et dont le dénominateur est la somme des probabilités semblables relatives à toutes les hypothèses. Ainsi la probabilité que la possibilité de l’évènement est comprise dans des limites données, est la somme des fractions comprises dans ces limites. Maintenant, si l’on multiplie chaque fraction par la probabilité de l’évènement futur, déterminée dans l’hypothèse correspondante, la somme des produits relatifs à toutes les hypothèses sera par le septième principe, la probabilité de l’évènement futur, tirée de l’évènement observé. On trouve ainsi qu’un évènement étant arrivé de suite un nombre quelconque de fois, la probabilité qu’il arrivera encore la fois suivante est égale à ce nombre augmenté de l’unité, divisé par le même nombre augmenté de deux unités. En faisant, par exemple, remonter la plus ancienne époque de l’histoire à cinq mille ans, ou à 1 826 213 jours, et le soleil s’étant levé constamment dans cet intervalle, à chaque révolution de vingt-quatre heures, il y a 1 826 214 à parier contre un qu’il se lèvera encore demain. Mais ce nombre est incomparablement plus fort pour celui qui connaissant par l’ensemble des phénomènes le principe régulateur des jours et des saisons, voit que rien dans le moment actuel ne peut en arrêter le cours.

Buffon, dans son Arithmétique politique, calcule différemment la probabilité précédente. Il suppose qu’elle ne diffère de l’unité que d’une fraction dont le numérateur est l’unité, et dont le dénominateur est le nombre deux élevé à une puissance égale au nombre des jours écoulés depuis l’époque. Mais la vraie manière de remonter des évènemens passés à la probabilité des causes et des évènemens futurs, était inconnue à cet illustre écrivain.