Essai philosophique sur les probabilités/1c

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La probabilité des évènemens sert à déterminer l’espérance ou la crainte des personnes intéressées à leur existence. Le mot espérance a diverses acceptions : il exprime généralement l’avantage de celui qui attend un bien quelconque, dans des suppositions qui ne sont que probables. Cet avantage, dans la théorie des hasards, est le produit de la somme espérée, par la probabilité de l’obtenir : c’est la somme partielle qui doit revenir lorsqu’on ne veut pas courir les risques de l’évènement, en supposant que la répartition se fasse proportionnellement aux probabilités. Cette répartition est la seule équitable, lorsqu’on fait abstraction de toutes circonstances étrangères ; parce qu’un égal degré de probabilité donne un droit égal sur la somme espérée. Nous nommerons cet avantage espérance mathématique.

VIIIe Principe.Lorsque l’avantage dépend de plusieurs évènemens, on l’obtient en prenant la somme des produits de la probabilité de chaque évènement, par le bien attaché à son arrivée.

Appliquons ce principe à des exemples. Supposons qu’au jeu de croix ou pile, Paul reçoive deux francs s’il amène croix au premier coup, et cinq francs s’il ne l’amène qu’au second. En multipliant deux francs par la probabilité du premier cas, et cinq francs par la probabilité du second cas, la somme des produits, ou deux francs et un quart, sera l’avantage de Paul. C’est la somme qu’il doit donner d’avance à celui qui lui a fait cet avantage ; car pour l’égalité du jeu, la mise doit être égale à l’avantage qu’il procure.

Si Paul reçoit deux francs en amenant croix au premier coup, et cinq francs en l’amenant au second coup, dans le cas même où il l’aurait amené au premier ; alors la probabilité d’amener croix au second coup étant , en multipliant deux francs et cinq francs par , la somme de ces produits donnera trois francs et demi pour l’avantage de Paul, et par conséquent pour sa mise au jeu.

IXe Principe.Dans une série d’évènemens probables, dont les uns produisent un bien, et les autres une perte, on aura l’avantage qui en résulte en faisant une somme des produits de la probabilité de chaque évènement favorable par le bien qu’il procure, et en retranchant de cette somme celle des produits de la probabilité de chaque évènement défavorable par la perte qui y est attachée. Si la seconde somme l’emporte sur la première, le bénéfice devient perte, et l’espérance se change en crainte.

On doit toujours, dans la conduite de la vie, faire en sorte d’égaler au moins le produit du bien que l’on espère, par sa probabilité, au produit semblable relatif à la perte. Mais il est nécessaire pour y parvenir d’apprécier exactement les avantages, les pertes et leurs probabilités respectives. Il faut pour cela une grande justesse d’esprit, un tact délicat, et une grande expérience des choses : il faut savoir se garantir des préjugés, des illusions de la crainte et de l’espérance, et de ces fausses idées de fortune et de bonheur, dont la plupart des hommes bercent leur amour-propre.

L’application des principes précédens à la question suivante, a beaucoup exercé les géomètres. Paul joue à croix ou pile, avec la condition de recevoir deux francs s’il amène croix au premier coup ; quatre francs s’il ne l’amène qu’au second ; huit francs s’il ne l’amène qu’au troisième, et ainsi de suite. Sa mise au jeu doit être, par le huitième principe, égale au nombre des coups ; en sorte que si la partie continue à l’infinie, la mise doit être infinie. Cependant, aucun homme raisonnable ne voudrait exposer à ce jeu une somme même modique, cinquante francs, par exemple. D’où vient cette différence entre le résultat du calcul et l’indication du sens commun ? On reconnut bientôt qu’elle tenait à ce que l’avantage moral qu’un bien nous procure n’est pas proportionnel à ce bien, et qu’il dépend de mille circonstances souvent très difficiles à définir, mais dont la plus générale et la plus importante est celle de la fortune. En effet, il est visible qu’un franc a beaucoup plus de prix pour celui n’en a que cent, que pour un millionnaire. On doit donc distinguer dans le bien espéré sa valeur absolue de sa valeur relative : celle-ci se règle sur les motifs qui le font désirer, au lieu que la première en est indépendante. On ne peut donner de principe général, pour apprécier cette valeur relative. En voici cependant un proposé par Daniel Bernoulli, et qui peut servir dans beaucoup de cas.

Xe Principe.La valeur relative d’une somme infiniment petite est égale à sa valeur absolue divisée par le bien total de la personne intéressée. Cela suppose que tout homme a un bien quelconque dont la valeur ne peut jamais être supposée nulle. En effet, celui même qui ne possède rien, donne toujours au produit de son travail et à ses espérances une valeur au moins égale à ce qui lui est rigoureusement nécessaire pour vivre.

Si l’on applique l’analyse au principe que nous venons d’exposer, on obtient la règle suivante.

En désignant par l’unité la partie de la fortune d’un individu, indépendante de ses expectatives ; si l’on détermine les diverses valeurs que cette fortune peut recevoir en vertu de ces expectatives et leurs probabilités, le produit de ces valeurs élevées respectivement aux puissances indiquées par ces probabilités, sera la fortune physique qui procurerait à l’individu le même avantage moral qu’il reçoit de la partie de sa fortune, prise pour unité, et de ses expectatives ; en retranchant donc l’unité de ce produit, la différence sera l’accroissement de la fortune physique, dû aux expectatives : nous nommerons cet accroissement, espérance morale. Il est facile de voir qu’elle coïncide avec l’espérance mathématique, lorsque la fortune prise pour unité, devient infinie par rapport aux variations qu’elle reçoit des expectatives. Mais lorsque ces variations sont une partie sensible de cette unité, les deux espérances peuvent différer très sensiblement entre elles.

Cette règle conduit à des résultats conformes aux indications du sens commun, que l’on peut par ce moyen, apprécier avec quelque exactitude. Ainsi dans la question précédente, on trouve que si la fortune de Paul est de deux cents francs, il ne doit pas raisonnablement mettre au jeu plus de neuf francs. La même règle conduit encore à répartir le danger sur plusieurs parties d’un bien que l’on attend, plutôt que d’exposer ce bien tout entier au même danger. Il en résulte pareillement qu’au jeu le plus égal, la perte est toujours relativement plus grande que le gain. En supposant par exemple, qu’un joueur ayant une fortune de cent francs, en expose cinquante au jeu de croix ou pile ; sa fortune, après sa mise au jeu, sera réduite à quatre-vingt-sept francs, c’est-à-dire que cette dernière somme procurerait au joueur le même avantage moral, que l’état de sa fortune après sa mise. Le jeu est donc désavantageux, dans le cas même où la mise est égale au produit de la somme espérée, par sa probabilité. On peut juger par-là de l’immoralité des jeux dans lesquels la somme espérée est au-dessous de ce produit. Ils ne subsistent que par les faux raisonnemens et par la cupidité qu’ils fomentent, et qui portant le peuple à sacrifier son nécessaire à des espérances chimériques dont il est hors d’état d’apprécier l’invraisemblance, sont la source d’une infinité de maux.

Le désavantage des jeux, l’avantage de ne pas exposer au même danger tout le bien qu’on attend, et tous les résultats semblables indiqués par le bon sens, subsistent, quelle que soit la fonction de la fortune physique qui, pour chaque individu, exprime sa fortune morale. Il suffit que le rapport de l’accroissement de cette fonction à l’accroissement de la fortune physique, diminue à mesure que celle-ci augmente.