Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique/Chapitre 14

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CHAPITRE XIV

Du langage.


205. — Une langue est un système de signes, en nombre nécessairement limité, qui doivent s’associer ou se combiner d’après certaines règles, et qui sont destinés à fournir à l’homme les moyens d’exprimer ses sensations, ses idées, ses sentiments et ses passions. D’après ce simple énoncé, rapproché de ce qui a été dit au chapitre qui précède, on doit comprendre que, dans la plupart des cas, le but du discours ne saurait être qu’imparfaitement atteint. Le travail de l’orateur, et par suite le travail de l’écrivain, ont de l’analogie avec celui de cet artiste en mosaïque, à qui l’on ne donne, pour copier un objet pris dans la nature ou un tableau ordinaire, qu’un assortiment de pierres dont les teintes sont fixes et les dimensions déterminées d’avance. Il est clair que cet artiste ne peut reproduire qu’approximativement les couleurs et les contours des objets sur lesquels s’exerce son talent d’imitation.

Les articulations de la voix et la peinture de ces articulations par l’écriture vulgaire ne sont pas les seuls signes que la nature ait mis à la disposition de l’homme pour la communication de ses pensées. Les avantages du langage oral sur le discours écrit tiennent justement à ce que les signes accessoires de la parole, l’accent, l’intonation, le geste, le mouvement des yeux et de la physionomie, l’accélération et le ralentissement du débit, se prêtent au besoin à des nuances infinies, comme celles des pensées qu’il s’agit de rendre, comblent en quelque sorte les intervalles et les hiatus du langage, et (pour employer l’expression reçue) font tableau, c’est-à-dire rétablissent la continuité, telle qu’elle pourrait se trouver dans cette sorte d’image, la plus sensible de toutes, et à laquelle par suite nous aimons à comparer toutes les autres. Ne nous étonnons donc pas de la prééminence du langage oral, non seulement lorsqu’il s’agit de décrire, de narrer, d’émouvoir ; mais lors même que, dans la bouche d’un professeur habile, il est destiné à exposer des vérités abstraites, et à faire saisir des rapports qui admettent des nuances infinies et des dégradations continues, aussi bien que les linéaments d’un dessin ou que les tons d’un tableau. Ne soyons pas surpris si l’on ne retrouve, à la lecture d’un discours, d’un plaidoyer ou d’une leçon écrite, qu’une partie des émotions, des images, et même des conceptions purement abstraites, suscitées par le débit.

Mais, d’un autre côté, il est clair que tous ces signes qui forment l’accessoire du langage oral, et dont l’emploi habilement ménagé est l’objet de cet art que l’on nomme l’action oratoire, demeurent, pour le commun des hommes, bornés à la traduction des affections les plus simples de la sensibilité. Ils sont restés ce qu’ont dû être dans l’origine les premiers rudiments du langage, ce que sont encore les onomatopées des grammairiens. A la vérité, l’art des gestes a été perfectionné et systématisé pour l’usage des sourds-muets ; mais la systématisation étant l’œuvre de personnes dont toute l’éducation s’était faite sous l’influence du langage ordinaire, cela seul indiquerait que le langage figuré et conventionnel dont ils sont les auteurs n’a dû être qu’une traduction du langage oral ; qu’il a pu en conserver en bonne partie les avantages, mais aussi qu’il a dû en retenir les imperfections.

206. — Le langage s’est tellement incorporé avec les produits de notre intelligence, que les Grecs employaient le même mot pour désigner le langage et la raison, et qu’il doit paraître de prime abord impossible de discerner ce qui tient à la nature de nos facultés intellectuelles d’avec ce qui tient à la forme de l’instrument qu’elles manient. Gomment juger du développement que nos facultés intellectuelles auraient pris avec des instruments ou des signes d’une autre nature, dont nous ne nous formons aucune idée précise ? La privation du langage aurait-elle eu pour résultat le perfectionnement d’autres moyens de communication, d’autres systèmes de signes représentatifs, comme il arrive que la privation des yeux amène ordinairement le perfectionnement des sens de l’ouïe et du toucher ? L’exemple de ce qui arrive aux sourds-muets abandonnés à eux-mêmes n’est pas concluant ; car ils vivent au milieu d’hommes habitués à la parole, dont les efforts ne peuvent correspondre aux leurs ; et surtout il n’y a pas, pour ces êtres placés dans une situation anomale, cette transmission d’efforts d’une génération à l’autre, condition essentielle de tous les progrès de l’humanité. Mais au lieu de bâtir des systèmes sur de vaines fictions, nous pouvons placer ici quelques remarques générales, qui tiennent au fond du sujet.

207. — Une langue serait bien pauvre si elle ne consistait qu’en onomatopées ou en signes vocaux ayant des rapports naturels avec les choses signifiées. Toute autre espèce de signes sensibles offrirait aussi peu de ressources, si l’on n’employait que ceux qui ont naturellement la propriété de réveiller l’idée de la chose signifiée, si l’on n’avait recours à des signes d’institution ou de valeur conventionnelle. Mais des signes d’institution ne peuvent exister en nombre illimité, de manière à correspondre à tous les objets de la pensée ; il faut nécessairement qu’il existe pour de pareils signes des lois de combinaison ou des syntaxes dont l’esprit puisse retenir les formules jusqu’à se les rendre familières par l’habitude : de manière que l’attention puisse se porter sur le fond de la pensée, sans être distraite par la forme syntaxique. Or, comment adapter des lois syntaxiques à autre chose qu’à des éléments individuellement déterminés, et comment les produits d’une synthèse combinatoire pourraient-ils varier sans discontinuité ? Il en faut conclure que l’imperfection radicale du langage, tenant à la discontinuité de ses éléments, dérive essentiellement de la nature abstraite des signes d’institution et non des caractères physiques qui les particularisent ; qu’ainsi elle se rattache à une propriété de forme, et non à ce qu’on peut appeler la matière du signe et son étoffe sensible (107). Puisque d'une part la nature a voulu subordonner à l'emploi des signes sensibles le jeu de la pensée et les développements de l'intelligence humaine (112) ; puisque d'autre part un système de signes discontinus a seul pu prendre un développement parallèle à ceux de la pensée, qui pourtant, en général, portent sur des qualités ou des rapports susceptibles de modifications continues, on comprend qu'il doit résulter de cette contrariété entre l'essence des signes et celle de la plupart des idées une des plus grandes entraves de l'intelligence : entrave contre laquelle elle lutte depuis qu'elle a commencé à se développer ; entrave dont parfois elle a pu heureusement s'affranchir, et qui, par d'autres côtés, la retient dans une enfance éternelle. Dans cette discordance des idées et des signes, un esprit méditatif reconnaîtra un de ces détails où la nature semble accidentellement dévier de son plan général de continuité et d'harmonie. Car la philosophie et les sciences humaines, ces produits éminents de la pensée, dont nous nous enorgueillissons à juste titre, ne sont après tout qu'un épisode dans l'histoire de la nature et même dans celle de l'humanité, le résultat du développement en quelque sorte exagéré de facultés qui semblent avoir été données à l'homme dans un but moins ambitieux.

208. — Ce n'est pas à dire que des signes d'institution, différents de la parole, n'eussent pu à d'autres égards avoir de la supériorité sur le langage ; et en effet, l'homme n'a imaginé l'écriture que pour remédier à l'un des plus graves inconvénients de la parole, celui d'être un signe fugitif. L'époque de l'invention de l'écriture peut être regardée comme l'époque critique dans l'histoire de l'esprit humain. De la forme sous laquelle cette grande invention allait se fixer, devait dépendre la direction imprimée aux progrès ultérieurs de la pensée. Nous commençons à soulever le voile qui couvrait ces temps reculés, à retrouver les vestiges de cette élaboration après laquelle le système des signes graphiques s'est définitivement fixé, au moins parmi les grandes familles de peuples au sein desquelles la philosophie et les sciences étaient destinées à sortir de l'état d'enfance. Nous commençons à comprendre, grâce surtout aux ingénieux travaux dont l'Egypte a été l'objet depuis le commencement de ce siècle, comment l'écriture, qui ne consistait d'abord qu'en signes naturels, auxquels se sont bientôt joints des signes analogiques, puis des signes purement conventionnels, mais encore indépendants du langage, admettant ensuite des signes phonétiques, a tendu de plus en plus à devenir un signe indirect, une simple peinture conventionnelle du langage parlé, jusqu'à ce que cette révolution ait été systématisée par l'invention des lettres et de l'alphabet ; après quoi l'écriture n'a plus été autre chose que le langage rendu permanent et dépouillé de quelques-uns de ses accessoires sensibles.

On pourrait être tenté de se demander si ce complet assujettissement du signe graphique à la parole, consommé par l'invention de l'écriture alphabétique, a été plus favorable au progrès de l'esprit humain que la coexistence de deux systèmes de signes indépendants. Nos chiffres et nos signes algébriques sont des inventions qui déposent de l'utilité d'une écriture idéographique indépendante du langage ; la conception de Descartes, dont il a déjà été question (201), fournit un exemple non moins remarquable de l'importance d'un signe graphique et conventionnel spécialement approprié à la nature de la chose signifiée. On nous dit, et il est assez naturel de croire que l'écriture chinoise comporte certaines finesses d'expression, certaines beautés de style auxquelles rien ne correspond dans la langue parlée. Toutefois, si l'on considère que les idées exprimées par les caractères arithmétiques ou algébriques sont du petit nombre de celles qui admettent une détermination précise ; que la continuité des formes de l'étendue ne pourrait jamais s'adapter suivant une méthode régulière et systématique à la représentation conventionnelle des variations qualitatives ; que par cette raison toute écriture idéographique resterait un art plutôt qu'une méthode, ou ne deviendrait une méthode qu'en perdant ses avantages spéciaux, et en laissant subsister l'inconvénient de deux langues indépendantes et hétérogènes, dont il faudrait acquérir l'habitude et qu'il faudrait sans cesse traduire l'une dans l'autre, on s'expliquera comment l'invention d'une écriture purement phonétique, en simplifiant la pédagogie, a dû faciliter au moins l'élévation du niveau moyen des esprits, et puissamment contribuer aux progrès de ce qu’on appelle proprement civilisation.

209 — Sans pousser cette discussion plus loin, examinons un peu comment le langage, qui est, pour ainsi dire, notre unique mode d’expression dans les choses abstraites, et qui résulte essentiellement de l’association d’éléments discontinus, d’après certaines lois syntaxiques, peut plus ou moins se prêter à rendre des types qui se modifient avec continuité ; comment se pratique en général l’expression du continu par le discontinu, laquelle devient si simple dans le cas singulier de la continuité quantitative (200).

La raison des philosophes ne s’est point posée cette question : les hommes l’ont résolue à leur insu dans le lent travail de la formation des langues. La plupart des éléments qui les constituent n’ont pas reçu une valeur fixe, déterminée, comme celle de chaque chiffre ou de chaque note musicale, considérée dans son rapport tonique avec une note fondamentale. Non seulement des mots essentiellement distincts peuvent, par une coïncidence fortuite, surtout dans les langues très mélangées, revêtir des formes identiques ; non seulement les mêmes mots peuvent être pris dans un nombre déterminé d’acceptions bien distinctes, par suite de la pénurie originelle de la langue, ou du besoin qu’on éprouve de ne pas surcharger la mémoire d’un trop grand nombre de formes différentes ¹ ; mais de plus, si l’on considère le même mot dans chacune de ses acceptions, on verra le plus souvent que cette acception varie entre des limites qu’il est tantôt possible, tantôt impossible d’assigner, ou bien encore que l’on passe d’une acception à une autre par des nuances insensibles ². Or, l’artifice du langage con-

¹ « Les nuances de la langue, même la plus parfaite, ne peuvent jamais égaler les nuances de la pensée humaine. Les modifications de la parole sont nécessairement renfermées dans certaines limites ; autrement elles excéderaient la capacité de la mémoire humaine. Il faut, par conséquent, que, dans toutes les langues, une sorte d’économie fasse servir une seule locution à plusieurs fins différentes, de même que la dague d’Hudibras, faite pour percer et pour briser des têtes, était employée à beaucoup d’autres usages encore. » Reid, T. V de la trad. franc, de ses Œuvres, p. 331.

² Dans notre langue parlée, ces deux mots fin et faim se confondent phonétiquement : l’orthographe les distingue nettement dans la langue écrite. — Le hasard a confondu, dans le son et dans l’écriture, deux mots FIN sur la distinction desquels l’étymologie ne permet pas de se siste principalement à fixer par le contexte du discours, et à la faveur de mutuelles réactions entre les éléments qui le constituent, la valeur précise que chaque élément doit prendre, ou du moins à faire en sorte que le champ de l'indétermination se trouve réduit, autant que la nature des choses le comporte. Il faut donc rectifier la comparaison faite au début de ce chapitre (205), et supposer que l'artiste en mosaïque, voulant représenter une fleur ou tout autre objet, tel qu'il existe dans la nature ou que son imagination le conçoit, aurait à sa disposition, au lieu de fragments à teintes fixes, des fragments à teintes changeantes, capables de nous affecter diversement selon les reflets et les contrastes des teintes environnantes : de sorte que l'habileté de l'artiste consisterait à les disposer tellement, que de leurs

méprendre : l'un qui dérive du tudesque fein, signifiant délié ; l'autre qui provient du latin finis, et qui en a retenu les diverses acceptions. — Le mot FIN (fein) et ses dérivés ont plusieurs séries d'acceptions, au physique et au moral, les unes nettement distinctes, les autres affectant des nuances indécises. Au sujet d'une broderie d'or, le mot de finesse exprimera des idées nettement distinctes, selon qu'il s'appliquera au travail de la broderie ou au titre du métal ; mais si l'on parle de la finesse d'un dessin, il faudra que le discours ait assez de développement pour que l'on discerne sans ambiguïté le sens de cette expression ; et si l'on passe aux acceptions morales du terme, il faudra quelquefois consulter jusqu'au jeu de la physionomie de celui qui l'emploie pour sentir la nuance de l'idée qu'il y attache. En anglais, où la même racine germanique se retrouve sous la forme fine, elle désigne plus habituellement la beauté, l'élégance ; prenant ainsi pour acception principale ce qui n'est en français et en allemand moderne qu'une acception accessoire et détournée. — L'autre mot français fin (finis) a aussi deux séries principales d'acceptions, l'une où il s'agit du terme ou de l'extrémité d'une chose, l'autre qui se rapporte au but en vue duquel une chose se fait ; et dans les deux séries on pourrait signaler des nuances qui ne sont susceptibles de détermination exacte ou approchée que par le contexte du discours.

Le lexicographe n'a besoin que d'une scrupuleuse attention pour énumérer toutes les acceptions distinctes et déterminées qu'un mot a reçues dans la langue: son travail devient une œuvre d'art quand il s'agit d'indiquer, par un choix heureux d'exemples, les nuances dominantes dans une série d'acceptions où les transitions sont insensibles. Le ménage artistique est indispensable pour marquer les nuances des termes qu'on appelle synonymes, non qu'ils soient rigoureusement équivalents, mais parce que leurs acceptions ne sont pas tellement distinctes que l'écrivain n'ait souvent la liberté de substituer l'un à l'autre, uniquement pour donner à la phrase plus de rondeur ou d'harmonie, comme dans cette série citée par Voltaire (lettre du 24 janvier 1761): orgueil, superbe, hauteur, fierté, morgue, élévation, dédain, arrogance, insolence, gloire, gloriole, présomption, outrecuidance, à quoi l'on pourrait ajouter: vanité, amour-propre, suffisance, jactance, forfanterie, etc. reflets mutuels et de leurs contrastes résultassent aussi fidèlement que possible les nuances propres à l’objet imité.

210. — Pour remédier à la défectuosité essentielle du langage, à celle qui résulte de l’impossibilité d’exprimer rigoureusement, par des combinaisons de signes artificiels distincts, des idées susceptibles de modifications continues, l’expédient le plus vulgaire consiste à multiplier les signes ou à créer des mots nouveaux. Il est en effet plus facile de multiplier les touches d’un instrument à sons fixes, que d’imiter l’habile artiste qui sait tirer de quelques cordes tous les tons possibles dans l’étendue de l’échelle musicale embrassée par l’instrument. Mais si quelquefois on obtient ainsi une approximation grossière, presque jamais cet avantage ne compense les efforts de mémoire et le travail nécessaires pour se rendre les mots nouveaux familiers ; et en définitive, la raison, d’accord avec le goût, reconnaît que les vraies ressources du langage consistent dans cette élasticité des éléments qui fait qu’ils se prêtent à plus ou moins d’extension, et dans la réaction qu’ils exercent les uns sur les autres pour la juste détermination de leurs valeurs individuelles.

Quand le travail de la pensée porte sur des objets ou des rapports précis, non continus dans leurs variations ; lorsqu’il s’agit d’idées fixes et de combinaisons déterminées entre certaines idées fixes, il serait déraisonnable de recourir à des artifices d’approximation au lieu des procédés rigoureux qu’on peut employer. En conséquence, la création de nouveaux signes, de termes nouveaux, est alors aussi légitime et profitable, qu’elle l’est peu quand elle ne tend qu’à établir une interpolation arbitraire dans une série où il y a, d’un terme à l’autre, une infinité d’intermédiaires possibles. Toutes les sciences qui précisent des idées restées vagues chez le commun des hommes, ou qui en font des associations inusitées dans le commerce naturel de la vie, doivent donc employer des termes spéciaux ou techniques. Mais il faut encore remarquer que les sciences tirent bien moins de secours de la création de termes techniques, que de celle d’un mode technique pour la dérivation et l’association des termes : ce qui revient à dire que l’établissement de règles syntaxiques pour la combinaison des signes est une institution généralement plus féconde que la formation de signes nouveaux. Ainsi l'invention d'une forme syntaxique aussi ingénieuse que simple produit tous les avantages attachés à l'emploi de notre arithmétique; ainsi la clarté des modernes nomenclatures chimiques tient au système d'association des mots radicaux, lequel met en évidence, dans l'expression de chaque corps composé, la présence des radicaux chimiques constituants et leur mode d'association dans le composé, tel du moins que nous le concevons.

211. — Il faut d'ailleurs considérer que le langage n'est pas seulement employé comme signe immédiat de la pensée (son utilité serait alors bien restreinte), mais qu'il l'est encore comme signe médiat, en tant qu'il évoque d'autres signes mieux appropriés à l'expression immédiate de la pensée. En effet, qu'appelle-t-on le langage figuré? Ce n'est pas uniquement, comme les rhéteurs ont pu le croire, un moyen de frapper la sensibilité, d'émouvoir les passions par des images; car, s'il en était ainsi, quand on s'adresse à la froide raison, quand on parle à l'entendement de choses purement intelligibles, toutes figures devraient disparaître. Et pourtant il est facile de s'apercevoir que le langage des philosophes n'est pas moins figuré que celui des orateurs et des poètes. Sans cesse ils procèdent par comparaison avec les objets sensibles, et ceux qui ont voulu en faire un sujet de reproches à leurs devanciers sont tombés à leur tour dans cette faute, si c'en est une. Mais, loin que ce soit une faute, c'est l'artifice fécond à l'aide duquel nous remédions aux défectuosités natives du langage, et le faisons concourir indirectement à la représentation d'idées abstraites auxquelles il ne pourrait pas directement s'adapter. Puisque c'est la loi fondamentale de l'esprit humain qu'il ne puisse s'élever à la conception de l'intelligible qu'en s'appuyant sur des signes sensibles, dès que le langage, en lui-même, cesse d'être approprié à la représentation de l'intelligible, il faut bien que nous appelions d'autres signes à notre aide. Ces signes, nous les choisissons parmi les phénomènes du monde extérieur et parmi ceux qui se passent en nous-mêmes. Nous les choisissons surtout, d'une part, parmi les phénomènes d'étendue et de mouvement, parce que ce sont les plus simples, les plus fondamentaux, ceux dont l’image a le plus de clarté représentative entre tous les phénomènes soumis à la loi de continuité, et que les obstacles à l’expression directe de nos pensées par le langage proviennent surtout de la discontinuité des signes vocaux. Nous les choisissons, d’autre part, parmi les phénomènes intérieurs de désir, de volonté, de passion, que nous n’imaginons point à la manière des objets extérieurs perçus par les sens, mais dont nous avons le sentiment intime. De cette façon, le discours n’est plus seulement un système de signes spéciaux, une caractéristique plus vaste que la langue algébrique, mais destinée à des fonctions analogues ; c’est plutôt un cadre destiné à rassembler les signes les plus divers, non pas directement et en quelque sorte personnellement, mais par voie de représentation, au moyen des signes vocaux qui les rappellent.

Il semble que l’on se soit rendu compte de cette propriété du langage lorsqu’on a réservé par excellence le nom de poésie à l’art de peindre la nature et d’émouvoir les passions à l’aide d’un langage que ses formes ennoblies distinguent de la parole vulgaire ; quoique la conception poétique soit l’essence et comme l’âme de tous les arts, et qu’il y ait par là entre tous les arts une étroite fraternité, malgré la diversité des procédés physiques d’exécution, malgré la variété ou plutôt l’hétérogénéité des étoffes sensibles que revêt la pensée poétique. Mais s’il est vrai, comme on en tombe d’accord, que l’artiste peut se proposer un autre but que celui de plaire ou d’émouvoir ; qu’il peut être animé d’une pensée philosophique, la reproduire dans ses œuvres sous des formes et par des moyens d’expression qui lui sont propres, il faut bien reconnaître à plus forte raison que les formes poétiques et figurées du langage sont souvent un moyen et parfois l’unique moyen d’expression pour la pensée philosophique. C’est ainsi que la philosophie s’allie à la poésie et à l’art, quand d’autre part, comme nous l’expliquerons, elle s’unit étroitement au système des connaissances scientifiques.

Au reste, la science la plus sévère a aussi son langage poétique et figuré, des images dont on ne pourrait lui interdire l’emploi sans nuire essentiellement à la concision, à la netteté de l’expression et à la clarté du discours. 212. — S’il en est de la poésie, de l’éloquence, de la musique, des arts plastiques, comme de ces sœurs dont parle le poète :

faciès non omnibus una,

Nec diversa tamen…,

il faut aussi remarquer avec attention tout ce qu’il y a de singulier dans les caractères distinctifs de l’art de la parole. Si la chimie fournit au peintre de nouvelles couleurs, plus vives ou plus durables ; si l’invention de nouveaux instruments permet à l’harmoniste d’imaginer de nouveaux effets d’orchestre, qu’est-ce pour le génie de l’artiste que cet accroissement de richesses matérielles, auprès des ressources que puisent le poète, l’orateur, l’écrivain, dans une langue plus harmonieuse, plus riche ou plus flexible ? L’artiste, comme l’écrivain, s’est formé à l’école d’un maître ; il en propage les traditions et s’inspire des œuvres de ses devanciers : mais il dispose d’une matière brute en quelque sorte et inorganique, auprès de cet admirable organe que la vie, la pensée pénètrent de toutes parts, et qu’on nomme une langue. Il faut que le génie du poète ou celui de l’écrivain gouverne cet organe, cette machine vivante ; qu’il la prenne telle que le destin la lui offre, dans son enfance ou dans sa caducité, ou bien qu’il sache tirer un heureux parti de sa jeunesse ou de sa maturité vigoureuse. Non seulement le vocabulaire de la langue s’étend ou se resserre, elle perd ou acquiert des idiotismes, sa règle syntaxique s’épure ou se corrompt ; mais encore les mots sont comme des pièces de monnaie dont l’empreinte s’efface, qui s’usent et se déprécient par la circulation : leur sens propre tombe en oubli ; on perd la trace des analogies qui ont successivement amené les diverses acceptions figurées ; il n’y a plus entre les idées et les images, entre les pensées et leur expression sensible, entre la construction matérielle des éléments du langage et leur valeur représentative, cet accord que la raison réclame. Le néologisme et l’archaïsme, les alliances bizarres de mots, les tournures forcées et affectées, naissent de la recherche d’une énergie d’expression que la langue, à son état de pureté, semble avoir perdue par un trop long usage. Ces remarques, qui ont tant d’intérêt pour le philosophe, ont dû souvent être faites ; mais on ne les trouvera nulle part plus ingénieusement exprimées que dans l’élégante préface mise, au nom de l’Académie française, en tête de la sixième édition de son Dictionnaire. Peut-être nous siérait-il mal d’insister davantage sur des choses qui semblent exiger une délicatesse de sensibilité, une culture du goût littéraire peu compatibles avec la sécheresse de nos études habituelles et avec la rigueur didactique dont nous voudrions nous rapprocher dans cet ouvrage, autant que le sujet le comporte.

213 — On peut du moins, par ce qui précède, voir ce qu’il faut penser du projet d’une langue philosophique et universelle, auquel ont songé les plus grands génies du XVIIe siècle, Bacon, Descartes, Pascal, mais que Leibniz surtout avait médité, d’après son propre témoignage, au point de s’occuper sérieusement des moyens d’exécution, ainsi que l’indiquent des passages déjà bien des fois cités ¹. Cette langue philosophique ou cette caractéristique universelle (comme l’appelle Leibniz), fondée sur un catalogue de toutes les idées simples, représentées chacune par un signe ou par un numéro d’ordre, aurait eu cet avantage sur toutes les langues vulgaires, de n’employer que des éléments doués de valeurs fixes, déterminées, invariables ; et par sa per-

1 Voyez Bacon, De augm. scient, lib. vi, cl ; — Descartes, Lettre à Mersenne, en date du 20 novembre 1629, T. VI, p. 66, de l’édit. de M. Cousin, et T. IV, p. 128, de celle de M. Gamier ; — Leibniz, Historia et commendatio linguas charactericse universalis, quae simul sit ars inveniendi et judicandi, dans le recueil de Raspe. — On peut consulter, pour d’autres citations, deux articles insérés au Moniteur, n° des 23 août 1837 et 12 février 1838, et ce que Reid dit de la tentative de Wilkins, T. V p. 199 de la traduction française de ses Œuvres.

Longtemps après avoir rédigé ce chapitre et celui qui précède, et même longtemps après en avoir communiqué la rédaction à des personnes connues, nous avons trouvé dans un écrit de M. Bordas-Demoulin, intitulé Théorie de la substance, et mis à la suite de sa monographie du Cartésianisme (Paris, 1843, 2 vol. in-8°), des idées qui ont, à plusieurs égards, une grande ressemblance avec les nôtres. Il prouve par les mêmes raisons (T. II, p. 416) que la construction d’une caractéristique universelle est chimérique : car ce qu’il appelle idées de perfection, par opposition aux idées de grandeur, ce sont évidemment les idées susceptibles de ce mode de continuité que nous croyons devoir nommer continuité qualitative. En nous félicitant de tomber d’accord sur quelques points importants avec cet esprit distingué, nous ferons remarquer que notre doctrine diffère d’ailleurs complètement, par ses principes et par ses développements, de celle de M. Bordas-Demoulin. fection même, elle aurait eu droit de prétendre à l'universalité. L'algèbre n'aurait été qu'une branche de cette caractéristique ; tout le travail de la pensée eût été manifesté par des combinaisons de signes ; et l'art du raisonnement, qui aurait été au calcul arithmétique ou algébrique ce que le genre est à l'espèce, n'aurait dû à son tour être réputé qu'une application spéciale de la synthèse combinatoire, ou de l'art de former, de classer et d'énumérer des combinaisons.

Cette comparaison même devait mettre sur la trace de l'erreur capitale dont est entachée l'idée d'une caractéristique universelle. Combien seraient bornées les applications du calcul arithmétique ou algébrique, si elles ne concernaient que des quantités susceptibles de s'exprimer exactement en nombres, et affranchies de la loi de continuité ! La nature de l'idée de grandeur permet d'appliquer aux grandeurs continues, avec tel degré voulu d'approximation, les procédés de calcul directement applicables aux quantités discrètes ou aux quotités ; mais, ce cas singulier mis à part, comment des qualités et des rapports qui varient d'une manière continue pourraient-ils en général s'exprimer avec l'approximation convenable, au moyen de combinaisons de signes discontinus ou distincts, en nombre limité, à valeurs déterminées et fixes ? En tout cas, comment définirait-on l'approximation obtenue ?

Condillac et les logiciens de son école (dont les idées sur ce point s'accordent, par une rareté digne de remarque, avec celles de Descartes et de Leibnitz), en exagérant peut-être la puissance de l'institution du langage en général, exagèrent surtout les imperfections des langues individuelles, telles que l'usage les a façonnées, en leur opposant sans cesse ce type idéal qu'ils appellent une langue bien faite. Or, c'est au contraire le langage, dans sa nature abstraite ou dans sa forme générale, que l'on doit considérer comme essentiellement défectueux, tandis que les langues parlées, formées lentement sous l'influence durable de besoins infiniment variés, ont, chacune à sa manière et d'après son degré de souplesse, paré à cet inconvénient radical. Selon le génie et les destinées des races, sous l'influence si diverse des zones et des climats, elles se sont appropriées plus spécialement à l’expression de tel ordre d’images, de passions et d’idées. De là les difficultés et souvent l’impossibilité des traductions, aussi bien pour des passages de métaphysique que pour des morceaux de poésie. Ce qui agrandirait et perfectionnerait nos facultés intellectuelles, en multipliant et en variant les moyens d’expression et de transmission de la pensée, ce serait, s’il était possible, de disposer à notre gré, et selon le besoin du moment, de toutes les langues parlées, et non de trouver construite cette langue systématique qui, dans la plupart des cas, serait le plus imparfait des instruments.

Les langues, par la manière dont elles se sont formées, par leur lente croissance et leurs liens de parenté, par les périodes de maturité et de décadence qu’elles traversent, sont, de toutes les œuvres de l’homme, ce qui se rapproche le plus des œuvres de la nature. Elles participent en quelque sorte à la vie d’une race ou d’une nation. Entre les langues faites de la sorte et la langue systématique dont le plan a occupé les philosophes, il y a, pour ainsi dire, la même différence qu’entre l’œil et un instrument d’optique, entre l’organe de la voix et un clavecin, entre un animal et une machine. Certes, lorsqu’il s’agira, comme dans le travail manufacturier, de produire un effet déterminé, précis, mesurable, susceptible de division ou de décomposition en un système d’opérations distinctes, le travail de la machine remplacera avec avantage le travail, non seulement des animaux, mais de l’homme lui-même ¹. Au contraire, jamais le plus ingénieux machiniste ne remplacera par un automate, par un système d’engins et de rouages, le chien du chasseur ; et en général, dès qu’il faut se prêter à des nuances, à des modifications continues, quelles combinaisons du génie humain pourraient soutenir le parallèle avec les créations de la nature ?

214.— Outre l’algèbre, qui est, comme tout le monde le reconnaît, la plus vaste application des principes sur lesquels reposerait une caractéristique universelle, la nomenclature chimique dont Guyton et Lavoisier ont jeté les bases, et la notation, plutôt idéographique que phoné-

¹ Smith, De la richesse des nations, liv. v, chap. 1. tique, adaptée par Berzélius à des théories chimiques plus modernes, en offrent d’autres applications très remarquables. Aussi, la chimie, dans sa forme actuelle, est la plus simple, la mieux définie des sciences naturelles. Elle ne traite des corps pondérables qu’en tant qu’ils sont réductibles à un petit nombre de radicaux fixes, déterminés, indestructibles et inaltérables. Elle combine ces radicaux en proportions pondérables pareillement fixes et déterminées. Tous les rapports, en un mot, dont l’étude et la coordination systématique sont l’objet des spéculations du chimiste, consistent en combinaisons entre des éléments discontinus ou traités comme tels.

Mais, si l’on passe à l’étude des phénomènes infiniment variés que la vie produit chez les êtres organisés, plus de discontinuité, plus de réduction possible à des combinaisons systématiques ; ou du moins de telles combinaisons ne se présentent qu’exceptionnellement et en quelque sorte par accident. Aussi, plus de théorèmes absolus, plus de méthodes précises et rigoureuses, plus d’invariabilité dans la valeur des éléments du discours, lorsqu’ils doivent s’approprier à l’expression des faits de cet ordre. Et il en est de même, à plus forte raison, quand nous passons de la description des phénomènes de la vie organique et animale à celle des phénomènes de la vie morale et intellectuelle, ou à l’étude des rapports qui naissent de la vie sociale.

215. — D’ailleurs il faut reconnaître que souvent les mots conservent, même dans le contexte du discours, tout ou partie de l’indétermination qu’ils auraient isolément, sans qu’on puisse dire qu’il en résulte une imperfection du langage. Ne sait-on pas que la puissance de la langue algébrique est due en partie à l’indétermination graduée des symboles qu’elle emploie, et qu’à la faveur de cette indétermination l’ordre des difficultés se trouve souvent interverti d’une manière avantageuse ? Les géomètres sont dans l’usage de désigner par la lettre grecque π le rapport de la circonférence d’un cercle à son diamètre, rapport que l’on ne peut pas exprimer exactement en chiffres, quoiqu’on approche de la vraie valeur d’aussi près qu’on le veut. Ce signe abréviatif a déjà cela de commode, qu’il dispense d’écrire une assez longue série de chiffres dans tous les calculs algébriques où entre le rapport dont il s’agit, et qu’il permet de rejeter à la fin des calculs les opérations arithmétiques qui porteraient sur la valeur numérique de ce rapport : ce qui rend bien plus facile l’appréciation de l’erreur commise, d’après le degré d’approximation de la valeur numérique. Mais le principal avantage de l’emploi d’un tel signe tient à ce qu’il arrive fréquemment qu’en entrant dans l’expression des quantités que l’on compare, il n’entre pas dans l’expression de leurs rapports, et disparaît ainsi du résultat final que l’on a en vue. La surface d’une sphère d’un mètre de rayon et la surface d’un grand cercle de cette sphère sont deux quantités qu’on ne peut exprimer exactement en nombres, parce que dans l’expression de l’une ou de l’autre entre le nombre pi, nombre transcendant, comme disent les géomètres, et qu’on ne peut définir ou exprimer exactement en chiffres. Mais la première grandeur est tout juste le quadruple de la seconde ; et la transcendance, qui se trouve dans l’une et dans l’autre, ne se trouve pas dans le rapport de l’une à l’autre.

De même, des termes dont l’acception ne peut pas être, ou du moins n’a pas été jusqu’à présent nettement circonscrite, ne laissent pas que de circuler dans le discours avec l’indétermination qui y est inhérente et avec avantage pour le mouvement et la manifestation de la pensée. Prenons pour exemple le mot de nature, entendu dans le sens actif (natura naturans, comme on disait dans le style de l’école) : on ne peut tenter d’en fixer rigoureusement l’acception sans résoudre, par la foi religieuse ou autrement, le plus haut problème de philosophie transcendante ; et pourtant il est évident qu’on ne peut se dispenser de l’employer, dans la science aussi bien que dans la conversation familière. Partout cette chaîne de finalité mystérieuse, dont nous ne pouvons démontrer scientifiquement ni l’origine ni le terme, nous apparaît comme un fil conducteur, à l’aide duquel l’ordre s’introduit dans les faits observés, et qui nous met sur la trace des faits à rechercher (71). Qu’il faille recourir, pour expliquer l’harmonie générale du monde, ou telle harmonie particulière, à l’intervention des causes finales, au principe des réactions mutuelles ou à celui de l’épuisement des combinaisons fortuites, nous n’en avons pas moins nécessaire d'exprimer l'idée d'harmonie et ses conséquences nécessaires, et de l'exprimer dans un langage commun à tous, indépendant de toute hypothèse philosophique et de toute croyance religieuse. Voilà pourquoi l'homme le plus religieux, comme le partisan le plus outré du fatalisme matérialiste, sont amenés à en faire usage, sauf à reporter sur le terrain des discussions philosophiques et des controverses religieuses la définition de l'idée transcendantale, enveloppée et comme voilée à dessein sous l'expression destinée aux usages vulgaires ou scientifiques, pour lesquels la définition n'est pas requise. Et qu'on ne croie pas que les termes auxquels les mêmes remarques s'appliquent soient en petit nombre: nous aurions pu prendre aussi bien ceux de matière, de force, de substance, de droit, et une foule d'autres dont la définition, essentiellement problématique, est l'affaire de la philosophie transcendantale, et que l'on ne peut se dispenser d'employer dans les cours scientifiques, devant les tribunaux et les assemblées politiques, dans la pratique des arts et dans les circonstances les plus vulgaires de la vie; sans que l'indétermination transcendantale dont ces expressions sont affectées cause la moindre ambiguïté toutes les fois qu'il ne s'agit que d'arriver à une idée de relation, comme de comparer un droit à un droit, une force à une force, une matière à une matière. En effet, l'on conçoit qu'il doit s'opérer alors une élimination des idées philosophiques ou transcendantes impliquées sous ces termes, dont la définition scientifique est impossible: et ceci sera mis dans un plus grand jour quand nous aurons rapproché les notions indispensables, à notre avis, pour bien comprendre en quoi consiste le caractère essentiel des spéculations philosophiques, par opposition à la science positive, susceptible de progrès indéfini, de vérifications sensibles et d'applications pratiques.

216.— Les observations qu'on vient de faire sur les termes auxquels s'attachent des idées essentiellement philosophiques ou transcendantes, sont également susceptibles de s'appliquer aux termes dont peut-être on définira un jour scientifiquement et incontestablement la valeur, mais dont jusqu'à présent la définition rigoureuse n'a pas été trouvée. Il se peut que l'on parvienne un jour à définir positivement l'espèce organique; il se peut aussi que cette détermination précise implique la solution d'une question d'origine, décidément placée hors du domaine de l'observation et de l'investigation scientifique; dans tous les cas cette détermination précise n'a point encore eu lieu, puisqu'on dispute encore sur la possibilité de la mutation des espèces ou de certaines espèces, et que tel naturaliste voit une différence d'espèce où tel autre ne voit qu'une variété de race, sans que ni l'un ni l'autre puisse péremptoirement distinguer la variété de l'espèce¹. Mais, d'un autre côté, cette ambiguïté ne porte que sur des cas peu nombreux, en comparaison de ceux où tous les naturalistes sont d'accord sur la distinction des types spécifiques, quoiqu'ils n'aient pas la même opinion sur ce qui constitue l'origine et l'essence de la distinction spécifique. De là l'obligation de parler une langue commune, et d'employer de concert dans la science un terme dont la définition reste problématique dans les écoles. On peut ajourner la solution

¹ Sans doute l'idée de l'espèce végétale ou animale est, jusqu'à un certain point, rendue sensible par le mode de propagation, qui fait que tous les individus de la même espèce semblent appartenir à la même famille et pourraient être réputés issus d'un même ancêtre ou d'un même couple ; tandis que les individus d'espèces différentes, ou ne s'unissent pas, ou ne contractent que des unions stériles, ou n'engendrent que des produits frappés eux-mêmes de stérilité et qui disparaissent sans laisser de trace dans l'ordre permanent des choses. Mais il ne faut pas prendre pour le fondement essentiel et primitif de l'idée d'espèce et de la diversité des types spécifiques, le fondement de la distinction des espèces dans l'ordre que nous observons actuellement. Supposons à l'origine une création de types spécifiques, tous nettement distincts les uns des autres ; mais que, pour quelques-uns de ces types, qui peut-être ne seront pas ceux que l'ensemble de leur organisation rapproche le plus, les individus d'espèces différentes soient disposés, en vertu de certaines conformités secondaires d'organisation, à contracter des unions fécondes et à produire des métis qui possèdent eux-mêmes le principe de fécondité : la conséquence de cette aptitude sera certainement qu'au bout d'un temps suffisant pour amener l'évolution de toutes les combinaisons fortuites, les espèces qui la possèdent se seront intimement mélangées, et que, de la fusion des anciens types, seront sortis des types nouveaux où se trouveront diversement combinés et modifiés les caractères des types primitifs. Donc, réciproquement, il faut bien que les espèces dont nous observons actuellement la distinction soient celles dont la constitution n’a pas, dès l’origine, cessé de répugner à des unions fécondes ou, du moins, à des unions dont les produits pussent se propager. Seulement, il ne faut pas prendre la conséquence pour le principe, ni le résultat d’une des particularités de la constitution spécifique pour la définition de l’idée d’espèce. du problème sans ajourner pour cela les progrès de la botanique et de la zoologie. Tous les jours on découvre, on catalogue, on classe des espèces nouvelles, sauf à définir plus tard rigoureusement, si cela devient possible, l’espèce zoologique ou botanique. Il suffit que, pour le plus grand nombre des cas, et dans l’ordre actuel des choses, la distinction spécifique se montre nettement, quelles qu’en puissent être d’ailleurs l’origine et la raison fondamentale.

217. — Quand nous parlons, dans ce qui précède, de termes impossibles à définir, nous n’avons point en vue les définitions telles que les entendent les lexicographes et les logiciens : celles-ci vont être, dans le chapitre suivant, l’objet d’une discussion spéciale. Les mots nombre, angle, ne sont pas définissables, suivant la notion que l’on a communément de la définition ; et pourtant les idées correspondantes sont rigoureusement définies ou déterminées : tout le monde les conçoit de la même manière, sans qu’il puisse s’établir à ce sujet de controverses philosophiques dignes d’une attention sérieuse. Au contraire, ce sont non seulement les termes de nature, de force, de droit, etc., mais les idées qui s’y rattachent, dont la détermination ou la définition impliquerait la solution de problèmes que la philosophie agite et agitera sans cesse, mais qui ne comportent pas de solutions vraiment scientifiques, parce qu’on ne peut y appliquer ni l’expérience, ni la démonstration logique.