Essai sur les mœurs/Chapitre 119

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CHAPITRE CXIX.

État de l’Europe du temps de Charles Quint. De la Moscovie ou Russie. Digression sur la Laponie.

Avant de voir ce que fut l’Europe sous Charles-Quint, je dois me former un tableau des différents gouvernements qui la partageaient. J’ai déjà vu ce qu’étaient l’Espagne, la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre. Je ne parlerai de la Turquie et de ses conquêtes en Syrie et en Afrique qu’après avoir vu tout ce qui se passa d’admirable et de funeste chez les chrétiens, et lorsque, ayant suivi les Portugais dans leurs voyages et dans leur commerce militaire en Asie, j’aurai vu en quel état était le monde oriental.

Je commence par les royaumes chrétiens du Septentrion. L’État de la Moscovie ou Russie prenait quelque forme. Cet empire si puissant, et qui le devient tous les jours davantage, n’était depuis le XIe siècle qu’un assemblage de demi-chrétiens sauvages, esclaves des Tartares de Casan descendants de Tamerlan. Le duc de Russie payait tous les ans un tribut à ces Tartares en argent, en pelleteries, et en bétail. Il conduisait le tribut à pied devant l’ambassadeur tartare, se prosternait à ses pieds, lui présentait du lait à boire ; et s’il en tombait sur le cou du cheval de l’ambassadeur, le prince était obligé de le lécher. Les Russes étaient, d’un côté, esclaves des Tartares ; de l’autre, pressés par les Lithuaniens ; et vers l’Ukraine, ils étaient encore exposés aux déprédations des Tartares de la Crimée, successeurs des Scythes de la Chersonèse Taurique, auxquels ils payaient un tribut. Enfin il se trouva un chef nommé Jean Basilides, ou fils de Basile, homme de courage, qui anima les Russes, s’affranchit de tant de servitude, et joignit à ses États Novogorod et la ville de Moscou, qu’il conquit sur les Lithuaniens à la fin du XVe siècle. Il étendit ses conquêtes dans la Finlande, qui a été souvent un sujet de rupture entre la Russie et la Suède.

La Russie fut donc alors une grande monarchie, mais non encore redoutable à l’Europe. On dit que Jean Basilides ramena de Moscou trois cents chariots chargés d’or, d’argent, et de pierreries. Les fables sont l’histoire des temps grossiers. Les peuples de Moscou, non plus que les Tartares, n’avaient alors d’argent que celui qu’ils avaient pillé ; mais, volés eux-mêmes dès longtemps par ces Tartares, quelles richesses pouvaient-ils avoir ? ils ne connaissaient guère que le nécessaire.

Le pays de Moscou produit de bon blé qu’on sème en mai, et qu’on recueille en septembre : la terre porte quelques fruits ; le miel y est commun, ainsi qu’en Pologne ; le gros et le menu bétail y a toujours été en abondance ; mais la laine n’était point propre aux manufactures, et les peuples grossiers n’ayant aucune industrie, les peaux étaient leurs seuls vêtements. Il n’y avait pas à Moscou une seule maison de pierre. Leurs huttes de bois étaient faites de troncs d’arbres enduits de mousse. Quant à leurs mœurs, ils vivaient en brutes, ayant une idée confuse de l’Église grecque, de laquelle ils croyaient être. Leurs pasteurs les enterraient avec un billet pour saint Pierre et pour saint Nicolas, qu’on mettait dans la main du mort. C’était là leur plus grand acte de religion ; mais au delà de Moscou, vers le nord-est, presque tous les villages étaient idolâtres.

(1551) Les czars, depuis Jean Basilides, eurent des richesses, surtout lorsqu’un autre Jean Basilowitz eut pris Gasan et Astracan sur les Tartares ; mais les Russes furent toujours pauvres : ces souverains absolus, faisant presque tout le commerce de leur empire, et rançonnant ceux qui avaient gagné de quoi vivre, eurent bientôt des trésors, et ils étalèrent même une magnificence asiatique dans les jours de solennité. Ils commerçaient avec Constantinople par la mer Noire, avec la Pologne par Novogorod. Ils pouvaient donc policer leurs États, mais le temps n’en était pas venu. Tout le nord de leur empire par delà Moscou consistait dans de vastes déserts et dans quelques habitations de sauvages. Ils ignoraient même que la vaste Sibérie existât. Un Cosaque[1] découvrit la Sibérie sous ce Jean Basilowitz, et la conquit comme Cortez conquit le Mexique, avec quelques armes à feu.

Les czars prenaient peu de part aux affaires de l’Europe, excepté dans quelques guerres contre la Suède au sujet de la Finlande, ou contre la Pologne pour des frontières. Nul Moscovite ne sortait de son pays : ils ne trafiquaient sur aucune mer, excepté le Pont-Euxin. Le port même d’Archangel était alors aussi inconnu que ceux de l’Amérique. Il ne fut découvert que dans l’année 1553 par les Anglais, lorsqu’ils cherchèrent de nouvelles terres vers le nord, à l’exemple des Portugais et des Espagnols, qui avaient fait tant de nouveaux établissements au midi, à l’orient, et à l’occident. Il fallait passer le cap Nord, à l’extrémité de la Laponie. On sut par expérience qu’il y a des pays où pendant près de cinq mois le soleil n’éclaire pas l’horizon. L’équipage entier de deux vaisseaux périt de froid et de maladie dans ces terres. Un troisième, sous la conduite de Chancelor, aborda le port d’Archangel sur la Duina, dont les bords n’étaient habités que par des sauvages. Chancelor alla par la Duina vers le chemin de Moscou. Les Anglais, depuis ce temps, furent presque les seuls maîtres du commerce de la Moscovie, dont les pelleteries précieuses contribuèrent à les enrichir. Ce fut encore une branche de commerce enlevée à Venise. Cette république, ainsi que Gênes, avait eu des comptoirs autrefois, et même une ville sur les bords du Tanaïs ; et depuis, elle avait fait ce commerce de pelleteries par Constantinople. Quiconque lit l’histoire avec fruit voit qu’il y a eu autant de révolutions dans le commerce que dans les États.

On était alors bien loin d’imaginer qu’un jour un prince russe fonderait dans des marais, au fond du golfe de Finlande, une nouvelle capitale, où il aborde tous les ans environ deux cent cinquante vaisseaux étrangers, et que de là il partirait des armées qui viendraient faire des rois en Pologne, secourir l’empire allemand contre la France, démembrer la Suède, prendre deux fois la Crimée, triompher de toutes les forces de l’empire ottoman, et envoyer des flottes victorieuses aux Dardanelles[2].

On commença dans ces temps-là à connaître plus particulièrement la Laponie, dont les Suédois mêmes, les Danois, et les Russes, n’avaient encore que de faibles notions. Ce vaste pays, voisin du pôle, avait été désigné par Strabon sous le nom de la contrée des Troglodytes et des Pygmées septentrionaux : nous apprîmes que la race des Pygmées n’est point une fable. Il est probable que les Pygmées méridionaux ont péri, et que leurs voisins les ont détruits. Plusieurs espèces d’hommes ont pu ainsi disparaître de la face de la terre, comme plusieurs espèces d’animaux. Les Lapons ne paraissent point tenir de leurs voisins. Les hommes, par exemple, sont grands et bien faits en Norvège ; et la Laponie ne produit que des hommes de trois coudées de haut. Les yeux, leurs oreilles, leur nez, les différencient encore de tous les peuples qui entourent leurs déserts. Ils paraissent une espèce particulière faite pour le climat qu’ils habitent, qu’ils aiment, et qu’eux seuls peuvent aimer. La nature, qui n’a mis les rennes ou les rangifères que dans ces contrées, semble y avoir produit des Lapons ; et comme leurs rennes ne sont point venus d’ailleurs, ce n’est pas non plus d’un autre pays que les Lapons y paraissent venus. Il n’est pas vraisemblable que les habitants d’une terre moins sauvage aient franchi les glaces et les déserts pour se transplanter dans des terres si stériles. Une famille peut être jetée par la tempête dans une île déserte, et la peupler ; mais on ne quitte point dans le continent des habitations qui produisent quelque nourriture, pour aller s’établir au loin sur des rochers couverts de mousse, où l’on ne peut se nourrir que de lait de rennes et de poissons. De plus, si des Norvégiens, des Suédois, s’étaient transplantés en Laponie, y auraient-ils changé absolument de figure ? Pourquoi les Islandais, qui sont aussi septentrionaux que les Lapons, sont-ils d’une haute stature ; et les Lapons, non-seulement petits, mais d’une figure toute différente ? C’était donc une nouvelle espèce d’hommes qui se présentait à nous, tandis que l’Amérique, l’Asie, et l’Afrique, nous en faisaient voir tant d’autres. La sphère de la nature s’élargissait pour nous de tous côtés, et c’est par là seulement que la Laponie mérite notre attention[3].

Je ne parlerai point de l’Islande, qui était le ThuIe des anciens, ni du Groenland, ni de toutes ces contrées voisines du pôle, où l’espérance de découvrir un passage en Amérique a porté nos vaisseaux : la connaissance de ces pays est aussi stérile qu’eux, et n’entre point dans le plan politique du monde.

La Pologne, ayant longtemps conservé les mœurs des Sarmates, commençait à être considérée de l’Allemagne depuis que la race des Jagellons était sur le trône. Ce n’était plus le temps où ce pays recevait un roi de la main des empereurs, et leur payait tribut.

Le premier des Jagellons avait été élu roi de cette république en 1382. Il était duc de Lithuanie : son pays et lui étaient idolâtres, ou du moins ce que nous appelons idolâtres, aussi bien que plus d’un palatinat. Il promit de se faire chrétien, et d’incorporer la Lithuanie à la Pologne : il fut roi à ces conditions.

Ce Jagellon, qui prit le nom de Ladislas, fut père de ce malheureux Ladislas, roi de Hongrie et de Pologne, né pour être un des plus puissants rois du monde, (1444) mais qui fut défait et tué à cette bataille de Varnes que le cardinal Julien lui fit donner contre les Turcs, malgré la foi jurée, ainsi que nous l’avons vu[4].

Les deux grands ennemis de la Pologne furent longtemps les Turcs et les religieux chevaliers teutoniques. Ceux-ci, qui s’étaient formés dans les croisades, n’ayant pu réussir contre les musulmans, s’étaient jetés sur les idolâtres et sur les chrétiens de la Prusse, province que les Polonais possédaient.

Sous Casimir, au XVe siècle, les chevaliers religieux teutoniques firent longtemps la guerre à la Pologne, et enfin partagèrent la Prusse avec elle, à condition que le grand-maître serait vassal du royaume, et en même temps palatin, ayant séance aux diètes.

Il n’y avait alors que ces palatins qui eussent voix dans les états du royaume ; mais Casimir y appela les députés de la noblesse vers l’an 1460, et ils ont toujours conservé ce droit.

Les nobles en eurent alors un autre commun avec les palatins, ce fut de n’être arrêtés pour aucun crime avant d’avoir été convaincus juridiquement : ce droit était celui de l’impunité. Ils avaient encore droit de vie et de mort sur leurs paysans : ils pouvaient tuer impunément un de ces serfs, pourvu qu’ils missent environ dix écus sur la fosse ; et quand un noble polonais avait tué un paysan appartenant à un autre noble, la loi d’honneur l’obligeait d’en rendre un autre. Ce qu’il y a d’humiliant pour la nature humaine, c’est qu’un tel privilége subsiste encore.

Sigismond, de la race des Jagellons, qui mourut en 1548, était contemporain de Charles-Quint, et passait pour un grand prince. Les Polonais eurent de son temps beaucoup de guerres contre les Moscovites, et encore contre ces chevaliers teutoniques dont Albert de Brandebourg était grand-maître. Mais la guerre était tout ce que connaissaient les Polonais, sans en connaître l’art, qui se perfectionnait dans l’Europe méridionale : ils combattaient sans ordre, n’avaient point de place fortifiée ; leur cavalerie faisait, comme aujourd’hui, toute leur force.

Ils négligeaient le commerce. On n’avait découvert qu’au XIIIe siècle les salines de Cracovie, qui font une des richesses du pays. Le négoce du blé et du sel était abandonné aux Juifs et aux étrangers, qui s’enrichissaient de l’orgueilleuse oisiveté des nobles et de l’esclavage du peuple. Il y avait déjà en Pologne plus de deux cents synagogues.

D’un côté, cette administration était à quelques égards une image de l’ancien gouvernement des Francs, des Moscovites, et des Huns ; de l’autre, elle ressemblait à celui des anciens Romains, en ce que chaque noble a le droit des tribuns du peuple, de pouvoir s’opposer aux lois du sénat par le seul mot veto : ce pouvoir, étendu à tous les gentilshommes, et porté jusqu’au droit d’annuler par une seule voix toutes les voix de la république, est devenu la prérogative de l’anarchie. Le tribun était le magistrat du peuple romain, et le gentilhomme n’est qu’un membre, un sujet de l’État : le droit de ce membre est de troubler tout le corps ; mais ce droit est si cher à l’amour-propre qu’un sûr moyen d’être mis en pièces serait de proposer dans une diète l’abolition de cette coutume.

Il n’y avait d’autre titre en Pologne que celui de noble, de même qu’en Suède, en Danemark, et dans tout le Nord ; les qualités de duc et de comte sont récentes : c’est une imitation des usages d’Allemagne ; mais ces titres ne donnent aucun pouvoir : toute la noblesse est égale. Ces palatins, qui ôtaient la liberté au peuple, n’étaient occupés qu’à défendre la leur contre leur roi. Quoique le sang des Jagellons eût régné longtemps, ces princes ne furent jamais ni absolus par leur royauté, ni rois par droit de naissance ; ils furent toujours élus comme les chefs de l’État, et non comme les maîtres. Le serment prêté par les rois, à leur couronnement, portait, en termes exprès, « qu’ils priaient la nation de les détrôner s’ils n’observaient pas les lois qu’ils avaient jurées ».

[5]  Ce n’était pas une chose aisée de conserver toujours le droit d’élection, en laissant toujours la même famille sur le trône ; mais les rois n’ayant ni forteresse, ni la disposition du trésor public, ni celle des armées, la liberté n’a jamais reçu d’atteinte. L’État n’accordait alors au roi que douze cent mille de nos livres annuelles pour soutenir sa dignité. Le roi de Suède aujourd’hui n’en a pas tant. L’empereur n’a rien ; il est à ses frais « le chef de l’univers chrétien », caput orbis christiani ; tandis que l’île de la Grande-Bretagne donne à son roi environ vingt-trois millions pour sa liste civile. La vente de la royauté est devenue en Pologne la plus grande source de l’argent qui roule dans l’État. La capitation des Juifs, qui fait un de ses gros revenus, ne monte pas à plus de cent vingt mille florins du pays[6].

À l’égard de leurs lois, ils n’en eurent d’écrites en leur langue qu’en 1552. Les nobles, toujours égaux entre eux, se gouvernaient suivant leurs résolutions prises dans leurs assemblées, qui sont la loi véritable encore aujourd’hui, et le reste de la nation ne s’informe seulement pas de ce qu’on y a résolu. Comme ces possesseurs des terres sont les maîtres de tout, et que les cultivateurs sont esclaves, c’est aussi à ces seuls possesseurs qu’appartiennent les biens de l’Église. Il en est de même en Allemagne ; mais c’est en Pologne une loi expresse et générale, au lieu qu’en Allemagne ce n’est qu’un usage établi, usage trop contraire au christianisme, mais conforme à l’esprit de la constitution germanique. Rome, différemment gouvernée, a eu toujours cet avantage, depuis ses rois et ses consuls jusqu’au dernier temps de la monarchie pontificale, de ne fermer jamais la porte des honneurs au simple mérite.

Les royaumes de Suède, de Danemark, et de Norvége, étaient électifs à peu près comme la Pologne. Les agriculteurs étaient esclaves en Danemark ; mais en Suède ils avaient séance aux diètes de l’État, et donnaient leurs voix pour régler les impôts. Jamais peuples voisins n’eurent une antipathie plus violente que les Suédois et les Danois. Cependant ces nations rivales n’avaient composé qu’un seul État par la fameuse union de Colmar, à la fin du XIVe siècle.

Un roi de Suède, nommé Albert, ayant voulu prendre pour lui le tiers des métairies du royaume, ses sujets se soulevèrent. Marguerite Waldemar, fille de Waldemar III, la Sémiramis du Nord, profita de ces troubles, et se fit reconnaître reine de Suède, de Danemark et de Norvége (1395). Elle unit deux ans après ces royaumes, qui devaient être à perpétuité gouvernés par un même souverain.

Quand on se souvient qu’autrefois de simples pirates danois avaient porté leurs armes victorieuses presque dans toute l’Europe, et conquis l’Angleterre et la Normandie, et qu’on voit ensuite la Suède, la Norvége et le Danemark réunis n’être pas une puissance formidable à leurs voisins, on voit évidemment qu’on ne fait des conquêtes que chez des peuples mal gouvernés. Les villes anséatiques, Hambourg, Lubeck, Dantzick, Rostock, Lunebourg, Vismar, pouvaient résister à ces trois royaumes, parce qu’elles étaient plus riches. La seule ville de Lubeck fit même la guerre aux successeurs de Marguerite Waldemar. Cette union de trois royaumes, qui semble si belle au premier coup d’œil, fut la source de leurs malheurs.

Il y avait en Suède un primat, archevêque d’Upsal, et six évêques, qui avaient à peu près cette autorité que la plupart des ecclésiastiques avaient acquise en Allemagne et ailleurs. L’archevêque d’Upsal surtout était, ainsi que le primat de Pologne, la seconde personne du royaume. Quiconque est la seconde veut toujours être la première.

(1452) Il arriva que les États de Suède, lassés du joug danois, élurent pour leur roi, d’un commun consentement, le grand-maréchal Charles Canutson, d’une maison qui subsiste encore.

Non moins lassés du joug des évêques, ils ordonnèrent qu’on ferait une recherche des biens que l’Église avait envahis à la faveur des troubles. L’archevêque d’Upsal, nommé Jean de Salstad, assisté des six évêques de Suède et du clergé, excommunia le roi et le sénat dans une messe solennelle, déposa ses ornements sur l’autel, et, prenant une cuirasse et une épée, sortit de l’église en commençant la guerre civile. Les évêques la continuèrent pendant sept ans. Ce ne fut depuis qu’une anarchie sanglante et une guerre perpétuelle entre les Suédois, qui voulaient avoir un roi indépendant, et les Danois, qui étaient presque toujours les maîtres. Le clergé, tantôt armé pour la patrie, tantôt contre elle, excommuniait, combattait, et pillait. Il eût mieux valu pour la Suède d’être demeurée païenne que d’être devenue chrétienne à ce prix.

Enfin les Danois l’ayant emporté sous leur roi Jean, fils de Christiern Ier, les Suédois s’étant soumis et s’étant depuis soulevés, ce roi Jean fit rendre, par son sénat en Danemark, un arrêt contre le sénat de Suède, par lequel tous les sénateurs suédois étaient condamnés à perdre leur noblesse et leurs biens (1505). Ce qui est fort singulier, c’est qu’il fit confirmer cet arrêt par l’empereur Maximilien, et que cet empereur écrivit aux états de Suède « qu’ils eussent à obéir, qu’autrement il procéderait contre eux selon les lois de l’empire ». Je ne sais comment l’abbé de Vertot a oublié, dans ses Révolutions de Suède, un fait aussi important, soigneusement recueilli par Puffendorf.

Ce fait prouve que les empereurs allemands, ainsi que les papes, ont toujours prétendu une juridiction universelle. Il prouve encore que le roi danois voulait flatter Maximilien, dont, en effet, il obtint la fille pour son fils Christiern II. Voilà comme les droits s’établissent. La chancellerie de Maximilien écrivait aux Suédois, comme celle de Charlemagne eût écrit aux peuples de Bénévent ou de la Guienne. Mais il fallait avoir les armées et la puissance de Charlemagne.

Ce Christiern II, après la mort de son père, prit des mesures différentes. Au lieu de demander un arrêt à la chambre impériale, il obtint de François Ier, roi de France, trois mille hommes. Jamais les Français jusqu’alors n’étaient entrés dans les querelles du Nord. Il est vraisemblable que François Ier, qui aspirait à l’empire, voulait se faire un appui du Danemark. Les troupes françaises combattirent en Suède sous Christiern, mais elles en furent bien mal récompensées : congédiées sans paye, poursuivies dans leur retour par les paysans, il n’en revint pas trois cents hommes en France ; suite ordinaire parmi nous de toute expédition qui se fait trop loin de la patrie.

Nous verrons dans l’article du luthéranisme quel tyran était Christiern. Un de ses crimes fut la source de son châtiment, qui lui fit perdre trois royaumes. Il venait de faire un accord avec un administrateur créé par les états de Suède, nommé Sténon Sture. Christiern semblait moins craindre cet administrateur que le jeune Gustave Vasa, neveu du roi Canutson, prince d’un courage entreprenant, le héros et l’idole de la Suède. Il feignit de vouloir conférer avec l’administrateur dans Stockholm, et demanda qu’on lui amenât sur sa flotte, à la rade de la ville, le jeune Gustave et six autres otages.

(1518) A peine furent-ils sur son vaisseau qu’il les fit mettre aux fers, et fit voile en Danemark avec sa proie. Alors il prépara tout pour une guerre ouverte. Rome se mêlait de cette guerre. Voici comme elle y entra, et comme elle fut trompée.

Troll, archevêque d’Upsal, dont je rapporterai les cruautés en parlant du luthéranisme, élu par le clergé, confirmé par Léon X, et lié d’intérêt avec Christiern, avait été déposé par les états de Suède (1517), et condamné à faire pénitence dans un monastère. Les états furent excommuniés par le pape selon le style ordinaire. Cette excommunication, qui n’était rien par elle-même, était beaucoup par les armes de Christiern.

Il y avait alors en Danemark un légat du pape, nommé Arcemboldi, qui avait vendu les indulgences dans les trois royaumes. Telle avait été son adresse, et telle l’imbécillité des peuples, qu’il avait tiré près de deux millions de florins de ces pays les plus pauvres de l’Europe. Il allait les faire passer à Rome : Christiern les prit pour faire, disait-il, la guerre à des excommuniés. Sa guerre fut heureuse : il fut reconnu roi, et l’archevêque Troll fut rétabli.

(1520) C’est après ce rétablissement que le roi et son primat donnèrent, dans Stockholm, cette fête funeste dans laquelle ils firent égorger le sénat entier et tant de citoyens. Cependant Gustave s’était échappé de sa prison, et avait repassé en Suède. Il fut obligé de se cacher quelque temps dans les montagnes de la Dalécarlie, déguisé en paysan. Il travailla même aux mines, soit pour subsister, soit pour se mieux déguiser. Mais enfin il se fit connaître à ces hommes sauvages, qui détestaient d’autant plus la tyrannie que toute politique était inconnue à leur simplicité rustique. Ils le suivirent, et Gustave Vasa se vit bientôt à la tête d’une armée. L’usage des armes à feu n’était point encore connu de ces hommes grossiers, et peu familier au reste des Suédois ; c’est ce qui avait donné toujours aux Danois la supériorité. Mais Gustave, ayant fait acheter sur son crédit des mousquets à Lubeck, combattit bientôt avec des armes égales.

Lubeck ne fournit pas seulement des armes, elle envoya des troupes ; sans quoi Gustave eût eu bien de la peine à réussir. C’était une simple ville de marchands de qui dépendait la destinée de la Suède. Christiern était alors en Danemark. L’archevêque d’Upsal soutint tout le poids de la guerre contre le libérateur. Enfin, ce qui n’est pas ordinaire, le parti le plus juste l’emporta. Gustave, après des aventures malheureuses, battit les lieutenants du tyran, et fut maître d’une partie du pays.

Christiern, furieux, qui dès longtemps avait en son pouvoir à Copenhague la mère et la sœur de Gustave (1521), fit une action qui, même après ce qu’on a vu de lui, paraît d’une atrocité presque incroyable. Il fit jeter, dit-on, ces deux princesses dans la mer, enfermées dans un sac l’une et l’autre. Il y a des auteurs qui disent qu’on se contenta de les menacer de ce supplice.

Ce tyran savait ainsi se venger, mais il ne savait pas combattre. Il assassinait des femmes, et il n’osait aller en Suède faire tête à Gustave. Non moins cruel envers ses Danois qu’envers ses ennemis, il fut bientôt aussi exécrable au peuple de Copenhague qu’aux Suédois.

Ces Danois, en possession alors d’élire leurs rois, avaient le droit de punir un tyran. Les premiers qui renoncèrent à sa domination furent ceux de Jutland, du duché de Schlesvick, et de la partie du Holstein qui appartenait à Christiern. Son oncle Frédéric, duc de Holstein, profita du juste soulèvement des peuples. La force appuya le droit. Tous les habitants de ce qui composait autrefois la Chersonèse Cimbrique firent signifier au tyran l’acte de sa déposition authentique par le premier magistrat de Jutland.

Ce chef de justice intrépide osa porter à Christiern sa sentence dans Copenhague même. Le tyran, voyant tout le reste de l’État ébranlé, haï de ses propres officiers, n’osant se fier à personne, reçut dans son palais, comme un criminel, son arrêt qu’un seul homme désarmé lui signifiait. Il faut conserver à la postérité le nom de ce magistrat : il s’appelait Mons. « Mon nom, disait-il, devrait être écrit sur la porte de tous les méchants princes. » Le Danemark obéit à l’arrêt. Il n’y a point d’exemple d’une révolution si juste, si subite, et si tranquille. (1523) Le roi se dégrada lui-même en fuyant, et se retira en Flandre dans les États de Charles-Quint, son beau-frère, dont il implora longtemps le secours.

Son oncle Frédéric fut élu dans Copenhague roi de Danemark, de Norvége, et de Suède ; mais il n’eut de la couronne de Suède que le titre. Gustave Vasa, ayant pris dans le même temps Stockholm, fut élu roi par les Suédois, et sut défendre le royaume qu’il avait délivré. Christiern, avec son archevêque Troll errant comme lui, fit au bout de quelques années une tentative pour rentrer dans quelques-uns de ses États. Il avait la ressource que donnent toujours les mécontents d’un nouveau règne. Il y en eut en Danemark, il y en eut en Suède. Il passa avec eux en Norvège. Le nouveau roi Gustave commençait à secouer le joug de la religion romaine dans quelques-unes de ses provinces. Le roi Frédéric permettait que les Danois en changeassent. Christiern se déclarait bon catholique ; mais, n’en étant ni meilleur prince, ni meilleur général, ni plus aimé, il ne fit qu’un effort inutile.

Abandonné bientôt de tout le monde, il se laissa mener en Danemark, et finit ses jours en prison (1532). L’empereur Charles-Quint, son beau-frère, qui ébranla l’Europe, ne fut pas assez puissant pour le seconder. L’archevêque Troll, d’une ambition inquiète, ayant armé la ville de Lubeck contre le Danemark, mourut de ses blessures plus glorieusement que Christiern, dignes l’un et l’autre d’une fin plus tragique.

Gustave, libérateur de son pays, jouit assez paisiblement de sa gloire. Il fit le premier connaître aux nations étrangères de quel poids la Suède pouvait être dans les affaires de l’Europe, dans un temps où la politique européane prenait une nouvelle face, où l’on commençait à vouloir établir la balance du pouvoir.

François Ier fit une alliance avec lui, et même, tout luthérien qu’était Gustave, il lui envoya le collier de son ordre malgré les statuts. Gustave, le reste de sa vie, se fit une étude de régler l’État. Il fallut user de toute sa prudence pour que la religion qu’il avait détruite ne troublât pas son gouvernement. Les Dalécarliens, qui l’avaient aidé les premiers à monter sur le trône, furent les premiers à l’inquiéter. Leur rusticité farouche les attachait aux anciens usages de leur Église : ils n’étaient catholiques que comme ils étaient barbares, par la naissance et par l’éducation. On en peut juger par une requête qu’ils lui présentèrent : ils demandèrent que le roi ne portât point d’habits découpés à la mode de France, et qu’on fit brûler tous les citoyens qui feraient gras le vendredi. C’était presque la seule chose à quoi ils distinguaient les catholiques des luthériens.

Le roi étouffa tous ces mouvements, établit avec adresse sa religion en conservant des évêques, et en diminuant leurs revenus et leur pouvoir. Les anciennes lois de l’État furent respectées (1544) ; il fit déclarer son fils Frédéric son successeur par les états, et même il obtint que la couronne resterait dans sa maison, à condition que, si sa race s’éteignait, les états rentreraient dans le droit d’élection ; que, s’il ne restait qu’une princesse, elle aurait une dot sans prétendre à la couronne.

Voilà dans quelle situation étaient les affaires du Nord du temps de Charles-Quint. Les mœurs de tous ces peuples étaient simples, mais dures : on n’en était que moins vertueux pour être plus ignorant. Les titres de comte, de marquis, de baron, de chevalier, et la plupart des symboles de la vanité, n’avaient point pénétré chez les Suédois, et peu chez les Danois ; mais aussi les inventions utiles y étaient ignorées. Ils n’avaient ni commerce réglé, ni manufactures. Ce fut Gustave Vasa qui, en tirant les Suédois de l’obscurité, anima aussi les Danois par son exemple.

La Hongrie se gouvernait entièrement comme la Pologne : elle élisait ses rois dans ses diètes. Le palatin de Hongrie avait la même autorité que le primat polonais, et de plus il était juge entre le roi et la nation. Telle avait été autrefois la puissance ou le droit du palatin de l’empire, du maire du palais de France, du justicier d’Aragon. On voit que, dans toutes les monarchies, l’autorité des rois commença toujours par être balancée : on voulut des monarques, mais jamais de despotes.

Les nobles avaient les mêmes privilèges qu’en Pologne, je veux dire d’être impunis, et de disposer de leurs serfs : la populace était esclave. La force de l’État était dans la cavalerie, composée de nobles et de leurs suivants ; l’infanterie était un ramas de paysans sans ordre, qui combattaient dans le temps qui suit les semailles, jusqu’à celui de la moisson.

On se souvient que vers l’an 1000 la Hongrie reçut le christianisme[7]. Le chef des Hongrois, Étienne, qui voulait être roi, se servit de la force et de la religion. Le pape Silvestre II lui donna le titre de roi, et même de roi apostolique. Des auteurs prétendent que ce fut Jean XVIII ou XIX qui conféra ces deux honneurs à Étienne en 1003 ou 1004. De telles discussions ne sont pas le but de mes recherches. Il me suffit de considérer que c’est pour avoir donné ce titre dans une bulle que les papes prétendaient exiger des tributs de la Hongrie ; et c’est en vertu de ce mot apostolique que les rois de Hongrie prétendaient donner tous les bénéfices du royaume.

On voit qu’il y a des préjugés par lesquels les rois et les nations entières se gouvernent. Le chef d’une nation guerrière n’avait osé prendre le titre de roi sans la permission du pape. Ce royaume et celui de Pologne étaient gouvernés sur le modèle de l’empire allemand. Cependant les rois de Pologne et de Hongrie, qui ont fait enfin des comtes, n’osèrent jamais faire des ducs ; loin de prendre le titre de majesté, on les appelait alors votre excellence.

Les empereurs regardaient même la Hongrie comme un fief de l’empire : en effet, Conrad le Salique avait reçu un hommage et un tribut du roi Pierre ; et les papes, de leur côté, soutenaient qu’ils devaient donner cette couronne, parce qu’ils avaient les premiers appelé du nom de roi le chef de la nation hongroise.

Il faut un moment remonter ici au temps où la maison de France, qui a fourni des rois au Portugal, à l’Angleterre, à Naples, vit aussi ses rejetons sur le trône de Hongrie.

Vers l’an 1290, le trône étant vacant, l’empereur Rodolphe de Habsbourg en donna l’investiture à son fils Albert d’Autriche, comme s’il eût donné un fief ordinaire. Le pape Nicolas IV, de son côté, conféra le royaume comme un bénéfice au petit-fils de ce fameux Charles d’Anjou, frère de saint Louis, roi de Naples et de Sicile. Ce neveu de saint Louis était appelé Charles Martel, et il prétendait le royaume parce que sa mère, Marie de Hongrie, était sœur du roi hongrois dernier mort. Ce n’est pas chez les peuples libres un titre pour régner que d’être parent de leurs rois. La Hongrie ne prit pour maître ni celui que nommait l’empereur, ni celui que lui donnait le pape ; elle choisit André, surnommé le Vénitien parce qu’il s’était marié à Venise, prince qui d’ailleurs était du sang royal. Il y eut des excommunications et des guerres ; mais après sa mort, et après celle de son concurrent Charles Martel, les arrêts du tribunal de Rome furent exécutés.

(1303) Bonilace VIII, quatre mois avant que l’affront qu’il reçut du roi de France le fît, dit-on, mourir de douleur, jouit de l’honneur de voir plaider devant lui, comme on l’a déjà dit[8], la cause de la maison d’Anjou. La reine de Naples, Marie, parla elle-même devant le consistoire ; et Boniface donna la Hongrie au prince Carobert, fils de Charles Martel, et petit-fils de cette Marie.

(1306) Ce Carobert fut donc en effet roi par la grâce du pape, soutenu de son parti et de son épée. La Hongrie, sous lui, devint plus puissante que les empereurs, qui la regardaient comme un fief. Carobert réunit la Dalmatie, la Croatie, la Servie, la Transylvanie, la Valachie, provinces démembrées du royaume dans la suite des temps.

Le fils de Carobert, nommé Louis, frère de cet André de Hongrie que la reine de Naples Jeanne, sa femme, fit étrangler, accrut encore la puissance des Hongrois. Il passa au royaume de Naples pour venger le meurtre de son frère. Il aida Charles de Durazzo à détrôner Jeanne, sans l’aider dans la cruelle mort dont Durazzo fit périr cette reine[9]. De retour dans la Hongrie, il y acquit une vraie gloire, car il fut juste : il fit de sages lois ; il abolit les épreuves du fer ardent et de l’eau bouillante, d’autant plus accréditées que les peuples étaient plus grossiers.

On remarque toujours qu’il n’y a guère de grand homme qui n’ait aimé les lettres. Ce prince cultivait la géométrie et l’astronomie. Il protégeait les autres arts. C’est à cet esprit philosophique, si rare alors, qu’il faut attribuer l’abolition des épreuves superstitieuses. Un roi qui connaissait la saine raison était un prodige dans ces climats. Sa valeur fut égale à ses autres qualités. Ses peuples le chérirent, les étrangers l’admirèrent ; les Polonais, sur la fin de sa vie, l’élurent pour leur roi (1370). Il régna heureusement quarante ans en Hongrie, et douze ans en Pologne. Les peuples lui donnèrent le nom de Grand, dont il était digne. Cependant il est presque ignoré en Europe : il n’avait pas régné sur des hommes qui sussent transmettre sa gloire aux nations. Qui sait qu’au XIVe siècle il y eut un Louis le Grand vers les monts Krapac ?

Il était si aimé que les états élurent (1382) sa fille Marie, qui n’était pas encore nubile, et l’appelèrent Marie-roi, titre qu’ils ont encore renouvelé de nos jours pour la fille du dernier empereur de la maison d’Autriche[10].

Tout sert à faire voir que si, dans les royaumes héréditaires, on peut se plaindre des abus du despotisme, les États électifs sont exposés à de plus grands orages, et que la liberté même, cet avantage si naturel et si cher, a quelquefois produit de grands malheurs. La jeune Marie-roi était gouvernée, aussi bien que l’État, par sa mère Élisabeth de Bosnie. Les seigneurs furent mécontents d’Élisabeth ; ils se servirent de leur droit de mettre la couronne sur une autre tête. Ils la donnèrent à Charles de Durazzo, surnommé le Petit, descendant en droite ligne du frère de saint Louis, qui régna dans les Deux-Siciles (1386). Il arrive de Naples à Bude : il est couronné solennellement, et reconnu roi par Elisabeth elle-même.

Voici un de ces événements étranges sur lesquels les lois sont muettes, et qui laissent en doute si ce n’est pas un crime de punir le crime même.

Élisabeth et sa fille Marie, après avoir vécu en intelligence autant qu’il était possible avec celui qui possédait leur couronne, l’invitent chez elles et le font assassiner en leur présence. Elles soulèvent le peuple en leur faveur ; et la jeune Marie, toujours conduite par sa mère, reprend la couronne.

(1389) Quelque temps après, Élisabeth et Marie voyagent dans la basse Hongrie. Elles passent imprudemment sur les terres d’un comte de Hornac, ban de Croatie. Ce ban était ce qu’on appelle en Hongrie comte suprême, commandant les armées, et rendant la justice. Il était attaché au roi assassiné. Lui était-il permis ou non de venger la mort de son roi ? Il ne délibéra pas, et parut consulter la justice dans la cruauté de sa vengeance. Il fait le procès aux deux reines, fait noyer Élisabeth, et garde Marie en prison, comme la moins criminelle.

Dans le même temps, Sigismond, qui depuis fut empereur, entrait en Hongrie, et venait épouser la reine Marie. Le ban de Croatie se crut assez puissant et fut assez hardi pour lui amener lui-même cette reine dont il avait fait noyer la mère. Il semble qu’il crut n’avoir fait qu’un acte de justice sévère. Mais Sigismond le fit tenailler et mourir dans les tourments. Sa mort souleva la noblesse hongroise, et ce règne ne fut qu’une suite de troubles et de factions.

On peut régner sur beaucoup d’États, et n’être pas un puissant prince. Ce Sigismond fut à la fois empereur, roi de Bohême et de Hongrie. Mais en Hongrie il fut battu par les Turcs, et mis une fois en prison par ses sujets révoltés. En Bohême il fut presque toujours en guerre contre les Hussites ; et dans l’empire, son autorité fut presque toujours contre-balancée par les priviléges des princes et des villes.

En 1438, Albert d’Autriche, gendre de Sigismond, fut le premier prince de la maison d’Autriche qui régna sur la Hongrie.

Il fut, comme Sigismond, empereur et roi de Bohême ; mais il ne régna que trois ans. Ce règne si court fut la source des divisions intestines qui, jointes aux irruptions des Turcs, ont dépeuplé la Hongrie, et en ont fait une des malheureuses contrées de la terre.

Les Hongrois, toujours libres, ne voulurent point pour leur roi d’un enfant que laissait Albert d’Autriche, et ils choisirent cet Uladislas, ou Ladislas, roi de Pologne, que nous avons vu[11] perdre la bataille de Varnes avec la vie (1444).

(1440) Frédéric III d’Autriche, empereur d’Allemagne, se dit roi de Hongrie, et ne le fut jamais. Il garda dans Vienne le fils d’Albert d’Autriche, que j’appellerai Ladislas Albert, pour le distinguer de tant d’autres, tandis que le fameux Jean Huniade tenait tête en Hongrie à Mahomet II, vainqueur de tant d’États. Ce Jean Huniade n’était pas roi, mais il était général chéri d’une nation libre et guerrière, et nul roi ne fut aussi absolu que lui.

Après sa mort la maison d’Autriche eut la couronne de Hongrie. Ce Ladislas Albert fut élu. Il fit périr par la main du bourreau un des fils de ce Jean Huniade, vengeur de la patrie. Mais chez les peuples libres la tyrannie n’est pas impunie ; Ladislas Albert d’Autriche fut chassé de ce trône souillé d’un si beau sang, et paya par l’exil sa cruauté.

Il restait un fils de ce grand Huniade : ce fut Mathias Corvin, que les Hongrois ne tirèrent qu’à force d’argent des mains de la maison d’Autriche. Il combattit et l’empereur Frédéric III, auquel il enleva l’Autriche, et les Turcs, qu’il chassa de la haute Hongrie.

Après sa mort, arrivée en 1490, la maison d’Autriche voulut toujours ajouter la Hongrie à ses autres États. L’empereur Maximilien, rentré dans Vienne, ne put obtenir ce royaume. Il fut déféré à un roi de Bohême, nommé encore Ladislas, que j’appellerai Ladislas de Bohême.

Les Hongrois, en se choisissant ainsi leurs rois, restreignaient toujours leur autorité, à l’exemple des nobles en Pologne, et des électeurs de l’empire. Mais il faut avouer que les nobles de Hongrie étaient de petits tyrans qui ne voulaient point être tyrannisés. Leur liberté était une indépendance funeste, et ils réduisaient le reste de la nation à un esclavage si misérable que tous les habitants de la campagne se soulevèrent contre des maîtres trop durs. Cette guerre civile, qui dura quatre années, affaiblit encore ce malheureux royaume. La noblesse, mieux armée que le peuple, et possédant tout l’argent, eut enfin le dessus ; et la guerre finit par le redoublement des chaînes du peuple, qui est encore réellement esclave de ses seigneurs.

Un pays si longtemps dévasté, et dans lequel il ne restait qu’un peuple esclave et mécontent, sous des maîtres presque toujours divisés, ne pouvait plus résister par lui-même aux armes des sultans turcs : aussi, quand le jeune Louis II, fils de ce Ladislas de Bohême, et beau-frère de l’empereur Charles-Quint, voulut soutenir les efforts de Soliman, toute la Hongrie ne put, dans cette extrême nécessité, lui fournir une armée de trente mille combattants. Un cordelier nommé Tomoré, général de cette armée dans laquelle il y avait cinq évêques, promit la victoire au roi Louis. (1526) L’armée fut détruite à la célèbre journée de Mohats. Le roi fut tué, et Soliman, vainqueur, parcourut tout ce royaume malheureux, dont il emmena plus de deux cent mille captifs.

En vain la nature a placé dans ce pays des mines d’or, et les vrais trésors des blés et des vins ; en vain elle y forme des hommes robustes, bien faits, spirituels : on ne voyait presque plus qu’un vaste désert, des villes ruinées, des campagnes dont on labourait une partie les armes à la main, des villages creusés sous terre, où les habitants s’ensevelissaient avec leurs grains et leurs bestiaux, une centaine de châteaux fortifiés dont les possesseurs disputaient la souveraineté aux Turcs et aux Allemands.

Il y avait encore plusieurs beaux pays de l’Europe dévastés, incultes, inhabités, tels que la moitié de la Dalmatie, le nord de la Pologne, les bords du Tanaïs, la fertile contrée de l’Ukraine, tandis qu’on allait chercher des terres dans un nouvel univers et aux bornes de l’ancien.

Dans ce tableau du gouvernement politique du Nord, je ne dois pas oublier l’Écosse, dont je parlerai encore en traitant de la religion.

L’Écosse entrait un peu plus que le reste dans le système de l’Europe, parce que cette nation, ennemie des Anglais qui voulaient la dominer, était alliée de la France depuis longtemps. Il n’en coûtait pas beaucoup aux rois de France pour faire armer les Écossais. On voit que François Ier n’envoya que trente mille écus (qui font aujourd’hui trois cent vingt mille de nos livres) au parti qui devait faire déclarer la guerre aux Anglais (1543). En effet, l’Écosse est si pauvre qu’aujourd’hui qu’elle est réunie à l’Angleterre elle ne paye que la quarantième partie des subsides des deux royaumes[12].

Un État pauvre voisin d’un État riche est à la longue vénal. Mais tant que cette province ne se vendit point, elle fut redoutable. Les Anglais, qui subjuguèrent si aisément l’Irlande sous Henri II, ne purent dominer en Écosse. Édouard III, grand guerrier et adroit politique, la dompta, mais ne put la garder. Il y eut toujours entre les Écossais et les Anglais une inimitié et une jalousie pareille à celle qu’on voit aujourd’hui entre les Portugais et les Espagnols. La maison des Stuarts régnait sur l’Écosse depuis 1370. Jamais maison n’a été plus infortunée. Jacques Ier, après avoir été prisonnier en Angleterre dix-huit années, fut assassiné par ses sujets. (1460) Jacques II fut tué dans une expédition malheureuse à Roxborough, à l’âge de vingt-neuf ans. (1488) Jacques III, n’en ayant pas encore trente-cinq, fut tué par ses sujets en bataille rangée. (1513) Jacques IV, gendre du roi d’Angleterre Henri VII, périt âgé de trente-neuf ans dans une bataille contre les Anglais, après un règne très-malheureux. (1542) Jacques V mourut dans la fleur de son âge, à trente ans.

Nous verrons[13] la fille de Jacques V, plus malheureuse que tous ses prédécesseurs, augmenter le nombre des reines mortes par la main des bourreaux. Jacques VI son fils ne fut roi d’Écosse, d’Angleterre et d’Irlande, que pour jeter, par sa faiblesse, les fondements des révolutions qui ont porté la tête de Charles Ier sur un échafaud, qui ont fait languir Jacques VII dans l’exil, et qui tiennent encore cette famille infortunée errante loin de sa patrie[14]. Le temps le moins funeste de cette maison était celui de Charles-Quint et de François Ier : c’était alors que régnait Jacques V, père de Marie Stuart, et qu’après sa mort sa veuve, Marie de Lorraine, mère de Marie Stuart, eut la régence du royaume. Les troubles ne commencèrent à naître que sous la régence de cette Marie de Lorraine ; et la religion, comme on le verra, en fut le premier prétexte.

Je n’étendrai pas davantage ce recensement des royaumes du Nord au XVIe siècle. J’ai déjà exposé en quels termes étaient ensemble l’Allemagne, l’Angleterre, la France, l’Italie, l’Espagne : ainsi je me suis donné une connaissance préliminaire des intérêts du Nord et du Midi. Il faut voir plus particulièrement ce que c’était que l’empire.

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  1. Nommé Anika. Voyez, sur cette découverte, L’Histoire de Russie, de Voltaire, chapitre i.
  2. Ces derniers mots ont été ajoutés en 1772. (Note de Voltaire.)
  3. Si Voltaire insiste ici sur l’espèce distincte des Lapons, c’est qu’il a en vue de réfuter Buffon, qui, dans son Histoire naturelle, donne les Lapons comme étant de la même espèce que les Samoyèdes. Voyez l’Histoire de Russie, chapitre i. (G. A.)
  4. Chapitre lxxxix.
  5. Cet alinéa existe dès 1756 ; la note de Voltaire est posthume. (B.)
  6. Tout ceci avait été écrit vers 1760 ; et souvent, tandis qu’on parle de la constitution d’un État, cette constitution change. (Note de Voltaire.)
  7. Chapitre xliii.
  8. Chapitre lxiii.
  9. Voyez Chapitre lxix.
  10. Marie-Thérèse, fille de Charles VI.
  11. Chapitre lxxxix. Au lieu de Varnes lisez plutôt Varna.
  12. Ceci était écrit en 1740. (Note de Voltaire.)
  13. Chapitre clxix.
  14. Voltaire veut parler de Charles-Édouard, dont il rédigea le manifeste en 1745. Voyez le Précis du Siècle de Louis XV.