Essai sur les mœurs/Chapitre 180

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CHAPITRE CLXXX.

Des malheurs et de la mort de Charles Ier.

L’Angleterre, l’Écosse, et l’Irlande, étaient alors partagées en factions violentes, ainsi que l’était la France ; mais celles de la France n’étaient que des cabales de princes et de seigneurs contre un premier ministre qui les écrasait, et les partis qui divisaient le royaume de Charles Ier étaient des convulsions générales dans tous les esprits, une ardeur violente et réfléchie de changer la constitution de l’État, un dessein mal conçu chez les royalistes d’établir le pouvoir despotique, la fureur de la liberté dans la nation, la soif de l’autorité dans la chambre des communes, le désir vague dans les évêques d’écraser le parti calviniste-puritain ; le projet formé chez les puritains d’humilier les évêques ; et enfin le plan suivi et caché de ceux qu’on appelait indépendants, qui consistait à se servir des fautes de tous les autres pour devenir leurs maîtres.

(Octobre 1641) Au milieu de tous ces troubles, les catholiques d’Irlande crurent avoir trouvé enfin le temps de secouer le joug de l’Angleterre. La religion et la liberté, ces deux sources des plus grandes actions, les précipitèrent dans une entreprise horrible dont il n’y a d’exemples que dans la Saint-Barthélemy. Ils complotèrent d’assassiner tous les protestants de leur île, et en effet ils en égorgèrent plus de quarante mille. Ce massacre n’a pas dans l’histoire des crimes la même célébrité que la Saint-Barthélemy ; il fut pourtant aussi général et aussi distingué par toutes les horreurs qui peuvent signaler un tel fanatisme. Mais cette dernière conspiration de la moitié d’un peuple contre l’autre, pour cause de religion, se faisait dans une île alors peu connue des autres nations ; elle ne fut point autorisée par des personnages aussi considérables qu’une Catherine de Médicis, un roi de France, un duc de Guise : les victimes immolées n’étaient pas aussi illustres, quoique aussi nombreuses. La scène ne fut pas moins souillée de sang ; mais le théâtre n’attirait pas les yeux de l’Europe. Tout retentit encore des fureurs de la Saint-Barthélemy, et les massacres d’Irlande sont presque oubliés.

Si on comptait les meurtres que le fanatisme a commis depuis les querelles d’Athanase et d’Arius jusqu’à nos jours, on verrait que ces querelles ont plus servi que les combats à dépeupler la terre : car dans les batailles on ne détruit que l’espèce mâle, toujours plus nombreuse que la femelle ; mais dans les massacres faits pour la religion, les femmes sont immolées commes les hommes.

Pendant qu’une partie du peuple irlandais égorgeait l’autre, le roi Charles ler était en Écosse, à peine pacifiée, et la chambre des communes gouvernait l’Angleterre. Ces catholiques irlandais, pour se justifier de ce massacre, prétendirent avoir reçu une commission du roi même pour prendre les armes, et Charles, qui demandait du secours contre eux à l’Écosse et à l’Angleterre, se vit accusé du crime même qu’il voulait punir. Le parlement d’Écosse le renvoie avec raison au parlement de Londres, parce que l’Irlande appartient en effet à l’Angleterre, et non pas à l’Écosse. Il retourne donc à Londres. La chambre basse, croyant ou feignant de croire qu’il a part en effet à la rébellion des Irlandais, n’envoie que peu d’argent et peu de troupes dans cette île, pour ne pas dégarnir le royaume, et fait au roi la remontrance la plus terrible.

Elle lui signifie « qu’il faut désormais qu’il n’ait pour conseil que ceux que le parlement lui nommera ; et en cas de refus elle le menace de prendre des mesures ». Trois membres de la chambre allèrent lui présenter à genoux cette requête qui lui déclarait la guerre. Olivier Cromwell était déjà dans ce temps-là admis dans la chambre basse, et il dit que, « si ce projet de remontrance ne passait pas dans la chambre, il vendrait le peu qu’il avait de bien, et se retirerait de l’Angleterre ».

Ce discours prouve qu’il était alors fanatique de la liberté, que son ambition développée foula depuis aux pieds.

(1641) Charles n’osait pas alors dissoudre le parlement : on ne lui eût pas obéi. Il avait pour lui plusieurs officiers de l’armée assemblée auparavant contre l’Écosse, assidus auprès de sa personne. Il était soutenu par les évêques et les seigneurs catholiques épars dans Londres ; eux qui avaient voulu, dans la conspiration des poudres, exterminer la famille royale, se livraient alors à ses intérêts : tout le reste était contre le roi. Déjà le peuple de Londres, excité par les puritains de la chambre basse, remplissait la ville de séditions ; il criait à la porte de la chambre des pairs : « Point d’évêques ! point d’évêques ! » Douze prélats intimidés résolurent de s’absenter, et protestèrent contre tout ce qui se ferait pendant leur absence. La chambre des pairs les envoya à la Tour ; et, bientôt après, les autres évêques se retirèrent du parlement.

Dans ce déclin de la puissance du roi, un de ses favoris, le lord Digby, lui donna le fatal conseil de la soutenir par un coup d’autorité. Le roi oublia que c’était précisément le temps où il ne fallait pas la compromettre. Il alla lui-même dans la chambre des communes pour y faire arrêter cinq sénateurs les plus opposés à ses intérêts, et qu’il accusait de haute trahison. Ces cinq membres s’étaient évadés ; toute la chambre se récria sur la violation de ses priviléges. Le roi, comme un homme égaré qui ne sait plus à quoi se prendre, va de la chambre des communes à l’hôtel de ville lui demander du secours ; le conseil de la ville ne lui répond que par des plaintes contre lui-même. Il se retire à Windsor ; et là, ne pouvant plus soutenir la démarche qu’on lui avait conseillée, il écrit à la chambre basse « qu’il se désiste de ses procédures contre ses membres, et qu’il prendra autant de soin des priviléges du parlement que de sa propre vie ». Sa violence l’avait rendu odieux, et le pardon qu’il en demandait le rendait méprisable.

La chambre basse commençait alors à gouverner l’État. Les pairs sont en parlement pour eux-mêmes ; c’est l’ancien droit des barons et des seigneurs de fief ; les communes sont en parlement pour les villes et les bourgs dont elles sont députées. Le peuple avait bien plus de confiance dans ses députés, qui le représentent, que dans les pairs. Ceux-ci, pour regagner le crédit qu’ils perdaient insensiblement, entraient dans les sentiments de la nation, et soutenaient l’autorité d’un parlement dont ils étaient originairement la partie principale.

Pendant cette anarchie, les rebelles d’Irlande triomphent, et, teints du sang de leurs compatriotes, ils s’autorisent encore du nom du roi, et surtout de celui de la reine sa femme, parce qu’elle était catholique. Les deux chambres du parlement proposent d’armer les milices du royaume, bien entendu qu’elles ne mettront à leur tête que des officiers dépendants du parlement. On ne pouvait rien faire, selon la loi, au sujet des milices sans le consentement du roi. Le parlement s’attendait bien qu’il ne souscrirait pas à un établissement fait contre lui-même. Ce prince se retire, ou plutôt fuit vers le nord d’Angleterre. Sa femme, Henriette de France, fille de Henri IV, qui avait presque toutes les qualités du roi son père, l’activité et l’intrépidité, l’insinuation et même la galanterie, secourut en héroïne un époux à qui d’ailleurs elle était infidèle. Elle vend ses meubles et ses pierreries, emprunte de l’argent en Angleterre, en Hollande, donne tout à son mari, passe en Hollande elle-même pour solliciter des secours par le moyen de la princesse Marie, sa fille, femme du prince d’Orange. Elle négocie dans les cours du Nord ; elle cherche partout de l’appui, excepté dans sa patrie, où le cardinal de Richelieu, son ennemi, et le roi son frère, étaient mourants.

La guerre civile n’était point encore déclarée. Le parlement avait de son autorité mis un gouverneur, nommé le chevalier Hotham, dans Hull, petite ville maritime de la province d’York. Il n’y avait depuis longtemps des magasins d’armes et de munitions. Le roi s’y transporte, et veut y entrer. Hotham fait fermer les portes, et, conservant encore du respect pour la personne du roi, il se met à genoux sur les remparts, en lui demandant pardon de lui désobéir. On lui résista depuis moins respectueusement. Les manifestes du roi et du parlement inondent l’Angleterre. Les seigneurs attachés au roi se rendent auprès de lui. Il fait venir de Londres le grand sceau du royaume, sans lequel on avait cru qu’il n’y a point de loi ; mais les lois que le parlement faisait contre lui n’en étaient pas moins promulguées. Il arbora son étendard royal à Nottingham ; mais cet étendard ne fut d’abord entouré que de quelques milices sans armes. Enfin, avec les secours que lui fournit la reine sa femme, avec les présents de l’université d’Oxford qui lui donna toute son argenterie, et avec tout ce que ses amis lui fournirent, il eut une armée d’environ quatorze mille hommes.

Le parlement, qui disposait de l’argent de la nation, en avait une plus considérable. Charles protesta d’abord, en présence de la sienne, qu’il « maintiendrait les lois du royaume, et les priviléges mêmes du parlement armé contre lui, et qu’il vivrait et mourrait dans la véritable religion protestante ». C’est ainsi que les princes, en fait de religion, obéissent plus aux peuples que les peuples ne leur obéissent. Quand une fois ce qu’on appelle le dogme est enraciné dans une nation, il faut que le souverain dise qu’il mourra pour ce dogme. Il est plus aisé de tenir ce discours que d’éclairer le peuple[1].

Les armées du roi furent presque toujours commandées par le prince Robert[2], frère de l’infortuné Frédéric, électeur palatin, prince d’un grand courage, renommé d’ailleurs pour ses connaissances dans la physique, dans laquelle il fit des découvertes.

(1642) Les combats de Worcester et d’Edge-hill furent d’abord favorables à la cause du roi. Il s’avança jusque auprès de Londres. La reine sa femme lui amena de Hollande des soldats, de l’artillerie, des armes, des munitions. Elle repartit sur-le-champ pour aller chercher de nouveaux secours, qu’elle amena quelques mois après. On reconnaissait dans cette activité courageuse la fille de Henri IV. Les parlementaires ne furent point découragés ; ils sentaient leurs ressources : tout vaincus qu’ils étaient, ils agissaient comme des maîtres contre lesquels le roi était révolté.

Ils condamnaient à la mort, pour crime de haute trahison, les sujets qui voulaient rendre au roi des villes ; et le roi ne voulut point alors user de représailles contre ses prisonniers. Cela seul peut justifier, aux yeux de la postérité, celui qui fut si criminel aux yeux de son peuple. Les politiques le justifient moins d’avoir trop négocié, tandis qu’il devait, selon eux, profiter d’un premier succès, et n’employer que ce courage actif et intrépide qui seul peut finir de pareils débats.

(1643) Charles et le prince Robert, quoique battus à Newbury, eurent pourtant l’avantage de la campagne. Le parlement n’en fut que plus opiniâtre. On voyait, ce qui est très-rare, une compagnie plus ferme et plus inébranlable dans ses vues qu’un roi à la tête de son armée.

Les puritains, qui dominaient dans les deux chambres, levèrent enfin le masque ; ils s’unirent solennellement avec l’Écosse, et signèrent (1648[3]) le fameux convenant, par lequel ils s’engagèrent à détruire l’épiscopat. Il était visible, par ce convenant, que l’Écosse et l’Angleterre puritaines voulaient s’ériger en république : c’était l’esprit du calvinisme. Il tenta longtemps en France cette grande entreprise ; il l’exécuta en Hollande, mais en France et en Angleterre on ne pouvait arriver à ce but si cher aux peuples qu’à travers des flots de sang.

Tandis que le presbytérianisme armait ainsi l’Angleterre et l’Écosse, le catholicisme servait encore de prétexte aux rebelles d’Irlande, qui, teints du sang de quarante mille compatriotes, continuaient à se défendre contre les troupes envoyées par le parlement de Londres. Les guerres de religion, sous Louis XIII, étaient toutes récentes, et l’invasion des Suédois en Allemagne, sous prétexte de religion, durait encore dans toute sa force. C’était une chose bien déplorable que les chrétiens eussent cherché, durant tant de siècles, dans le dogme, dans le culte, dans la discipline, dans la hiérarchie, de quoi ensanglanter presque sans relâche la partie de l’Europe où ils sont établis.

La fureur de la guerre civile était nourrie par cette austérité sombre et atroce que les puritains affectaient. Le parlement prit ce temps pour faire brûler par le bourreau un petit livre du roi Jacques Ier, dans lequel ce monarque savant soutenait qu’il était permis de se divertir le dimanche après le service divin. On croyait par là servir la religion et outrager le roi régnant. Quelque temps après, ce même parlement s’avisa d’indiquer un jour de jeûne par semaine, et d’ordonner qu’on payât la valeur du repas qu’on se retranchait, pour subvenir à la guerre civile. L’empereur Rodolphe avait cru se soutenir contre les Turcs par des aumônes[4]. Le parti parlementaire essaya dans Londres de vaincre par des jeûnes.

De tant de troubles qui ont si souvent bouleversé l’Angleterre avant qu’elle ait pris la forme stable et heureuse qu’elle a de nos jours, les troubles de ces années, jusqu’à la mort du roi, furent les seuls où l’excès du ridicule se mêla aux excès de la fureur. Ce ridicule, que les réformateurs avaient tant reproché à la communion romaine, devint le partage des presbytériens. Les évêques se conduisirent en lâches ; ils devaient mourir pour défendre une cause qu’ils croyaient juste ; mais les presbytériens se conduisirent en insensés : leurs habillements, leurs discours, leurs basses allusions aux passages de l’Évangile, leurs contorsions, leurs sermons, leurs prédictions, tout en eux aurait mérité, dans des temps plus tranquilles, d’être joué à la foire de Londres, si cette farce n’avait pas été trop dégoûtante. Mais malheureusement l’absurdité de ces fanatiques se joignait à la fureur : les mêmes hommes dont les enfants se seraient moqués imprimaient la terreur en se baignant dans le sang ; et ils étaient à la fois les plus fous de tous les hommes et les plus redoutables.

Il ne faut pas croire que dans aucune des factions, ni en Angleterre, ni en Irlande, ni en Écosse, ni auprès du roi, ni parmi ses ennemis, il y eût beaucoup de ces esprits déliés qui, dégagés des préjugés de leur parti, se servent des erreurs et du fanatisme des autres pour les gouverner : ce n’était pas là le génie de ces nations. Presque tout le monde était de bonne foi dans le parti qu’il avait embrassé. Ceux qui en changeaient pour des mécontentements particuliers changeaient presque tous avec hauteur. Les indépendants étaient les seuls qui cachassent leurs desseins : premièrement, parce qu’étant à peine comptés pour chrétiens, ils auraient trop révolté les autres sectes ; en second lieu, parce qu’ils avaient des idées fanatiques de l’égalité primitive des hommes, et que ce système d’égalité choquait trop l’ambition des autres.

Une des grandes preuves de cette atrocité inflexible répandue alors dans les esprits, c’est le supplice de l’archevêque de Cantorbéry, Guillaume Laud, qui, après avoir été quatre ans en prison, fut enfin condamné par le parlement. Le seul crime bien constaté qu’on lui reprocha était de s’être servi de quelques cérémonies de l’Église romaine en consacrant une église de Londres. La sentence porta qu’il serait pendu, et qu’on lui arracherait le cœur pour lui en battre les joues, supplice ordinaire des traîtres : on lui fit grâce en lui coupant la tête.

Charles, voyant les parlements d’Angleterre et d’Écosse réunis contre lui, pressé entre les armées de ces deux royaumes, crut devoir faire au moins une trêve avec les catholiques rebelles d’Irlande, afin d’engager à sa cause une partie des troupes anglaises qui servaient dans cette île. Cette politique lui réussit. Il eut à son service non-seulement beaucoup d’Anglais de l’armée d’Irlande, mais encore un grand nombre d’Irlandais, qui vinrent grossir son armée. Alors le parlement l’accusa hautement d’avoir été l’auteur de la rébellion d’Irlande et du massacre. Malheureusement ces troupes nouvelles, sur lesquelles il devait tant compter, furent entièrement défaites par le lord Fairfax, l’un des généraux parlementaires (1644) ; et il ne resta au roi que la douleur d’avoir donné à ses ennemis le prétexte de l’accuser d’être complice des Irlandais.

Il marchait d’infortune en infortune. Le prince Robert, ayant soutenu longtemps l’honneur des armes royales, est battu auprès d’York, et son armée est dissipée par Manchester et Fairfax (1644). Charles se retire dans Oxford, où il est bientôt assiégé. La reine fuit en France. Le danger du roi excite, à la vérité, ses amis à faire de nouveaux efforts. Le siége d’Oxford fut levé. Il rassembla des troupes ; il eut quelques succès. Cette apparence de fortune ne dura pas. Le parlement était toujours en état de lui opposer une armée plus forte que la sienne. Les généraux Essex, Manchester, et Waller, attaquèrent Charles à Newbury, sur le chemin d’Oxford. Cromwell était colonel dans leur armée ; il s’était déjà fait connaître par des actions d’une valeur extraordinaire. On a écrit qu’à cette bataille de Newbury (27 octobre 1644), le corps que Manchester commandait ayant plié, et Manchester lui-même étant entraîné dans la fuite, Cromwell courut à lui, tout blessé, et lui dit : « Vous vous trompez, milord ; ce n’est pas de ce côté que sont les ennemis » ; qu’il le ramena au combat, et qu’enfin on ne dut qu’à Cromwell le succès de cette journée. Ce qui est certain, c’est que Cromwell, qui commençait à avoir autant de crédit dans la chambre des communes qu’il avait de réputation dans l’armée, accusa son général de n’avoir pas fait son devoir.

Le penchant des Anglais pour des choses inouïes fit éclater alors une étrange nouveauté, qui développa le caractère de Cromwell, et qui fut à la fois l’origine de sa grandeur, de la chute du parlement et de l’épiscopat, du meurtre du roi, et de la destruction de la monarchie. La secte des indépendants commençait à faire quelque bruit. Les presbytériens les plus emportés s’étaient jetés dans ce parti : ils ressemblaient aux quakers, en ce qu’ils ne voulaient d’autres prêtres qu’eux-mêmes, ni d’autre explication de l’Évangile que celle de leurs propres lumières ; ils différaient d’eux en ce qu’ils étaient aussi turbulents que les quakers étaient pacifiques. Leur projet chimérique était l’égalité entre tous les hommes ; mais ils allaient à cette égalité par la violence. Olivier Cromwell les regarda comme des instruments propres à favoriser ses desseins.

La ville de Londres, partagée entre plusieurs factions, se plaignait alors du fardeau de la guerre civile que le parlement appesantissait sur elle. Cromwell fit proposer à la chambre des communes, par quelques indépendants, de réformer l’armée, et de s’engager, eux et les pairs, à renoncer à tous les emplois civils et militaires. Tous ces emplois étaient entre les mains des membres des deux chambres. Trois pairs étaient généraux des armées parlementaires. La plupart des colonels et des majors, des trésoriers, des munitionnaires, des commissaires de toute espèce, étaient de la chambre des communes. Pouvait-on se flatter d’engager par la force de la parole tant d’hommes puissants à sacrifier leurs dignités et leurs revenus ? C’est pourtant ce qui arriva dans une seule séance. La chambre des communes surtout fut éblouie de l’idée de régner sur les esprits du peuple par un désintéressement sans exemple. On appela cet acte l’acte du renoncement à soi-même. Les pairs hésitèrent ; mais la chambre des communes les entraîna. Les lords Essex, Denbigh, Fairfax, Manchester, se déposèrent eux-mêmes du généralat (1645) ; et le chevalier Fairfax, fils du général, n’étant point de la chambre des communes, fut nommé seul commandant de l’armée.

C’était ce que voulait Cromwell ; il avait un empire absolu sur le chevalier Fairfax. Il en avait un si grand dans la chambre qu’on lui conserva un régiment, quoiqu’il fût membre du parlement ; et même il fut ordonné au général de lui confier le commandement de la cavalerie qu’on envoyait alors à Oxford. Le même homme qui avait eu l’adresse d’ôter à tous les sénateurs tous les emplois militaires eut celle de faire conserver dans leurs postes les officiers du parti des indépendants, et dès lors on s’aperçut bien que l’armée devait gouverner le parlement. Le nouveau général Fairfax, aidé de Cromwell, réforma toute l’armée, incorpora des régiments dans d’autres, changea tous les corps, établit une discipline nouvelle : ce qui, dans tout autre temps, eût excité une révolte, se fit alors sans résistance.

Cette armée, animée d’un nouvel esprit, marcha droit au roi, près d’Oxford ; et alors se donna la bataille décisive de Naseby, non loin d’Oxford. Cromwell, général de la cavalerie, après avoir mis en déroute celle du roi, revint défaire son infanterie, et eut presque seul l’honneur de cette célèbre journée (14 juin 1645). L’armée royale, après un grand carnage, fut, ou prisonnière, ou dispersée. Toutes les villes se rendirent à Fairfax et à Cromwell. Le jeune prince de Galles, qui fut depuis Charles II, partageant de bonne heure les infortunes de son père, fut obligé de s’enfuir dans la petite île de Scilly. Le roi se retira enfin dans Oxford avec les débris de son armée, et demanda au parlement la paix, qu’on était bien loin de lui accorder. La chambre des communes insultait à sa disgrâce. Le général avait envoyé à cette chambre la cassette du roi, trouvée sur le champ de bataille, remplie de lettres de la reine sa femme. Quelques-unes de ces lettres n’étaient que des expressions de tendresse et de douleur. La chambre les lut avec ces railleries amères qui sont le partage de la férocité.

Le roi était dans Oxford, ville presque sans fortification, entre l’armée victorieuse des Anglais et celle des Écossais, payée par les Anglais. Il crut trouver sa sûreté dans l’armée écossaise, moins acharnée contre lui. Il se livra entre ses mains ; mais la chambre des communes ayant donné à l’armée écossaise deux cent mille livres sterling d’arrérages, et lui en devant encore autant, le roi cessa dès lors d’être libre.

(16 février 1645) Les Écossais le livrèrent au commissaire du parlement anglais, qui d’abord ne sut comment il devait traiter son roi prisonnier. La guerre paraissait finie : l’armée d’Écosse, payée, retournait en son pays ; le parlement n’avait plus à craindre que sa propre armée qui l’avait rendu victorieux. Cromwell et ses indépendants y étaient les maîtres. Ce parlement, ou plutôt la chambre des communes, toute-puissante encore à Londres, et sentant que l’armée allait l’être, voulut se débarrasser de cette armée devenue si dangereuse à ses maîtres : elle vota d’en faire marcher une partie en Irlande, et de licencier l’autre. On peut bien croire que Cromwell ne le souffrit pas. C’était là le moment de la crise : il forma un conseil d’officiers, et un autre de simples soldats nommés agitateurs, qui d’abord firent des remontrances, et qui bientôt donnèrent des lois. Le roi était entre les mains de quelques commissaires du parlement, dans un château nommé Holmby. Des soldats du conseil des agitateurs allèrent l’enlever au parlement dans ce château, et le conduisirent à Newmarket.

Après ce coup d’autorité, l’armée marcha vers Londres. Cromwell, voulant mettre dans ses violences des formes usitées, fit accuser par l’armée onze membres du parlement, ennemis ouverts du parti indépendant. Ces membres n’osèrent plus, dès ce moment, rentrer dans la chambre. La ville de Londres ouvrit enfin les yeux, mais trop tard et trop inutilement, sur tant de malheurs ; elle voyait un parlement oppresseur opprimé par l’armée, son roi captif entre les mains des soldats, ses citoyens exposés. Le conseil de ville assemble ses milices, on entoure à la hâte Londres de retranchements ; mais l’armée étant arrivée aux portes, Londres les ouvrit, et se tut. Le parlement remit la Tour au général Fairfax (1647), remercia l’armée d’avoir désobéi, et lui donna de l’argent.

Il restait toujours à savoir ce qu’on ferait du roi prisonnier, que les indépendants avaient transféré à la maison royale de Hampton-court. Cromwell d’un côté, les presbytériens de l’autre, traitaient secrètement avec lui. Les Écossais lui proposaient de l’enlever. Charles, craignant également tous les partis, trouva le moyen de s’enfuir de Hampton-court et de passer dans l’île de Wight, où il crut trouver un asile, et où il ne trouva qu’une nouvelle prison.

Dans cette anarchie d’un parlement factieux et méprisé, d’une ville divisée, d’une armée audacieuse, d’un roi fugitif et prisonnier, le même esprit qui animait depuis longtemps les indépendants saisit tout à coup plusieurs soldats de l’armée ; ils se nommèrent les aplanisseurs[5], nom qui signifiait qu’ils voulaient tout mettre au niveau, et ne reconnaître aucun maître au-dessus d’eux, ni dans l’armée, ni dans l’État, ni dans l’Église. Ils ne faisaient que ce qu’avait fait la chambre des communes : ils imitaient leurs officiers, et leur droit paraissait aussi bon que celui des autres ; leur nombre était considérable. Cromwell, voyant qu’ils étaient d’autant plus dangereux qu’ils se servaient de ses principes, et qu’ils allaient lui ravir le fruit de tant de politique et de tant de travaux, prit tout d’un coup le parti de les exterminer au péril de sa vie. Un jour qu’ils s’assemblaient il marche à eux, à la tête de son régiment des Frères rouges, avec lesquels il avait toujours été victorieux, leur demande au nom de Dieu ce qu’ils veulent, et les charge avec tant d’impétuosité, qu’ils résistèrent à peine. Il en fit pendre plusieurs, et dissipa ainsi une faction dont le crime était de l’avoir imité.

Cette action augmenta encore son pouvoir dans l’armée, dans le parlement, et dans Londres, Le chevalier Fairfax était toujours général, mais avec bien moins de crédit que lui. Le roi, prisonnier dans l’île de Wight, ne cessait de faire des propositions de paix, comme s’il eût fait encore la guerre, et comme si on eût voulu l’écouter. Le duc d’York, un de ses fils, qui fut depuis Jacques II, âgé alors de quinze ans, prisonnier au palais de Saint-James, se sauva plus heureusement de sa prison que son père ne s’était sauvé de Hampton-court : il se retira en Hollande, et quelques partisans du roi ayant dans ce temps-là même gagné une partie de la flotte anglaise, cette flotte fit voile au port de la Brille, où ce jeune prince était retiré. Le prince de Galles, son frère, et lui, montèrent sur cette flotte pour aller au secours de leur père, et ce secours hâta sa perte.

Les Écossais, honteux de passer dans l’Europe pour avoir vendu leur maître, assemblaient de loin quelques troupes en sa faveur. Plusieurs jeunes seigneurs les secondaient en Angleterre. Cromwell marche à eux à grandes journées, avec une partie de l’armée, il les défait entièrement à Preston, (1648) et prend prisonnier le duc Hamilton, général des Écossais. La ville de Colchester, dans le comté d’Essex, ayant pris le parti du roi, se rendit à discrétion au général Fairfax ; et ce général fit exécuter à ses yeux, comme des traîtres, plusieurs seigneurs qui avaient soulevé la ville en faveur de leur prince.

Pendant que Fairfax et Cromwell achevaient ainsi de tout soumettre, le parlement, qui craignait encore plus Cromwell et les indépendants qu’il n’avait craint le roi, commençait à traiter avec lui, et cherchait tous les moyens possibles de se délivrer d’une armée dont il dépendait plus que jamais. Cette armée, qui revenait triomphante, demande enfin qu’on mette le roi en justice, comme la cause de tous les maux, que ses principaux partisans soient punis, qu’on ordonne à ses enfants de se soumettre, sous peine d’être déclarés traîtres. Le parlement ne répond rien ; Cromwell se fait présenter des requêtes par tous les régiments de son armée pour qu’on fasse le procès au roi. Le général Fairfax, assez aveuglé pour ne pas voir qu’il agissait pour Cromwell, fait transférer le monarque prisonnier de l’île de Wight au château de Hurst, et de là à Windsor, sans daigner seulement en rendre compte au parlement. Il mène l’armée à Londres, saisit tous les postes, oblige la ville de payer quarante mille livres sterling.

Le lendemain la chambre des communes veut s’assembler : elle trouve des soldats à la porte, qui chassent la plupart de ces membres presbytériens, les anciens auteurs de tous les troubles dont ils étaient alors les victimes ; on ne laisse entrer que les indépendants et les presbytériens rigides, ennemis toujours implacables de la royauté. Les membres exclus protestent ; on déclare leur protestation séditieuse. Ce qui restait de la chambre des communes n’était plus qu’une troupe de bourgeois esclaves de l’armée ; les officiers, membres de cette chambre, y dominaient ; la ville était asservie à l’armée, et ce même conseil de ville, qui naguère avait pris le parti du roi, dirigé alors par les vainqueurs, demanda par une requête qu’on lui fît son procès.

La chambre des communes établit un comité de trente-huit personnes, pour dresser contre le roi des accusations juridiques : on érige une cour de justice nouvelle, composée de Fairfax, de Cromwell, d’Ireton, gendre de Cromwell, de Waller, et de cent quarante-sept autres juges. Quelques pairs qui s’assemblaient encore dans la chambre haute seulement pour la forme, tous les autres s’étant retirés, furent sommés de joindre leur assistance juridique à cette chambre illégale ; aucun d’eux n’y voulut consentir. Leur refus n’empêcha point la nouvelle cour de justice de continuer ses procédures.

Alors la chambre basse déclara enfin que le pouvoir souverain réside originairement dans le peuple, et que les représentants du peuple avaient l’autorité légitime : c’était une question que l’armée jugeait par l’organe de quelques citoyens ; c’était renverser toute la constitution de l’Angleterre. La nation est, à la vérité, représentée légalement par la chambre des communes ; mais elle l’est aussi par un roi et par les pairs. On s’est toujours plaint, dans les autres États, quand on a vu des particuliers jugés par des commissaires : et c’étaient ici des commissaires nommés par la moindre partie du parlement, qui jugeaient leur souverain. Il n’est pas douteux que la chambre des communes ne crût en avoir le droit ; elle était composée d’indépendants, qui pensaient tous que la nature n’avait mis aucune différence entre le roi et eux, et que la seule qui subsistait était celle de la victoire. Les Mémoires de Ludlow, colonel alors dans l’armée, et l’un des juges, font voir combien leur fierté était flattée en secret de condamner en maîtres celui qui avait été le leur. Ce même Ludlow, presbytérien rigide, ne laisse pas douter que le fanatisme n’eût part à cette catastrophe. Il développe tout l’esprit du temps, en citant ce passage de l’Ancien Testament : « Le pays ne peut être purifié de sang que par le sang de celui qui l’a répandu. »

(Janvier 1648) Enfin Fairfax, Cromwell, les indépendants, les presbytériens, croyaient la mort du roi nécessaire à leur dessein d’établir une république. Cromwell ne se flattait certainement pas alors de succéder au roi ; il n’était que lieutenant général dans une armée pleine de factions. Il espérait, avec grande raison, dans cette armée et dans la république, le crédit attaché à ses grandes actions militaires et à son ascendant sur les esprits ; mais s’il avait formé dès lors le dessein de se faire reconnaître pour le souverain de trois royaumes, il n’aurait pas mérité de l’être. L’esprit humain, dans tous les genres, ne marche que par degrés, et ces degrés amenèrent nécessairement l’élévation de Cromwell, qui ne la dut qu’à sa valeur et à la fortune.

Charles Ier, roi d’Écosse, d’Angleterre et d’Irlande, fut exécuté par la main du bourreau, dans la place de Whitehall (10 février[6] 1649) ; son corps fut transporté à la chapelle de Windsor, mais on n’a jamais pu le retrouver. Plus d’un roi d’Angleterre avait été déposé anciennement par des arrêts du parlement ; des femmes de rois avaient péri par le dernier supplice ; des commissaires anglais avaient jugé à mort la reine d’Écosse, Marie Stuart, sur laquelle ils n’avaient d’autre droit que celui des brigands sur ceux qui tombent entre leurs mains ; mais on n’avait vu encore aucun peuple faire périr son propre roi sur un échafaud, avec l’appareil de la justice. Il faut remonter jusqu’à trois cents ans avant notre ère pour trouver dans la personne d’Agis, roi de Lacédémone, l’exemple d’une pareille catastrophe[7].

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  1. Le dernier parti serait le plus noble et le plus sûr. Les princes ont cru faire un grand trait de politique en se parant d’un zèle religieux ; et ils n’ont fait par là que se mettre dans la dépendance des fanatiques de leur secte, et assurer aux partis politiques, soulevés contre eux, l’appui du fanatisme de toutes les autres ; or cet appui seul a pu donner à ces partis la force de résister à l’autorité royale, ou de la détruire.

    Il n’est pas même nécessaire, pour la sûreté et l’indépendance d’un prince, qu’il s’occupe directement du soin d’éclairer ses sujets ; il suffit qu’il cesse de protéger, et surtout de payer ceux dont le métier est de le tromper.

    Dans l’état actuel de l’Europe, toute révolution prompte est impossible, à moins que le fanatisme religieux n’en soit un des mobiles. Ainsi tous les soins que prend un prince pour protéger la religion, et empêcher le peuple de secouer le joug des prêtres, n’ont d’autre effet que de conserver aux factieux de ses États le seul moyen de renverser son trône, qu’ils puissent employer avec succès. (K.)

  2. Ou plutôt Rupert. (G. A.)
  3. Voici une date qui ne s’explique guère à cette place. Il faut lire 17 août 1643. (G. A.)
  4. Voyez chapitre clxxviii.
  5. Ou mieux les niveleurs. (G. A.)
  6. L’Art de vérifier les dates dit le 9 février ; mais ses auteurs, ainsi que Voltaire, suivent ici l’ancien calendrier (qui n’a été abandonné des Anglais qu’en 1752) et le 9 février de l’ancien calendrier correspond au 30 janvier 1649. (B.)
  7. On a conservé les actes de cette procédure. Un tribunal légitime qui condamnerait un garnement à un mois de Bicêtre sur une pareille instruction, commettrait un acte de tyrannie, et si on ajoute que ni suivant le droit particulier d’Angleterre, ni (en supposant alors les Anglais absolument libres) suivant aucun principe de droit public qu’un homme de bon sens puisse admettre, ce tribunal ne pouvait être regardé comme légitime, on aura une idée juste de ce jugement extraordinaire.

    Charles répondit avec une modération et une fermeté qui honorent sa mémoire, et qui contrastent avec la dureté et la mauvaise foi de ses juges.

    On prétend que des voleurs de grands chemins se sont avisés quelquefois de condamner en cérémonie, avant de les assassiner, des juges qui étaient tombés entre leurs mains. Rien ne ressemble mieux à la conduite de Cromwell et de ses amis. Il a fallu toute l’atrocité du fanatisme pour que cette sentence ne soulevât point tous les partis, et que l’indignation générale n’en rendît pas l’exécution impossible ; et le fanatisme seul en a pu faire l’apologie. (K.)