Essai sur les mœurs/Chapitre 184

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CHAPITRE CLXXXIV.

De Sixte-Quint.

Le règne de Sixte-Quint a plus de célébrité que ceux de Grégoire XIII et de Pie V, quoique ces deux pontifes aient fait de grandes choses : l’un s’étant signalé par la bataille de Lépante, dont il fut le premier mobile, et l’autre par la réforme des temps. Il arrive quelquefois que le caractère d’un homme et la singularité de son élévation arrêtent sur lui les yeux de la postérité plus que les actions mémorables des autres. La disproportion qu’on croit voir entre la naissance de Sixte-Quint, fils d’un pauvre vigneron, et l’élévation à la dignité suprême, augmente sa réputation : cependant nous avons vu que jamais une naissance obscure et basse ne fut regardée comme un obstacle au pontificat, dans une religion et dans une cour où toutes les places sont réputées le prix du mérite[1], quoiqu’elles soient aussi celui de la brigue. Pie V n’était guère d’une famille plus relevée ; Adrien VI fut le fils d’un artisan ; Nicolas V était né dans l’obscurité ; le père du fameux Jean XXII, qui ajouta un troisième cercle à la tiare, et qui porta trois couronnes, sans posséder aucune terre, raccommodait des souliers à Cahors ; c’était le métier du père d’Urbain IV. Adrien IV, l’un des plus grands papes, fils d’un mendiant, avait été mendiant lui-même. L’histoire de l’Église est pleine de ces exemples, qui encouragent la simple vertu, et qui confondent la vanité humaine. Ceux qui ont voulu relever la naissance de Sixte-Quint n’ont pas songé qu’en cela ils rabaissaient sa personne ; ils lui ôtaient le mérite d’avoir vaincu les premières difficultés. Il y a plus loin d’un gardeur de porcs, tel qu’il le fut dans son enfance, aux simples places qu’il eut dans son ordre, que de ces places au trône de l’Église. On a composé sa vie à Rome sur des journaux qui n’apprennent que des dates, et sur des panégyriques qui n’apprennent rien. Le cordelier qui a écrit la vie de Sixte-Quint commence par dire « qu’il a l’honneur de parler du plus haut, du meilleur, du plus grand des pontifes, des princes, et des sages, du glorieux et de l’immortel Sixte ». Il s’ôte lui-même tout crédit par ce début.

L’esprit de Sixte-Quint et de son règne est la partie essentielle de son histoire : ce qui le distingue des autres papes, c’est qu’il ne fit rien comme les autres. Agir toujours avec hauteur, et même avec violence, quand il est un simple moine ; dompter tout d’un coup la fougue de son caractère dès qu’il est cardinal ; se donner quinze ans pour incapable d’affaires, et surtout de régner, afin de déterminer un jour en sa faveur les suffrages de tous ceux qui compteraient régner sous son nom ; reprendre toute sa hauteur au moment même qu’il est sur le trône ; mettre dans son pontificat une sévérité inouïe, et de la grandeur dans toutes ses entreprises ; embellir Rome, et laisser le trésor pontifical très-riche ; licencier d’abord les soldats, les gardes mêmes de ses prédécesseurs, et dissiper les bandits par la seule force des lois, sans avoir de troupes ; se faire craindre de tout le monde par sa place et par son caractère ; c’est là ce qui mit son nom parmi les noms illustres, du vivant même de Henri et d’Élisabeth. Les autres souverains risquaient alors leur trône, quand ils tentaient quelque entreprise sans le secours de ces nombreuses armées qu’ils ont entretenues depuis : il n’en était pas ainsi des souverains de Rome qui, réunissant le sacerdoce et l’empire, n’avaient pas même besoin d’une garde.

Sixte-Quint se fit une grande réputation en embellissant et en poliçant Rome, comme Henri IV embellissait et poliçait Paris : mais ce fut là le moindre mérite de Henri, et c’était le premier de Sixte. Aussi ce pape fit en ce genre de bien plus grandes choses que le roi de France : il commandait à un peuple bien plus paisible, et alors infiniment plus industrieux, et il avait dans les ruines et dans les exemples de l’ancienne Rome, et encore dans les travaux de ses prédécesseurs, tout l’encouragement à ses grands desseins.

Du temps des Césars romains, quatorze aqueducs immenses, soutenus sur des arcades, voituraient des fleuves entiers à Rome l’espace de plusieurs milles, et y entretenaient continuellement cent cinquante fontaines jaillissantes, et cent dix-huit grands bains publics, outre l’eau nécessaire à ces mers artificielles sur lesquelles on représentait des batailles navales. Cent mille statues ornaient les places publiques, les carrefours, les temples, les maisons. On voyait quatre-vingt-dix colosses élevés sur des portiques; quarante-huit obélisques de marbre de granit, taillés dans la haute Égypte, étonnaient l’imagination, qui concevait à peine comment on avait pu transporter du tropique aux bords du Tibre ces masses prodigieuses. Il restait aux papes de restaurer quelques aqueducs, de relever quelques obélisques ensevelis sous des décombres, de déterrer quelques statues.

Sixte-Quint rétablit la fontaine Mazia, dont la source est à vingt milles de Rome, auprès de l’ancienne Préneste, et il la fit conduire par un aqueduc de treize mille pas : il fallut élever des arcades dans un chemin de sept milles de longueur ; un tel ouvrage, qui eût été peu de chose pour l’empire romain, était beaucoup pour Rome pauvre et resserrée.

Cinq obélisques furent relevés par ses soins. Le nom de l’architecte Fontana, qui les rétablit, est encore célèbre à Rome ; celui des artistes qui les taillèrent, qui les transportèrent de si loin, n’est pas connu. On lit dans quelques voyageurs, et dans cent auteurs qui les ont copiés, que quand il fallut élever sur son piédestal l’obélisque du Vatican, les cordes employées à cet usage se trouvèrent trop longues, et que, malgré la défense sous peine de mort de parler pendant cette opération, un homme du peuple s’écria : Mouillez les cordes. Ces contes, qui rendent l’histoire ridicule, sont le fruit de l’ignorance ; les cabestans dont on se servait ne pouvaient avoir besoin de ce ridicule secours.

L’ouvrage qui donna quelque supériorité à Rome moderne sur l’ancienne fut la coupole de Saint-Pierre de Rome. Il ne restait dans le monde que trois monuments antiques de ce genre, une partie du dôme du temple de Minerve dans Athènes, celui du Panthéon à Rome, et celui de la grande mosquée de Constantinople, autrefois Sainte-Sophie, ouvrage de Justinien. Mais ces coupoles, assez élevées dans l’intérieur, étaient trop écrasées au dehors. Le Brunelleschi, qui rétablit l’architecture en Italie au XIVe siècle, remédia à ce défaut par un coup de l’art, en établissant deux coupoles l’une sur l’autre, dans la cathédrale de Florence ; mais ces coupoles tenaient encore un peu du gothique, et n’étaient pas dans les nobles proportions. Michel-Ange Buonarotti, peintre, sculpteur, et architecte, également célèbre dans ces trois genres, donna, dès le temps de Jules II, le dessin des deux dômes de Saint-Pierre ; et Sixte-Quint fit construire en vingt-deux mois cet ouvrage dont rien n’approche.

La bibliothèque, commencée par Nicolas V, fut tellement augmentée alors que Sixte-Quint peut passer pour en être le vrai fondateur. Le vaisseau qui la contient est encore un beau monument. Il n’y avait point alors dans l’Europe de bibliothèque ni si ample, ni si curieuse ; mais la ville de Paris l’a emporté depuis sur Rome en ce point, et si l’architecture de la Bibliothèque royale de Paris n’est pas comparable à celle du Vatican, les livres y sont en beaucoup plus grand nombre, bien mieux arrangés, et prêtés aux particuliers avec une tout autre facilité.

Le malheur de Sixte-Quint et de ses États fut que toutes ces grandes fondations appauvrirent son peuple, au lieu que Henri IV soulagea le sien. L’un et l’autre, à leur mort, laissèrent à peu près la même somme en argent comptant : car quoique Henri IV eût quarante millions en réserve dont il pouvait disposer, il n’y en avait qu’environ vingt dans les caves de la Bastille ; et les cinq millions d’écus d’or que Sixte mit dans le château Saint-Ange revenaient à peu près à vingt millions de nos livres d’alors. Cet argent ne pouvait être ravi à la circulation dans un État presque sans commerce et sans manufactures, tel que celui de Rome, sans appauvrir les habitants. Sixte, pour amasser ce trésor, et pour subvenir à ces dépenses, fut obligé de donner encore plus d’étendue à la vénalité des emplois que n’avaient fait ses prédécesseurs. Sixte IV, Jules II, Léon X, avaient commencé ; Sixte aggrava beaucoup ce fardeau : il créa des rentes à huit, à neuf, à dix pour cent, pour le payement desquelles les impôts furent augmentés. Le peuple oublia qu’il embellissait Rome ; il sentit seulement qu’il l’appauvrissait, et ce pontife fut plus haï qu’admiré.

Il faut toujours regarder les papes sous deux aspects : comme souverains d’un État, et comme chefs de l’Église. Sixte-Quint, en qualité de premier pontife, voulut renouveler les temps de Grégoire VII. Il déclara Henri IV, alors roi de Navarre, incapable de succéder à la couronne de France. Il priva la reine Élisabeth de ses royaumes par une bulle, et si la flotte invincible de Philippe II eût abordé en Angleterre, la bulle eût pu être mise à exécution. La manière dont il se conduisit avec Henri III, après l’assassinat du duc de Guise et du cardinal son frère, ne fut pas si emportée. Il se contenta de le déclarer excommunié s’il ne faisait pénitence de ces deux meurtres. C’était imiter saint Ambroise ; c’était agir comme Alexandre III, qui exigea une pénitence publique du meurtre de Becket, canonisé sous le nom de Thomas de Cantorbéry. Il était avéré que le roi de France Henri III venait d’assassiner dans sa propre maison deux princes, dangereux à la vérité, mais auxquels on n’avait point fait le procès, et qu’il eût été très-difficile de convaincre de crime en justice réglée. Ils étaient les chefs d’une ligue funeste, mais que le roi lui-même avait signée. Toutes les circonstances de ce double assassinat étaient horribles, et, sans entrer ici dans les justifications prises de la politique et du malheur des temps, la sûreté du genre humain semblait demander un frein à de pareilles violences. Sixte-Quint perdit le fruit de sa démarche austère et inflexible, en ne soutenant que les droits de la tiare et du sacré collége, et non ceux de l’humanité ; en ne blâmant pas le meurtre du duc de Guise autant que celui du cardinal ; en n’insistant que sur la prétendue immunité de l’Église, sur le droit que les papes réclamaient de juger les cardinaux ; en commandant au roi de France de relâcher le cardinal de Bourbon et l’archevêque de Lyon, qu’il retenait en prison par les raisons d’État les plus fortes ; enfin en lui ordonnant de venir dans l’espace de soixante jours expier son crime dans Rome. Il est très-vrai que Sixte-Quint, chef des chrétiens, pouvait dire à un prince chrétien : » Purgez-vous devant Dieu d’un double homicide » ; mais il ne pouvait pas lui dire : « C’est à moi seul de juger vos sujets ecclésiastiques ; c’est à moi de vous juger dans ma cour. »

Ce pape parut encore moins conserver la grandeur et l’impartialité de son ministère quand, après le parricide du moine Jacques Clément, il prononça devant les cardinaux ces propres paroles, fidèlement rapportées par le secrétaire du consistoire : « Cette mort, dit-il, qui donne tant d’étonnement et d’admiration, sera crue à peine de la postérité. Un très-puissant roi, entouré d’une forte armée qui a réduit Paris à lui demander miséricorde, est tué d’un seul coup de couteau par un pauvre religieux. Certes, ce grand exemple a été donné afin que chacun connaisse la force des jugements de Dieu. » Ce discours du pape parut horrible, en ce qu’il semblait regarder le crime d’un scélérat insensé comme une inspiration de la Providence.

Sixte était en droit de refuser les vains honneurs d’un service funèbre à Henri III, qu’il regardait comme exclu de la participation aux prières. Aussi dit-il dans le même consistoire : « Je les dois au roi de France, mais je ne les dois pas à Henri de Valois impénitent. »

Tout cède à l’intérêt : ce même pape, qui avait privé si fièrement Élisabeth et le roi de Navarre de leurs royaumes, qui avait signifié au roi Henri III qu’il fallait venir répondre à Rome dans soixante jours, ou être excommunié, refusa pourtant à la fin de prendre le parti de la Ligue et de l’Espagne contre Henri IV, alors hérétique. Il sentait que si Philippe II réussissait, ce prince, maître à la fois de la France, du Milanais, et de Naples, le serait bientôt du saint-siége et de toute l’Italie. Sixte-Quint fit donc ce que tout homme sage eût fait à sa place : il aima mieux s’exposer à tous les ressentiments de Philippe II que de se ruiner lui-même en prêtant la main à la ruine de Henri IV. Il mourut dans ces inquiétudes (26 auguste 1590), n’osant secourir Henri IV, et craignant Philippe II. Le peuple romain, qui gémissait sous le fardeau des taxes, et qui haïssait un gouvernement triste et dur, éclata à la mort de Sixte ; on eut beaucoup de peine à l’empêcher de troubler la pompe funèbre, de déchirer en pièces celui qu’il avait adoré à genoux. Presque tous ses trésors furent dissipés un an après sa mort, ainsi que ceux de Henri IV : destinée ordinaire qui fait voir assez la vanité des desseins des hommes.

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  1. Voyez la fin du chapitre xlvii.