Essai sur les mœurs/Chapitre 185

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CHAPITRE CLXXXV.

Des successeurs de Sixte-Quint.

On voit combien l’éducation, la patrie, tous les préjugés, gouvernent les hommes. Grégoire XIV, né Milanais et sujet du roi d’Espagne, fut gouverné par la faction espagnole, à laquelle Sixte, né sujet de Rome, avait résisté. Il immola tout à Philippe II. Une armée d’Italiens fut levée pour aller ravager la France aux dépens de ce même trésor que Sixte-Quint avait amassé pour défendre l’Italie ; et cette armée ayant été battue et dissipée, il ne resta à Grégoire XIV que la honte de s’être appauvri pour Philippe II, et d’être dominé par lui.

Clément VIII, Aldobrandin, fils d’un banquier florentin, se conduisit avec plus d’esprit et d’adresse : il connut très-bien que l’intérêt du saint-siége était de tenir, autant qu’il pouvait, la balance entre la France et la maison d’Autriche. Ce pape accrut le domaine ecclésiastique du duché de Ferrare : c’était encore un effet de ces lois féodales si épineuses et si contestées, et c’était une suite évidente de la faiblesse de l’empire. La comtesse Mathilde, dont nous avons tant parlé, avait donné aux papes Ferrare, Modène et Reggio, avec bien d’autres terres. Les empereurs réclamèrent toujours contre la donation de ces domaines, qui étaient des fiefs de la couronne de Lombardie. Ils devinrent, malgré l’empire, fiefs du saint-siége, comme Naples, qui relevait du pape après avoir relevé des empereurs. Ce n’est que de nos jours que Modène et Reggio ont été enfin solennellement déclarés fiefs impériaux. Mais depuis Grégoire VII, ils étaient, ainsi que Ferrare, dépendants de Rome ; et la maison de Modène, autrefois propriétaire de ces terres, ne les possédait plus qu’à titre de vicaire du saint-siége. En vain la cour de Vienne et les diètes impériales prétendaient toujours la suzeraineté. (1597) Clément VIII enleva Ferrare à la maison d’Este, et ce qui pouvait produire une guerre violente ne produisit que des protestations. Depuis ce temps, Ferrare fut presque déserte[1].

Ce pape fit la cérémonie de donner l’absolution et la discipline à Henri IV, en la personne des cardinaux du Perron et d’Ossat ; mais on voit combien la cour de Rome craignait toujours Philippe II, par les ménagements et les artifices dont usa Clément VIII pour parvenir à réconcilier Henri IV avec l’Église. (1595) Ce prince avait abjuré solennellement la religion réformée ; et cependant les deux tiers des cardinaux persistèrent dans un consistoire à lui refuser l’absolution. Les ambassadeurs du roi eurent beaucoup de peine à empêcher que le pape se servit de cette formule : « Nous réhabilitons Henri dans sa royauté[2]. » Le ministère de Rome voulait bien reconnaître Henri pour roi de France, et opposer ce prince à la maison d’Autriche ; mais en même temps Rome soutenait, autant qu’elle pouvait, son ancienne prétention de disposer des royaumes.

Sous Borghèse, Paul V, renaquit l’ancienne querelle de la juridiction séculière et de l’ecclésiastique, qui avait fait verser autrefois tant de sang. (1605) Le sénat de Venise avait défendu les nouvelles donations faites aux églises sans son concours, et surtout l’aliénation des biens-fonds en faveur des moines. Il se crut aussi en droit de faire arrêter et de juger un chanoine de Vicence, et un abbé de Nervèse, convaincus de rapines et de meurtres.

Le pape écrivit à la république que les décrets et l’emprisonnement des deux ecclésiastiques blessaient l’honneur de Dieu ; il exigea que les ordonnances du sénat fussent remises à son nonce, et qu’on lui rendît aussi les deux coupables, qui ne devaient être justiciables que de la cour romaine.

Paul V, qui peu de temps auparavant avait fait plier la république de Gênes dans une occasion pareille, crut que Venise aurait la même condescendance. Le sénat envoya un ambassadeur extraordinaire pour soutenir ses droits. Paul répondit à l’ambassadeur que ni les droits ni les raisons de Venise ne valaient rien, et qu’il fallait obéir. Le sénat n’obéit point. Le doge et les sénateurs furent excommuniés (17 avril 1606), et tout l’État de Venise mis en interdit, c’est-à-dire qu’il fut défendu au clergé, sous peine de damnation éternelle, de dire la messe, de faire le service, d’administrer aucun sacrement, et de prêter son ministère à la sépulture des morts. C’était ainsi que Grégoire VII et ses successeurs en avaient usé envers plusieurs empereurs, bien sûrs alors que les peuples aimeraient mieux abandonner leurs empereurs que leurs églises, et comptant toujours sur des princes prêts à envahir les domaines des excommuniés. Mais les temps étaient changés : Paul V, par cette violence, hasardait qu’on lui désobéît, que Venise fit fermer toutes les églises, et renonçât à la religion catholique : elle pouvait aisément embrasser la grecque, ou la luthérienne, ou la calviniste, et parlait, en effet, alors de se séparer de la communion du pape. Le changement ne se fût pas fait sans troubles ; le roi d’Espagne aurait pu en profiter. Le sénat se contenta de défendre la publication du monitoire dans toute l’étendue de ses terres. Le grand-vicaire de l’évêque de Padoue, à qui cette défense fut signifiée, répondit au podestat qu’il ferait ce que Dieu lui inspirerait ; mais le podestat ayant répliqué que Dieu avait inspiré au conseil des dix de faire pendre quiconque désobéirait, l’interdit ne fut publié nulle part, et la cour de Rome fut assez heureuse pour que tous les Vénitiens continuassent à vivre en catholiques malgré elle.

Il n’y eut que quelques ordres religieux qui obéirent. Les jésuites ne voulurent pas donner l’exemple les premiers. Leurs députés se rendirent à l’assemblée générale des capucins ; ils leur dirent que, « dans cette grande affaire, l’univers avait les yeux sur les capucins, et qu’on attendait leur démarche pour savoir quel parti on devait prendre ». Les capucins, qui se crurent en spectacle à l’univers, ne balancèrent pas à fermer leurs églises. Les jésuites et les théatins fermèrent alors les leurs. Le sénat les fit tous embarquer pour Rome, et les jésuites furent bannis à perpétuité.

Parmi tant de moines qui, depuis leur fondation, avaient trahi leur patrie pour les intérêts des papes, il s’en trouva un à Venise qui fut citoyen, et qui acquit une gloire durable en défendant ses souverains contre les prétentions romaines : ce fut le célèbre Sarpi, si connu sous le nom de Fra-Paolo[3]. Il était théologien de la république : ce titre de théologien ne l’empêcha pas d’être un excellent jurisconsulte. Il soutint la cause de Venise avec toute la force de la raison, et avec une modération et une finesse qui rendaient cette raison victorieuse. Deux sujets du pape et un prêtre de Venise subornèrent deux assassins pour tuer Fra-Paolo. Ils le percèrent de trois coups de stylet, et s’enfuirent dans une barque à dix rames, qui leur était préparée. Un assassinat si bien concerté, la fuite des meurtriers assurée avec tant de précautions et de frais, marquaient évidemment qu’ils avaient obéi aux ordres de quelques hommes puissants. On accusa les jésuites ; on soupçonna le pape ; le crime fut désavoué par la cour romaine et par les jésuites. Fra-Paolo, qui réchappa de ses blessures, garda longtemps un des stylets dont il avait été frappé, et mit au-dessous cette inscription : Stilo della chiesa romana.

Le roi d’Espagne excitait le pape contre les Vénitiens, et le roi Henri IV se déclarait pour eux. Les Vénitiens armèrent à Vérone, à Padoue, à Bergame, à Brescia ; ils levèrent quatre mille soldats en France. Le pape, de son côté, ordonna la levée de quatre mille Corses, et de quelques Suisses catholiques. Le cardinal Borghèse devait commander cette petite armée. Les Turcs remercièrent Dieu solennellement de la discorde qui divisait le pape et Venise. Le roi Henri IV eut la gloire, comme je l’ai déjà dit[4], d’être l’arbitre du différend, et d’exclure Philippe III de la médiation. Paul V essuya la mortification de ne pouvoir même obtenir que l’accommodement se fit à Rome. Le cardinal de Joyeuse, envoyé par le roi de France à Venise, révoqua, au nom du pape, l’excommunication et l’interdit (1609). Le pape, abandonné par l’Espagne, ne montra plus que de la modération, et les jésuites restèrent bannis de la république pendant plus de cinquante ans : ils n’y ont été rappelés qu’en 1657, à la prière du pape Alexandre VII ; mais ils n’ont jamais pu y rétablir leur crédit.

Paul V, depuis ce temps, ne voulut plus faire aucune décision qui pût compromettre son autorité : on le pressa en vain de faire un article de foi de l’immaculée conception de la sainte Vierge ; il se contenta de défendre d’enseigner le contraire en public, pour ne pas choquer les dominicains, qui prétendent qu’elle a été conçue comme les autres dans le péché originel. Les dominicains étaient alors très-puissants en Espagne et en Italie.

Il s’appliqua à embellir Rome, à rassembler les plus beaux ouvrages de sculpture et de peinture. Rome lui doit ses plus belles fontaines, surtout celle qui fait jaillir l’eau d’un vase antique tiré des thermes de Vespasien, et celle qu’on appelle l’Acqua Paola, ancien ouvrage d’Auguste, que Paul V rétablit ; il y fit conduire l’eau par un aqueduc de trente-cinq mille pas, à l’exemple de Sixte-Quint : c’était à qui laisserait dans Rome les plus nobles monuments. Il acheva le palais de Monte-Cavallo. Le palais Borghèse est un des plus considérables. Rome, embellie sous chaque pape, devenait la plus belle ville du monde. Urbain VIII[5] construisit ce grand autel de Saint-Pierre, dont les colonnes et les ornements paraîtraient partout ailleurs des ouvrages immenses, et qui n’ont là qu’une juste proportion : c’est le chef-d’œuvre du Florentin Bernini, digne de mêler ses ouvrages avec ceux de son compatriote Michel-Ange.

Cet Urbain VIII, dont le nom était Barberini, aimait tous les arts ; il réussissait dans la poésie latine. Les Romains, dans une profonde paix, jouissaient de toutes les douceurs que les talents répandent dans la société, et de la gloire qui leur est attachée. (1644) Urbain réunit à l’État ecclésiastique le duché d’Urbino, Pesaro, Sinigaglia, après l’extinction de la maison de La Rovère, qui tenait ces principautés en fief du saint-siége. La domination des pontifes romains devint donc toujours plus puissante depuis Alexandre VIII. Rien ne troubla plus la tranquillité publique : à peine s’aperçut-on de la petite guerre qu’Urbain VIII, ou plutôt ses deux neveux, firent à Édouard, duc de Parme, pour l’argent que ce duc devait à la chambre apostolique sur son duché de Castro. Ce fut une guerre peu sanglante et passagère, telle qu’on qu’on la devait attendre de ces nouveaux Romains, dont les mœurs doivent être nécessairement conformes à l’esprit de leur gouvernement. Le cardinal Barberin, auteur de ces troubles, marchait à la tête de sa petite armée avec des indulgences. La plus forte bataille qui se donna fut entre quatre ou cinq cents hommes de chaque parti. La forteresse de Piégaia se rendit à discrétion dès qu’elle vit approcher l’artillerie ; cette artillerie consistait en deux couleuvrines. Cependant il fallut pour étouffer ces troubles, qui ne méritent point de place dans l’histoire, plus de négociations que s’il s’était agi de l’ancienne Rome et de Carthage. On ne rapporte cet événement que pour faire connaître le génie de Rome moderne, qui finit tout par la négociation comme l’ancienne Rome finissait tout par des victoires.

Les cérémonies de la religion, celles des préséances, les arts, les antiquités, les édifices, les jardins, la musique, les assemblées, occupèrent le loisir des Romains, tandis que la guerre de trente ans ruina l’Allemagne, que le sang des peuples et du roi coulait en Angleterre, et que bientôt après la guerre civile de la Fronde désola la France.

Mais si Rome était heureuse par sa tranquillité, et illustre par ses monuments, le peuple était dans la misère. L’argent qui servit à élever tant de chefs-d’œuvre d’architecture retournait aux autres nations par le désavantage du commerce.

Les papes étaient obligés d’acheter des étrangers le blé dont manquaient les Romains, et qu’on revendait en détail dans la ville. Cette coutume dure encore aujourd’hui ; il y a des États que le luxe enrichit, il y en a d’autres qu’il appauvrit. La splendeur de quelques cardinaux et des parents des papes servait à faire mieux remarquer l’indigence des autres citoyens, qui pourtant, à la vue de tant de beaux édifices, semblaient s’enorgueillir, dans leur pauvreté, d’être habitants de Rome.

Les voyageurs qui allaient admirer cette ville étaient étonnés de ne voir, d’Orviette à Terracine, dans l’espace de plus de cent milles, qu’un terrain dépeuplé d’hommes et de bestiaux. La campagne de Rome, il est vrai, est un pays inhabitable, infecté par des marais croupissants, que les anciens Romains avaient desséchés. Rome, d’ailleurs, est dans un terrain ingrat, sur le bord d’un fleuve qui est à peine navigable. Sa situation entre sept montagnes était plutôt celle d’un repaire que d’une ville. Ses premières guerres furent les pillages d’un peuple qui ne pouvait guère vivre que de rapines ; et lorsque le dictateur Camille eut pris Véies, à quelques lieues de Rome, dans l’Ombrie, tout le peuple romain voulut quitter son territoire stérile et ses sept montagnes pour se transplanter au pays de Véies. On ne rendit depuis les environs de Rome fertiles qu’avec l’argent des nations vaincues, et par le travail d’une foule d’esclaves ; mais ce terrain fut plus couvert de palais que de moissons. Il a repris enfin son premier état de campagne déserte.

Le saint-siége possédait ailleurs de riches contrées, comme celle de Bologne. L’évêque de Salisbury, Burnet, attribue la misère du peuple, dans les meilleurs cantons de ce pays, aux taxes et à la forme du gouvernement. Il a prétendu, avec presque tous les écrivains, qu’un prince électif, qui règne peu d’années, n’a ni le pouvoir ni la volonté de faire de ces établissements utiles qui ne peuvent devenir avantageux qu’avec le temps. Il a été plus aisé de relever les obélisques, et de construire des palais et des temples, que de rendre la nation commerçante et opulente. Quoique Rome fut la capitale des peuples catholiques, elle était cependant moins peuplée que Venise et Naples, et fort au-dessous de Paris et de Londres ; elle n’approchait pas d’Amsterdam pour l’opulence, et pour les arts nécessaires qui la produisent. On ne comptait, à la fin du XVIIe siècle, qu’environ cent vingt mille habitants dans Rome, par le dénombrement imprimé des familles ; et ce calcul se trouvait encore vérifié par les registres des naissances. Il naissait, année commune, trois mille six cents enfants ; ce nombre de naissances, multiplié par trente-quatre, donne toujours à peu près la somme des habitants, et cette somme est ici de cent vingt-deux mille quatre cents. Paul Jove, dans son Histoire de Léon X, rapporte que, du temps de Clément VII, Rome ne possédait que trente-deux mille habitants. Quelle différence de ces temps avec ceux des Trajan et des Antonin ! Environ huit mille juifs, établis à Rome, n’étaient pas compris dans ce dénombrement : ces juifs ont toujours vécu paisiblement à Rome, ainsi qu’à Livourne. On n’a jamais exercé contre eux en Italie les cruautés qu’ils ont souffertes en Espagne et en Portugal. L’Italie était le pays de l’Europe où la religion inspirait alors le plus de douceur.

Rome fut le seul centre des arts et de la politesse jusqu’au siècle de Louis XIV, et c’est ce qui détermina la reine Christine à y fixer son séjour ; mais bientôt l’Italie fut égalée dans plus d’un genre par la France, et surpassée de beaucoup dans quelques-uns. Les Anglais eurent sur elle autant de supériorité par les sciences que par le commerce. Rome conserva la gloire de ses antiquités et des travaux qui la distinguèrent depuis Jules II.

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  1. Voyez l’article Ferrare dans le Dictionnaire philosophique. (Note de Voltaire.)
  2. Voyez le Cri des nations, (Mélanges, année 1769.)
  3. Né le 14 août 1552.
  4. Chapitre clxxiv.
  5. Voltaire ne juge pas même nécessaire de mentionner Grégoire XV après Paul V. (G. A.)