Essai sur les mœurs/Chapitre 192

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CHAPITRE CXCII.

Progrès des Turcs. Siége de Vienne.

Le torrent de la puissance ottomane ne se répandait pas seulement en Candie et dans les îles de la république vénitienne ; il pénétrait souvent en Pologne et en Hongrie. Le même Mahomet IV, dont le grand-vizir avait pris Candie, marcha en personne contre les Polonais, sous prétexte de protéger les Cosaques, maltraités par eux. Il enleva aux Polonais l’Ukraine, la Podolie, la Volhinie, la ville de Kaminieck, et ne leur donna la paix (1672) qu’en leur imposant ce tribut annuel de vingt mille écus, dont Jean Sobieski les délivra bientôt.

Les Turcs avaient laissé respirer la Hongrie pendant la guerre de trente ans qui bouleversa l’Allemagne. Ils possédaient, depuis 1541, les deux bords du Danube à peu de chose près, jusqu’à Bude inclusivement. Les conquêtes d’Amurat IV en Perse l’avaient empêché de porter ses armes vers l’Allemagne. La Transylvanie entière appartenait à des princes que les empereurs Ferdinand II et Ferdinand III étaient obligés de ménager, et qui étaient tributaires des Turcs. Ce qui restait de la Hongrie jouissait de la liberté. Il n’en fut pas de même du temps de l’empereur Léopold : la haute Hongrie et la Transylvanie furent le théâtre des révolutions, des guerres, des dévastations.

De tous les peuples qui ont passé sous nos yeux dans cette histoire, il n’y en a point eu de plus malheureux que les Hongrois. Leur pays dépeuplé, partagé entre la faction catholique et la protestante, et entre plusieurs partis, fut à la fois occupé par les armées turques et allemandes. On dit que Ragotski, prince de la Transylvanie, fut la première cause de tous ces malheurs. Il était tributaire de la Porte ; le refus de payer le tribut attira sur lui les armes ottomanes. L’empereur Léopold envoya contre les Turcs ce Montécuculli, qui depuis fut l’émule de Turenne. (1663) Louis XIV fit marcher six mille hommes au secours de l’empereur d’Allemagne, son ennemi naturel. Ils eurent part à la célèbre bataille de Saint-Gothard (1664), où Montécuculli battit les Turcs. Mais, malgré cette victoire, l’empire ottoman fit une paix avantageuse, par laquelle il garda Bude, Neuhausel même, et la Transylvanie.

Les Hongrois, délivrés des Turcs, voulurent alors défendre leur liberté contre Léopold ; et cet empereur ne connut que les droits de sa couronne. De nouveaux troubles éclatèrent. Le jeune Émerik Tékéli, seigneur hongrois, qui avait à venger le sang de ses amis et de ses parents, répandu par la cour de Vienne, souleva la partie de la Hongrie qui obéissait à l’empereur Léopold. Il se donna à l’empereur Mahomet IV, qui le déclara roi de la haute Hongrie. La Porte ottomane donnait alors quatre couronnes à des princes chrétiens : celles de la haute Hongrie, de la Transylvanie, de la Valachie, et de la Moldavie.

Il s’en fallut peu que le sang des seigneurs hongrois du parti de Tékéli, répandu à Vienne par la main des bourreaux, ne coûtât Vienne et l’Autriche à Léopold et à sa maison. Le grand-vizir Kara Mustapha, successeur d’Achmet Cuprogli, fut chargé par Mahomet IV d’attaquer l’empereur d’Allemagne, sous prétexte de venger Tékéli. Le sultan Mahomet vint assembler son armée dans les plaines d’Andrinople. Jamais les Turcs n’en levèrent une plus nombreuse ; elle était de plus de cent quarante mille hommes de troupes régulières. Les Tartares de Crimée étaient au nombre de trente mille ; les volontaires, ceux qui servent l’artillerie, qui ont soin des bagages et des vivres, les ouvriers en tout genre, les domestiques, composaient avec l’armée environ trois cent mille hommes. Il fallut épuiser toute la Hongrie pour fournir des provisions à cette multitude. Rien ne mit obstacle à la marche de Kara Mustapha. Il avança sans résistance jusqu’aux portes de Vienne (16 juillet 1683), et en forma aussitôt le siége.

Le comte de Staremberg, gouverneur de la ville, avait une garnison dont le fonds était de seize mille hommes, mais qui n’en composait pas en effet plus de huit mille. On arma les bourgeois qui étaient restés dans Vienne ; on arma jusqu’à l’université. Les professeurs, les écoliers, montèrent la garde, et ils eurent un médecin pour major. La retraite de l’empereur Léopold augmentait encore la terreur. Il avait quitté Vienne dès le septième juillet, avec l’impératrice sa belle-mère, l’impératrice sa femme, et toute sa famille. Vienne, mal fortifiée, ne devait pas tenir longtemps. Les annales turques prétendent que Kara Mustapha avait dessein de se former, dans Vienne et dans la Hongrie, un empire indépendant du sultan. Il s’était figuré que la résidence des empereurs d’Allemagne devait contenir des trésors immenses. En effet, de Constantinople jusqu’aux bornes de l’Asie, c’est l’usage que les souverains aient toujours un trésor qui fait leur ressource en temps de guerre. On ne connaît chez eux ni les levées extraordinaires dont les traitants avancent l’argent, ni les créations et les ventes de charges, ni les rentes foncières et viagères sur l’État ; le fantôme du crédit public, les artifices d’une banque au nom d’un souverain, sont ignorés : les potentats ne savent qu’accumuler l’or, l’argent, et les pierreries ; c’est ainsi qu’on en use depuis le temps de Cyrus. Le vizir pensait qu’il en était de même chez l’empereur d’Allemagne, et, dans cette idée, il ne poussa pas le siége assez vivement, de peur que, la ville étant prise d’assaut, le pillage ne le privât de ses trésors imaginaires. Il ne fit jamais donner d’assaut général, quoiqu’il y eût de très-grandes brèches au corps de la place, et que la ville fût sans ressources. Cet aveuglement du grand-vizir, son luxe, et sa mollesse, sauvèrent Vienne qui devait périr. Il laissa au roi de Pologne Jean Sobieski le temps de venir au secours ; au duc de Lorraine Charles V, et aux princes de l’empire, celui d’assembler une armée. Les janissaires murmuraient ; le découragement succéda à leur indignation ; ils s’écriaient : « Venez, infidèles ; la seule vue de vos chapeaux nous fera fuir. »

En effet, dès que le roi de Pologne et le duc de Lorraine descendirent de la montagne de Calemberg, les Turcs prirent la fuite presque sans combattre. Kara Mustapha, qui avait compté trouver tant de trésors dans Vienne, laissa tous les siens au pouvoir de Sobieski, et bientôt après il fut étranglé (12 septembre 1683). Tékéli, que ce vizir avait fait roi, soupçonné bientôt après par la Porte ottomane de négocier avec l’empereur d’Allemagne, fut arrêté par le nouveau vizir, et envoyé, les fers aux pieds et aux mains, à Constantinople (1685). Les Turcs perdirent presque toute la Hongrie.

(1687) Le règne de Mahomet IV ne fut plus fameux que par des disgrâces. Morosini prit tout le Péloponèse, qui valait mieux que Candie. Les bombes de l’armée vénitienne détruisirent, dans cette conquête, plus d’un ancien monument que les Turcs avaient épargnés, et entre autres le fameux temple d’Athènes dédié aux dieux inconnus. Les janissaires, qui attribuaient tant de malheurs à l’indolence du sultan, résolurent de le déposer. Le caïmacan, gouverneur de Constantinople, Mustapha Cuprogli, le shérif de la mosquée de Sainte-Sophie, et le nakif, garde de l’étendard de Mahomet, vinrent signifier au sultan qu’il fallait quitter le trône, et que telle était la volonté de la nation. Le sultan leur parla longtemps pour se justifier. Le nakif lui répliqua qu’il était venu pour lui commander, de la part du peuple, d’abdiquer l’empire, et de le laisser à son frère Soliman. Mahomet IV répondit : « La volonté de Dieu soit faite ; puisque sa colère doit tomber sur ma tête, allez dire à mon frère que Dieu déclare sa volonté par la bouche du peuple. »

La plupart de nos historiens prétendent que Mahomet IV fut égorgé par les janissaires ; mais les annales turques font foi qu’il vécut encore cinq ans renfermé dans le sérail. Le même Mustapha Cuprogli, qui avait déposé Mahomet IV, fut grand-vizir sous Soliman III. Il reprit une partie de la Hongrie, et rétablit la réputation de l’empire turc ; mais depuis ce temps les limites de cet empire ne passèrent jamais Belgrade ou Témesvar. Les sultans conservèrent Candie ; mais ils ne sont rentrés dans le Péloponèse qu’en 1715. Les célèbres batailles que le prince Eugène a données contre les Turcs ont fait voir qu’on pouvait les vaincre, mais non pas qu’on pût faire sur eux beaucoup de conquêtes.

Ce gouvernement, qu’on nous peint si despotique, si arbitraire, paraît ne l’avoir jamais été que sous Mahomet II, Soliman, et Sélim II, qui firent tout plier sous leur volonté. Mais sous presque tous les autres padishas ou empereurs, et surtout dans nos derniers temps, vous retrouvez dans Constantinople le gouvernement d’Alger et de Tunis ; vous voyez en 1703 le padisha, Mustapha II[1], juridiquement déposé par la milice et par les citoyens de Constantinople. On ne choisit point un de ses enfants pour lui succéder, mais son frère Achmet III. Ce même empereur Achmet est condamné en 1730, par les janissaires et par le peuple, à résigner le trône à son neveu Mahmoud, et il obéit sans résistance, après avoir inutilement sacrifié son grand-vizir et ses principaux officiers au ressentiment de la nation. Voilà ces souverains si absolus ! On s’imagine qu’un homme est par les lois le maître arbitraire d’une grande partie de la terre, parce qu’il peut faire impunément quelques crimes dans sa maison, et ordonner le meurtre de quelques esclaves ; mais il ne peut persécuter sa nation, et il est plus souvent opprimé qu’oppresseur.

Les mœurs des Turcs offrent un grand contraste : ils sont à la fois féroces et charitables, intéressés et ne commettant presque jamais de larcin ; leur oisiveté ne les porte ni au jeu, ni à l’intempérance ; très-peu usent du privilége d’épouser plusieurs femmes, et de jouir de plusieurs esclaves ; et il n’y a pas de grande ville en Europe où il y ait moins de femmes publiques qu’à Constantinople. Invinciblement attachés à leur religion, ils haïssent, ils méprisent les chrétiens : ils les regardent comme des idolâtres, et cependant ils les souffrent, ils les protègent dans tout leur empire et dans la capitale : on permet aux chrétiens de faire leurs processions dans le vaste quartier qu’ils ont à Constantinople, et on voit quatre janissaires précéder ces processions dans les rues.

Les Turcs sont fiers, et ne connaissent point la noblesse : ils sont braves, et n’ont point l’usage du duel ; c’est une vertu qui leur est commune avec tous les peuples de l’Asie, et cette vertu vient de la coutume de n’être armés que quand ils vont à la guerre. C’était aussi l’usage des Grecs et des Romains ; et l’usage contraire ne s’introduit chez les chrétiens que dans les temps de barbarie et de chevalerie, où l’on se fit un devoir et un honneur de marcher à pied avec des éperons aux talons, et de se mettre à table ou de prier Dieu avec une longue épée au côté. La noblesse chrétienne se distingua par cette coutume, bientôt suivie, comme on l’a déjà dit, par le plus vil peuple, et mise au rang de ces ridicules dont on ne s’aperçoit point parce qu’on les voit tous les jours.

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  1. Voyez aussi chapitre cxci, page 137.