Essai sur les mœurs/Chapitre 193

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CHAPITRE CXCIII.

De la Perse, de ses mœurs, de sa dernière révolution, et de Thamas
Kouli-Kan, ou Sha-Nadir.

La Perse était alors plus civilisée que la Turquie ; les arts y étaient plus en honneur, les mœurs plus douces, la police générale bien mieux observée. Ce n’est pas seulement un effet du climat ; les Arabes y avaient cultivé les arts cinq siècles entiers. Ce furent ces Arabes qui bâtirent Ispahan, Chiras, Casbin, Cachan, et plusieurs autres grandes villes : les Turcs, au contraire, n’en ont bâti aucune, et en ont laissé plusieurs tomber en ruine. Les Tartares subjuguèrent deux fois la Perse après le règne des califes arabes, mais ils n’y abolirent point les arts ; et quand la famille des Sophis régna, elle y porta les mœurs douces de l’Arménie, où cette famille avait habité longtemps. Les ouvrages de la main passaient pour être mieux travaillés, plus finis en Perse qu’en Turquie. Les sciences y avaient de bien plus grands encouragements ; point de ville dans laquelle il n’y eût plusieurs colléges fondés où l’on enseignait les belles-lettres. La langue persane, plus douce et plus harmonieuse que la turque, a été féconde en poésies agréables. Les anciens Grecs, qui ont été les premiers précepteurs de l’Europe, sont encore ceux des Persans. Ainsi leur philosophie était, au XVIe et au XVIIe siècle, à peu près au même état que la nôtre. Ils tenaient l’astrologie de leur propre pays, et ils s’y attachaient plus qu’aucun peuple de la terre, comme nous l’avons déjà indiqué[1]. La coutume de marquer de blanc les jours heureux, et de noir les jours funestes, s’est conservée chez eux avec scrupule. Elle était très-familière aux Romains, qui l’avaient prise des nations asiatiques. Les paysans de nos provinces ont moins de foi aux jours propres à semer et à planter indiqués dans leurs almanachs que les courtisans d’Ispahan n’en avaient aux heures favorables ou dangereuses pour les affaires. Les Persans étaient, comme plusieurs de nos nations, pleins d’esprit et d’erreurs. Quelques voyageurs ont assuré que ce pays n’était pas aussi peuplé qu’il pourrait l’être. Il est très-vraisemblable que du temps des mages il était plus peuplé et plus fertile. L’agriculture était alors un point de religion : c’est de toutes les professions celle qui a le plus besoin d’une nombreuse famille, et qui, en conservant la santé et la force, met le plus aisément l’homme en état de former et d’entretenir plusieurs enfants.

Cependant Ispahan, avant les dernières révolutions, était aussi grand et aussi peuplé que Londres. On comptait dans Tauris plus de cinq cent mille habitants. On comparait Cachan à Lyon. Il est impossible qu’une ville soit bien peuplée si les campagnes ne le sont pas, à moins que cette ville ne subsiste uniquement du commerce étranger. On n’a que des idées bien vagues sur la population de la Turquie, de la Perse, et de tous les États de l’Asie, excepté de la Chine ; mais il est indubitable que tout pays policé qui met sur pied de grandes armées, et qui a beaucoup de manufactures, possède le nombre d’hommes nécessaire.

La cour de Perse étalait plus de magnificence que la Porte ottomane. On croit lire une relation du temps de Xerxès quand on voit dans nos voyageurs ces chevaux couverts de riches brocarts, leurs harnais brillants d’or et de pierreries, et ces quatre mille vases d’or dont parle Chardin, lesquels servaient pour la table du roi de Perse. Les choses communes, et surtout les comestibles, étaient à trois fois meilleur marché à Ispahan et à Constantinople que parmi nous. Ce bas prix est la démonstration de l’abondance, quand il n’est pas une suite de la rareté des métaux. Les voyageurs, comme Chardin, qui ont bien connu la Perse, ne nous disent pas au moins que toutes les terres appartiennent au roi. Ils avouent qu’il y a, comme partout ailleurs, des domaines royaux, des terres données au clergé, et des fonds que les particuliers possèdent de droit, lesquels leur sont transmis de père en fils.

Tout ce qu’on nous dit de la Perse nous persuade qu’il n’y avait point de pays monarchique où l’on jouît plus des droits de l’humanité. On s’y était procuré, plus qu’en aucun pays de l’Orient, des ressources contre l’ennui, qui est partout le poison de la vie. On se rassemblait dans des salles immenses, qu’on appelait les maisons à café, où les uns prenaient de cette liqueur, qui n’est en usage parmi nous que depuis la fin du XVIIe siècle ; les autres jouaient, ou lisaient, ou écoutaient des faiseurs de contes, tandis qu’à un bout de la salle un ecclésiastique prêchait pour quelque argent, et qu’à un autre bout ces espèces d’hommes, qui se sont fait un art de l’amusement des autres, déployaient tous leurs talents. Tout cela annonce un peuple sociable, et tout nous dit qu’il méritait d’être heureux. Il le fut, à ce qu’on prétend, sous le règne de Sha-Abbas, qu’on a appelé le Grand. Ce prétendu grand homme était très-cruel ; mais il y a des exemples que des hommes féroces ont aimé l’ordre et le bien public. La cruauté ne s’exerce que sur des particuliers exposés sans cesse à la vue du tyran, et ce tyran est quelquefois par ses lois le bienfaiteur de la patrie.

Sha-Abbas, descendant d’Ismaël-Sophi, se rendit despotique en détruisant une milice telle à peu près que celle des janissaires, et que les gardes prétoriennes. C’est ainsi que le czar Pierre a détruit la milice des strélits pour établir sa puissance. Nous voyons dans toute la terre les troupes divisées en plusieurs petits corps affermir le trône, et les troupes réunies en un grand corps disposer du trône et le renverser. Sha-Abbas transporta des peuples d’un pays dans un autre ; c’est ce que les Turcs n’ont jamais fait. Ces colonies réussissent rarement. De trente mille familles chrétiennes que Sha-Abbas transporta de l’Arménie et de la Géorgie dans le Mazanderan, vers la mer Caspienne, il n’en est resté que quatre à cinq cents ; mais il construisit des édifices publics, il rebâtit des villes, il fit d’utiles fondations ; il reprit sur les Turcs tout ce que Soliman et Sélim avaient conquis sur la Perse ; il chassa les Portugais d’Ormus, et toutes ces grandes actions lui méritèrent le nom de Grand ; il mourut en 1629. Son fils, Sha-Sophi, plus cruel que Sha-Abbas, mais moins guerrier, moins politique, abruti par la débauche, eut un règne malheureux. Le Grand Mogol Sha-Gean enleva Candahar à la Perse, et le sultan Amurat IV prit d’assaut Bagdad en 1638.

Depuis ce temps vous voyez la monarchie persane décliner sensiblement, jusqu’à ce qu’enfin la mollesse de la dynastie des Sophis a causé sa ruine entière. Les eunuques gouvernaient le sérail et l’empire sous Muza-Sophi, et sous Hussein, le dernier de cette race.

C’est le comble de l’avilissement dans la nature humaine, et l’opprobre de l’Orient, de dépouiller les hommes de leur virilité ; et c’est le dernier attentat du despotisme de confier le gouvernement à ces malheureux. Partout où leur pouvoir a été excessif, la décadence et la ruine sont arrivées. La faiblesse de Sha-Hussein faisait tellement languir l’empire, et la confusion le troublait si violemment par les factions des eunuques noirs et des eunuques blancs, que si Myri-Veis[2] et ses aguans n’avaient pas détruit cette dynastie, elle l’eût été par elle-même. C’est le sort de la Perse que toutes ses dynasties commencent par la force et finissent par la faiblesse. Presque toutes ces familles ont eu le sort de Serdan-pull, que nous nommons Sardanapale.

Ces aguans, qui ont bouleversé la Perse au commencement du siècle où nous sommes, étaient une ancienne colonie de Tartares habitant les montagnes de Candahar, entre l’Inde et la Perse. Presque toutes les révolutions qui ont changé le sort de ce pays-là sont arrivées par des Tartares. Les Persans avaient reconquis Candahar sur le Mogol, vers l’an 1650, sous Sha-Abbas II, et ce fut pour leur malheur. Le ministère de Sha-Hussein, petit-fils de Sha-Abbas II, traita mal les aguans. Myri-Veis, qui n’était qu’un particulier, mais un particulier courageux et entreprenant, se mit à leur tête.

C’est encore ici une de ces révolutions où le caractère des peuples qui la firent eut plus de part que le caractère de leurs chefs : car Myri-Veis ayant été assassiné et remplacé par un autre barbare, nommé Maghmud, son propre neveu, qui n’était âgé que de dix-huit ans, il n’y avait pas d’apparence que ce jeune homme pût faire beaucoup par lui-même, et qu’il conduisît ces troupes indisciplinées de montagnards féroces, comme nos généraux conduisent des armées réglées. Le gouvernement de Hussein était méprisé, et, la province de Candahar ayant commencé les troubles, les provinces du Caucase, du côté de la Géorgie, se révoltèrent aussi. Enfin Maghmud assiégea Ispahan en 1722. Sha Hussein lui remit cette capitale, abdiqua le royaume à ses pieds, et le reconnut pour son maître ; trop heureux que Maghmud daignât épouser sa fille.

Tous les tableaux des cruautés et des malheurs des hommes, que nous examinons depuis le temps de Charlemagne, n’ont rien de plus horrible que les suites de la révolution d’Ispahan. Maghmud crut ne pouvoir s’affermir qu’en faisant égorger les familles des principaux citoyens. La Perse entière a été trente années ce qu’avait été l’Allemagne avant la paix de Vestphalie, ce que fut la France du temps de Charles VI, l’Angleterre dans les guerres de la rose rouge et de la rose blanche ; mais la Perse est tombée d’un état plus florissant dans un plus grand abîme de malheurs.

La religion eut encore part à ces désolations. Les aguans tenaient pour Omar, comme les Persans pour Ali ; et ce Maghmud, chef des aguans, mêlait les plus lâches superstitions aux plus détestables cruautés : il mourut en démence, en 1725, après avoir désolé la Perse. Un nouvel usurpateur de la nation des aguans lui succéda ; il s’appelait Asraf. La désolation de la Perse redoublait de tous côtés. Les Turcs l’inondaient du côté de la Géorgie, l’ancienne Colchide. Les Russes fondaient sur ses provinces, du nord à l’occident de la mer Caspienne, vers les portes de Delbent dans le Shirvan, qui était autrefois l’Ibérie et l’Albanie. On ne nous dit point ce que devint parmi tant de troubles le roi détrôné Sha-Hussein. Ce prince n’est connu que pour avoir servi d’époque au malheur de son pays.

Un des fils de cet empereur, nommé Thamas, échappé au massacre de la famille impériale, avait encore des sujets fidèles qui se rassemblèrent autour de sa personne vers Tauris. Les guerres civiles et les temps de malheur produisent toujours des hommes extraordinaires qui eussent été ignorés dans des temps paisibles. Le fils d’un berger devint le protecteur du prince Thamas, et le soutien du trône dont il fut ensuite l’usurpateur. Cet homme, qui s’est placé au rang des plus grands conquérants, s’appelait Nadir. Il gardait les moutons de son père dans les plaines du Corassan, partie de l’ancienne Hyrcanie et de la Bactriane. Il ne faut pas se figurer ces bergers comme les nôtres : la vie pastorale qui s’est conservée dans plus d’une contrée de l’Asie n’est pas sans opulence ; les tentes de ces riches bergers valent beaucoup mieux que les maisons de nos cultivateurs. Nadir vendit plusieurs grands troupeaux de son père, et se mit à la tête d’une troupe de bandits, chose encore fort commune dans ces pays où les peuples ont gardé les mœurs des temps antiques. Il se donna avec sa troupe au prince Thamas, et à force d’ambition, de courage, et d’activité, il fut à la tête d’une armée. Il se fit appeler alors Thamas Kouli-kan, le kan esclave de Thamas ; mais l’esclave était le maître sous un prince aussi faible et aussi efféminé que son père Hussein. (1729) Il reprit Ispahan et toute la Perse, poursuivit le nouveau roi Asraf jusqu’à Candahar, le vainquit, le prit prisonnier, et lui fit couper la tête après lui avoir arraché les yeux.

Kouli-kan ayant ainsi rétabli le prince Thamas sur le trône de ses aïeux, et l’ayant mis en état d’être ingrat, voulut l’empêcher de l’être. Il l’enferma dans la capitale du Corassan, et, agissant toujours au nom de ce prince prisonnier, il alla faire la guerre aux Turcs, sachant bien qu’il ne pouvait affermir sa puissance que par la même voie qu’il l’avait acquise. Il battit les Turcs à Érivan, reprit tout ce pays, et assura ses conquêtes en faisant la paix avec les Russes. (1736) Ce fut alors qu’il se fit déclarer roi de Perse, sous le nom de Sha-Nadir. Il n’oublia pas l’ancienne coutume de crever les yeux à ceux qui peuvent avoir droit au trône. Cette cruauté fut exercée sur son souverain Thamas. Les mêmes armées qui avaient servi à désoler la Perse servirent aussi à la rendre redoutable à ses voisins. Kouli-kan mit les Turcs plusieurs fois en fuite. Il fit enfin avec eux une paix honorable, par laquelle ils rendirent tout ce qu’ils avaient jamais pris aux Persans, excepté Bagdad et son territoire.

Kouli-kan, chargé de crimes et de gloire, alla ensuite conquérir l’Inde, comme nous le verrons au chapitre du Mogol. De retour dans sa patrie, il trouva un parti formé en faveur des princes de la maison royale qui existait encore ; et, au milieu de ces nouveaux troubles, il fut assassiné par son propre neveu, ainsi que l’avait été Myri-Veis, le premier auteur de la révolution. La Perse alors est devenue encore le théâtre des guerres civiles. Tant de dévastations y ont détruit le commerce et les arts, en détruisant une partie du peuple ; mais quand le terrain est fertile et la nation industrieuse, tout se répare à la longue.

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  1. Chapitre clviii.
  2. C’est le même personnage que Voltaire appelle Mirwits dans son deuxième Discours sur l’homme (tome IX, page 390). Voyez aussi le chapitre xvi de la seconde partie de l’Histoire de Russie sous Pierre le Grand.