Essai sur les mœurs/Chapitre 2

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CHAPITRE  II.

De la religion de la Chine, que le gouvernement n’est point athée ; que le christianisme n’y a point été prêché au VIIe siècle. De quelques sectes établies dans le pays.


Dans le siècle passé, nous ne connaissions pas assez la Chine. Vossius l’admirait en tout avec exagération. Renaudot, son rival, et l’ennemi des gens de lettres, poussait la contradiction jusqu’à feindre de mépriser les Chinois, et jusqu’à les calomnier : tâchons d’éviter ces excès.

Confutzée, que nous appelons Confucius[1] qui vivait il y a deux mille trois cents ans, un peu avant Pythagore, rétablit cette religion, laquelle consiste à être juste. Il l’enseigna, et la pratiqua dans la grandeur et dans l’abaissement : tantôt premier ministre d’un roi tributaire de l’empereur, tantôt exilé, fugitif, et pauvre. Il eut, de son vivant, cinq mille disciples ; et après sa mort ses disciples furent les empereurs, les colao, c’est-à-dire les mandarins, les lettrés, et tout ce qui n’est pas peuple. Il commence par dire dans son livre que quiconque est destiné à gouverner « doit rectifier la raison qu’il a reçue du ciel, comme on essuie un miroir terni ; qu’il doit aussi se renouveler soi-même, pour renouveler le peuple par son exemple ». Tout tend à ce but ; il n’est point prophète, il ne se dit point inspiré ; il ne connaît d’inspiration que l’attention continuelle à réprimer ses passions ; il n’écrit qu’en sage : aussi n’est-il regardé par les Chinois que comme un sage. Sa morale est aussi pure, aussi sévère, et en même temps aussi humaine que celle d’Épictète. Il ne dit point : Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ; mais : « Fais aux autres ce que tu veux qu’on te fasse. » Il recommande le pardon des injures, le souvenir des bienfaits, l’amitié, l’humilité. Ses disciples étaient un peuple de frères. Le temps le plus heureux et le plus respectable qui fut jamais sur la terre fut celui où l’on suivit ses lois.

Sa famille subsiste encore : et dans un pays où il n’y a d’autre noblesse que celle des services actuels, elle est distinguée des autres familles, en mémoire de son fondateur. Pour lui, il a tous les honneurs, non pas les honneurs divins, qu’on ne doit à aucun homme, mais ceux que mérite un homme qui a donné de la Divinité les idées les plus saines que puisse former l’esprit humain. C’est pourquoi le P. Le Comte[2] et d’autres missionnaires ont écrit « que les Chinois ont connu le vrai Dieu, quand les autres peuples étaient idolâtres, et qu’ils lui ont sacrifié dans le plus ancien temple de l’univers ».

Les reproches d’athéisme, dont on charge si libéralement dans notre Occident quiconque ne pense pas comme nous, ont été prodigués aux Chinois. Il faut être aussi inconsidérés que nous le sommes dans toutes nos disputes pour avoir osé traiter d’athée un gouvernement dont presque tous les édits parlent[3] « d’un être suprême, père des peuples, récompensant et punissant avec justice, qui a mis entre l’homme et lui une correspondance de prières et de bienfaits, de fautes et de châtiments ».

Le parti opposé aux jésuites a toujours prétendu que le gouvernement de la Chine était athée, parce que les jésuites en étaient favorisés ; mais il faut que cette rage de parti se taise devant le testament de l’empereur Kang-hi. Le voici :

« Je suis âgé de soixante et dix ans ; j’en ai régné soixante et un ; je dois cette faveur à la protection du ciel, de la terre, de mes ancêtres, et au dieu de toutes les récoltes de l’empire : je ne puis l’attribuer à ma faible vertu. »

Il est vrai que leur religion n’admet point de peines et de récompenses éternelles ; et c’est ce qui fait voir combien cette religion est ancienne. Le Pentateuque ne parle point de l’autre vie dans ses lois : les saducéens, chez les Juifs, ne la crurent jamais.

On a cru que les lettrés chinois n’avaient pas une idée distincte d’un Dieu immatériel ; mais il est injuste d’inférer de là qu’ils sont athées. Les anciens Égyptiens, ces peuples si religieux, n’adoraient pas Isis et Osiris comme de purs esprits. Tous les dieux de l’antiquité étaient adorés sous une forme humaine ; et ce qui montre bien à quel point les hommes sont injustes, c’est que chez les Grecs on flétrissait du nom d’athées ceux qui n’admettaient pas ces dieux corporels, et qui adoraient dans la Divinité une nature inconnue, invisible, inaccessible à nos sens.

Le fameux archevêque Navarrète[4] dit que, selon tous les interprètes des livres sacrés de la Chine, « l’âme est une partie aérée, ignée, qui, en se séparant du corps, se réunit à la substance du ciel ». Ce sentiment se trouve le même que celui des stoïciens. C’est ce que Virgile développe admirablement dans son sixième livre de l’Énéide. Or, certainement, ni le Manuel d’Épictète ni l’Énéide ne sont infectés de l’athéisme : tous les premiers pères de l’Église ont pensé ainsi. Nous avons calomnié les Chinois, uniquement parce que leur métaphysique n’est pas la nôtre ; nous aurions dû admirer en eux deux mérites qui condamnent à la fois les superstitions des païens et les mœurs des chrétiens. Jamais la religion des lettrés ne fut déshonorée par des fables, ni souillée par des querelles et des guerres civiles.

En imputant l’athéisme au gouvernement de ce vaste empire, nous avons eu la légèreté de lui attribuer l’idolâtrie par une accusation qui se contredit ainsi elle-même. Le grand malentendu sur les rites de la Chine est venu de ce que nous avons jugé de leurs usages par les nôtres : car nous portons au bout du monde les préjugés de notre esprit contentieux. Une génuflexion, qui n’est chez eux qu’une révérence ordinaire, nous a paru un acte d’adoration ; nous avons pris une table pour un autel : c’est ainsi que nous jugeons de tout. Nous verrons, en son temps, comment nos divisions et nos disputes ont fait chasser de la Chine nos missionnaires.

Quelque temps avant Confucius, Laokium avait introduit une secte qui croit aux esprits malins, aux enchantements, aux prestiges. Une secte semblable à celle d’Épicure fut reçue et combattue à la Chine, cinq cents ans avant Jésus-Christ ; mais, dans le ier siècle de notre ère, ce pays fut inondé de la superstition des bonzes. Ils apportèrent des Indes l’idole de Fo ou Foé, adorée sous différents noms par les Japonais et les Tartares, prétendu dieu descendu sur la terre, à qui on rend le culte le plus ridicule, et par conséquent le plus fait pour le vulgaire. Cette religion, née dans les Indes près de mille ans avant Jésus-Christ, a infecté l’Asie orientale ; c’est ce dieu que prêchent les bonzes à la Chine, les talapoins à Siam, les lamas en Tartarie. C’est en son nom qu’ils promettent une vie éternelle, et que des milliers de bonzes consacrent leurs jours à des exercices de pénitence qui effrayent la nature. Quelques-uns passent leur vie enchaînés ; d’autres portent un carcan de fer qui plie leur corps en deux, et tient leur front toujours baissé à terre. Leur fanatisme se subdivise à l’infini. Ils passent pour chasser des démons, pour opérer des miracles ; ils vendent au peuple la rémission des péchés. Cette secte séduit quelquefois des mandarins ; et, par une fatalité qui montre que la même superstition est de tous les pays, quelques mandarins se sont fait tondre en bonzes par piété.

Ce sont eux qui, dans la Tartarie, ont à leur tête le dalai-lama, idole vivante qu’on adore, et c’est là peut-être le triomphe de la superstition humaine.

Ce dalai-lama, successeur et vicaire du dieu Fo, passe pour immortel. Les prêtres nourrissent toujours un jeune lama, désigné successeur secret du souverain pontife, qui prend sa place dès que celui-ci, qu’on croit immortel, est mort. Les princes tartares ne lui parlent qu’à genoux ; il décide souverainement tous les points de foi sur lesquels les lamas sont divisés ; enfin il s’est depuis quelque temps fait souverain du Thibet, à l’occident de la Chine. L’empereur reçoit ses ambassadeurs, et lui envoie des présents considérables.

Ces sectes sont tolérées à la Chine pour l’usage du vulgaire, comme des aliments grossiers faits pour le nourrir ; tandis que les magistrats et les lettrés, séparés en tout du peuple, se nourrissent d’une substance plus pure ; il semble en effet que la populace ne mérite pas une religion raisonnable. Confucius gémissait pourtant de cette foule d’erreurs : il y avait beaucoup d’idolâtres de son temps. La secte de Laokium avait déjà introduit les superstitions chez le peuple. « Pourquoi, dit-il dans un de ses livres, y a-t-il plus de crimes chez la populace ignorante que parmi les lettrés ? c’est que le peuple est gouverné par les bonzes. »

Beaucoup de lettrés sont, à la vérité, tombés dans le matérialisme ; mais leur morale n’en a point été altérée. Ils pensent que la vertu est si nécessaire aux hommes et si aimable par elle-même, qu’on n’a pas même besoin de la connaissance d’un Dieu pour la suivre. D’ailleurs il ne faut pas croire que tous les matérialistes chinois soient athées, puisque tant de pères de l’Église croyaient Dieu et les anges corporels.

Nous ne savons point au fond ce que c’est que la matière : encore moins connaissons-nous ce qui est immatériel. Les Chinois n’en savent pas sur cela plus que nous : il a suffi aux lettrés d’adorer un Être suprême, on n’en peut douter.

Croire Dieu et les esprits corporels est une ancienne erreur métaphysique ; mais ne croire absolument aucun dieu, ce serait une erreur affreuse en morale, une erreur incompatible avec un gouvernement sage. C’est une contradiction digne de nous de s’élever avec fureur, comme on a fait, contre Bayle, sur ce qu’il croit possible qu’une société d’athées subsiste[5] ; et de crier, avec la même violence, que le plus sage empire de l’univers est fondé sur l’athéisme.

Le P. Fouquet, jésuite, qui avait passé vingt-cinq ans à la Chine, et qui en revint ennemi des jésuites, m’a dit plusieurs fois qu’il y avait à la Chine très-peu de philosophes athées. Il en est de même parmi nous.

On prétend que, vers le VIIIe siècle, avant Charlemagne, la religion chrétienne était connue à la Chine. On assure que nos missionnaires ont trouvé dans la province de Kingt-ching ou Quen-sin une inscription en caractères syriaques et chinois. Ce monument, qu’on voit tout au long dans Kircher, atteste qu’un saint homme, nommé Olopuën[6], conduit par des nuées bleues, et observant la règle des vents, vint de Tacin à la Chine, l’an 1092 de l’ère des Séleucides, qui répond à l’an 636 de notre ère ; qu’aussitôt qu’il fut arrivé au faubourg de la ville impériale, l’empereur envoya un colao au-devant de lui, et lui fit bâtir une église chrétienne.

Il est évident, par l’inscription même, que c’est une de ces fraudes pieuses qu’on s’est toujours trop aisément permises. Le sage Navarrète en convient. Ce pays de Tacin, cette ère des Séleucides, ce nom d’Olopuën, qui est, dit-on, chinois, et qui ressemble à un ancien nom espagnol, ces nuées bleues qui servent de guides, cette église chrétienne bâtie tout d’un coup à Pékin pour un prêtre de Palestine, qui ne pouvait mettre le pied à la Chine sans encourir la peine de mort, tout cela fait voir le ridicule de la supposition. Ceux qui s’efforcent de la soutenir ne font pas réflexion que les prêtres dont on trouve les noms dans ce prétendu monument étaient des nestoriens, et qu’ainsi ils ne combattent que pour des hérétiques[7].

Il faut mettre cette inscription avec celle de Malabar, où il est dit que saint Thomas arriva dans le pays en qualité de charpentier, avec une règle et un pieu, et qu’il porta seul une grosse poutre pour preuve de sa mission. Il y a assez de vérités historiques, sans y mêler ces absurdes mensonges.

Il est très-vrai qu’au temps de Charlemagne, la religion chrétienne, ainsi que les peuples qui la professent, avait toujours été absolument inconnue à la Chine. Il y avait des Juifs : plusieurs familles de cette nation, non moins errante que superstitieuse, s’y étaient établies deux siècles avant notre ère vulgaire ; elles y exerçaient le métier de courtier, que les Juifs ont fait dans presque tout le monde.

Je me réserve à jeter les yeux sur Siam, sur le Japon[8], et sur tout ce qui est situé vers l’orient et le midi, lorsque je serai parvenu au temps où l’industrie des Européans s’est ouvert un chemin facile à ces extrémités de notre hémisphère.



  1. Voyez le Dictionnaire philosophique, article Chine.
  2. Louis Le Comte, jésuite, alla à Pékin on 1688. On a de lui : Nouveaux Mémoires sur l’état présent de la Chine, 1696, 3 vol. ; et une Lettre à M. le duc du Maine sur les cérémonies de la Chine ; deux ouvrages condamnés à Rome en 1702. (G. A.)
  3. Voyez l’édit de l’empereur Yontchin, rapporté dans les Mémoires de la Chine, rédigés par le jésuite du Halde. Voyez aussi le poëme de l’empereur Kienlong. (Note de Voltaire.)
  4. Ferdinand Navarette, dominicain, alla en Chine en 1659 et y resta jusqu’en 1672. On a de lui : Traité historique, politique, moral et religieux de la monarchie de la Chine, 1676.
  5. Bayle, Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne à l’occasion de la comète qui parut au mois de décembre 1680. — Il y est dit qu’une société d’athées pratiquerait les actions civiles et morales aussi bien que les pratiquent les autres sociétés, pourvu qu’elle fît sévèrement punir les crimes et qu’elle attachât de l’honneur et de l’infamie à certaines choses. (G. A.)
  6. Voltaire reparle d’Olopuën dans la quatrième de ses Lettres chinoises, etc. (Voyez Mélanges, année 1770.) Une critique de l’opinion de Voltaire sur Olopuën se lit dans le Journal des savants, octobre 1821.
  7. Voyez le Dictionnaire philosophique, au mot Chine. (Note de Voltaire.)
  8. Chapitres cxlii et cxliii.