Essai sur les mœurs/Chapitre 65

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CHAPITRE LXV.

Du roi de France Philippe le Bel, et de Boniface VIII.

Le temps de Philippe le Bel, qui commença son règne en 1285, fut une grande époque en France par l’admission du tiers état aux assemblées de la nation, par l’institution des tribunaux suprêmes nommés parlements[1], par la première érection d’une nouvelle pairie, faite en faveur du duc de Bretagne, par l’abolition des duels en matière civile, par la loi des apanages restreints aux seuls héritiers mâles. Nous nous arrêterons à présent à deux autres objets, aux querelles de Philippe le Bel avec le pape Boniface VIII, et à l’extinction de l’ordre des templiers.

Nous avons déjà vu que Boniface VIII, de la maison des Cajetans, était un homme semblable à Grégoire VII, plus savant encore que lui dans le droit canon, non moins ardent à soumettre les puissances à l’Église, et toutes les Églises au saint-siége. Les factions gibeline et guelfe divisaient plus que jamais l’Italie. Les gibelins étaient originairement les partisans des empereurs ; et l’empire alors n’étant qu’un vain nom, les gibelins se servaient toujours de ce nom pour se fortifier et pour s’agrandir. Boniface fut longtemps gibelin quand il fut particulier, et on peut bien juger qu’il fut guelfe quand il devint pape. On rapporte qu’un premier jour de carême, donnant les cendres à un archevêque de Gênes, il les lui jeta au nez, en lui disant : Souviens-toi que tu es gibelin. La maison des Colonnes, premiers barons romains, qui possédait des villes au milieu du patrimoine de Saint-Pierre, était de la faction gibeline. Leur intérêt contre les papes était le même que celui des seigneurs allemands contre l’empereur, et des Français contre le roi de France : le pouvoir des seigneurs de fiefs s’opposait partout au pouvoir souverain.

Les autres barons voisins de Rome avaient le même esprit ; ils s’unissaient avec les rois de Sicile, et avec les gibelins des villes d’Italie : il ne faut pas s’étonner si le pape les persécuta et en fut persécuté ; presque tous ces seigneurs avaient à la fois des diplômes de vicaires du saint-siége, et de vicaires de l’empire, source nécessaire de guerres civiles que le respect de la religion ne put jamais tarir, et que les hauteurs de Boniface VIII ne firent qu’accroître.

Ces violences n’ont pu finir que par les violences encore plus grandes d’Alexandre VI, environ deux siècles après. Le pontificat, du temps de Boniface VIII, n’était plus maître de tout le pays qu’avait possédé Innocent III, de la mer Adriatique au ports d’Ostie : il en prétendait le domaine suprême ; il possédait quelques villes en propre ; c’était une puissance des plus médiocres. Le grand revenu des papes consistait dans ce que l’Église universelle leur fournissait, dans les décimes qu’ils recueillaient souvent du clergé, dans les dispenses, dans les taxes.

Une telle situation devait porter Boniface à ménager une puissance qui pouvait le priver d’une partie de ces revenus, et fortifier contre lui les gibelins. Aussi, dans le commencement même de ses démêlés avec le roi de France, il fit venir en Italie Charles de Valois, frère de Philippe, qui arriva avec quelque gendarmerie ; il lui fit épouser la petite-fille de Baudouin, second empereur de Constantinople dépossédé, et nomma solennellement Valois empereur d’Orient ; de sorte qu’en deux années il donna l’empire d’Orient, celui d’Occident, et la France ; car nous avons déjà remarqué[2] que ce pape, réconcilié avec Albert d’Autriche, lui fit un don de la France (1303). Il n’y eut de ces présents que celui de l’empire d’Allemagne qui fut reçu, parce qu’Albert le possédait en effet.

Le pape, avant sa réconciliation avec l’empereur, avait donné à Charles de Valois un autre titre, celui de vicaire de l’empire en Italie, et principalement en Toscane. Il pensait, puisqu’il nommait les maîtres, devoir, à plus forte raison, nommer les vicaires : aussi Charles de Valois, pour lui plaire, persécuta violemment le parti gibelin à Florence. C’est pourtant précisément dans le temps que Valois lui rend ce service qu’il outrage et qu’il pousse à bout le roi de France son frère. Rien ne prouve mieux que la passion et l’animosité l’emportent souvent sur l’intérêt même.

Philippe le Bel, qui voulait dépenser beaucoup d’argent, et qui en avait peu, prétendait que le clergé, comme l’ordre le plus riche de l’État, devait contribuer aux besoins de la France sans la permission de Rome. Le pape voulait avoir l’argent d’une décime accordée sous le prétexte d’un secours pour la Terre Sainte, qui n’était plus secourable, et qui était sous le pouvoir d’un descendant de Gengis. (1301 et 1302) Le roi prenait cet argent pour faire, en Guienne, la guerre qu’il eut contre le roi d’Angleterre Édouard. Ce fut le premier sujet de la querelle. L’entreprise d’un évêque de la ville de Pamiers aigrit ensuite les esprits. Cet homme[3] avait cabale contre le roi dans son pays, qui ressortissait alors de la couronne, et le pape aussitôt le fit son légat à la cour de Philippe. Ce sujet, revêtu d’une dignité qui, selon la cour romaine, le rendait égal au roi même, vint à Paris braver son souverain, et le menacer de mettre son royaume en interdit : un séculier qui se fût conduit ainsi aurait été puni de mort ; il fallut user de grandes précautions pour s’assurer seulement de la personne de l’évêque, encore fallut-il le remettre entre les mains de son métropolitain, l’archevêque de Narbonne.

Vous avez déjà observé que depuis la mort de Charlemagne on ne vit aucun pontife de Rome qui n’eût des disputes ou épineuses ou violentes avec les empereurs et les rois ; vous verrez durer jusqu’au siècle de Louis XIV ces querelles, qui sont la suite nécessaire de la forme de gouvernement la plus absurde à laquelle les hommes se soient jamais soumis. Cette absurdité consistait à dépendre chez soi d’un étranger ; en effet souffrir qu’un étranger donne chez vous des fiefs, ne pouvoir recevoir de subsides des possesseurs de ces fiefs qu’avec la permission de cet étranger, et sans partager avec lui, être continuellement exposé à voir fermer par son ordre les temples que vous avez construits et dotés, convenir qu’une partie de vos sujets doit aller plaider à trois cents lieues de vos États : c’est là une petite partie des chaînes que les souverains de l’Europe s’imposèrent insensiblement, et sans presque le savoir. Il est clair que si aujourd’hui on venait pour la première fois proposer au conseil d’un souverain de se soumettre à de pareils usages, celui qui oserait en faire la proposition serait regardé comme le plus insensé des hommes. Le fardeau, d’abord léger, s’était appesanti par degrés : on sentait bien qu’il fallait le diminuer; mais on n’était ni assez sage, ni assez instruit, ni assez ferme, pour s’en défaire entièrement.

(1302 et suiv.) Déjà, dans une bulle longtemps fameuse, l’évêque de Rome, Boniface VIII, avait décidé « qu’aucun clerc ne doit rien payer au roi son maître sans permission expresse du souverain pontife ». Philippe, roi de France, n’osa pas d’abord faire brûler cette bulle ; il se contenta de défendre la sortie de l’argent hors du royaume, sans nommer Rome. On négocia ; le pape, pour gagner du temps, canonisa saint Louis ; et les moines concluaient que si un homme disposait du ciel, il pouvait disposer de l’argent de la terre.

Le roi plaida devant l’archevêque de Narbonne, contre l’évêque de Pamiers, par la bouche de son chancelier Pierre Flotte, à Senlis ; et ce chancelier alla lui-même à Rome rendre compte au pape du procès. Les rois de Cappadoce et de Bithynie en usaient à peu près de même avec la république romaine ; mais, ce qu’ils n’eussent pas fait, Pierre Flotte parla au pontife de Rome comme le ministre d’un souverain réel à un souverain imaginaire ; il lui dit très-expressément « que le royaume de France était de ce monde, et que celui du pape n’en était pas ».

Le pape fut assez hardi pour s’en offenser : il écrit au roi un bref dans lequel on trouve ces paroles : « Sachez que vous nous êtes soumis dans le temporel comme dans le spirituel. » Un historien judicieux et instruit remarque très à propos que ce bref était conservé à Paris dans un ancien manuscrit de la bibliothèque de Saint-Germain des Prés, et que l’on a déchiré le feuillet, en laissant subsister un sommaire qui l’indique, et un extrait qui le rappelle.

Philippe répondit : « A Boniface, prétendu pape, peu ou point de salut ; que votre très-grande fatuité sache que nous ne sommes soumis à personne pour le temporel. » Le même historien observe que cette même réponse du roi est conservée au Vatican : ainsi les Romains modernes ont eu plus de soin de conserver les choses curieuses que les bénédictins de Paris. L’authenticité de ces lettres a été vainement contestée ; je ne crois pas qu’elles aient jamais été revêtues des formes ordinaires, et présentées en cérémonie ; mais elles furent certainement écrites.

Le pontife lança bulles sur bulles, qui toutes déclarent que le pape est le maître des royaumes, que si le roi de France ne lui obéit pas il sera excommunié, et son royaume en interdit, c’est-à-dire qu’il ne sera plus permis de faire les exercices du christianisme, ni de baptiser les enfants, ni d’enterrer les morts. Il semble que ce soit le comble des contradictions de l’esprit humain qu’un évêque chrétien, qui prétend que tous les chrétiens sont ses sujets, veuille empêcher ces prétendus sujets d’être chrétiens, et qu’il se prive ainsi tout d’un coup lui-même de ce qu’il croit son propre bien. Mais vous sentez assez que le pape comptait sur l’imbécillité des hommes ; il espérait que les Français seraient assez lâches pour sacrifier leur roi à la crainte d’être privés des sacrements. Il se trompa : (1303) on brûla sa bulle ; la France s’éleva contre le pape, sans rompre avec la papauté. Le roi convoqua les états. Était-il donc nécessaire de les assembler pour décider que Boniface VIII n’était pas roi de France ?

Le cardinal Le Moine, Français de naissance, qui n’avait plus d’autre patrie que Rome, vint à Paris pour négocier ; et, s’il ne pouvait réussir, pour excommunier le royaume. Ce nouveau légat avait ordre de mener à Rome le confesseur du roi, qui était dominicain, afin qu’il y rendit compte de sa conduite et de celle de Philippe. Tout ce que l’esprit humain peut inventer pour élever la puissance du pape était épuisé : les évêques soumis à lui ; de nouveaux ordres de religieux relevant immédiatement du saint-siége, portant partout son étendard ; un roi qui confesse ses plus secrètes pensées, ou du moins qui passe pour les confesser à un de ses moines ; et enfin ce confesseur sommé par le pape, son maître, d’aller rendre compte à Rome de la conscience du roi son pénitent. Cependant Philippe ne plia point ; il fait saisir le temporel de tous les prélats absents : les états généraux appellent au futur concile et au futur pape. Ce remède même tenait un peu de la faiblesse, car appeler au pape, c’est reconnaître son autorité ; et quel besoin les hommes ont-ils d’un concile et d’un pape pour savoir que chaque gouvernement est indépendant, et qu’on ne doit obéir qu’aux lois de sa patrie ?

Alors le pape ôte à tous les corps ecclésiastiques de France le droit des élections, aux universités les grades, le droit d’enseigner, comme s’il révoquait une grâce qu’il eût donnée : ces armes étaient faibles, il voulut y joindre celles de l’empire d’Allemagne.

Vous avez vu les papes donner l’empire, le Portugal, la Hongrie, le Danemark, l’Angleterre, l’Aragon, la Sicile, presque tous les royaumes ; celui de France n’avait pas encore été transféré par une bulle. Boniface enfin le mit dans le rang des autres États, et en fit un don à l’empereur Albert d’Autriche, ci-devant excommunié par lui, et maintenant son cher fils, et le soutien de l’Église. Remarquez les mots de sa bulle (1303) : « Nous vous donnons par la plénitude de notre puissance... le royaume de France, qui appartient de droit aux empereurs d’Occident. » Boniface et son dataire ne songeaient pas que, si la France appartenait de droit aux empereurs, la plénitude de la puissance papale était fort inutile. Il y avait pourtant un reste de raison dans cette démence ; on flattait la prétention de l’empire sur tous les États occidentaux : car vous verrez toujours que les jurisconsultes allemands croyaient ou feignaient de croire que le peuple de Rome s’étant donné avec son évêque à Charlemagne, tout l’Occident devait appartenir à ses successeurs, et que tous les autres États n’étaient qu’un démembrement de l’empire.

Si Albert d’Autriche avait eu deux cent mille hommes et deux cents millions, il est clair qu’il eût profité des bontés de Boniface ; mais, étant pauvre et à peine affermi, il abandonna le pape au ridicule de sa donation.

Le roi de France eut toute la liberté de traiter le pape en prince ennemi : il se joignit à la maison des Colonnes, qui ne faisait pas plus de cas que lui des excommunications, et qui quelquefois réprimait dans Rome même cette autorité souvent redoutable ailleurs. Guillaume de Nogaret passe en Italie sous des prétextes plausibles, lève secrètement quelques cavaliers, donne rendez-vous à Sciarra Colonna. On surprend le pape dans Anagni, ville de son domaine, où il était né ; on crie : « Meure le pape, et vivent les Français ! » Le pontife ne perdit point courage : il revêtit la chape, mit sa tiare en tête ; et, portant les clefs dans une main et la croix dans l’autre, il se présenta avec majesté devant Colonna et Nogaret. Il est fort douteux que Colonna ait eu la brutalité de le frapper : les contemporains disent qu’il lui criait : « Tyran, renonce à la papauté que tu déshonores, comme tu as fait renoncer Célestin ! » Boniface répondit fièrement : « Je suis pape, et je mourrai pape. » Les Français pillèrent sa maison et ses trésors. Mais après ces violences, qui tenaient plus du brigandage que de la justice d’un grand roi, les habitants d’Anagni, ayant reconnu le petit nombre de Français, furent honteux d’avoir laissé leur compatriote et leur pontife dans les mains des étrangers : ils les chassèrent (1303). Boniface alla à Rome, méditant sa vengeance ; mais il mourut en arrivant. C’est ainsi qu’ont été traités en Italie presque tous les papes qui voulurent être trop puissants : vous les voyez toujours donnant des royaumes, et persécutés chez eux.

Philippe le Bel poursuivit son ennemi jusque dans le tombeau : il voulut faire condamner sa mémoire dans un concile ; il exigea de Clément V, né son sujet, et qui siégeait dans Avignon, que le procès contre le pape son prédécesseur fût commencé dans les formes. On l’accusait d’avoir engagé le pape Célestin V, son prédécesseur, à renoncer à la chaire pontificale ; d’avoir obtenu sa place par des voies illégitimes, et enfin d’avoir fait mourir Célestin en prison. Ce dernier fait n’était que trop véritable. Un de ses domestiques, nommé Maffredo, et treize autres témoins, déposaient qu’il avait insulté plus d’une fois à la religion qui le rendait si puissant, en disant : « Ah ! que de biens nous a faits cette fable du Christ ! » qu’il niait en conséquence les mystères de la Trinité, de l’incarnation, de la transsubstantiation : ces dépositions se trouvent encore dans les enquêtes juridiques qu’on a recueillies. Le grand nombre de témoins fortifie ordinairement une accusation, mais ici il l’affaiblit : il n’y a point du tout d’apparence qu’un souverain pontife ait proféré devant treize témoins ce qu’on dit rarement à un seul. Le roi voulait qu’on exhumât le pape, et qu’on fît brûler ses os par le bourreau : il osait flétrir ainsi la chaire pontificale, et ne sut pas se soustraire à son obéissance. Clément V fut assez sage pour faire évanouir dans les délais une entreprise trop flétrissante pour l’Église.

La conclusion de toute cette affaire fut que, loin de faire le procès à la mémoire de Boniface VIII, le roi consentit à recevoir seulement la mainlevée de l’excommunication portée par ce Boniface contre lui et son royaume. Il souffrit même que Nogaret, qui l’avait servi, qui n’avait agi qu’en son nom, qui l’avait vengé de Boniface, fût condamné par le successeur de ce pape à passer sa vie en Palestine. Tout le grand éclat de Philippe le Bel ne se termina qu’à sa honte. Jamais vous ne verrez, dans ce grand tableau du monde, un roi de France l’emporter à la longue sur un pape. Ils feront ensemble des marchés ; mais Rome y gagnera toujours quelque chose ; il en coûtera toujours de l’argent à la France. Vous ne verrez que les parlements du royaume combattre avec inflexibilité les souplesses de la cour de Rome, et très-souvent la politique ou la faiblesse du cabinet, la nécessité des conjonctures, les intrigues des moines, rendront la fermeté des parlements inutile ; et cette faiblesse durera jusqu’à ce qu’un roi daigne dire résolument : Je veux briser mes fers et ceux de ma nation.

(1306) Philippe le Bel, pour se dépiquer, chassa tous les Juifs du royaume, s’empara de leur argent, et leur défendit d’y revenir, sous peine de la vie. Ce ne fut point le parlement qui rendit cet arrêt : ce fut par un ordre secret, donné dans son conseil privé, que Philippe punit l’usure juive par une injustice. Les peuples se crurent vengés, et le roi fut riche.

Quelque temps après, un événement qui eut encore sa source dans cet esprit vindicatif de Philippe le Bel étonna l’Europe et l’Asie.

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  1. Voyez les chapitres concernant les états généraux et les tribunaux de parlement (chapitres lxxvi, lxxxiii, lxxxv). (Note de Voltaire.)
  2. Chapitre lxiii, page 505.
  3. Bernard de Saisset.