Essai sur les mœurs/Chapitre 79

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CHAPITRE LXXIX.

Du roi de France Charles VI. De sa maladie. De la nouvelle invasion de la France par Henri V, roi d’Angleterre.

Une partie des soins que le roi Charles V avait pris pour rétablir la France fut précisément ce qui précipita sa subversion. Ses trésors amassés furent dissipés, et les impôts qu’il avait mis révoltèrent la nation. On remarque que ce prince dépensait pour toute sa maison quinze cents marcs d’or par an, environ 1,200,000 de nos livres. Ses frères, régents du royaume, en dépensaient sept mille marcs, ou 5,600,000 livres, pour Charles VI, âgé de treize ans, qui, malgré cette dissipation, manquait du nécessaire. Il ne faut pas mépriser de tels détails, qui sont la source cachée de la ruine des États comme des familles.

Louis d’Anjou, le même qui fut adopté par Jeanne Ire, reine de Naples, l’un des oncles de Charles VI, non content d’avoir ravi le trésor de son pupille, chargeait le peuple d’exactions, Paris, Rouen, la plupart des villes se soulevèrent ; les mêmes fureurs qui ont depuis désolé Paris du temps de la Fronde, dans la jeunesse de Louis XIV, parurent sous Charles VI. Les punitions publiques et secrètes furent aussi cruelles que le soulèvement avait été orageux. Le grand schisme des papes, dont j’ai parlé[1] augmentait encore le désordre. Les papes d’Avignon, reconnus en France, achevaient de la piller par tous les artifices que l’avarice déguisée en religion peut inventer. On espérait que le roi majeur réparerait tant de maux par un gouvernement plus heureux.

(1384) Il avait vengé en personne le comte de Flandre, son vassal, des Flamands rebelles toujours soutenus par l’Angleterre. Il profita des troubles où cette île était plongée sous Richard II. On équipa même plus de douze cents vaisseaux pour faire une descente. Ce nombre ne doit pas paraître incroyable ; saint Louis en eut davantage : il est vrai que ce n’étaient que des vaisseaux de transport ; mais la facilité avec laquelle on prépara cette flotte montre qu’il y avait alors plus de bois de construction qu’aujourd’hui, et qu’on n’était pas sans industrie. La jalousie qui divisait les oncles du roi empêcha que la flotte ne fût employée. Elle ne servit qu’à faire voir quelle ressource aurait eue la France sous un bon gouvernement, puisque, malgré les trésors que le duc d’Anjou avait emportés pour sa malheureuse expédition de Naples, on pouvait faire de si grandes entreprises.

Enfin on respirait, lorsque le roi, allant en Bretagne faire la guerre au duc, dont il avait à se plaindre, fut attaqué d’une frénésie horrible. Cette maladie commençait par des assoupissements, suivis d’aliénation d’esprit, et enfin d’accès de fureur. Il tua quatre hommes dans son premier accès, continua de frapper tout ce qui était autour de lui, jusqu’à ce qu’épuisé de ces mouvements convulsifs il tomba dans une léthargie profonde.

Je ne m’étonne point que toute la France le crût empoisonné et ensorcelé. Nous avons été témoins, dans notre siècle, tout éclairé qu’il est, de préjugés populaires aussi injustes[2]. Son frère, le duc d’Orléans, avait épousé Valentine de Milan. On accuse Valentine de cet accident : ce qui prouve seulement que les Français, alors fort grossiers, pensaient que les Italiens en savaient plus qu’eux.

Le soupçon redoubla quelque temps après dans une aventure digne de la rusticité de ce temps. On fit à la cour une mascarade dans laquelle le roi, déguisé en satyre, traînait quatre autres satyres enchaînés. Ils étaient vêtus d’une toile enduite de poix-résine, à laquelle on avait attaché des étoupes. (1394) Le duc d’Orléans eut le malheur d’approcher un flambeau d’un de ces habits, qui en furent enflammés en un moment. Les quatre seigneurs furent brûlés, et à peine put-on sauver la vie au roi par la présence d’esprit de sa tante la duchesse de Berry, qui l’enveloppa dans son manteau. Cet accident hâta une de ses rechutes (1393). On eût pu le guérir peut-être par des saignées, par des bains, et par du régime ; mais on fit venir un magicien de Montpellier. Le magicien vint[3]. Le roi avait quelques relâches, qu’on ne manqua pas d’attribuer au pouvoir de la magie. Les fréquentes rechutes fortiflèrent bientôt le mal, qui devint incurable. Pour comble de malheur, le roi reprenait quelquefois sa raison. S’il eût été malade sans retour, on aurait pu pourvoir au gouvernement du royaume. Le peu de raison qui resta au roi fut plus fatal que ses accès. On n’assembla point les états, on ne régla rien ; le roi restait roi, et confiait son autorité méprisée et sa tutelle tantôt à son frère, tantôt à ses oncles le duc de Bourgogne et le duc de Berry. C’était un surcroît d’infortune pour l’État que ces princes eussent de puissants apanages. Paris devint nécessairement le théâtre d’une guerre civile, tantôt sourde, tantôt déclarée. Tout était faction ; tout, jusqu’à l’université, se mêlait du gouvernement.

(1407) Personne n’ignore que Jean, duc de Bourgogne, fit assassiner son cousin le duc d’Orléans, frère du roi, dans la rue Barbette. Le roi n’était ni assez maître de son esprit ni assez puissant pour faire justice du coupable. Le duc de Bourgogne daigna cependant prendre des lettres d’abolition. Ensuite il vint à la cour faire trophée de son crime. Il assembla tout ce qu’il y avait de princes et de grands, et en leur présence le docteur Jean Petit non-seulement justifia la mort du duc d’Orléans (l408) ; mais il établit la doctrine de l’homicide, qu’il fonda sur l’exemple de tous les assassinats dont il est parlé dans les livres historiques de l’Écriture. Il osait faire un dogme de ce qui n’est écrit dans ces livres que comme un événement, au lieu d’apprendre aux hommes, comme on l’aurait toujours dû faire, qu’un assassinat rapporté dans l’Écriture est aussi détestable que s’il se trouvait dans les histoires des sauvages, ou dans celle du temps dont je parle. Cette doctrine fut condamnée, comme on a vu, au concile de Constance, et n’a pas moins été renouvelée depuis.

C’est vers ce temps-là que le maréchal de Boucicaut laissa perdre Gênes qui s’était mise sous la protection de la France. Les Français y furent massacrés comme en Sicile (1410). L’élite de la noblesse, qui avait couru se signaler en Hongrie contre Bajazet, l’empereur des Turcs, avait été tuée dans la bataille malheureuse que les chrétiens perdirent. Mais ces malheurs étrangers étaient peu de chose en comparaison de ceux de l’État.

La femme du roi, Isabelle de Bavière, avait un parti dans Paris ; le duc de Bourgogne avait le sien ; celui des enfants du duc d’Orléans était puissant : le roi seul n’en avait point. Mais ce qui fait voir combien Paris était considérable, et comme il était le premier mobile du royaume, c’est que le duc de Bourgogne, qui joignait à l’État dont il portait le nom la Flandre et l’Artois, mettait toute son ambition à être le maître de Paris. Sa faction s’appelait celle des Bourguignons ; celle d’Orléans était nommée des Armagnacs, du nom du comte d’Armagnac, beau-père du duc d’Orléans, fils de celui qui avait été assassiné dans Paris. Celle des deux qui dominait faisait tour à tour conduire au gibet, assassiner, brûler ceux de la faction contraire. Personne ne pouvait s’assurer d’un jour de vie. On se battait dans les rues, dans les églises, dans les maisons, à la campagne[4].

C’était une occasion bien favorable pour l’Angleterre de recouvrer ses patrimoines de France, et ce que les traités lui avaient donné. Henri V, prince rempli de prudence et de courage, négocie et arme à la fois. Il descend en Normandie avec une armée de près de cinquante mille hommes. Il prend Harfleur, et s’avance dans un pays désolé par les factions ; mais une dyssenterie contagieuse fait périr les trois quarts de son armée. Cette grande invasion réunit cependant contre l’Anglais tous les partis. Le Bourguignon même, quoiqu’il traitât déjà secrètement avec le roi d’Angleterre, envoie cinq cents hommes d’armes et quelques arbalétriers au secours de sa patrie. Toute la noblesse monte à cheval ; les communes marchent sous leurs bannières. Le connétable d’Albret se trouva bientôt à la tête de plus de soixante mille combattants (1415). Ce qui était arrivé à Édouard III arrivait à Henri V ; mais la principale ressemblance fut dans la bataille d’Azincourt, qui fut telle que celle de Crécy. Les Anglais la gagnèrent aussitôt qu’elle commença. Leurs grands arcs de la hauteur d’un homme, dont ils se servaient avec force et avec adresse, leur donnèrent d’abord la victoire. Ils n’avaient ni canons ni fusils ; et c’est une nouvelle raison de croire qu’ils n’en avaient point eu à la bataille de Crécy. Peut-être que ces arcs sont une arme plus formidable : j’en ai vu qui portaient plus loin que les fusils ; on peut s’en servir plus vite et plus longtemps : cependant ils sont devenus entièrement hors d’usage. On peut remarquer encore que la gendarmerie de France combattit à pied à Azincourt, à Crécy, et à Poitiers ; elle avait été auparavant invincible à cheval. Il arriva dans cette journée une chose qui est horrible, même dans la guerre. Tandis qu’on se battait encore, quelques milices de Picardie vinrent par derrière piller le camp des Anglais. Henri ordonna qu’on tuât tous les prisonniers qu’on avait faits. On les passa au fil de l’épée ; et après ce carnage on en prit encore quatorze mille, à qui on laissa la vie. Sept princes de France périrent dans cette journée avec le connétable. Cinq princes furent pris ; plus de dix mille Français restèrent sur le champ de bataille.

Il semble qu’après une victoire si entière il n’y avait plus qu’à marcher à Paris, et à subjuguer un royaume divisé, épuisé, qui n’était qu’une vaste ruine. Mais ces ruines mêmes étaient un peu fortifiées. Enfin il est constant que cette bataille d’Azincourt, qui mit la France en deuil, et qui ne coûta pas trois hommes de marque aux Anglais, ne produisit aux victorieux que de la gloire. Henri V fut obligé de repasser en Angleterre pour amasser de l’argent et de nouvelles troupes.

(1415) L’esprit de vertige, qui troublait les Français au moins autant que le roi, fit ce que la défaite d’Azincourt n’avait pu faire. Deux dauphins étaient morts ; le troisième, qui fut depuis le roi Charles VII, âgé alors de seize ans, tâchait déjà de ramasser les débris de ce grand naufrage. La reine, sa mère, avait arraché de son mari des lettres-patentes qui lui laissaient les rênes du royaume. Elle avait à la fois la passion de s’enrichir, de gouverner, et d’avoir des amants. Ce qu’elle avait pris à l’État et à son mari était en dépôt en plusieurs endroits, et surtout dans les églises. Le dauphin et les Armagnacs, qui déterrèrent ces trésors, s’en servirent dans le pressant besoin où l’on était. À cet affront qu’elle reçut de son fils, le roi, alors gouverné par le parti du dauphin, enjoignit un plus cruel. Un soir, en rentrant chez la reine, il trouva le seigneur de Boisbourdon qui en revenait ; il le fait prendre sur-le-champ. On lui donne la question, et, cousu dans un sac, on le jette dans la Seine. On envoie incontinent la reine prisonnière à Blois, de là à Tours, sans qu’elle puisse voir son mari. Ce fut cet accident, et non la bataille d’Azincourt, qui mit la couronne de France sur la tête du roi d’Angleterre. La reine implore le secours du duc de Bourgogne. Ce prince saisit cette occasion d’établir son autorité sur de nouveaux désastres.

(1418) Il enlève la reine à Tours, ravage tout sur son passage, et conclut enfin sa ligue avec le roi d’Angleterre. Sans cette ligue il n’y eût point eu de révolution. Henri V assemble enfin vingt-cinq mille hommes, et débarque une seconde fois en Normandie. Il avance du côté de Paris, tandis que le duc Jean de Bourgogne est aux portes de cette ville, dans laquelle un roi insensé est en proie à toutes les séditions. La faction du duc de Bourgogne y massacre en un jour le connétable d’Armagnac, les archevêques de Reims et de Tours, cinq évêques, l’abbé de Saint-Denis, et quarante magistrats. La reine et le duc de Bourgogne font à Paris une entrée triomphante au milieu du carnage. Le dauphin fuit au delà de la Loire, et Henri V est déjà maître de toute la Normandie (1418). Le parti qui tenait pour le roi, la reine, le duc de Bourgogne, le dauphin, tous négocient avec l’Angleterre à la fois ; et la fourberie est égale de tous côtés.

(1419) Le jeune dauphin, gouverné alors par Tanneguy du Châtel, ménage enfin cette funeste entrevue avec le duc de Bourgogne sur le pont de Montereau. Chacun d’eux arrive avec dix chevaliers. Tanneguy du Chàtel y assassine le duc de Bourgogne aux yeux du dauphin. Ainsi le meurtre du duc d’Orléans est vengé enfin par un autre meurtre, d’autant plus odieux que l’assassinat était joint à la violation de la foi publique[5].

On serait presque tenté de dire que ce meurtre ne fut point prémédité, tant on avait mal pris ses mesures pour en soutenir les suites. Philippe le Bon, nouveau duc de Bourgogne, successeur de son père, devint un ennemi nécessaire du dauphin par devoir et par politique. La reine sa mère, outragée, devint une marâtre implacable ; et le roi anglais, profitant de tant d’horreurs, disait que Dieu l’amenait par la main pour punir les Français. (1420) Isabelle de Bavière et le nouveau duc Philippe conclurent à Troyes une paix plus funeste que toutes les guerres précédentes, par laquelle on donna Catherine, fille de Charles VI, pour épouse au roi d’Angleterre, avec la France en dot.

Il fut stipulé dès lors même que Henri V serait reconnu pour roi, mais qu’il ne prendrait que le nom de régent pendant le reste de la vie malheureuse du roi de France devenu entièrement imbécile. Enfin le contrat portait qu’on poursuivrait sans relâche celui qui se disait dauphin de France. Isabelle de Bavière conduisit son malheureux mari et sa fille à Troyes, où le mariage s’accomplit. Henri, devenu roi de France, entra dans Paris paisiblement, et y régna sans contradiction, tandis que Charles VI était enfermé avec ses domestiques à l’hôtel de Saint-Paul, et que la reine Isabelle de Bavière commençait déjà à se repentir.

(1420) Philippe, duc de Bourgogne, fit demander solennellement justice du meurtre de son père aux deux rois, à l’hôtel de Saint-Paul, dans une assemblée de tout ce qui restait de grands. Le procureur général de Bourgogne, Nicolas Bollin, un docteur de l’université, nommé Jean Larcher, accusent le dauphin. Le premier président du parlement de Paris et quelques députés de son corps assistaient à cette assemblée. L’avocat général Marigny prend des conclusions contre l’héritier et le défenseur de la couronne, comme s’il parlait contre un assassin ordinaire. Le parlement fait citer le dauphin à ce qu’on appelle la table de marbre. C’était une grande table qui servait du temps de saint Louis à recevoir les redevances en nature des vassaux de la Tour du Louvre, et qui resta depuis comme une marque de juridiction. Le dauphin y fut condamné par contumace. En vain le président Hénault, qui n’avait pas le courage du président de Thou, a voulu déguiser ce fait : il n’est que trop avéré[6].

C’était une de ces questions délicates et difficiles à résoudre, de savoir par qui le dauphin devait être jugé, si on pouvait détruire la loi salique, si, le meurtre du duc d’Orléans n’ayant point été vengé, l’assassinat du meurtrier devait l’être. On a vu longtemps après en Espagne Philippe II faire périr son fils. Cosme Ier, duc de Florence, tua l’un de ses enfants qui avait assassiné l’autre. Ce fait est très-vrai : on a contesté très-mal à propos à Varillas cette aventure ; le président de Thou fait assez entendre qu’il en fut informé sur les lieux. Le czar Pierre a fait de nos jours condamner son fils à la mort ; exemples affreux, dans lesquels il ne s’agissait pas de donner l’héritage du fils à un étranger !

Voilà donc la loi salique abolie, l’héritier du trône déshérité et proscrit, le gendre régnant paisiblement, et enlevant l’héritage de son beau-frère, comme depuis on vit en Angleterre Guillaume, prince d’Orange, étranger, déposéder le père de sa femme. Si cette révolution avait duré comme tant d’autres, si les successeurs de Henri V avaient soutenu l’édifice élevé par leur père, s’ils étaient aujourd’hui rois de France, y aurait-il un seul historien qui ne trouvât leur cause juste ? Mézerai n’eût point dit en ce cas que Henri V mourut des hémorroïdes, en punition de s’être assis sur le trône des rois de France. Les papes ne leur auraient-ils pas envoyé bulles sur bulles ? N’auraient-ils pas été les oints du Seigneur ? La loi salique n’aurait-elle pas été regardée comme une chimère ? Que de bénédictins auraient présenté aux rois de la race de Henri V de vieux diplômes contre cette loi salique ! que de beaux esprits l’eussent tournée en ridicule ! que de prédicateurs eussent élevé jusqu’au ciel Henri V, vengeur de l’assassinat, et libérateur de la France !

Le dauphin, retiré dans l’Anjou, ne paraissait qu’un exilé, Henri V, roi de France et d’Angleterre, fit voile vers Londres pour avoir encore de nouveaux subsides et de nouvelles troupes. Ce n’était pas l’intérêt du peuple anglais, amoureux de sa liberté, que son roi fût maître de la France. L’Angleterre était en danger de devenir une province d’un royaume étranger ; et après s’être épuisée pour affermir son roi dans Paris, elle eût été réduite en servitude par les forces du pays même qu’elle aurait vaincu, et que son roi aurait eues dans sa main.

Cependant Henri V retourna bientôt à Paris, plus maître que jamais. Il avait des trésors et des armées ; il était jeune encore. Tout faisait croire que le trône de France passait pour toujours à la maison de Lancastre. La destinée renversa tant de prospérités et d’espérances. Henri V fut attaqué d’une fistule. On l’eût guéri dans des temps plus éclairés : l’ignorance de son siècle causa sa mort. (1422) Il expira au château de Vincennes, à l’âge de trente-quatre ans. Son corps fut exposé à Saint-Denis comme celui d’un roi de France, et ensuite porté à Westminster parmi ceux d’Angleterre.

Charles VI, à qui on avait encore laissé par pitié le vain titre de roi, finit bientôt après sa triste vie, après avoir passé trente années dans des rechutes continuelles de frénésie. (1422) Il mourut le plus malheureux des rois, et le roi du peuple le plus malheureux de l’Europe.

Le frère de Henri V, le duc de Betford, fut le seul qui assista à ses funérailles. On n’y vit aucun seigneur. Les uns étaient morts à la bataille d’Azincourt ; les autres, captifs en Angleterre. Et le duc de Bourgogne ne voulait pas céder le pas au duc de Betford : il fallait bien pourtant lui céder tout. Betford fut déclaré régent de France, et on proclama roi à Paris et à Londres Henri VI, fils de Henri V, enfant de neuf mois. La ville de Paris envoya même jusqu’à Londres des députés pour prêter serment de fidélité à cet enfant.

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  1. Chapitre lxxi.
  2. Voltaire veut parler des soupçons d’empoisonnement qu’on avait élevés contre le duc d’Orléans, régent, et qu’il a toujours combattus ; voyez le Siècle de Louis XIV, fin du chapitre xxvii ; et dans les Mélanges (année 1768), le chapitre xvi du Pyrrhonisme de l’histoire ; voyez aussi, dans les Poésies (tome X, page 282), l’Épître sur la calomnie.
  3. Après ce magicien, on vit des moines Augustins, des confréries de sorciers, se présenter pour guérir le roi. Plusieurs de ces misérables furent condamnés au feu, ce qui était absurde et cruel : car en admettant les principes de la superstition de ces temps-là, puisque ces pauvres gens manquaient leur coup, il était bien clair qu’ils pouvaient être des fripons ou des fous, mais qu’à coup sûr ils n’étaient pas des magiciens. (K.)
  4. Ce siècle d’horreur a cependant produit un magistrat dont la vie eût honoré des temps plus heureux. Il était de ce petit nombre d’hommes qui doivent leur vertu à leur conscience et à leur raison, et non aux opinions de leur siècle. C’est de Jean Juvénal des Ursins que nous parlons. Né sans fortune, il fut d’abord avocat (car, soit qu’il descendît réellement des Ursins d’Italie, soit que cette origine fût une fable dont on a flatté depuis la vanité de ses enfants, il est certain qu’il subsista longtemps de cette profession) : sa réputation de probité et de courage lui fit donner par Charles VI, alors gouverné par des ministres vertueux, la place de prévôt des marchands, longtemps supprimée, et qu’on crut devoir rétablir. À peine revêtu de cette charge, il voit que des moulins, construits par les seigneurs sur les rivières de Marne et de Seine, gênent la navigation ; la puissance de ces seigneurs, leur crédit dans le parlement, ne l’arrêtent point ; il sollicite un arrêt qui ordonne la destruction des moulins et le remboursement de leur valeur au denier dix ; il l’obtient, parce qu’on espère faire naître des obstacles à l’exécution. Mais la nuit même tous les moulins sont abattus, et la subsistance du peuple assurée. Pendant la première attaque de folie de Charles VI, les princes s’emparèrent du gouvernement ; on persécuta les ministres. On ôta l’épée de connétable à Clisson ; Nogent et La Rivière furent emprisonnés ; Juvénal prit leur défense, et les sauva. Le duc de Bourgogne, Philippe, irrité contre lui, veut le faire décapiter dans les halles ; c’était alors le sort des gens en place disgraciés, comme l’exil il y a quelque temps, et maintenant l’oubli. On suborne des témoins contre lui ; Juvénal était cher au peuple. Un cabaretier qui avait surpris le cahier des informations (car c’était au cabaret que se traitaient les intrigues du gouvernement) s’expose à tout pour l’avertir ; Juvénal, instruit, ne laisse pas le temps d’accomplir le projet, se présente hardiment aux princes, et réduit ses adversaires au silence. Échappé de ce danger, il conserve tout son courage ; attaché au roi et à l’État, au milieu des factions des Orléanais et des Bourguignons, il ose reprocher au duc d’Orléans ses dissipations, sa légèreté et ses débauches, et lui en prédire les suites. Il reproche avec la même franchise, au duc de Bourgogne, ses liaisons avec des scélérats, et son obstination à tirer vanité de l’assassinat du duc d’Orléans.
    En 1410, il devient avocat du roi au parlement ; c’était dans le temps où le grand schisme d’Occident agitait toute l’Europe. Juvénal soutient que le roi a droit d’assembler son clergé, d’y présider, et, après l’avoir consulté, de choisir le pape qu’il voudra reconnaître : maximes qui annoncent des idées supérieures à son siècle.

    Le duc de Lorraine avait fait abattre les armes de France placées dans des terres qui relevaient du roi ; le parlement de Paris le condamna, par contumace, à la confiscation de ces terres et au bannissement. Cependant le duc arrive à la cour, protégé par le duc de Bourgogne, alors tout-puissant. Le parlement députe au roi pour lui faire sentir la nécessité de maintenir son arrêt. Juvénal arrive avec la députation au palais du roi à l’instant même où le duc de Bourgogne allait lui présenter le duc de Lorraine. Il expose avec force les motifs du parlement. Le duc de Bourgogne, indigné de se voir arrêté par l’activité et le courage de Juvénal : « Jean Juvénal, lui dit-il, ce n’est pas ainsi qu’on agit. — Si fait, monseigneur », dit Jean Juvénal ; et il ajouta : « Que tous ceux qui sont bons citoyens se joignent à moi, et que les autres restent avec M. de Lorraine. » Le duc, étonné, quitte la main du duc de Lorraine, se joint à Juvénal ; et le duc de Lorraine est obligé d’implorer la clémence du roi. Avouons que ce trait vaut bien celui de Popilius.

    Après l’assassinat du duc d’Orléans, le duc de Bourgogne, maître de Paris, livrait aux bourreaux ceux des Armagnacs qui n’avaient pu s’échapper ; une troupe de scélérats à ses ordres emprisonnait, forçait à des rançons, assassinait ceux qu’on n’osait ou qu’on ne daignait pas livrer à un supplice public. Le roi, la reine, le dauphin, Louis, gendre du duc de Bourgogne, étaient prisonniers et exposés à l’insolence des satellites bourguignons. Juvénal ose concevoir seul l’idée de les délivrer et de sauver l’État. Il était aimé du peuple, et surtout de celui de son quartier. Il sait à la fois relever leur courage, exciter leur zèle et le contenir ; et cette révolution, faite par le peuple, s’exécute sans qu’il en coûte un seul homme. Peu de jours après, il sauve le roi, que le duc de Bourgogne voulait enlever, sous prétexte de le mener à la chasse. Ainsi, au milieu d’un peuple révolté, de princes, de grands accompagnés de troupes armées, agités par l’ambition et par la haine, un seul homme rétablit la paix, et tout lui obéit sans qu’il ait d’autre force que celle que donne la vertu.

    Le dauphin, Louis, fut à la tête des affaires, et Juvénal devint son chancelier. On déclara la guerre au duc de Bourgogne, à qui Juvénal avait eu la générosité de laisser la liberté lors du tumulte de Paris. On reprit sur lui tout le pays dont il s’était emparé depuis Compiègne jusqu’à Arras. Le roi fit en personne le siége de cette ville, et le duc de Bourgogne, battu en voulant la secourir, demanda la paix, en consentant de remettre Arras. Juvénal fit conclure cette paix. Ce fut le dernier service qu’il rendit à son pays. Il était chancelier du dauphin ; on lui présenta des lettres qui contenaient des dons excessifs accordés par ce prince ; il refusa de les sceller, et perdit sa place.

    Lors de la prise de Paris par le duc de Bourgogne, Juvénal était dans la ville, attaché au parti du roi contre la cabale du duc ; il s’attendait à périr. Il était douteux même que le duc de Bourgogne, qui lui devait la vie, l’eût épargné. Jamais tyran peut-être n’a uni tant de fausseté, de noirceur, et de férocité ; et il est difficile de supposer qu’un mouvement de vertu ait pu lui échapper. Mais Juvénal avait également sauvé Debar, l’un des généraux du duc de Bourgogne, le même qui avec Chatolus et l’Isle-Adam s’étaient rendus si célèbres par leurs pillages, leurs exactions, et leurs cruautés. Debar avertit Juvénal de se sauver.

    On ne parle plus de lui après cette époque. Ses services furent récompensés dans ses enfants. L’un fut chancelier ; un autre, archevêque de Reims, a donné une histoire de ces temps malheureux, où il y a plus de patriotisme et moins de superstition qu’on ne devait en attendre. Il a le courage de louer son père de ce qu’il avait osé dire contre les prétentions du clergé.

    Cette famille est éteinte ; les deux dernières héritières se sont alliées dans les maisons de Harville et de Saint-Chamans de Pesché. (K.)
  5. Peu de jours avant l’assassinat du duc d’Orléans, le duc de Bourgogne et lui avaient communié de la même hostie, sur laquelle ils s’étaient juré une amitié éternelle.

    La mort de ce duc de Bourgogne, Jean, fut-elle l’effet d’une trahison, ou du hasard ?

    Nous croyons la seconde opinion plus vraisemblable, et voici nos raisons :

    Charles VII a été un prince faible ; mais on ne lui a reproché aucune action atroce. Le duc de Bourgogne s’était souillé de toutes les espèces de crimes.

    Il est donc plus naturel de soupçonner le duc d’avoir voulu se saisir du dauphin que le dauphin d’avoir formé le complot de l’assassiner.

    Charles nia que le meurtre du duc de Bourgogne fût prémédité. Tanneguy du Châtel fit faire la même déclaration sur sa foi de chevalier au fils et à la veuve du duc de Bourgogne. Il s’offrit à la maintenir par les armes contre deux chevaliers, et personne n’accepta le défi. Jamais ni l’un ni l’autre ne varièrent dans leurs déclarations.

    Parmi le grand nombre de chevaliers attachés au duc de Bourgogne, aucun n’osa entreprendre de le venger ; il est bien vraisemblable que c’était non par lâcheté, mais d’après l’idée superstitieuse qui faisait croire que Dieu accordait la victoire à la cause de la vérité.

    Le duc de Bourgogne avait cependant avoué hautement l’assassinat du duc d’Orléans ; il avait fait soutenir par le cordelier Jean Petit que c’était une bonne action.

    Pourquoi, si le dauphin eût vengé ce crime par un crime semblable, n’eût-il pas avoué qu’il avait traité le duc de Bourgogne suivant ses propres principes ? Tanneguy du Châtel était un homme d’une grande générosité. Charles VII fut obligé de le sacrifier au connétable de Richemont. Tanneguy se retira dans la ville d’Avignon sans se plaindre, après avoir même exhorté le roi à faire à ses dépens cette réconciliation nécessaire. Dans ce temps de barbarie, un homme de ce caractère pouvait tramer un assassinat ; mais il n’est pas vraisemblable qu’il l’eût nié. Au contraire, il eût mis de la hauteur à s’en charger pour disculper le dauphin. Attaché au duc d’Orléans, assassiné par Jean de Bourgogne, il eût déclaré qu’il avait vengé son ami.

    On a prétendu que Tanneguy s’était vanté de ce meurtre, qu’il portait la hache avec laquelle il avait frappé le duc. Mais ou la pièce qui rapporte ce fait ne regarde pas du Châtel, ou elle n’est digne d’aucune créance. Tanneguy du Châtel, qui avait, en 1404, fait une descente en Angleterre, à la tête de quatre cents gentilshommes, pour venger la mort de son frère, qui, la même année, en repoussant les Anglais qui étaient venus à leur tour en Bretagne, avait tué leur général de sa main, peut-il être désigné, vers 1420, comme un bâtard naguère varlet de cuisine et de chevaux à Paris ?

    On a compté la dame de Gyac, maîtresse du duc de Bourgogne, parmi les complices, parce qu’après la mort du duc elle se retira dans les terres du dauphin, pour échapper à la vengeance de la duchesse. Cette accusation n’est-elle pas absurde ? Que pouvait offrir le dauphin à cette femme, pour la dédommager de ce qu’il lui faisait perdre ? La dame de Gyac avait conseillé au duc de Bourgogne d’accepter la conférence de Montereau ; c’en était assez pour que la duchesse la crût coupable ; mais cela ne prouve rien contre elle.

    On a instruit une espèce de procès contre les meurtriers, devant qui ? devant les officiers de la maison du duc de Bourgogne : qui a-t-on entendu ?

    1° Trois des dix seigneurs qui l’ont accompagné ; et de ces trois, deux disent ne pas savoir comment la chose s’est passée. Un seul dit avoir vu frapper le duc par du Châtel ; mais aucun des trois ne parle des circonstances qui ont pu occasionner le tumulte.

    2° Seguinat, secrétaire du duc, longtemps retenu à Bourges par le dauphin comme prisonnier ; il était entré dans les barrières : son récit est très-détaillé, et il est le seul qui charge le dauphin.

    3° Deux écuyers du sire de Noailles de la maison de Foix ; ces écuyers n’ont rien vu, mais ils déposent ce qu’ils ont entendu dire au sire de Noailles, qui, blessé en même temps que le duc, mourut trois jours après. Cette déposition n’est pas faite comme les autres devant une espèce de tribunal ; c’est une simple déclaration par-devant notaire ; déclaration écrite en latin, tandis que les autres sont en français, ce qui prouve qu’elle n’a pas été dictée par les deux écuyers. Pourquoi, au lieu de ces discours tenus à ces écuyers, n’a-t-on pas son testament de mort ? S’il existe, est-il conforme à la déclaration des deux écuyers ?

    Le dauphin et le duc devaient être accompagnés chacun de dix personnes ; le dauphin était faible, peu accoutumé aux armes ; le duc de Bourgogne était très-fort. Cependant le dauphin mena avec lui, parmi les dix, trois hommes de robe sans armes. Ce serait la première fois que dans un assassinat prémédité on aurait pris volontairement des gens inutiles.

    Le duc Philippe voulait faire périr sur un échafaud les meurtriers de son père ; le roi d’Angleterre, Henri V, avait entre ses mains Barbasan et Tanneguy du Châtel, les deux hommes que la faction bourguignonne haïssait le plus ; jamais il ne voulut consentir à les livrer au duc, et il les relâcha, quoique les meurtriers du duc de Bourgogne fussent exceptés de toute capitulation. Henri V était fourbe et féroce ; il avait besoin du duc de Bourgogne : il fallait donc que lui et les Anglais qui l’accompagnaient fussent bien convaincus de l’innocence de ces deux hommes.

    Charles, duc de Bourbon, gendre du duc, était avec lui ; il suivit le dauphin, et combattit pour lui dans la même année en Languedoc, où il prit Béziers. Est-il vraisemblable qu’il eût tenu cette conduite s’il eût vu le dauphin faire assassiner son beau-père sous ses yeux ?

    Les partisans du dauphin ont prétendu que le duc de Bourgogne ayant proposé au dauphin de venir vers son père, et que le dauphin l’ayant refusé, après quelques discours le sire de Noailles saisit le dauphin et mit la main sur son épée ; qu’alors Tanneguy emporta le dauphin dans ses bras, et lui sauva une seconde fois la liberté et la vie (car ce fut lui qui, lorsque le duc de Bourgogne entra dans Paris et fit le massacre des Armagnacs, prit le dauphin dans son lit et l’emporta sur son cheval à Vincennes) ; que les autres suivants du dauphin se retirèrent, excepté quatre qui tuèrent le duc de Bourgogne et le sire de Noailles. Ce récit est beaucoup plus vraisemblable que ceux de la faction bourguignonne.

    De ces quatre, trois avouèrent qu’ils avaient tué le duc de Bourgogne parce qu’ils avaient vu qu’il voulait faire violence au dauphin. Un d’eux, ancien domestique du duc d’Orléans, se vantait d’avoir coupé la main du duc Jean, comme il avait coupé celle de son maître. Le quatrième avoua qu’il avait tué le sire de Noailles, parce qu’il lui avait vu tirer à demi son épée. Voyez l’Histoire de Charles VI, par Juvénal des Ursins.

    Nous croyons donc que l’on doit regarder le dauphin et Tanneguy du Châtel comme absolument innocents, non-seulement de l’assassinat prémédité, mais même du meurtre du duc Jean ; qu’il n’y eut rien de prémédité dans cet assassinat, qui n’eut pour cause que l’imprudente trahison du duc de Bourgogne, qui voulait profiter de la faiblesse du dauphin pour le forcer de le suivre, et la haine violente que lui portaient d’anciens serviteurs du duc d’Orléans qui saisirent ce prétexte pour le tuer.

    Nos historiens ont presque tous accusé le dauphin et du Châtel, parce que, si on en excepte Juvénal des Ursins, tous les historiens du temps étaient ou sujets ou partisans de la maison de Bourgogne.

    Voyez dans les Essais historiques sur Paris, par M. de Saint-Foix, une dissertation très-intéressante sur ce point de notre histoire. (K.)

  6. L’archevêque de Reims, des Ursins, l’avoue dans son histoire. Voyez le chapitre vi de l’Histoire du Parlement de Paris. (Note de Voltaire.) — Voyez aussi une note du chant Ier de la Pucelle, tome IX, page 30.