Essai sur les mœurs/Chapitre 78

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CHAPITRE LXXVIII.

De la France et de l’Angleterre du temps du roi Charles V. Comment ce prince habile dépouille les Anglais de leurs conquêtes. Son gouvernement. le roi d’Angleterre Richard II, fils du Prince Noir, détrôné.

La dextérité de Charles V sauvait la France du naufrage. La nécessité d’affaiblir les vainqueurs, Édouard III et le Prince Noir, lui tint lieu de justice. Il profita de la vieillesse du père et de la maladie du fils attaqué de l’hydropisie. Il sut d’abord semer la division entre ce prince souverain de Guienne et ses vassaux, éluder les traités, refuser le reste du payement de la rançon de son père, sur des prétextes plausibles ; s’attacher le nouveau roi de Castille, et même ce roi de Navarre, Charles, surnommé le Mauvais, qui avait tant de terres en France ; susciter le nouveau roi d’Écosse, Robert Stuart, contre les Anglais ; remettre l’ordre dans les finances, faire contribuer les peuples sans murmures, et réussir enfin, sans sortir de son cabinet, autant que le roi Édouard, qui avait passé la mer et gagné des batailles.

Quand il vit toutes les machines que sa politique arrangeait bien affermies, il fit une de ces démarches audacieuses qui pourraient passer pour des témérités en politique, si les mesures bien prises et l’événement ne les justifiaient. (1369) Il envoie un chevalier et un juge de Toulouse citer le Prince Noir à comparaître devant lui dans la cour des pairs, et à venir rendre compte de sa conduite. C’était agir en juge souverain avec le vainqueur de son père et de son grand-père, qui possédait la Guienne et les lieux circonvoisins en souveraineté absolue par le droit de conquête et par un traité solennel. Non-seulement on le cite comme un sujet, (1370) mais on fait rendre un arrêt du parlement de Paris, par lequel on confisque la Guienne et tout ce qui appartient en France à la maison d’Angleterre. L’usage était de déclarer la guerre par un héraut d’armes, et on envoie à Londres un valet de pied faire cette cérémonie. Édouard n’était donc plus à craindre.

La valeur et l’habileté de Bertrand du Guesclin, devenu connétable de France, et surtout le bon ordre que Charles V avait mis à tout, ennoblirent l’irrégularité de ces procédés, et firent voir que dans les affaires publiques, où est le profit, là est la gloire, comme disait Louis XI.

Le Prince Noir mourant ne pouvait plus paraître en campagne. Son père ne put lui envoyer que de faibles secours. Les Anglais, auparavant victorieux dans tous les combats, furent battus partout. Bertrand du Guesclin, sans remporter de ces victoires telles que celles de Crécy et de Poitiers, fit une campagne entièrement semblable à celle qui, dans les derniers temps, a fait passer le vicomte de Turenne pour le plus grand général de l’Europe. (1370) Il tomba dans le Maine et dans l’Anjou sur les quartiers des troupes anglaises, les défit toutes les unes après les autres, et prit de sa main leur général Grandson. Il rangea le Poitou, la Saintonge, sous l’obéissance de la France. Les villes se rendaient, les unes par la force, les autres par l’intrigue. Les saisons combattaient encore pour Charles V. Une flotte formidable, équipée en Angleterre, fut toujours repoussée par les vents contraires. Des trêves adroitement ménagées préparèrent encore de nouveaux succès.

(1378) Charles, qui vingt ans auparavant n’avait pas eu de quoi entretenir une garde pour sa personne, eut à la fois cinq armées et une flotte. Ses vaisseaux portèrent la guerre jusqu’en Angleterre, dont on ravagea les côtes, tandis qu’après la mort d’Édouard III l’Angleterre ne prenait aucunes mesures pour se venger. Il ne restait aux Anglais que la ville de Bordeaux, celle de Calais, et quelques forteresses.

(1380) Ce fut alors que la France perdit Bertrand du Guesclin. On sait quels honneurs son roi rendit à sa mémoire. Il fut, je crois, le premier dont on fit l’oraison funèbre, et le premier qu’on enterra dans l’église destinée aux tombeaux des rois de France. Son corps fut porté avec les mêmes cérémonies que ceux des souverains. Quatre princes du sang le suivaient. Ses chevaux, selon la coutume du temps, furent présentés dans l’église à l’évêque qui officiait, et qui les bénit en leur imposant les mains. Ces détails sont peu importants, mais ils font connaître l’esprit de chevalerie. L’attention que s’attiraient les grands chevaliers, célèbres par leurs faits d’armes, s’étendait sur les chevaux qui avaient combattu sous eux. Charles suivit bientôt du Guesclin (1380). On le fait encore mourir d’un poison lent, qui lui avait été donné il y avait plus de dix années, et qui le consuma à l’âge de quarante-quatre ans : comme s’il y avait dans la nature des aliments qui pussent donner la mort au bout d’un certain temps. Il est bien vrai qu’un poison qui n’a pu donner une mort prompte laisse une langueur dans le corps, ainsi que toute maladie violente ; mais il n’est point vrai qu’il fasse de ces effets lents que le vulgaire croit inévitables. Le véritable poison qui tua Charles V était une mauvaise constitution.

Personne n’ignore que la majorité des rois de France fut fixée par lui à l’âge de quatorze ans commencés, et que cette ordonnance sage, mais encore trop inutile pour prévenir les troubles, fut enregistrée dans un lit de justice (1374). Il avait voulu déraciner l’ancien abus des guerres particulières des seigneurs, abus qui passait pour une loi de l’État. Elles furent défendues sous son règne, quand il fut le maître. Il interdit même jusqu’au port d’armes ; mais c’était une de ces lois dont l’exécution était alors impossible.

On fait monter les trésors qu’il amassa jusqu’à la somme de dix-sept millions de livres de son temps. La livre, monnaie d’argent, équivalait alors à environ 8 livres actuelles et 4/5 ; et la livre, monnaie d’or, à 12 livres et 1/2[1]. Il est certain qu’il avait accumulé, et que tout le fruit de son économie fut ravi et dissipé par son frère le duc d’Anjou, dans sa malheureuse expédition de Naples dont j’ai parlé[2].

Après la mort d’Édouard III, vainqueur de la France, et après celle de Charles V, son restaurateur, on vit bien que la supériorité d’une nation ne dépend que de ceux qui la conduisent.

Le fils du Prince Noir, Richard II, succéda à son grand-père Édouard III à l’âge de onze ans ; et quelque temps après Charles VI fut roi de France à l’âge de douze. Ces deux minorités ne furent pas heureuses, mais l’Angleterre fut d’abord la plus à plaindre.

On a vu[3] quel esprit de vertige et de fureur avait saisi en France les habitants de la campagne, du temps du roi Jean, et comme ils vengèrent leur avilissement et leur misère sur tout ce qu’ils rencontrèrent de gentilshommes, qui en effet étaient leurs oppresseurs, La même furie saisit les Anglais (1381). On vit renouveler la guerre que Rome eut autrefois contre les esclaves. Un couvreur de tuiles et un prêtre firent autant de mal à l’Angleterre que les querelles des rois et des parlements peuvent en faire. Ils assemblent le peuple de trois provinces, et leur persuadent aisément que les riches avaient joui assez longtemps de la terre, et qu’il est temps que les pauvres se vengent. Ils les mènent droit à Londres, pillent une partie de la ville, et font couper la tête à l’archevêque de Cantorbéry et au grand trésorier du royaume. Il est vrai que cette fureur finit par la mort des chefs et par la dispersion des révoltés ; mais de telles tempêtes, assez communes en Europe, font voir sous quel malheureux gouvernement on vivait alors. On était encore loin du véritable but de la politique, qui consiste à enchaîner au bien commun tous les ordres de l’État.

On peut dire qu’alors les Anglais ne savaient pas jusqu’où devaient s’étendre les prérogatives des rois et l’autorité des parlements. Richard II, à l’âge de dix-huit ans, voulut être despotique, et les Anglais trop libres. Bientôt il y eut une guerre civile. Presque toujours dans les autres États les guerres civiles sont fatales aux conjurés ; mais en Angleterre elles le sont aux rois. Richard, après avoir disputé dix ans son autorité contre ses sujets, fut enfin abandonné de son propre parti. Son cousin le duc de Lancastre, petit-fils d’Édouard III, exilé depuis longtemps du royaume, y revint seulement avec trois vaisseaux. Il n’avait pas besoin d’un plus grand secours ; la nation se déclara pour lui. Richard II demanda seulement qu’on lui laissât la vie et une pension pour subsister.

(1399) Un parlement lui fait son procès, comme il l’avait fait à Édouard II. Les accusations juridiquement portées contre lui ont été conservées : un des griefs est qu’il a emprunté de l’argent sans payer, qu’il a entretenu des espions, et qu’il avait dit qu’il était le maître des biens de ses sujets. On le condamna comme ennemi de la liberté naturelle, et comme coupable de trahison. Richard, enfermé dans la Tour, remit au duc de Lancastre les marques de la royauté, avec un écrit signé de sa main par lequel il se reconnaissait indigne de régner. Il l’était en effet, puisqu’il s’abaissait à le dire.

Ainsi le même siècle vit déposer solennellement deux rois d’Angleterre, Édouard II et Richard II, l’empereur Venceslas et le pape Jean XXIII, tous quatre jugés et condamnés avec les formalités juridiques.

Le parlement d’Angleterre, ayant enfermé son roi, décerna[4] que si quelqu’un entreprenait de le délivrer, dès lors Richard II serait digne de mort. Au premier mouvement qui se fit en sa faveur, huit scélérats allèrent assassiner le roi dans sa prison (1400) : il défendit sa vie mieux qu’il n’avait défendu son trône ; il arracha la hache d’armes à un des meurtriers ; il en tua quatre avant de succomber. Le duc de Lancastre régna cependant sous le nom de Henri IV. L’Angleterre ne fut ni tranquille ni en état de rien entreprendre contre ses voisins ; mais son fils Henri V contribua à la plus grande révolution qui fût arrivée en France depuis Charlemagne.

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  1. Voyez tome XI, page 426. En général nous entendons toujours par livre numéraire, la livre numéraire monnaie d’argent. (Note de Voltaire.)
  2. Chapitre lxix.
  3. Chapitre lxxvi.
  4. Ce mot se retrouve dans la même signification, au chapitre cxxxv.