Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 10

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 10
Texte 1595
Texte 1907
Du parler prompt ou tardif.


CHAPITRE X.

Du parler prompt ou tardif.


Onc ne furent à tous toutes grâces données.

Aussi voyons nous qu’au don d’éloquence, les vns ont la facilité et la promptitude, et ce qu’on dit, le boutehors si aisé, qu’à chasque bout de champ ils sont prests : les autres plus tardifs ne parlent iamais rien qu’elabouré et premedité.Comme on donne des règles aux dames de prendre les ieux et les exercices du corps, selon l’auantage de ce qu’elles ont le plus beau. Si i’auois à conseiller de mesmes, en ces deux diuers aduantages de l’éloquence, de laquelle il semble en nostre siècle, que les Prescheurs et les Aduocats facent principalle profession, le tardif seroit mieux Prescheur, ce me semble, et l’autre mieux Aduocat : par ce que la charge de celuy-Ià luy donne autant qu’il luy plaist de loisir pour se préparer ; et puis sa carrière se passe d’vn fil et d’vne suite, sans interruption : là où les commoditez de l’Aduocat le pressent à toute heure de se mettre en lice : et les responces improuueuës de sa partie aduerse, le reiettent de son branle, où il luy faut sur le champ prendre nouueau party.Si est-ce qu’à l’entreueuë du Pape Clément et du Roy François à Marseille, il aduint tout au rebours, que Monsieur Poyet, homme toute sa vie nourry au barreau, en grande réputation, ayant charge de faire la harangue au Pape, et l’ayant de longue main pourpensee, voire, à ce qu’on dict, apportée de Paris toute preste, le iour mesme qu’elle deuoit estre prononcée, le Pape se craignant qu’on luy tinst propos qui peust offenser les Ambassadeurs des autres Princes qui estoyent autour de luy, manda au Roy l’argument qui luy sembloit estre le plus propre au temps et au lieu, mais de fortune, tout autre que celuy, sur lequel Monsieur Poyet s’estoit trauaillé : de façon que sa harengue demeuroit inutile, et luy en falloit promptement refaire vne autre. Mais s’en sentant incapable, il fallut que Monsieur le Cardinal du Bellay en prinst la charge. La part de l’Aduocat est plus difficile que celle du Prescheur : et nous trouuons pourtant ce m’est aduis plus de passables Aduocats que Prescheurs, au moins en France. Il semble que ce soit plus le propre de l’esprit, d’auoir son opération prompte et soudaine, et plus le propre du iugement, de l’auoir lente et posée. Mais qui demeure du tout muet, s’il n’a loisir de se préparer, et celuy aussi, à qui le loisir ne donne aduantage de mieux dire, ils sont en pareil degré d’estrangeté.On recite de Seuerus Cassius, qu’il disoit mieux sans y auoir pensé : qu’il deuoit plus à la fortune qu’à sa diligence ; qu’il luy venoit à proufit d’estre troublé en parlant : et que ses aduersaires craignoyent de le picquer, de peur que la colère ne luy fist redoubler son éloquence. Ie cognois par expérience cette condition de nature, qui ne peut soustenir vne véhémente préméditation et laborieuse : si elle ne va gayement et librement, elle ne va rien qui vaille. Nous disons d’aucuns ouurages qu’ils puent à l’huyle et à la lampe, pour certaine aspreté et rudesse, que le trauail imprime en ceux où il a grande part. Mais outre cela, la solicitude de bien faire, et cette contention de l’ame trop bandée et trop tendue à son entreprise, la rompt et l’empesche, ainsi qu’il aduient à l’eau, qui par force de se presser de sa violence et abondance, ne peut trouuer yssue en vn gouiet ouuert. En cette condition de nature, dequoy ie parle, il y a quant et quant aussi cela, qu’elle demande à estre non pas esbranlée et picquée par ces passions fortes, comme la colère de Cassius, car ce mouuement seroit trop aspre : elle veut estre non pas secouée, mais sollicitée : elle veut estre eschauffée et resueillée par les occasions estrangeres, présentes et fortuites. Si elle va toute seule, elle ne fait que traîner et languir : l’agitation est sa vie et sa grâce.Ie ne me tiens pas bien en ma possession et disposition : le hazard y a plus de droit que moy : l’occasion, la compaignie, le branle mesme de ma voix, tire plus de mon esprit, que ie n’y trouue lors que ie le sonde et employe à part moy. Ainsi les paroles en valent mieux que les escrits, s’il y peut auoir chois où il n’y a point de prix. Cecy m’aduient aussi, que ie ne me trouue pas où ie me cherche : et me trouue plus par rencontre, que par l’inquisition de mon iugement. I’auray eslancé quelque subtilité en escriuant. I’enten bien, mornée pour vn autre, affilée pour moy. Laissons toutes ces honnestetez. Cela se dit par chacun selon sa force. Ie l’ay si bien perdue que ie ne sçay ce que i’ay voulu dire : et l’a l’estranger descouuerte par fois auant moy. Si ie portoy le rasoir par tout où cela m’aduient, ie me desferoy tout. Le rencontre m’en offrira le iour quelque autre fois, plus apparent que celuy du midy : et me fera estonner de ma hésitation.

CHAPITRE X.

De ceux prompts à parler et de ceux auxquels un certain temps est nécessaire pour s’y préparer.

Certaines gens ayant à parler en public, ont besoin de préparer ce qu’ils ont à dire ; d’autres n’ont pas besoin de préparation. — Jamais il n’a été donné à personne de réunir tous les dons de la nature ; aussi, parmi ceux qui ont reçu celui de l’éloquence, en voyons-nous avoir la parole facile et prompte, et, quoi qu’on leur dise, avoir la repartie si vive, qu’à tous moments ils sont prêts ; et d’autres, moins prompts, ne parlant qu’après avoir longuement élaboré leur sujet arrêté à l’avance.

La première de ces qualités est le propre du prédicateur, la seconde convient à l’avocat. — On conseille aux dames de se livrer de préférence aux jeux et aux exercices du corps qui font le plus valoir leurs grâces ; je ferais de même, si j’avais à émettre un avis sur les avantages de ces deux genres d’éloquence qui semblent, en notre siècle, la spécialité des prédicateurs et des avocats ; ne pas se hâter convient mieux aux premiers, l’opposé aux seconds. Le prédicateur peut prendre, pour se préparer, autant de temps qu’il lui plaît ; et quand il prêche, c’est tout d’un trait et sans qu’on l’interrompe. L’avocat, lui, doit, à tout moment, être prêt à entrer en lice ; les réponses imprévues de la partie adverse le tiennent toujours en suspens, et l’obligent à modifier, à tout bout de champ, ses dispositions premières.

C’est cependant le contraire qui se produisit, lors de l’entrevue, à Marseille, du pape Clément et du roi François Ier. M. Poyet, qui avait passé sa vie dans le barreau et y était en grande réputation, fut chargé de haranguer sa Sainteté ; il s’y était préparé de longue main, avait même, dit-on, apporté de Paris son discours complètement achevé. Le jour où il devait le prononcer, le Pape, craignant de voir aborder des sujets dont pourraient se froisser les ambassadeurs des autres princes qui l’accompagnaient, manda au roi le thème qui lui paraissait le mieux approprié au moment et au lieu. et qui se trouva malencontreusement être tout autre que celui sur lequel avait travaillé M. Poyet ; si bien que la harangue qu’il avait composée ne pouvant être utilisée, il lui fallait en refaire promptement une autre ; il s’en sentit incapable, et ce fut M. le cardinal du Bellay qui dut s’en charger. — La tâche de l’avocat est plus difficile que celle du prédicateur ; et m’est avis que nous trouvons pourtant, du moins en France, plus de bons avocats que de bons prédicateurs. On dirait que la promptitude et la soudaineté sont le propre de l’esprit, tandis que le jugement va lentement et posément. Quant à celui qui demeure complètement muet, s’il n’a été à même de préparer ce qu’il a à dire, c’est un cas tout aussi particulier que celui de qui, pouvant y penser à loisir, n’arrive pas à mieux dire.

Parmi les avocats, il en est chez lesquels la contradiction stimule le talent oratoire ; beaucoup de personnes parlent mieux qu’elles n’écrivent. — On rapporte que Sévérus Cassius parlait d’autant mieux qu’il n’y était pas préparé ; qu’il était redevable de son talent plus à la nature qu’au travail. Les interruptions, quand il pérorait, le servaient si bien, que ses adversaires regardaient à l’exciter, de peur que la colère n’accrût son éloquence. Je connais, par expérience, ce genre particulier de talent oratoire, qui n’a que faire d’une étude préalable et approfondie, et qui, s’il ne peut aller bon train et en toute liberté, ne donne rien qui vaille. Il est des discours dont on dit qu’ils sentent l’huile et la lampe, quand ils affectent un certain caractère d’âpreté et de rudesse que leur imprime le travail, quand il y a eu une trop grande part. Mais en outre, la préoccupation de bien faire, une trop grande contention de l’esprit en gestation,[1] la harassent, l’entravent, souvent même arrêtent son essor ; effet analogue à ce qui se produit pour l’eau qui, sous une trop forte pression, par la violence et l’abondance avec lesquelles elle arrive, ne peut s’écouler par un goulet étroit, alors même que l’orifice en est ouvert. Il arrive aussi que les talents oratoires de cette nature, ce ne sont pas les passions violentes qui les ébranlent et les excitent, comme le faisait la colère chez Cassius (la colère produit de trop vives excitations) ; la violence est sans action sur eux ; ce qu’il leur faut pour qu’ils s’échauffent et s’éveillent, c’est d’y être sollicités par les incidents inattendus qui se produisent sur le moment même. Que rien ne les arrête, leur parole se traîne et languit ; mais que le milieu où elle se fait entendre soit un peu agité, elle se ranime et acquiert toute sa grâce.

À cet égard, je ne suis pas absolument maître de moi ; le hasard influe beaucoup sur les dispositions en lesquelles je puis être ; l’occasion, la société, le feu même de ma parole ont beaucoup d’action sur mon esprit, qui donne alors beaucoup plus que lorsque, seul à seul avec lui, je le consulte et le fais travailler. Aussi mes paroles valent-elles mieux que mes écrits, si toutefois on peut faire un choix entre des choses qui n’ont pas de valeur. Il en résulte également que je ne me retrouve pas, quand je fais un retour sur moi-même ; ou, si je me retrouve, c’est fortuitement, plutôt qu’en faisant appel à mon jugement. Si, en écrivant, je me suis laissé aller à quelque trait d’esprit (bien entendu insignifiant pour autrui et plein de subtilité pour moi ; mais à quoi bon tant de façons, chacun, de fait, en agit suivant ses moyens), il m’arrive de le perdre si bien de vue, que je ne sais plus trop, en le relisant, ce que j’ai voulu dire et que d’autres en découvrent parfois le sens avant moi ; et si je grattais tous les passages de mes écrits où il en est ainsi, tout y passerait. Une autre fois au contraire, il m’arrivera d’en saisir le sens, qui m’apparaît plus clair que le soleil en plein midi, et je m’étonne alors de mon hésitation.

  1. *