Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 9

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 9
Texte 1595
Texte 1907
Des menteurs.


CHAPITRE IX.

Des menteurs.


Il n’est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de mémoire. Car ie n’en recognoy quasi trace en moy : et ne pense qu’il y en ayt au monde, vne autre si merueilleuse en défaillance. I’ay toutes mes autres parties viles et communes, mais en cette-là ie pense eslre singulier et très-rare, et digne de gaigner nom et réputation. Outre l’inconuenient naturel que i’en souffre : car certes, veu sa nécessité, Platon a raison de la nommer vne grande et puissante déesse : si en mon pays on veut dire qu’vn homme n’a point de sens, ils disent, qu’il n’a point de mémoire : et quand ie me plains du défaut de la mienne, ils me reprennent et mescroient, comme si ie m’accusois d’estre insensé : ils ne voyent pas de chois entre mémoire et entendement. C’est bien empirer mon marché : mais ils me font tort : car il se voit par expérience plustost au rebours, que les mémoires excellentes se ioignent volontiers aux iugemens débiles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sçay rien si bien faire qu’estre amy, que les mesmes paroles qui accusent ma maladie, représentent l’ingratitude. On se prend de mon affection à ma mémoire, et d’vn défaut naturel, on en fait vn défaut de conscience. Il a oublié, dict-on, cette prière ou cette promesse : il ne se souuient point de ses amys : il ne s’est point souuenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l’amour de moy. Certes ie puis aysément oublier : mais de mettre à nonchalloir la charge que mon amy m’a donnée, ie ne le fay pas. Qu’on se contente de ma misère, sans en faire vne espèce de malice : et de la malice autant ennemye de mon humeur.Ie me console aucunement. Premièrement sur ce, que c’est vn mal duquel principallement i’ay tiré la raison de corriger vn mal pire, qui se fust facilement produit en moy : sçauoir est l’ambition, car cette deffaillance est insuportable à qui s’empestre des negotiations du monde. Que comme disent plusieurs pareils exemples du progrès de nature, elle a volontiers fortifié d’autres facultés en moy, à mesure que cette-cy s’est affoiblie, et irois facilement couchant et allanguissant mon esprit et mon iugement, sur les traces d’autruy, sans exercer leurs propres forces, si les inuentions et opinions estrangieres m’estoient présentes par le bénéfice de la mémoire. Que mon parler en est plus court : car le magasin de la mémoire, est volontiers plus fourny de matière, que n’est celuy de l’inuention. Si elle m’eust tenu bon, i’eusse assourdi tous mes amys de babil : les subiects esueillans cette telle quelle faculté que i’ay de les manier et employer, eschauffant et attirant mes discours. C’est pitié : ie l’essaye par la preuue d’aucuns de mes priuez amys : à mesure que la memoire leur fournit la chose entière et présente, ils reculent si arriere leur narration, et la chargent de tant de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en estouffent la bonté : s’il ne l’est pas, vous estes à maudire ou l’heur de leur mémoire, ou le malheur de leur iugement. Et c’est chose difficile, de fermer vn propos, et de le coupper despuis qu’on est arroutté. Et n’est rien, où la force d’vn cheual se cognoisse plus, qu’à faire vn arrest rond et net. Entre les pertinents mesmes, i’en voy qui veulent et ne se peuuent deffaire de leur course. Ce pendant qu’ils cerchent le point de clorre le pas, ils s’en vont baliuernant et traînant comme des hommes qui deffaillent de foiblesse. Sur tout les vieillards sont dangereux, à qui la souuenance des choses passées demeure, et ont perdu la souuenance de leurs redites. I’ay veu des récits bien plaisants, deuenir tres-ennuyeux, en la bouche d’vn Seigneur, chascun de l’assistance en ayant esté abbreuué cent fois.Secondement qu’il me souuient moins des offences receuës, ainsi que disoit cet ancien : il me faudroit vn protocolle, comme Darius, pour n’oublier l’offense qu’il auoit receue des Athéniens, faisoit qu’vn page à touts les coups qu’il se mettoit à table, luy vinst rechanter par trois fois à l’oreille, Sire, souuienne vous des Athéniens : et que les lieux et les liures que ie reuoy, me rient tousiours d’vne fresche nouuelleté.Ce n’est pas sans raison qu’on dit, que qui ne se sent point assez ferme de mémoire, ne se doit pas mesler d’estre menteur. Ie sçay bien que les grammairiens font différence, entre dire mensonge, et mentir : et disent que dire mensonge, c’est dire chose fausse, mais qu’on a pris pour vraye, et que la définition du mot de mentir en Latin, d’où nostre François est party, porte autant comme aller contre sa conscience : et que par conséquent cela ne touche que ceux qui disent contre ce qu’ils sçauent, desquels ie parle. Or ceux icy, ou ils inuentent marc et tout, ou ils déguisent et altèrent vn fons véritable. Lors qu’ils déguisent et changent, à les remettre souuent en ce mesme conte, il est mal-aisé qu’ils ne se desferrent : par ce que la chose, comme elle est, s’estant logée la première dans la mémoire, et s’y estant empreincte, par la voye de la connoissance et de la science, il est mal-aisé qu’elle ne se représente à l’imagination, délogeant la fausceté, qui n’y peut auoir le pied si ferme, ny si rassis : et que les circonstances du premier aprentissage, se coulant à tous coups dans l’esprit, ne facent perdre le souuenir des pièces raportées faulses ou abastardies. En ce qu’ils inuentent tout à faict, d’autant qu’il n’y a nulle impression contraire, qui choque leur fausceté, ils semblent auoir d’autant moins à craindre de se mesconter. Toutefois encore cecy, par ce que c’est vn corps vain, et sans prise, eschappe volontiers à la mémoire, si elle n’est bien asseuree. Dequoy i’ay souuent veu l’expérience, et plaisamment, aux despens de ceux qui font profession de ne former autrement leur parole, que selon qu’il sert aux affaires qu’ils negotient, et qu’il plaist aux grands à qui ils parlent. Car ces circonstances à quoy ils veulent asseruir leur foy et leur conscience, estans subiettes à plusieurs changements, il faut que leur parole se diuersifie quand et quand : d’où il aduient que de mesme chose, ils disent, tantost gris, tantost iaune : à tel homme d’vne sorte, à tel d’vne autre : et si par fortune ces hommes rapportent en butin leurs instructions si contraires, que deuient ce bel art ? Outre ce qu’imprudemment ils se desferrent eux-mesmes si souuent : car quelle mémoire leur pourroit suffire à se souuenir de tant de diuerses formes, qu’ils ont forgées en vn mesme subiect ? l’ay veu plusieurs de mon temps, enuier la réputation de cette belle sorte de prudence : qui ne voyent pas, que si la réputation y est, l’effect n’y peut estre.En vérité le mentir est vn maudit vice. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les vns aux autres que par la parole. Si nous en connoissions l’horreur et le poids, nous le poursuiurions à feu, plus iustement que d’autres crimes. Ie trouue qu’on s’amuse ordinairement à chastier aux enfans des erreurs innocentes, très mal à propos, et qu’on les tourmente pour des actions téméraires, qui n’ont ny impression ny suitte. La menterie seule, et vn peu au dessous, l’opiniastreté, me semblent estre celles desquelles on deuroit à toute instance combattre la naissance et le progrez, elles croissent quand et eux : et depuis qu’on a donné ce faux train à la langue, c’est merueille combien il est impossible de l’en retirer. Par où il aduient, que nous voyons des honnestes hommes d’ailleurs, y estre subiects et asseruis. I’ay vn bon garçon de tailleur, à qui ie n’ouy iamais dire vne vérité, non pas quand elle s’offre pour luy seruir vtilement. Si comme la vérité, le mensonge n’auoit qu’vn visage, nous serions en meilleurs termes : car nous prendrions pour certain l’opposé de ce que diroit le menteur. Mais le reuers de la vérité a cent mille figures, et vn champ indefiny. Les Pythagoriens font le bien certain et finy, le mal infiny et incertain. Mille routtes desuoyent du blanc : vne y va. Certes ie ne m’asseure pas, que ie peusse venir à bout de moy, à guarentir vn danger euident et extresme, par vne effrontée et solenne mensonge. Vn ancien père dit, que nous sommes mieux en la compagnie d’vn chien cognu, qu’en celle d’vn homme, duquel le langage nous est inconnu. Vt externus alieno non sit hominis vice. Et de combien est le langage faux moins sociable que le silence ?Le Roy François premier, se vantoit d’auoir mis au rouet par ce moyen, Francisque Tauerna, Ambassadeur de François Sforce Duc de Milan, homme tres-fameux en science de parlerie. Cettuy-cy auoit esté despesché pour excuser son maistre enuers sa Maiesté, d’vn fait de grande conséquence ; qui estoit tel. Le Roy pour maintenir tousiours quelques intelligences en Italie, d’où il auoit esté dernièrement chassé, mesme au Duché de Milan, auoit aduisé d’y tenir près du Duc vn Gentilhomme de sa part, Ambassadeur par effect, mais par apparence homme priué, qui fist la mine d’y estre pour ses affaires particulières : d’autant que le Duc, qui dependoit beaucoup plus de l’Empereur, lors principallement qu’il estoit en traicté de mariage auec sa niepce, fille du Roy de Dannemarc, qui est à présent douairière de Lorraine, ne pouuoit descouurir auoir aucune praticque et conférence auecques nous, sans son grand interest. À cette commission, se trouua propre vn Gentil-homme Milannois, escuyer d’escurie chez le Roy, nommé Merueille. Cettuy-cy despesché auecques lettres secrettes de créance, et instructions d’Ambassadeur, et auec d’autres lettres de recommendation enuers le Duc, en faueur de ses affaires particulières, pour le masque et la montre, fut si long temps auprès du Duc, qu’il en vint quelque ressentiment à l’Empereur : qui donna cause à ce qui s’ensuiuit après, comme nous pensons : ce fut, que soubs couleur de quelque meurtre, voila le Duc qui luy faict trancher la teste de belle nuict, et son procès faict en deux iours. Messire Francisque estant venu prest d’vne longue déduction contrefaicte de cette histoire ; car le Roy s’en estoit adressé, pour demander raison, à tous les Princes de Chrestienté, et au Duc mesmes : fut ouy aux affaires du matin, et ayant estably pour le fondement de sa cause, et dressé à cette fin, plusieurs belles apparences du faict : Que son maistre n’auoit iamais pris nostre homme, que pour Gentil-homme priué, et sien subiect, qui estoit venu faire ses affaires à Milan, et qui n’auoit iamais vescu là soubs autre visage : desaduouant mesme auoir sçeu qu’il fust en estât de la maison du Roy, ny connu de luy, tant s’en faut qu’il le prist pour Ambassadeur. Le Roy à son tour le pressant de diuerses obiections et demandes, et le chargeant de toutes pars, l’acculla en fin sur le point, de l’exécution faicte de nuict, et comme à la desrobée. À quoy le pauure homme embarrassé, respondit, pour faire l’honneste, que pour le respect de sa Maiesté, le Duc eust esté bien marry, que telle exécution se fust faicte de iour. Chacun peut penser, comme il fut releué, s’estant si lourdement couppé, à l’endroit d’vn tel nez que celuy du Roy François.

Le Pape Iulle second, ayant enuoyé vn Ambassadeur vers le Roy d’Angleterre, pour l’animer contre le Roy François, l’Ambassadeur ayant esté ouy sur sa charge, et le Roy d’Angleterre s’estant arresté en sa response, aux difficultez qu’il trouuoit à dresser les préparatifs qu’il faudroit pour combattre vn Roy si puissant, et en alléguant quelques raisons : l’Ambassadeur répliqua mal à propos, qu’il les auoit aussi considérées de sa part, et les auoit bien dictes au Pape. De cette parole si esloignée de sa proposition, qui estoit de le pousser incontinent à la guerre, le Roy d’Angleterre print le premier argument de ce qu’il trouua depuis par effect, que cet Ambassadeur, de son intention particulière pendoit du costé de France, et en ayant aduerty son maistre, ses biens furent confisquez, et ne tint à guère qu’il n’en perdist la vie.

CHAPITRE IX.

Des menteurs.

Montaigne déclare qu’il manque de mémoire ; inconvénients qu’il en éprouve. — Il n’est homme à qui il convienne, moins qu’à moi, de parler de mémoire. Cette faculté me fait pour ainsi dire complètement défaut ; et je ne crois pas qu’il y ait au monde quelqu’un d’aussi mal partagé que moi à cet égard. Sous tous autres rapports, je n’offre rien de particulier et suis comme tout le monde ; mais sur ce point, mon cas, singulier et très rare, mérite d’être signalé et remarqué. — Outre l’inconvénient qui en résulte naturellement dans la vie ordinaire (et certes, vu son importance, Platon a bien raison de la qualifier de grande et puissante déesse), comme dans mon pays on dit de quelqu’un qui manque de bon sens, qu’il n’a pas de mémoire, quand je me plains de la mienne, c’est comme si je me disais atteint de folie ; on ne me croit pas, on conteste mon dire, ne faisant pas de distinction entre la mémoire et le jugement, ce qui aggrave singulièrement mon affaire. En cela on me fait tort ; d’autant plus, et c’est là un fait d’observation, qu’on trouve très fréquemment, au contraire, une excellente mémoire jointe à peu de jugement. Cette confusion des gens sur ce point, m’est également préjudiciable, en ce qu’à l’égard de mes amis, que j’affectionne cependant par-dessus tout, ce qui est ma qualité maîtresse, mon défaut de mémoire devient à leurs yeux de l’ingratitude ; on m’impute ses défaillances comme des manques d’affection, et, au lieu d’y voir un défaut purement physique, on incrimine ma conscience : « Il a oublié, dit-on, telle prière, telle promesse ; il ne se souvient pas de ses amis ; son affection pour moi n’a pu le déterminer à dire, à faire ou à taire telle ou telle chose ». Certes, oui, je commets facilement des oublis, mais je n’ai garde de négliger, de propos délibéré, une démarche dont mon ami m’a chargé. C’est bien assez d’avoir une semblable infirmité, sans qu’encore on la transforme en une sorte de mauvaise volonté, constituant un manque de franchise, absolument opposé à mon caractère.

Avantages qu’il en retire. — Je m’en console du reste quelque peu. D’abord, parce que je dois à ce mal d’avoir été préservé d’avoir de l’ambition, mal plus grand encore, qui aurait eu facilement prise sur moi ; une bonne mémoire est en effet indispensable à qui veut se mêler des affaires publiques. J’y gagne que mes autres facultés, ainsi qu’on en trouve des exemples dans la nature, se sont accrues dans la mesure où celle-ci s’est trouvée amoindrie ; si j’eusse eu constamment présent à la mémoire tout ce que les autres ont dit ou fait, au lieu de juger par moi-même, je me serais facilement laissé aller,[1] comme cela a lieu d’ordinaire, à ce que mon esprit et mon jugement s’en rapportent paresseusement aux appréciations portées par autrui. — Une autre conséquence, c’est que je cause plus brièvement ; parce que d’ordinaire la mémoire est plus abondamment fournie que l’imagination. Si j’avais été mieux doué sous ce rapport, j’eusse étourdi mes amis par mon verbiage, tout sujet de causerie, par la grande facilité avec laquelle je m’en saisis et le traite, provoquant, et excitant déjà trop ma verve. C’est, en effet, pitié de voir, ainsi que je l’ai constaté chez certains de mes amis particuliers, nombre de personnes, lorsqu’elles ont la parole, faire remonter leurs récits de plus en plus haut, au fur et à mesure que leur mémoire leur en fournit matière, les accompagnant d’une foule de détails qui n’ont pas raison de se produire, si bien que si la question était par elle-même intéressante, elle cesse de l’être, et que, si elle est sans intérêt, vous vous prenez à maudire la trop grande mémoire du narrateur ou son peu de jugement. Et c’est chose difficile que de clore convenablement un discours ou de l’interrompre à propos, une fois qu’il est en train ; il en est de cela comme de la vigueur d’un cheval, qui apparaît surtout quand, dans un tournant, il peut s’arrêter net. Même parmi les gens le plus en possession de leur sujet, j’en connais qui voudraient et ne peuvent s’arrêter dans leur débit ; ils cherchent comment s’y prendre et vont poursuivant leurs discours en des phrases oiseuses et insignifiantes, comme s’ils tombaient en pâmoison. Cela s’accentue particulièrement chez les vieillards, qui conservent le souvenir du passé et ne se souviennent pas de leurs redites ; j’ai vu des récits fort agréables, devenir très ennuyeux dans la bouche d’un haut personnage de qui chacun, dans l’assistance, les avait déjà entendus cent fois.

En second lieu, la faiblesse de ma mémoire fait, ainsi que le disait un sage de l’antiquité, que je conserve moins souvenance des offenses qui me sont faites. Il me faudrait quelqu’un chargé de me les rappeler, comme en agissait Darius ; qui, pour ne pas oublier l’offense qu’il avait reçue des Athéniens, avait commis un de ses pages pour lui répéter par trois fois, à l’oreille, chaque fois qu’il se mettait à table : « Seigneur, souvenez-vous des Athéniens ! » — J’y trouve enfin cet avantage que tous les sites que je revois, tous les livres que je relis, me charment constamment par leur incessante nouveauté.

Un menteur doit avoir bonne mémoire. — Ce n’est pas sans raison que l’on dit que celui qui n’a pas de mémoire ne doit pas se permettre d’être menteur. On sait que les grammairiens établissent une différence entre dire un mensonge et mentir ; dire un mensonge, d’après eux, c’est avancer une chose fausse, que l’on croit vraie ; tandis que dans la langue latine, d’où la nôtre est dérivée, mentir est synonyme de parler contre sa conscience ; ce que je dis ici, ne s’applique donc qu’à ceux qui parlent contrairement à ce qu’ils savent. Ces gens-là, ou inventent tout ce qu’ils disent, le fond et les détails, ou se bornent à déguiser et altérer un fond de vérité. Lorsqu’ils racontent souvent une même affaire en l’altérant, il leur est difficile de ne pas se contredire, parce que la chose s’étant tout d’abord logée dans leur mémoire, telle qu’on la leur a rapportée ou qu’ils l’ont vue eux-mêmes, il ne leur est guère possible, après l’avoir racontée à diverses reprises, et chaque fois avec plus ou moins d’inexactitude, de se remémorer, quand elle leur revient à l’idée, toutes les altérations qu’ils lui ont fait subir, tandis que l’impression première demeure et, sans cesse présente à leur esprit, efface de leur mémoire le souvenir de toutes les faussetés qu’ils ont greffées sur la vérité. Lorsqu’ils inventent leurs récits de toutes pièces, aucune impression première n’existant qui puisse troubler leurs dires, il semble qu’ils sont moins exposés à des mécomptes ; et cependant, une chose qui n’existe pas, que rien ne fixe, à moins qu’on ne soit bien maître de soi, échappe facilement à la mémoire. J’en ai vu bien des exemples, parfois très plaisants et pas toujours à leur avantage, chez ces gens dont la profession est de toujours parler soit dans un sens, soit dans un autre, suivant l’intérêt qu’ils ont dans l’affaire, ou suivant ce qui plaît aux grands de ce monde auxquels ils parlent. Les circonstances où ils ont à aller ainsi contre la vérité et leur conscience sont si variables, il leur faut si souvent modifier chaque fois leur langage, qu’ils en arrivent à dire d’une même chose tantôt gris, tantôt jaune ; à l’un, d’une façon ; à l’autre, d’une autre ; et, si par hasard leurs auditeurs viennent à se rapporter les uns aux autres ces dires, leurs contradictions apparaissent ; que résulte-t-il alors de leur talent d’imagination ! Outre ce que, par imprudence, ils peuvent laisser échapper et qui si souvent les trahit, quelle mémoire suffirait à ce qu’ils se rappellent les formes si diverses de leurs inventions, sous lesquelles ils ont présenté un même sujet. J’ai vu des personnes envier cette réputation d’homme adroit, toujours prêt à conformer son langage aux circonstances ; elles ne voyaient pas qu’une fois cette réputation faite, le profit que cette adresse a pu procurer, cesse.

Mentir est un vice exécrable ; l’altération de la vérité est, avec l’entêtement, à combattre dès le début, chez l’enfant. — En vérité, mentir est un vice odieux. N’est-ce pas la parole qui fait que nous sommes des hommes, au lieu d’être des animaux ; et n’est-ce pas elle qui nous met en relations les uns avec les autres ? Si nous nous faisions une juste idée de l’horreur que doit nous inspirer le mensonge et de l’importance qu’il peut avoir, nous réclamerions contre lui le supplice du feu, qu’on applique pour d’autres crimes qui le justifient moins. — M’est avis que d’ordinaire on s’occupe de châtier très mal à propos les enfants, pour des fautes dont ils ne se rendent pas compte, ou on leur adresse des reproches pour des actes inconsidérés, dont ils ne gardent aucune impression et sont sans conséquences ; tandis que la menterie, cette altération de la vérité dans les choses les plus insignifiantes, et, ce qui est un peu moins grave, l’entêtement, sont, ce me semble, à combattre chez eux avec le plus grand soin, pour en arrêter les débuts et les progrès. Ces défauts croissent avec eux ; et il est vraiment étonnant combien, quand ils sont passés à l’état d’habitude, il devient impossible de les leur faire perdre ; c’est ce qui fait que nous voyons des hommes, honnêtes à tous autres égards, s’y abandonner et en être esclave. J’ai un tailleur qui est un bon garçon ; jamais je ne lui ai entendu dire la vérité, pas même quand elle pouvait lui être utile. Si, comme la vérité, le mensonge n’avait qu’une face, je m’en accommoderais encore ; nous en serions quittes pour tenir comme certain le contraire de ce que nous dirait un menteur ; mais il y a cent mille manières d’exprimer le contraire de la vérité et le champ d’action du mensonge est sans limites. Les Pythagoriciens tenaient le bien comme chose certaine et nettement définie ; le mal, comme infini et incertain. Mille chemins détournent du but, un seul y conduit. Toutefois, je ne garantis pas avoir sur moi assez d’empire, pour ne pas me laisser aller à faire un mensonge effronté et solennel, si c’était le seul moyen à ma disposition pour échapper à un péril extrême et dont j’aurais la certitude. — Un ancien Père de l’Église dit que la compagnie d’un chien qui nous est connu, est préférable à celle d’un homme dont nous ne connaissons pas le langage, « de sorte que deux hommes de nations différentes, ne sont point hommes, l’un à l’égard de l’autre (Pline) ». Combien, pour vivre en société, la compagnie de qui garde le silence n’est-elle pas préférable à celle de qui la langue est menteuse !

Mésaventures de deux ambassadeurs. — Le roi François Ier se vantait d’avoir, à force de le presser, contraint dans ses derniers retranchements Francisque Taverna, ambassadeur de François Sforza, duc de Milan, homme qui passait pour parfaitement manier la parole et qui lui avait été envoyé pour justifier son maître, au sujet d’un fait d’une haute gravité. Le roi, pour se ménager constamment des intelligences en Italie d’où il venait d’être chassé, et précisément dans ce duché de Milan, avait imaginé de placer auprès du duc un de ses gentilshommes, en réalité son ambassadeur, mais en apparence simple particulier, ayant l’air de s’y trouver pour ses propres affaires. Le duc avait, du reste, lui-même grand intérêt à ne pas paraître être en relations avec nous, étant beaucoup plus sous la dépendance de l’empereur que sous la nôtre, surtout à ce moment, où il négociait son mariage avec la nièce de ce souverain, fille du roi de Danemark, laquelle est actuellement duchesse douairière de Lorraine. Pour cela, le roi fit choix d’un nommé Merveille, gentilhomme milanais, écuyer de ses écuries. Merveille partit avec des instructions et des lettres secrètes l’accréditant comme ambassadeur, auxquelles en furent jointes d’autres le recommandant au duc à propos de ses affaires personnelles, ces dernières lettres destinées à être produites en public et à dissimuler sa mission. Mais Merveille demeura si longtemps près du duc, que l’empereur eut des soupçons, ce qui, croyons-nous, fut cause de ce qui suivit. Sous prétexte de meurtre, le duc lui fit, une belle nuit, trancher la tête, après un procès expédié en deux jours. Le roi, pour avoir raison de cet acte, s’adressa à tous les princes de la chrétienté et au duc lui-même, et Messire Francisque, envoyé pour exposer l’affaire dûment dénaturée pour les besoins de la cause, fut admis à une des audiences du matin. Comme base de son plaidoyer, après avoir présenté le fait en mettant toutes les apparences de son côté, il dit que son maître avait toujours considéré Merveille comme un simple gentilhomme, son propre sujet, venu à Milan pour ses affaires et jamais autrement ; niant même avoir su qu’il fît partie de la maison du roi, que le roi le connût, et par suite n’avoir jamais eu l’idée de le considérer comme son ambassadeur. Le roi, à son tour, le pressa de questions et d’objections, les multipliant sur tous les points ; et, en arrivant enfin à l’exécution, il lui demanda pourquoi elle avait été faite de nuit et en quelque sorte à la dérobée ? Sur quoi, le pauvre homme embarrassé, pensant faire acte de courtoisie, répondit que, par respect pour Sa Majesté, le duc eût été bien au regret qu’elle eût été faite de jour. On peut penser comme le roi le releva, après qu’il se fut à son nez si maladroitement coupé, au nez de François Ier !

Le pape Jules II avait envoyé un ambassadeur au roi d’Angleterre, pour le presser d’agir contre ce même roi de France. Cet ambassadeur ayant exposé sa mission, le roi d’Angleterre lui objecta les difficultés qu’il éprouvait à réunir les forces et faire les préparatifs nécessaires pour combattre un adversaire si puissant, lui en détaillant les raisons. À quoi l’ambassadeur répliqua, assez mal à propos, que ces raisons lui étaient également venues à l’esprit et qu’il les avait soumises au Pape. Cette parole, si peu en rapport avec la mission qu’il avait de pousser le roi d’Angleterre à entrer immédiatement en campagne, donna à penser à celui-ci, ce qui par la suite fut reconnu exact, que cet ambassadeur, en son for intérieur, penchait pour la France ; il en avertit son maître ; ses biens furent confisqués et peu s’en fallut qu’il ne perdît la vie.

  1. *