Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 13

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 13
Texte 1595
Texte 1907
Cérémonie de l’entrevue des Rois.


CHAPITRE XIII.

Cérémonie de l’entreueuë des rois.


Il n’est subiect si vain, qui ne mérite vn rang en cette rapsodie. À nos règles communes, ce seroit vne notable discourtoisie et à l’endroit d’vn pareil, et plus à l’endroit d’vn grand, de faillir à vous trouuer chez vous, quand il vous auroit aduerty d’y deuoir venir : Voire adioustoit la Royne de Nauarre Marguerite à ce propos, que c’estoit inciuilité à vn Gentil-homme de partir de sa maison, comme il se faict le plus souuent, pour aller au deuant de celuy qui le vient trouuer, pour grand qu’il soit : et qu’il est plus respectueux et ciuil de l’attendre, pour le receuoir, ne fust que de peur de faillir sa route : et qu’il suffit de l’accompagner à son parlement. Pour moy i’oublie souuent l’vn et l’autre de ces vains offices : comme ie retranche en ma maison autant que ie puis de la cerimonie. Quelqu’vn s’en offence : qu’y ferois-ie ? Il vaut mieux que ie l’offence pour vne fois, que moy tous les iours : ce seroit vne subiection continuelle. À quoy faire fuit-on la seruitude des cours, si on l’entraîne iusques en sa tanière ? C’est aussi vne règle commune en toutes assemblées, qu’il touche aux moindres de se trouuer les premiers à l’assignation, d’autant qu’il est mieux deu aux plus apparans de se faire attendre.Toutesfois à l’entreueuë qui se dressa du Pape Clément, et du Roy François à Marseille, le Roy y ayant ordonné les apprests nécessaires, s’esloigna de la ville, et donna loisir au Pape de deux ou trois iours pour son entrée et refreschissement, auant qu’il le vinst trouuer. Et de mesmes à l’entrée aussi du Pape et de l’Empereur à Bouloigne, l’Empereur donna moyen au Pape d’y estre le premier et y suruint après luy. C’est, disent-ils, vne cerimonie ordinaire aux abouchemens de tels Princes, que le plus grand soit auant les autres au lieu assigné, voire auant celuy chez qui se fait l’assemblée : et le prennent de ce biais, que c’est afin que cette apparence tesmoigne, que c’est le plus grand que les moindres vont trouuer, et le recherchent, non pas luy eux.Non seulement chasque païs, mais chasque cité et chasque vacation a sa ciuilité particulière. I’y ay esté assez soigneusement dressé en mon enfance, et ay vescu en assez bonne compaignie, pour n’ignorer pas les loix de la nostre Françoise : et en tiendrois eschole. I’aime à les ensuiure, mais non pas si couardement, que ma vie en demeure contraincte. Elles ont quelques formes pénibles, lesquelles pourueu qu’on oublie par discretion, non par erreur, on n’en a pas moins de grâce. I’ay veu souuent des hommes inciuils par trop de ciuilité, et importuns de courtoisie.C’est au demeurant vne tres-vtile science que la science de l’entregent. Elle est, comme la grâce et la beauté, conciliatrice des premiers abords de la société et familiarité : et par conséquent nous ouure la porte à nous instruire par les exemples d’autruy, et à exploitter et produire nostre exemple, s’il a quelque chose d’instruisant et communicable.

CHAPITRE XIII.

Cérémonial des entrevues des rois.

Il n’est pas de sujet si futile, qui ne mérite de prendre place dans ces Essais, faits de pièces et de morceaux.

Attendre chez soi un grand personnage dont la visite est annoncée, est plus régulier que d’aller au-devant de lui, ce qui expose à le manquer. — Dans nos usages, ce serait un grave manque de courtoisie vis-à-vis d’un égal, et à plus forte raison vis-à-vis d’un grand, de ne pas nous trouver chez nous, quand il nous a prévenu qu’il doit y venir. Marguerite, reine de Navarre, ajoutait même à ce propos que pour un gentilhomme c’est une atteinte à la politesse, de quitter sa demeure, comme cela se fait le plus souvent, pour aller au-devant de la personne qui vient chez lui, quel que soit le rang de cette personne ; qu’il est plus respectueux et plus poli de l’attendre chez soi pour la recevoir, ne fût-ce que par peur de la manquer en chemin et qu’il suffit de l’accompagner seulement quand elle vous quitte. M’affranchissant chez moi, le plus possible, de toute cérémonie, j’oublie souvent l’une et l’autre de ces futiles obligations ; il en est qui s’en offensent, qu’y faire ? Il vaut mieux que je l’offense, lui, une unique fois, que d’avoir à en souffrir moi-même tous les jours ; ce deviendrait une contrainte continue. À quoi servirait d’avoir fui la servitude des cours, si elle vous suit jusque dans votre retraite ? — Il est également dans les usages qu’à toute réunion, les personnes de moindre importance soient les premières rendues ; comme faire attendre, est du meilleur genre pour les personnages en vue.

Dans les entrevues des souverains, on fait en sorte que celui qui a la prééminence se trouve le premier au lieu désigné. — Toutefois à l’entrevue qui eut lieu à Marseille entre le pape Clément VII et le roi François Ier, le roi, après avoir ordonné les préparatifs nécessaires, s’éloigna de la ville et laissa au pape, avant de le venir voir, deux ou trois jours pour faire son entrée et se reposer. — De même, à l’entrevue, à Bologne, de ce même pape et de l’empereur Charles-Quint, celui-ci fit en sorte que le pape y arrivât le premier, et lui-même n’y vint qu’après lui. — C’est, dit-on, le cérémonial spécial aux entrevues de tels princes, qui veut que le plus élevé en dignité, arrive le premier au lieu assigné comme rendez-vous, avant même celui dans les États duquel ce lieu se trouve situé ; moyen détourné de faire que celui auquel appartient la préséance, paraisse recevoir ceux de rang moins élevé qui, de la sorte, ont l’air d’aller à lui, au lieu que ce soit lui qui vienne à eux.

Il est toujours utile de connaître les formes de la civilité, mais il faut se garder de s’en rendre esclave et de les exagérer. — Non seulement chaque pays, mais chaque ville et même chaque profession ont, sous le rapport de la civilité, leurs usages particuliers. J’y ai été assez soigneusement dressé en mon enfance, et ai assez vécu en bonne compagnie, pour ne pas ignorer ceux qui se pratiquent en France ; je pourrais les enseigner aux autres. J’aime à les suivre, mais non pas avec une servilité telle que ma vie en soit entravée. Quelques-uns de ces usages sont gênants ; et on ne cesse pas de faire montre de bonne éducation si, par discrétion et non par ignorance, on vient à les omettre. J’ai vu souvent des personnes manquer à la politesse, en l’exagérant au point d’en être importunes.

Au demeurant, c’est une très utile science, que celle de savoir se conduire dans le monde. Comme la grâce et la beauté, elle vous ouvre les portes de la société et de l’intimité ; elle nous donne, par suite, occasion de nous instruire par ce que nous voyons faire à autrui ; et ce que nous faisons nous-mêmes est mis à profit par les autres, quand cela est bon à retenir et qu’ils peuvent se l’assimiler.