Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 14

La bibliothèque libre.



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 14
Texte 1595
Texte 1907
On est puny pour s’opiniastrer à une place sans raison.


CHAPITRE XIIII.

On est puny pour s’opiniastrer en vne place
sans raison.


La vaillance a ses limites, comme les autres vertus : lesquels franchis, on se trouue dans le train du vice : en manière que par chez elle on se peut rendre à la témérité, obstination et folie, qui n’en sçait bien les bornes, malaisez en vérité à choisir sur leurs confins. De cette considération est née la coustume que nous auous aux guerres, de punir, voire de mort, ceux qui s’opiniastrent à défendre vne place, qui par les règles militaires ne peut estre soustenue. Autrement soubs l’espérance de l’impunité il n’y auroit poullier qui n’arrestast vne armée.Monsieur le Connestable de Mommorency au siège de Pauie, ayant esté commis pour passer le Tesin, et se loger aux fauxbourgs S. Antoine, estant empesché d’vne tour au bout du pont, qui s’opiniastra iusques à se faire batre, feit pendre tout ce qui estoit dedans : et encore depuis accompagnant Monsieur le Dauphin au voyage delà les monts, ayant prins par force le Chasteau de Villane, et tout ce qui estoit dedans ayant esté mis en pièces par la furie des soldats, horsmis le Capitaine et l’enseigne, il les fit pendre et estrangler pour cette mesme raison : comme fit aussi le Capitaine Martin du Bellay lors Gouuerneur de Turin, en cette mesme contrée, le Capitaine de S. Bony : le reste de ses gens ayant esté massacré à la prinse de la place.Mais d’autant que le iugement de la valeur et foiblesse du lieu, se prend par l’estimation et contrepois des forces qui l’assaillent (car tel s’opiniastreroit iustement contre deux couleurines, qui feroit l’enragé d’attendre trente canons) ou se met encore en conte la grandeur du Prince conquérant, sa réputation, le respect qu’on luy doit : il y a danger qu’on presse vn peu la balance de ce costé là. Et en adulent par ces mesmes termes, que tels ont si grande opinion d’eux et de leurs moyens, que ne leur semblant raisonnable qu’il y ait rien digne de leur faire teste, ilz passent le Cousteau par tout où ils trouuent résistance, autant que fortune leur dure : comme il se voit par les formes de sommation et deffi, que les Princes d’Orient et leurs successeurs, qui sont encores, ont en vsage, fiere, hautaine et pleine d’vn commandement barbaresque. Et au quartier par où les Portugaiz escornerent les Indes, ils trouuerent des estats auec cette loy vniuerselle et inuiolable, que tout ennemy vaincu par le Roy en présence, ou par son Lieutenant est hors de composition de rançon et de mercy.

Ainsi sur tout il se faut garder qui peut, de tomber entre les mains d’vn Iuge ennemy, victorieux et armé.

CHAPITRE XIV.

On est punissable, quand on s’opiniâtre à défendre une place au delà de ce qui est raisonnable.

La vaillance a ses limites ; et qui s’obstine à défendre à outrance une place trop faible, est punissable. — La vaillance a ses limites, comme toute autre vertu ; ces limites outrepassées, on peut être entraîné jusqu’au crime. Cela peut devenir de la témérité, de l’obstination, de la folie, chez qui en ignore les bornes, fort malaisées, en vérité, à définir quand on approche de la limite. C’est de cette considération qu’est née, à la guerre, la coutume de punir, même de mort, ceux qui s’opiniâtrent à défendre une place qui, d’après les règles de l’art militaire, ne peut plus être défendue. Autrement, comptant sur l’impunité, il n’y a pas de bicoque qui n’arrêterait une armée.

M. le connétable de Montmorency, au siège de Pavie, ayant reçu mission de passer le Tessin et de s’établir dans le faubourg Saint-Antoine, s’en trouva empêché par une tour, située à l’extrémité du pont, à la défense de laquelle la garnison s’opiniâtra au point qu’il fallut l’enlever d’assaut ; le connétable fit pendre tous ceux qui y furent pris. — Plus tard, accompagnant M. le Dauphin en campagne par delà les monts, et s’étant emparé de vive force du château de Villane, tout ce qui était dedans fut tué par les soldats exaspérés, hormis le capitaine et l’enseigne, que pour punir de la résistance qu’ils lui avaient opposée, il fit étrangler et pendre tous deux. — Le capitaine Martin du Bellay en agit de même à l’égard du capitaine de St-Bony, gouverneur de Turin, dont tous les gens avaient été massacrés, au moment même de la prise de la place.

L’appréciation du degré de résistance et de faiblesse d’une place est difficile ; et l’assiégeant qui s’en rend maître, est souvent disposé à trouver que la défense a été trop prolongée. — L’appréciation du degré de résistance ou de faiblesse d’une place résulte des forces de l’assaillant et de la comparaison de ses moyens d’action ; tel en effet, qui s’opiniâtre avec juste raison à résister contre deux couleuvrines, serait insensé de prétendre lutter contre trente canons ; il y a aussi à considérer la grandeur que donnent à un prince, que l’on a pour adversaire, les conquêtes qu’il a déjà faites, sa réputation, le respect qu’on lui doit. Mais il y a danger à tenir par trop compte de ces dernières considérations qui, en ces mêmes termes, peuvent être de valeur bien différente ; car il en est qui ont une si grande opinion d’eux-mêmes et des moyens dont ils disposent, qu’ils n’admettent pas qu’on ait la folie de leur tenir tête ; et, autant que la fortune leur est favorable, ils égorgent tout ce qui leur fait résistance. Cela apparaît notamment dans les expressions en lesquelles sont conçues les sommations et défis des anciens princes de l’Orient et même de leurs successeurs ; dans leur langage fier et hautain, se répètent encore aujourd’hui les injonctions les plus barbares. — Dans la région par laquelle les Portugais entamèrent la conquête des Indes, ils trouvèrent des peuples chez lesquels c’est une loi générale, d’application constante, que tout ennemi vaincu par le roi en personne, ou par son lieutenant, n’est ni admis à payer rançon, ni reçu à merci ; autrement dit, est toujours mis à mort.

Comme conclusion : qui en a la possibilité, doit surtout se garder de tomber entre les mains d’un ennemi en armes, qui est victorieux et a pouvoir de décider de votre sort.