Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 15

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 15
Texte 1595
Texte 1907
De la punition de la couardise.


CHAPITRE XV.

De la punition de la couardise.


Iovy autrefois tenir à vn Prince, et tresgrand Capitaine, que pour lascheté de cœur vn soldat ne pouuoit estre condamné à mort : luy estant à table fait récit du procès du Seigneur de Veruins, qui fut condamné à mort pour auoir rendu Bouloigne. À la vérité c’est raison qu’on face grande différence entre les fautes qui viennent de nostre foiblesse, et celles qui viennent de nostre malice. Car en celles icy nous nous sommes bandez à nostre escient contre les règles de la raison, que nature a empreintes en nous : et en celles là, il semble que nous puissions appeller à garant cette mesme nature pour nous auoir laissé en telle imperfection et deffaillance. De manière que prou de gens ont pensé qu’on ne se pouuoit prendre à nous, que de ce que nous faisons contre nostre conscience : et sur cette règle est en partie fondée l’opinion de ceux qui condamnent les punitions capitales aux hérétiques et mescreans : et celle qui establit qu’vn Aduocat et vn Iuge ne puissent estre tenuz de ce que par ignorance ils ont failly en leur charge.

Mais quant à la couardise, il est certain que la plus commune façon est de la chastier par honte et ignominie. Et tient-on que cette règle a esté premièrement mise en vsage par le législateur Charondas : et qu’auant luy les loix de Grèce punissoyent de mort ceux qui s’en estoyent fuis d’vne bataille : là où il ordonna seulement qu’ils fussent par trois iours assis emmy la place publicque, vestus de robe de femme : espérant encores s’en pouuoir seruir, leur ayant fait reuenir le courage par cette honte. Suffundere malis hominis sanguinem quàm effundere. Il semble aussi que les loix Romaines punissoyent anciennement de mort, ceux qui auoyent fuy. Car Ammianus Marcellinus dit que l’Empereur Iulien condemna dix de ses soldats, qui auoyent tourné le dos à vne charge contre les Parthes, à estre dégradez, et après à souffrir mort, suyuant, dit-il, les loix anciennes. Toutes-fois ailleurs pour vne pareille faute il en condemne d’autres, seulement à se tenir parmy les prisonniers sous l’enseigne du bagage. L’aspre chastiement du peuple Romain contre les soldats eschapez de Cannes, et en cette mesme guerre, contre ceux qui accompaignerent Cn. Fuluius en sa deffaitte, ne vint pas à la mort. Si est-il à craindre que la honte les désespère, et les rende non froids amis seulement, mais ennemis.

Du temps de nos Peres le Seigneur de Franget, iadis Lieutenant de la compaignie de Monsieur le Mareschal de Chastillon, ayant par Monsieur le Mareschal de Chabannes esté mis Gouuerneur de Fontarabie au lieu de Monsieur du Lude, et l’ayant rendue aux Espagnols, fut condamné à estre dégradé de noblesse, et tant luy que sa postérité déclaré roturier, taillable et incapable de porter armes : et fut cette rude sentence exécutée à Lyon. Depuis souffrirent pareille punition tous les Gentils-hommes qui se trouuerent dans Guyse, lors que le Comte de Nansau y entra : et autres encore depuis. Toutesfois quand il y auroit vne si grossière et apparante ou ignorance ou couardise, qu’elle surpassast toutes les ordinaires, ce seroit raison de la prendre pour suffisante preuue de meschanceté et de malice, et de la chastier pour telle.

CHAPITRE XV.

Punition à infliger aux lâches.

La lâcheté ne devrait pas être punie de mort chez un soldat, à moins qu’elle ne soit le fait de mauvais desseins. — J’ai entendu dire autrefois à un prince, très grand capitaine, qui, à table, vint à nous faire le récit du procès du seigneur de Vervins, qui fut condamné à mort pour avoir rendu Boulogne, qu’un soldat ne devrait pas être puni de mort pour un acte de lâcheté, provenant de sa pusillanimité. Je conviens qu’il est juste qu’on fasse une grande différence entre une faute due à notre faiblesse de caractère et une provenant du fait de nos mauvais sentiments. Ici, nous agissons en pleine connaissance de cause, contre ce que nous dicte la raison que la nature a mise en nous pour diriger nos actions ; là, il semble que nous pouvons invoquer en notre faveur cette même nature, de laquelle nous tenons cette imperfection, cause de notre faiblesse. C’est ce raisonnement qui conduit beaucoup de gens à penser qu’on ne peut nous rendre responsable que de ce que nous faisons à l’encontre de notre conscience ; c’est même sur lui que se basent en partie les personnes qui prononcent la peine capitale contre les hérétiques et les infidèles ; c’est aussi pour cela que juge et avocat ne peuvent être rendus responsables lorsque, par ignorance des faits de la cause, ils ont failli à leur devoir.

Les peuples anciens et modernes ont souvent varié dans leur manière de sévir contre la poltronnerie. — Pour ce qui est de la lâcheté, il est certain que la honte et l’ignominie sont les châtiments qui lui sont le plus ordinairement infligés ; le législateur Charondas passe pour avoir été le premier qui les lui ait appliqués. Avant lui, les Grecs punissaient de mort ceux qui, au combat, avaient lâché pied. Charondas se borna à ordonner que, vêtus de robes de femme, ils demeurassent pendant trois jours, exposés au milieu de la place publique ; il espérait de la sorte que, cette honte rappelant leur courage, ils pourraient reparaître dans les rangs de l’armée : « Songez plutôt à faire rougir le coupable, qu’à répandre son sang (Tertullien). » — Il semble que les lois romaines punissaient également de mort ceux qui avaient pris la fuite ; car Ammien Marcellin cite l’empereur Julien comme ayant condamné dix de ses soldats, qui avaient tourné le dos dans une charge contre les Parthes, à être dégradés, puis mis à mort, conformément, dit-il, aux lois anciennes. Toutefois, en d’autres circonstances, pour semblable faute, il se borna à en condamner d’autres à marcher aux bagages avec les prisonniers. — Le rude châtiment infligé par le peuple romain aux soldats échappés au désastre de Cannes, et, dans cette même guerre, contre ceux qui accompagnaient Cneius Fulvius dans sa défaite, n’alla pas jusqu’à la mort. En pareil cas, il est à craindre que la honte n’engendre le désespoir et que ceux ainsi frappés, non seulement ne se rallient pas à nous de bon cœur, mais nous deviennent même hostiles.

Du temps de nos pères, le seigneur de Franget, alors lieutenant de la compagnie de M. le Maréchal de Châtillon, mis par M. le Maréchal de Chabannes comme gouverneur de Fontarabie, en remplacement de M. du Lude, rendit cette place aux Espagnols. Il fut condamné à être dégradé de sa noblesse, tant lui que sa postérité, et déclaré roturier, taillable (soumis à l’impôt personnel), et incapable de porter les armes ; cette sentence rigoureuse reçut son exécution à Lyon. — Plus tard, cette même peine fut infligée à tous les gentilshommes qui se trouvaient dans la ville de Guise, lorsque le comte de Nassau s’en empara ; et depuis, à d’autres encore. Cependant, quand la faute dénote une si grossière et évidente ignorance ou lâcheté qu’elle sort de l’ordinaire, il serait rationnel de la considérer comme un acte de perversité, provenant de mauvais sentiments, et de la punir comme telle.