Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 23

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 23
Texte 1595
Texte 1907
Diuers euenemens de mesme conseil.


CHAPITRE XXIII.

Diuers euenemens de mesme Conseil.


Iaques Amiot, grand Aumosnier de France, me recita vn iour cette histoire à l’honneur d’vn Prince des nostres (et nostre estoit-il à très-bonnes enseignes, encore que son origine fust estrangere) que durant nos premiers troubles au siège de Roüan, ce Prince ayant esté aduerti par la Royne mère du Roy d’vne entreprise qu’on faisoit sur sa vie, et instruit particulierement par ses lettres, de celuy qui la deuoit conduire à chef, qui estoit vn Gentil-homme Angeuin ou Manceau, fréquentant lors ordinairement pour cet effet, la maison de ce Prince : il ne communiqua à personne cet aduertissement : mais se promenant l’endemain au mont saincte Catherine, d’où se faisoit nostre baterie à Rouan (car c’estoit au temps que nous la tenions assiégée) ayant à ses costez ledit Seigneur grand Aumosnier et vn autre Euesque, il apperçeut ce Gentilhomme, qui luy auoit esté remarqué, et le fit appeller. Comme il fut en sa présence, il luy dit ainsi le voyant desia pallir et frémir des alarmes de sa conscience : Monsieur de tel lieu, vous vous doutez bien de ce que ie vous veux, et vostre visage le montre : vous n’auez rien à me cacher : car ie suis instruict de vostre affaire si auant, que vous ne feriez qu’empirer vostre marché, d’essayer à le couurir. Vous sçauez bien telle chose et telle (qui estoyent les tenans et aboutissans des plus secrètes pièces de cette menée) ne faillez sur vostre vie à me confesser la vérité de tout ce dessein. Quand ce pauure homme se trouua pris et conuaincu, car le tout auoit esté descouuert à la Royne par l’vn des complices, il n’eut qu’à ioindre les mains et requérir la grâce et miséricorde de ce Prince ; aux pieds duquel il se voulut ietter, mais il l’en garda, suyuant ainsi son propos : Venez çà, vous ay-ie autre-fois fait desplaisir ? ay-ie offencé quelqu’vn des vostres par haine particulière ? Il n’y a pas trois semaines que ie vous cognois, quelle raison vous a peu mouuoir à entreprendre ma mort ? Le Gentil-homme respondit à cela d’vne voix tremblante, que ce n’estoit aucune occasion particulière qu’il en eust, mais l’interest de la cause générale de son parly, et qu’aucuns luy auoient persuadé que ce seroit vue exécution pleine de pieté, d’extirper en quelque manière que ce fust, vn si puissant ennemy de leur religion. Or, suiuit ce Prince, ie vous veux montrer, combien la religion que ie tiens est plus douce, que celle dequoy vous faictes profession. La vostre vous a conseillé de me tuer sans m’ouir, n’ayant receu de moy aucune offence ; et la mienne me commande que ie vous pardonne, tout conuaincu que vous estes de m’auoir voulu tuer sans raison. Allez vous on, retirez vous, que ie ne vous voye plus icy : et si vous estes sage, prenez doresnauant en voz entreprises des conseillers plus gens de bien que ceux là.L’empereur Auguste estant en la Gaule, reçeut certain auertissement d’vne coniuration que luy brassoit L. Cinna : il délibéra de s’en venger, et manda pour cet effect au lendemain le conseil de ses amis : mais la nuict d’entre-deux il la passa auec grande inquiétude, considérant qu’il auoit à taire mourir un ieune homme de bonne maisons et neueu du grand Pompeius : et produisoit en se pleignant plusieurs diuers discours. Quoy donq, faisoit-il, sera-il dict que ie demeureray en crainte et en alarme, et que ie lairray mon meurtrier se pourmener cependant à son ayse ? S’en ira-il quitte, ayant assailly ma teste, que i’ay sauuée de tant de guerres ciuiles, de tant de batailles, par mer et par terre ? et après auoir estably la paix vniuerselle du monde, sera-il absouz, ayant délibéré non de me meurtrir seulement, mais de me sacrifier ? Car la coniuration estoit faicte de le tuer, comme il feroit quelque sacrifice. Apres cela s’estant tenu coy quelque espace de temps, il recommençoit d’vne voix plus forte, et s’en prenoit à soy-mesme : Pourquoy vis tu, s’il importe à tant de gens que tu meures ? n’y aura-il point de fin à tes vengeances et à tes cruautez ? Ta vie vaut-elle que tant de dommage se face pour la conseruer ? Liuia sa femme le sentant en ces angoisses : Et les conseils des femmes y seront-ils receuz, luy dit elle ? Fais ce que font les médecins, quand les receptes accoustumees ne peuuent seruir, ils en essayent de contraires. Par seuerité tu n’as iusques à cette heure rien profité : Lepidus a suiuy Sauidienus, Murena Lepidus, Caepio Murena, Egnatius Gaepio. Commence à expérimenter comment te succéderont la douceur et la clémence. Cinna est conuaincu, pardonne luy ; de te nuire désormais, il ne pourra, et profitera à ta gloire. Auguste fut bien ayse d’auoir trouué vn aduocat de son humeur, et ayant remercié sa femme et contremandé ses amis, qu’il auoit assignez au Conseil, commanda qu’on fist venir à luy Cinna tout seul. Et ayant fait sortir tout le monde de sa chambre, et fait donner vn siège à Cinna, il luy parla en cette manière : En premier lieu ie te demande Cinna, paisible audience : n’interromps pas mon parler, ie te donray temps et loysir d’y respondre. Tu sçais Cinna que t’ayant pris au camp de mes ennemis, non seulement t’estant faict mon ennemy, mais estant né tel, ie te sauuay ; ie te mis entre mains tous tes biens, et t’ay en fm rendu si accommodé et si aysé, que les victorieux sont enuieux de la condition du vaincu : l’office du sacerdoce que tu me demandas, ie te l’ottroiay, l’ayant refusé à d’autres, desquels les pères auoyent tousiours combatu auec moy : t’ayant si fort obligé, tu as entrepris de me tuer. À quoy Cinna s’estant escrié qu’il estoit bien esloigné d’vne si meschante pensée : Tu ne me tiens pas Cinna ce que tu m’auois promis, suyuit Auguste : tu m’auois asseuré que ie ne scroispas interrompu : ouy, tu as entrepris de me tuer, en tel lieu, tel iour, en telle compagnie, et de telle façon : et le voyant transi de ces nouuelles, et en silence, non plus pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience : Pourquoy, adiousta il, le fais tu ? Est-ce pour estre Empereur ? Vrayment il va bien mal à la chose publique, s’il n’y a que moy, qui t’empesche d’arriuer à l’Empire. Tu ne peux pas seulement deffendre ta maison, et perdis dernièrement vn procès par la faueur d’vn simple libertin. Quoy ? n’as tu pas moyen ny pouuoir en autre chose qu’à entreprendre Cæsar ? Ie le quitte, s’il n’y a que moy qui empesche tes espérances. Penses-tu, que Paulus, que Fabius, que les Cosseens et Seruiliens te souffrent ? et vne si grande trouppe de nobles, non seulement nobles de nom, mais qui par leur vertu honnorent leur noblesse ? Apres plusieurs autres propos, car il parla à luy plus de deux heures entières, Or va, luy dit-il, ie te donne, Cinna, la vie à traistre et à parricide, que ie te donnay autres-fois à ennemy : que l’amitié commence de ce iourd’huy entre nous : essayons qui de nous deux de meilleure foy, moy t’aye donné ta vie, ou tu l’ayes receuë. Et se despartit d’auec luy en cette manière. Quelque temps après il luy donna le consulat, se pleignant dequoy il ne le luy auoit osé demander. Il l’eut depuis pour fort amy, et fut seul faict par luy héritier de ses biens. Or depuis cet accident, qui aduint à Auguste au quarantiesme an de son aage, il n’y eut iamais de coniuration ny d’entreprise contre luy, et receut vne iuste recompense de cette sienne clémence. Mais il n’en aduint pas de mesmes au nostre : car sa douceur ne le sceut garentir, qu’il ne cheust depuis aux lacs de pareille trahison. Tant c’est chose vaine et friuole que l’humaine prudence : et au trauers de tous nos proiects, de nos conseils et précautions, la fortune maintient tousiours la possession des euenemens.

CHAPITRE XXIII.

Une même ligne de conduite peut aboutir à des résultats dissemblables.

Magnanimité du duc de Guise à l’égard de qui méditait de l’assassiner. — Jacques Amyot, grand aumônier de France, me contait un jour le fait suivant, tout à l’honneur d’un de nos princes d’entre les plus hauts en dignité, bien que d’origine étrangère. Au commencement de nos troubles, au siège de Rouen, il fut averti par la reine, mère du roi, d’un complot formé contre sa vie. Les lettres de la reine mentionnaient spécialement celui qui en était le chef, un gentilhomme angevin ou manceau qui, en ce moment et pour en arriver à ses fins, fréquentait d’une façon assez suivie la maison du Prince. Celui-ci ne communiqua à personne cet avis ; le lendemain, se promenant au mont Sainte-Catherine, où étaient établis les canons qui battaient la ville qu’alors nous assiégions, ayant près de lui le grand aumônier de qui je tiens le fait et un autre évêque, il aperçut le gentilhomme qui lui avait été signalé et le fit appeler. Quand celui-ci fut en sa présence, le voyant pâlir et trembler parce qu’il n’avait pas la conscience tranquille, il lui dit : « Monsieur un tel, vous vous doutez bien de ce que je vous veux, votre visage l’indique. N’essayez pas de me rien cacher ; je suis complètement au courant de vos intentions ; vous ne feriez qu’empirer votre cas, en cherchant à le pallier. Vous connaissez ceci, cela (c’était la teneur même des pièces les plus secrètes ayant trait au complot) ; sur votre vie, confessez-moi donc tout, sans réticence aucune. » Quand le pauvre homme se vit pris et convaincu (car tout avait été révélé à la reine par un de ses complices), il n’eut plus qu’à joindre les mains et à demander grâce et miséricorde au prince, aux pieds duquel il voulut se jeter. Le prince l’en empêcha et continuant : « Voyons, vous ai-je autrefois, en quelque occasion, causé quelque déplaisir ? ai-je offensé quelqu’un des vôtres par haine personnelle ? Il n’y a pas trois semaines que je vous connais, quelle raison vous a déterminé à vouloir m’assassiner ? » Le gentilhomme répondit d’une voix tremblante que ce n’était pas par animosité particulière contre lui, mais pour servir l’intérêt général de son parti ; qu’on lui avait persuadé que ce serait œuvre pie que de se débarrasser, de quelque manière que ce fût, d’un aussi puissant ennemi de la religion réformée. « Hé bien, poursuivit le prince, je veux vous montrer combien ma religion est plus tolérante que celle que vous pratiquez ; la vôtre vous a poussé à me tuer, sans m’entendre, alors que je ne vous ai point offensé ; la mienne me commande de vous pardonner, alors que vous êtes convaincu d’avoir voulu, sans raison, attenter à ma vie. Allez-vous en, retirez-vous, que je ne vous voie plus ici ; ce sera sage à vous de ne prendre dorénavant pour conseil, en vos entreprises, que des gens qui soient plus hommes de bien que ceux auxquels vous vous êtes adressé en cette circonstance. »

Clémence d’Auguste envers Cinna en semblable circonstance. — L’empereur Auguste, étant en Gaule, averti d’une conjuration que tramait contre lui L. Cinna, résolut de sévir et convoqua à cet effet ses amis en conseil pour le lendemain. Dans la nuit, en proie à une grande agitation, songeant qu’il lui fallait punir de mort un jeune homme de bonne famille, neveu du grand Pompée, les perplexités qu’il en ressentait, se reflétaient dans l’expression des pensées de toutes sortes qui l’occupaient : « Hé quoi, faisait-il, sera-t-il dit que je vivrai constamment dans la crainte et dans de continuelles alarmes, tandis que mon meurtrier sera libre d’aller et de venir à son gré ? Le laisserai-je indemne, lui qui a attenté à mes jours qui si souvent ont échappé aux périls de tant de guerres civiles, de tant de batailles livrées et sur terre et sur mer, alors que je suis parvenu à doter le monde de la paix universelle ? Puis-je l’absoudre, quand il a voulu non seulement m’assassiner, mais me sacrifier (les conjurés avaient projeté de le tuer pendant un sacrifice qu’il devait accomplir) ? » Puis s’étant tu quelques instants, il reprit à haute voix, s’en prenant cette fois à lui-même : « Pourquoi vis-tu, se disait-il, puisque tant de gens ont intérêt à ta mort ? Tes vengeances et tes cruautés n’auront-elles donc pas de fin ? Ta vie vaut-elle tant de rigueurs pour la défendre ? » Livie, sa femme, voyant ses angoisses, lui dit : « Accepteras-tu les conseils d’une femme ? Que ne fais-tu comme les médecins ; quand les remèdes dont ils usent d’habitude sont sans effet, ils essaient ceux qui produisent des effets contraires. Jusqu’ici la sévérité n’a donné aucun résultat ; les conjurations ont succédé les unes aux autres : Lépidus a suivi Savidianus ; Muréna, Lépidus ; Caepio, Muréna ; Egnatius, Cæpio ; essaie ce que produiront la douceur et la clémence. La culpabilité de Cinna est prouvée, pardonne-lui, il sera mis de la sorte dans l’impossibilité de te nuire et cela ajoutera à ta gloire. » Auguste, satisfait d’avoir trouvé en sa femme un écho des sentiments que lui-même éprouvait, la remercia, contremanda le conseil auquel il avait convoqué ses amis et ordonna qu’on fît venir Cinna et qu’il vînt seul. Quand celui-ci se présenta, Auguste fit sortir tout le monde de sa chambre, lui fit prendre un siège et lui parla en ces termes : « Tout d’abord, Cinna, je te demande de demeurer tranquille ; écoule-moi sans m’interrompre, je te donnerai ensuite tout le temps et le loisir de me répondre. Tu le sais, Cinna, tu as été pris dans le camp de mes ennemis et je t’ai épargné alors que non seulement tu avais embrassé leur cause, mais encore quand, par le fait de ta naissance, tu étais des leurs ; je te remis en possession de tous tes biens et t’ai en somme si bien traité, si haut placé, que les vainqueurs envient le sort du vaincu. La charge du sacerdoce que tu m’as demandée, je te l’ai accordée, alors que je l’avais refusée à d’autres dont les pères ont toujours combattu pour moi ; et, m’ayant de telles obligations, tu as formé le projet de m’assassiner. » Sur quoi Cinna s’étant récrié qu’il était bien éloigné d’avoir de si méchantes pensées, Auguste poursuivit : « Tu ne me tiens pas, Cinna, la promesse que tu m’as faite ; tu t’étais engagé à ne pas m’interrompre. Oui, tu as entrepris de me tuer en tel lieu, tel jour, en telle compagnie et de telle façon. » Et, le voyant atterré par ces renseignements donnés d’une façon si précise, gardant le silence, non plus parce qu’il l’avait promis, mais sous l’effet des reproches de sa conscience : « À quel mobile obéis-tu donc ? continua Auguste. Est-ce pour être empereur ? Ce serait vraiment par trop malheureux pour les affaires publiques, qu’il n’y eût que moi pour être un empêchement à ton accession à l’empire ; tu ne parviens pas seulement à défendre ta propre maison, et dernièrement encore tu as perdu un procès engagé contre un simple affranchi ! Devenir César, est-ce donc là tout ce que tu sais faire, tout ce dont tu es capable ? s’il n’y a que moi qui fasse obstacle à la réalisation de tes espérances, je suis prêt à abdiquer. Mais penses-tu que Paulus, que Fabius, que les Cosséens et les Serviliens t’acceptent, eux et tous ces nobles en si grand nombre, nobles par leurs noms et aussi par leurs vertus qui rehaussent leur noblesse ? » Après plusieurs autres propos se rapportant à la situation (car il l’entretint pendant plus de deux heures) : « Va, Cinna, lui dit-il, je te donne à nouveau la vie que, comme traître et parricide, tu mérites de perdre ; je te la donne comme autrefois je le la donnai, alors qu’étant mon ennemi, elle était entre mes mains. À dater de ce jour, soyons amis et voyons qui de nous deux sera de meilleure foi, de moi qui te fais grâce, ou de toi qui la reçois. » Sur ces mots, il le congédia. Quelque temps après, il lui donna le consulat, lui reprochant de n’avoir pas osé le lui demander. Auguste reçut la juste récompense de sa clémence en cette occasion ; Cinna lui demeura depuis profondément attaché, et, à sa mort, le fit le seul héritier de tous ses biens ; à partir de cet événement qui arriva dans sa quarantième année, aucune conjuration, aucun complot ne se formèrent plus contre lui. — Il n’en fut pas de même de celui de nos princes dont il a été question plus haut ; sa magnanimité ne l’a pas empêché de succomber depuis, à un attentat pareil à celui auquel il avait échappé une première fois, tant la prudence humaine est chose vaine et sur laquelle il est difficile de faire fond ! Quels que soient nos projets, les conseils auxquels nous recourons, les précautions que nous prenons, la fortune est toujours là qui tient en ses mains les événements.

Nous appellons les médecins heureux, quand ils arriuent à quelque bonne fin : comme s’il n’y auoit que leur art, qui ne se peust maintenir d’elle mesme, et qui eust les fondemens trop frailes, pour s’appuyer de sa propre force : et comme s’il n’y auoit qu’elle, qui ayt besoin que la fortune preste la main à ses opérations. Ie croy d’elle tout le pis ou le mieux qu’on voudra : car nous n’auons. Dieu mercy, nul commerce ensemble. Ie suis au rebours des autres : car ie la mesprise bien tousiours, mais quand ie suis malade, au lieu d’entrer en composition, ie commence encore à la haïr et à la craindre : et respons à ceux qui me pressent de prendre médecine, qu’ils attendent au moins que ie sois rendu à mes forces et à ma santé, pour auoir plus de moyen de soustenir l’effort et le hazart de leur breuuage. Ie laisse faire nature, et présuppose qu’elle se soit pourueue de dents et de griffes, pour se deffendre des assaux qui luy viennent, et pour maintenir cette contexture, dequoy elle fuit la dissolution. Ie crain au lieu de l’aller secourir, ainsi comme elle est aux prises bien estroites et bien iointes auec la maladie, qu’on secoure son aduersaire au lieu d’elle, et qu’on la recharge de nouueaux affaires.Or ie dy que non en la médecine seulement, mais en plusieurs arts plus certaines, la fortune y a bonne part. Les saillies poétiques, qui emportent leur autheur, et le rauissent hors de soy, pourquoy ne les attribuerons nous à son bon heur, puis qu’il confesse luy mesme qu’elles surpassent sa suffisance et ses forces, et les recognoit venir d’ailleurs que de soy, et ne les auoir aucunement en sa puissance : non plus que les orateurs ne disent auoir en la leur ces mouuemens et agitations extraordinaires, qui les poussent au delà de leur dessein ? Il en est de mesmes en la peinture, qu’il eschappe par fois des traits de la main du peintre surpassans sa conception et sa science, qui le tirent luy mesmes en admiration, et qui l’estonnent. Mais la fortune montre bien encores plus cuidemment, la part qu’elle a en tous ces ouurages, par les grâces et beautez qui s’y treuuent, non seulement sans l’intention, mais sans la cognoissance mesme de l’ouurier. Vn suffisant lecteur descouure souuent es escrits d’autruy, des perfections autres que celles que l’autheur y a mises et apperceuës, et y preste des sens et des visages plus riches.Quant aux entreprises militaires, chacun void comment la fortune y a bonne part. En nos conseils mesmes et en nos délibérations, il faut certes qu’il y ayt du sort et du bonheur meslé parmy : car tout ce que nostre sagesse peut, ce n’est pas grandchose. Plus elle est aiguë et viue, plus elle trouue en soy de foiblesse, et se deffie d’autant plus d’elle mesme. le suis de l’aduis de Sylla : et quand ie me prens garde de près aux plus glorieux exploicts de la guerre, ie voy, ce me semble, que ceux qui les conduisent, n’y employent la délibération et le conseil, que par acquit ; et que la meilleure part de l’entreprinse, ils l’abandonnent à la fortune ; et sur la fiance qu’ils ont à son secours, passent à tous les coups au delà des bornes de tout discours. Il suruient des allégresses fortuites, et des fureurs estrangeres parmy leurs délibérations, qui les poussent le plus souuent à prendre le party le moins fondé en apparence, et qui grossissent leur courage au dessus de la raison. D’où il est aduenu à plusieurs grands Capitaines anciens, pour donner crédit à ces conseils téméraires, d’alléguer à leurs gens, qu’ils y estoyent conuiez par quelque inspiration, par quelque signe et prognostique.Voyla pourquoy en cette incertitude et perplexité, que nous apporte l’impuissance de voir et choisir ce qui est le plus commode, pour les diflicultez que les diuers accidens et circonstances de chaque chose tirent : le plus seur, quand autre considération ne nous y conuieroit, est à mon aduis de se reietter au party, où il y a plus d’honnesteté et de iustice : et puis qu’on est en doute du plus court chemin, tenir tousiours le droit. Comme en ces deux exemples, que ie vien de proposer, il n’y a point de double, qu’il ne fust plus beau et plus généreux à celuy qui auoit receu l’offence, de la pardonner, que s’il eust fait autrement. S’il en est mes-aduenu au premier, il ne s’en faut pas prendre à ce sien bon dessein : et ne sçait on, quand il eust pris le party contraire, s’il eust eschapé la fin, à laquelle son destin l’appelloit ; et si eust perdu la gloire d’vne telle humanité.Il se void dans les histoires, force gens, en cette crainte ; d’où la plus part ont suiuy le chemin de courir au deuant des coniurations, qu’on faisoit contre eux, par vengeance et par supplices : mais l’en voy fort peu ausquels ce remède ayt seruy ; tesmoing tant d’Empereurs Romains. Celuy qui se trouue en ce danger, ne doit pas beaucoup espérer ny de sa force, ny de sa vigilance. Car combien est-il mai aisé de se garentir d’vn ennemy, qui est couuert du visage du plus officieux amy que nous ayons ? et de cognoistre les volontez et pensemens intérieurs de ceux qui nous assistent ? Il a beau employer des nations estrangeres pour sa garde, et estre tousiours ceint d’vne baye d’hommes armez : Quiconque aura sa vie à mespris, se rendra tousiours maistre de celle d’autruy. Et puis ce continuel soupçon, qui met le Prince en doute de tout le monde, luy doit seruir d’vn merueilleux tourment. Pourtant Dion estant aduerty que Callippus espioit les moyens de le faire mourir, n’eut iamais le cœur d’en informer, disant qu’il aymoit mieux mourir que viure en cette misère, d’auoir à se garder non de ses ennemys seulement, mais aussi de ses amis. Ce qu’Alexandre représenta bien plus viuement par effect, et plus roidement, quand ayant eu aduis par vne lettre de Parmenion, que Philippus son plus cher médecin estoit corrompu par l’argent de Darius pour l’empoisonner ; en mesme temps qu’il donnoit à lire sa lettre à Philippus, il auala le bruuage qu’il luy auoit présenté. Fut-ce pas exprimer cette resolution, que si ses amis le vouloient tuer, il consentoit qu’ils le peussent faire ? Ce Prince est le souuerain patron des actes hazardeux : mais ie ne sçay s’il y a traict en sa vie, qui ayt plus de fermeté que cestui-cy, ny vne beauté illustre par tant de visages.Ceux qui preschent aux Princes la deffiance si attentiue, soubs couleur de leur prescher leur seurté, leur preschent leur ruine et leur honte. Rien de noble ne se faict sans hazard. I’en sçay vn de courage tres-martial de sa complexion et entreprenant, de qui tous les iours on corrompt la bonne fortune par telles persuasions : Qu’il se resserre entre les siens, qu’il n’entende à aucune reconciliation de ses anciens ennemys, se tienne à part, et ne se commette entre mains plus fortes, quelque promesse qu’on luy face, quelque vtilité qu’il y voye. I’en sçay vn autre, qui a inesperément auancé sa fortune, pour auoir pris conseil tout contraire.

La médecine n’est pas le seul art où la fortune ait une large part dans le succès : les beaux-arts, les lettres, les entreprises militaires sont dans le même cas. — Nous disons des médecins qu’ils sont heureux, quand ils obtiennent un bon résultat, comme s’il n’y avait que leur art qui ne puisse se suffire à lui-même, qu’il soit le seul dont les bases sur lesquelles il repose soient si faibles qu’elles ne puissent le soutenir ; comme si enfin il n’y avait que lui qui ne puisse atteindre au succès sans l’assistance de la fortune. Sur la médecine, je crois à tout le bien et à tout le mal qu’on en peut dire, car, Dieu merci, je n’en use pas. J’en agis avec elle au rebours des autres ; en tous temps je n’en fais aucun cas ; mais quand je suis malade, au lieu de compter sur elle, je la prends en grippe et la redoute ; à ceux qui me pressent d’avoir recours à ses drogues, je réponds d’attendre au moins que mes forces soient revenues et que je sois rétabli, afin d’être plus à même d’en supporter l’effet et les chances que j’en vais courir. Je préfère laisser agir la nature, pensant bien qu’elle a bec et ongles pour se défendre contre les assauts auxquels elle est en butte, et protéger notre organisme des atteintes dont elle a charge de nous garantir. Je crains qu’en voulant lui porter secours, alors qu’elle est aux prises immédiates avec la maladie, qu’elle fait corps avec elle, je ne vienne en aide à celle-ci, au lieu de lui venir en aide à elle-même, et de lui mettre ainsi de nouvelles affaires sur les bras.

Or, je prétends que la part de la fortune est grande, non seulement dans le cas de la médecine, mais dans celui de nombre de branches des connaissances humaines qui semblent en être plus indépendantes. Les inspirations poétiques par exemple, qui s’emparent d’un auteur, le ravissent hors de lui ; pourquoi ne pas les attribuer à sa bonne chance ? Lui-même confesse qu’elles dépassent ce dont il est capable, qu’elles ne viennent pas de lui, qu’il ne saurait atteindre à pareille hauteur ; ainsi du reste que les orateurs, lorsqu’ils ont de ces mouvements, de ces envolées extraordinaires qui les emportent au delà de tout ce qu’ils avaient conçu. De même dans la peinture, le peintre n’arrive-t-il pas parfois à des effets bien supérieurs à ce que son imagination et son talent lui faisaient concevoir, qui le transportent d’imagination et l’étonnent lui-même. Mais la part qu’a la fortune en toutes choses, qui se manifeste déjà par la grâce et la beauté que présentent certaines œuvres sans que l’auteur ait visé semblable effet, apparaît d’une façon bien plus évidente encore quand ces mêmes qualités se rencontrent à son insu. Certains lecteurs, particulièrement doués, ne découvrent-ils pas souvent dans un ouvrage, des beautés qui leur semblent atteindre la perfection, que l’auteur n’a pas conscience d’y avoir mises, qu’il n’y a pas aperçues ? ces lecteurs, du fait de leur imagination, ajoutent à la forme et au sens, qui leur apparaissent ainsi beaucoup plus riches.

Quant aux entreprises militaires, chacun sait combien la fortune y a large part ; même en dehors de l’exécution, dans les conseils que nous tenons et les résolutions que nous prenons, la chance et la malchance y ont place, et ce que peut notre habileté est peu de chose ; plus elle est perspicace et vive, plus elle est faible et a sujet de se défier d’elle-même. Je suis de l’avis de Sylla ; quand j’examine attentivement les faits de guerre les plus glorieux, il m’apparaît, ce me semble, que ceux qui les ont accomplis, n’ont pris conseil et délibéré sur la conduite à tenir que par acquit de conscience, et qu’en engageant l’affaire, ils se sont surtout abandonnés à leur bonne fortune ; confiants qu’elle leur viendrait en aide, ils se sont, en maintes circonstances, laissé entraîner au delà des bornes de la raison. Leur résolution présente parfois l’empreinte d’une confiance excessive ou d’un désespoir inexplicable qui les poussent le plus souvent à prendre le parti le moins rationnel en apparence et grandit leur courage à un degré surnaturel. C’est ce qui a conduit plusieurs grands capitaines de l’antiquité, pour faire accepter par leurs soldats leurs résolutions téméraires, à répandre la croyance qu’elles leur étaient inspirées par un génie familier, et le succès prédit par des signes précurseurs.

Parti à prendre lorsque ce qui peut s’ensuivre donne lieu à incertitude. — Voilà pourquoi dans l’incertitude et la perplexité où nous met l’impuissance dans laquelle nous sommes de discerner et de choisir ce qui convient le mieux, en raison des difficultés et accidents inhérents à chaque chose, le plus sûr, quand d’autres considérations ne nous y amèneraient pas, est, à mon avis, de se rejeter sur le parti qui se présente comme le plus honnête et le plus juste ; et, puisqu’on est en doute sur le plus court chemin, de toujours suivre la voie droite. C’est ainsi que dans les deux exemples que j’ai donnés plus haut, il n’y a pas de doute que pardonner l’offense reçue, était plus beau et plus généreux que d’en agir différemment. Si cela n’a pas réussi au premier, il ne faut pas en accuser la noble conduite qu’il a tenue ; peut-on savoir, s’il s’était arrêté au parti contraire, s’il eût échappé à la mort que le destin lui réservait ? en tout cas, il eut perdu la gloire que lui a value son acte[1] de bonté si remarquable.

Il n’est pas avantageux de s’attacher à prévenir les conjurations par la rigueur. — L’histoire mentionne force gens en proie à la crainte d’attentats ourdis contre eux, et la plupart se sont appliqués à les déjouer en les prévenant et recourant aux supplices ; j’en vois fort peu auxquels ce système ait réussi, témoin tant d’empereurs romains. Celui que menace un semblable danger, ne doit compter beaucoup ni sur sa puissance, ni sur sa vigilance, car il est bien malaisé de se garantir d’un ennemi qui se dissimule, en feignant d’être de nos meilleurs amis et de connaître les desseins et pensées intimes de ceux qui nous approchent. Il aura beau se constituer une garde recrutée à l’étranger et s’entourer constamment d’hommes armés, quiconque ne tient pas à la vie, sera toujours maître de celle d’autrui ; et puis, cette suspicion continuelle qui le met en doute contre tout le monde, doit être un tourment excessif. — Dion, averti que Calipsus guettait une occasion de le frapper, n’eut pas le courage d’éclaircir le fait, préférant mourir, dit-il, que d’être dans la triste obligation d’avoir à se garder non seulement de ses ennemis, mais aussi de ses amis. — Cette même idée, Alexandre le Grand la traduisit en fait, d’une façon bien plus nette et plus énergique : avisé par une lettre de Parménion que Philippe, son médecin préféré, avait été corrompu à prix d’argent par Darius pour l’empoisonner, en même temps qu’il donnait la lettre à lire à Philippe, il avalait le breuvage que celui-ci venait de lui présenter. Voulut-il par là montrer que si ses amis voulaient attenter à ses jours, il renonçait à sa défendre contre eux ? Personne ne s’est plus confié à la fortune que ce prince, mais je ne sais rien de sa vie qui témoigne plus de fermeté que cet acte, ni qui soit si beau, sous quelque aspect qu’on l’envisage.

Triste état d’un prince en proie à la défiance. — Ceux qui prêchent aux princes d’être constamment en défiance, sous prétexte d’assurer leur sûreté, les poussent à leur perte et à leur honte ; car rien de noble ne se fait sans risques à courir. J’en connais un, très brave et entreprenant par nature, auquel on a fait perdre toutes les belles occasions de s’illustrer, en lui répétant sans cesse : « Qu’il demeure à l’abri au milieu des siens ; ne se prête à aucune réconciliation avec ses anciens ennemis ; se tienne à part, sans se confier à plus puissant que lui, quelques promesses qui lui soient faites, quelques avantages que cela semble présenter. » J’en sais au contraire un autre qui, en suivant le conseil opposé, a avancé sa fortune d’une manière inespérée.

La hardiesse dequoy ils cerchent si auidement la gloire, se représente, quand il est besoin, aussi magnifiquement en pourpoint qu’en armes : en vn cabinet, qu’en vn camp : le bras pendant, que le bras leué. La prudence si tendre et circonspecte, est mortelle ennemye des hautes exécutions. Scipion sceut, pour pratiquer la volonté de Syphax, quittant son armée, et abandonnant l’Espaigne, douteuse encore sous sa nouuelle conqueste, passer en Afrique, dans deux simples vaisseaux, pour se commettre en terre ennemie, à la puissance d’vn Roy barbare, à vne foy incogneue, sans obligation, sans hostage, sous la seule seureté de la grandeur de son propre courage, de son bon heur, et de la promesse de ses hautes espérances. Habita fides ipsam plerumque fidem obligat. À vne vie ambitieuse et fameuse, il faut au rebours, prester peu, et porter la bride courte aux souspeçons. La crainte et la deffiance attirent l’offence et la conuient. La plus defiant de nos Roys establit ses affaires, principalement pour auoir volontairement abandonné et commis sa vie, et sa liberté, entre les mains de ses ennemis : montrant auoir entière fiance d’eux, afin qu’ils la prinssent de luy. À ses légions mutinées et armées contre luy, Cæsar opposoit seulement l’authorité de son visage, et la fierté de ses paroles ; et se floit tant à soyct à sa fortune, qu’il ne craingnoit point de s’abandonner et commettre à vne armée séditieuse et rebelle ;

Stetit aggere fultus
Cespitis, intrepidus vultu, meruitqve timeri
Nil metuens.

Mais il est bien vray, que cette forte asseurance ne se peut présenter bien entière, et naifue, que par ceux ausquels l’imagination de la mort, et du pis qui peut aduenir après tout, ne donne point d’etfroy ; car de la représenter tremblante encore, doubteuse et incertaine, pour le seruice d’vne importante réconciliation, ce n’est rien faire qui vaille. C’est vn excellent moyen de gaigner le cœur et volonté d’autruy, de s’y aller soubsmettre et fier, pourueu que ce soit librement, et sans contrainte d’aucune nécessité, et que ce soit en condition, qu’on y porte vne fiance pure et nette ; le front au moins deschargé de tout scrupule. Ie vis en mon enfance, vn Gentil-homme commandant à vne grande ville empressé à l’esmotion d’vn peuple furieux. Pour esteindre ce commencement du trouble, il print party de sortir d’vn lieu tres-asseuré où il estoit, et se rendre à cette tourbe mutine : d’où mal luy print, et y fut misérablement tué. Mais il ne me semble pas que sa faute fust tant d’estre sorty, ainsi qu’ordinairement on le reproche à sa mémoire, comme ce fut d’auoir pris vne voye de soubsmission et de mollesse : et d’auoir voulu endormir cette rage, plustost en suiuant qu’en guidant, et en requérant plustost qu’en remontrant : et estime que vne gracieuse seuerité, auec vn commandement militaire, plein de sécurité, et de confiance, conuenable à son rang, et à la dignité de sa charge, luy eust mieux succédé, au moins auec plus d’honneur, et de bien-seance. Il n’est rien moins esperable de ce monstre ainsin agité, que l’humanité et la douceur, il receura bien plustost la reuerance et la crainte. Ie luy reprocherois aussi, qu’ayant pris vne resolution plustost braue à mon gré, que téméraire, de se ietter foible et en pourpoint, emmy cette mer tempestueuse d’hommes insensez, il la deuoit aualler toute, et n’abandonner ce personnage. Là où il luy aduint après auoir recogneu le danger de près, de saigner du nez : et d’altérer encore depuis cette contenance démise et flatteuse, qu’il auoit entreprinse, en vne contenance effraiee : chargeant sa voix et ses yeux d’estonnement et de pénitence : cerchant à conniller et à se desrober, il les enflamma et appella sur soy.On deliberoit de faire vne montre generalle de diuerses trouppes en armes, (c’est le lieu des vengeances secrettes, et n’est point où en plus grande seureté on les puisse exercer) il y auoit publiques et notoires apparences, qu’il n’y faisoit pas fort bon pour. aucuns, ausquels touchoit la principalle et nécessaire charge de les recognoistre. Il s’y proposa diuers conseils, comme en chose difficile, et qui auoit beaucoup de poids et de suitte. Le mien fut, qu’on euitast sur tout de donner aucun tesmoignage de ce double, et qu’on s’y trouuast et meslast parmy les files. Là teste droicte, et le visage ouuert, et qu’au lieu d’en retrancher aucune chose, à quoy les autres opinions visoient le plus, au contraire, l’on sollicitast les Capitaines d’aduertir les soldats de faire leurs salues belles et gaillardes en l’honneur des assistans, et n’espargner leur poudre. Cela serait de gratification enuers ces trouppes suspectes, et engendra dés lors en auant vne mutuelle et vtile confidence.La voye qu’y tint Iulius Cæsar, ie trouue que c’est la plus belle, qu’on y puisse prendre. Premièrement il essaya par clémence, à se faire aymer de ses ennemis mesmes, se contentant aux coniurations qui luy estoient descouuertes, de déclarer simplement qu’il en estoit aduerti. Cela faict, il print vne tres-noble resolution, d’attendre sans effroy et sans solicitude, ce qui luy en pourroit aduenir, s’abandonnant et se remettant à la garde des Dieux et de la fortune. Car certainement c’est l’estât où il estoit quand il fut tué.Vn estranger ayant dict et publié par tout qu’il pourroit instruire Dionysius Tyran de Syracuse, d’vn moyen de sentir et descouurir en toute certitude, les parties que ses subiets machineroient contre luy, s’il luy vouloit donner vne bonne pièce d’argent, Dionysius en estant aduerty, le fit appeller à soy, pour s’esclaircir d’vn art si nécessaire à sa conseruation ; cet estranger luy dict, qu’il n’y auoit pas d’autre art, sinon qu’il luy fist deliurer vn talent, et se ventast d’auoir apris de luy vn singulier secret. Dionysius trouua cette inuention bonne, et luy fit compter six cens escus. Il n’estoit pas vray-semblable, qu’il eust donné si grande somme à vn homme incogneu, qu’en recompense d’vn tres-vtile apprentissage, et seruoit cette réputation. à tenir ses ennemis en crainte. Pourtant les Princes sagement publient les aduis qu’ils reçoiuent des menées qu’on dresse contre leur vie ; pour faire croire qu’ilz sont bien aduertis, et qu’il ne se peut rien entreprendre dequoy ils ne sentent le vent. Le Duc d’Athènes fit plusieurs sottises en l’establissement de sa fresche tyrannie sur Florence : mais cette-cy la plus notable, qu’ayant receu le premier aduis des monopoles que ce peuple dressoit contre luy, par Mattheo dit Morozo, coniplice d’icelles, il le fit mourir, pour supprimer cet aduertissement, et ne faire sentir, qu’aucun en la ville s’ennuïast de sa domination.Il me souuient auoir leu autrefois l’histoire de quelque Romain, personnage de dignité, lequel fuyant la tyrannie du Triumuirat, auoit eschappé mille fois les mains de ceux qui le poursuiuoyent, par la subtilité de ses inuentions. Il aduint vn iour, qu’vne troupe de gens de cheual, qui auoit charge de le prendre, passa tout ioignant vn halier, où il s’estoit tapy, et faillit de le descouurir. Mais luy sur ce point là, considérant la peine et les difficultez, ausquelles il auoit desia si long temps duré, pour se sauuer des continuelles et curieuses recherches, qu’on faisoit de luy par tout, le peu de plaisir qu’il pouuoit espérer d’vne telle vie, et combien il luy valoit mieux passer vne fois le pas, que demeurer tousiours en cette transe, luy-mesme les r’appella, et leur trahit sa cachette, s’abandonnant volontairement à leur cruauté, pour oster eux et luy d’vne plus longue peine. D’appeller les mains ennemies, c’est vn conseil vn peu gaillard : si croy-ie, qu’encore vaudroit-il mieux le prendre, que de demeurer en la fieure continuelle d’vn accident, qui n’a point de remède. Mais puis que les prouisions qu’on y peut apporter sont pleines d’inquiétude, et d’incertitude, il vaut mieux d’vne belle asseurance se préparer à tout ce qui en pourra aduenir ; et tirer quelque consolation de ce qu’on n’est pas asseuré qu’il aduienne.

La hardiesse permet seule de réaliser de grandes choses. — De la hardiesse qui procure la gloire dont les princes sont si avides, on peut aussi magnifiquement faire preuve, qu’on soit en pourpoint ou armé de pied en cap, dans un cabinet que dans les camps, que l’on reste calme ou que l’on soit menaçant ; la prudence, si pleine d’attention, si circonspecte, est l’ennemie mortelle des grandes choses. Scipion, pour gagner la bonne volonté de Syphax, n’hésita pas à quitter son armée, abandonnant l’Espagne nouvellement conquise et dont la soumission pouvait encore être douteuse, pour passer en Afrique, avec simplement deux navires, se remettant, en pays ennemi, au pouvoir d’un roi barbare, sur la bonne foi duquel il n’était pas fixé, sans garantie, sans otages, se confiant seulement à son grand courage, à sa bonne fortune et dans la pensée de voir se réaliser les hautes espérances qu’il avait conçues : « La confiance que nous accordons à un autre, nous gagne souvent la sienne (Tite Live). » — Qui a de l’ambition et vise à la célébrité doit, au contraire, se garder d’une prudence exagérée, ne pas prêter aux soupçons, non plus que s’y laisser trop entraîner soi-même ; la crainte et la défiance font naître l’offense et la provoquent. Le plus défiant de nos rois rétablit ses affaires, surtout en se confiant de son propre mouvement à ses ennemis, au risque de sa vie et de sa liberté, montrant par là la pleine confiance qu’il avait en eux, afin de les amener à en avoir en lui. — À ses légions mutinées, César opposa uniquement l’attitude qui convient à qui exerce l’autorité et un langage élevé ; il avait une telle confiance en lui-même et en sa fortune, qu’il ne craignit pas de s’abandonner et de s’exposer à une armée séditieuse et rebelle : « Il parut sur un tertre de gazon, debout, le visage impassible ; sans crainte pour lui-même, il sut l’inspirer aux autres (Lucain). »

Conduite à tenir en cas d’émeute ; la confiance qu’on montre doit, pour porter fruit, être ou paraître exempte de crainte. — Mais il est certain qu’une semblable assurance qui procure un si grand ascendant, n’est naturelle et ne peut avoir tout son effet que chez ceux auxquels la perspective de la mort et de ce qui peut arriver de pire sous tous rapports, ne cause pas d’effroi ; une attitude quelque peu tremblante, qui semble douter et être incertaine du résultat, chez celui qui poursuit l’apaisement, ne peut aboutir à rien qui vaille, pour peu que la situation soit grave. C’est un excellent moyen de gagner les cœurs et la bonne volonté des gens, que de se présenter à eux fier et confiant, sous condition que ce soit de son propre mouvement, sans y être contraint par la nécessité et que le sentiment qui nous anime soit sincère et franc, ou tout au moins qu’on ne semble pas avoir d’inquiétude. — J’ai vu dans mon enfance un gentilhomme, commandant d’une ville importante, aux prises avec un violent mouvement d’effervescence populaire. Pour apaiser ces troubles à leur début, il prit le parti de sortir du lieu où il se trouvait et était en parfaite sûreté et d’aller aux mutins ; mal lui en prit, ils le massacrèrent. Sa faute en cette circonstance ne fut pas tant, à mon avis, de sortir, comme on en fait d’ordinaire reproche à sa mémoire, que d’être entré dans la voie des concessions et d’avoir manqué d’énergie ; d’avoir cherché à calmer ces forcenés, plutôt en se mettant à leur remorque qu’en les éclairant sur leur faute ; de les avoir priés, au lieu de les réprimander ; j’estime qu’une sévérité mitigée, unie à un commandement sûr de lui-même appuyé des troupes sous ses ordres, convenait davantage à son rang et aux devoirs de sa charge, lui eût mieux réussi, ou tout au moins lui eût fait plus d’honneur et eût été plus digne. Contre les fureurs populaires, il n’y a rien à espérer de l’emploi de l’humanité et de la douceur ; ce qui inspire le respect et la crainte a plus de chances de réussite. Je ferai également reproche à ce gentilhomme, qu’ayant pris une résolution que j’estime brave plutôt que téméraire en allant, sans armure et sans escorte suffisante, se jeter au milieu de cette mer, démontée par la tempête, d’hommes atteints de folie, il ne l’ait pas suivie jusqu’au bout. Au lieu de cela, s’apercevant du danger, il faiblit ; et sa contenance, de pacifique et conciliatrice qu’elle était déjà, se ressentit de la frayeur qui s’empara de lui ; sa voix s’altéra, en son regard se peignirent l’effroi et le regret de s’être aussi inconsidérément avancé ; il chercha à s’esquiver et à disparaître ; ce spectacle n’en surexcita que davantage la foule en délire, qui en vint aux pires excès avec lui.

J’assistais à une délibération relative à une grande parade de troupes de toute nature, que l’on projetait (occasion souvent choisie par ceux qui méditent de mauvais coups, parce que c’est là qu’ils peuvent s’exécuter avec le moins de danger). Il y avait de fortes apparences, d’après les bruits publics, pour ceux auxquels leurs fonctions imposaient le maintien de l’ordre, que des tentatives de cette nature pourraient bien s’y produire. Divers conseils furent émis à ce sujet, comme il arrive dans les cas difficiles, et, dans le nombre, quelques-uns très sensés et méritant d’être pris en considération. J’opinai, quant à moi, pour qu’on évitât tout ce qui pourrait témoigner de la crainte où l’on était ; pour qu’on s’y rendît, qu’on se mêlât à la troupe la tête haute, le visage ne reflétant aucune appréhension ; et, qu’au lieu de la restreindre (comme les autres le proposaient), on donnât, au contraire, à cette prise d’armes, tout le développement dont elle était susceptible, recommandant aux capitaines d’avertir leurs soldats de faire, bien nourries et avec ensemble, les salves de mousqueterie tirées à titre d’honneurs rendus au personnage qui les passait en revue et de ne pas épargner la poudre. Ainsi fut fait ; ces troupes, dont la fidélité était suspecte, en reçurent un encouragement qui amena, pour l’avenir, une mutuelle et utile confiance.

Confiance de César en sa fortune. — La conduite de Jules César, dans les circonstances de cette nature, me paraît belle, au point de ne pouvoir être surpassée. Par sa clémence[2] et sa douceur, il chercha tout d’abord à gagner l’affection de ses ennemis eux-mêmes, se contentant, quand des conjurations lui étaient dénoncées, de déclarer simplement qu’il en était averti ; puis, par un sentiment plein de noblesse, il attendait sans effroi et sans s’en préoccuper davantage, ce qui pourrait advenir, s’abandonnant et s’en remettant à la garde des dieux et à sa fortune ; il était certainement dans cet état d’âme, lorsqu’il fut tué.

Conseil donné à un tyran, pour se mettre à couvert des complots qu’on pouvait former contre lui. — Un étranger ayant dit et répandu partout qu’il était à même, moyennant une forte somme d’argent, d’indiquer à Denys, tyran de Syracuse, un moyen infaillible de pressentir et de découvrir à coup sûr les complots que ses sujets pouvaient organiser contre lui, Denys, auquel le propos fut rapporté, le fit appeler pour se renseigner sur ce procédé qui pouvait être si utile à sa sûreté. L’étranger lui dit qu’il n’était autre que de lui faire donner un talent, et de se vanter d’avoir appris de lui ce singulier secret. Denys trouva l’idée bonne et lui fit compter six cents écus. Aux yeux de tous, il n’était pas vraisemblable que le tyran eût gratifié un inconnu d’une aussi forte somme, si ce n’était en récompense d’un important service rendu ; et cette croyance contribua à rendre ses ennemis circonspects. C’est qu’en effet, les princes qui ébruitent les avis qu’ils reçoivent des attentats médités contre eux, agissent sagement ; ils font croire que leur police est bien faite et que rien ne peut être entrepris contre eux, dont ils n’aient vent. — Le duc d’Athènes commit plusieurs maladresses au début de sa récente domination sur Florence ; la plus grande fut que, prévenu de conciliabules tenus contre lui par les mécontents, il fit mourir Matteo di Morozo, qui était l’un des leurs et le premier les lui avait dénoncés, dans la pensée que personne ne connaîtrait ces réunions et ne serait ainsi porté à croire que sa domination fût impatiemment supportée par quelques-uns.

Mourir vaut mieux parfois que d’être sous la menace continue dune fin tragique. — Je me souviens avoir lu autrefois l’histoire d’un haut personnage Romain qui, proscrit par les triumvirs, avait été assez habile pour échapper nombre de fois à ceux lancés à sa poursuite. Un jour, une troupe de cavaliers envoyés pour s’emparer de lui, passa, sans le découvrir, près d’un épais buisson où il était caché. Mais lui, en ce moment, songeant à la peine et aux difficultés qu’il avait, depuis si longtemps, pour se dérober aux recherches continues et minutieuses dont il était partout l’objet, au peu de plaisir qu’il pouvait espérer d’une pareille vie, se prit à penser qu’il était préférable d’en finir une bonne fois, que de demeurer toujours dans ces transes ; et sortant de sa cachette, lui-même rappela les cavaliers qui le cherchaient et se livra volontairement à leur merci, pour se débarrasser, eux et lui, de plus longs tracas. Se livrer soi-même à ses ennemis, est un parti un peu excessif ; je crois cependant qu’il vaut encore mieux en agir ainsi, que de demeurer constamment sous l’appréhension fiévreuse d’un accident inévitable. Toutefois, l’inquiétude et l’incertitude étant au fond de toutes les précautions que l’on peut prendre, le mieux encore est de se préparer courageusement à tout ce qui peut arriver et de tirer quelque consolation de ce que l’on n’est pas certain que cela arrivera.

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