Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 24

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 24
Texte 1595
Texte 1907
Du pedantisme.


CHAPITRE XXIIII.

Du Pedantisme.


Ie me suis souuent despité en mon enfance, de voir és comedies Italiennes, tousiours vn pedante pour badin, et le surnom de magister, n’auoir guère plus honorable signification parmi nous. Car leur estant donné en gouuernement, que pouuois-ie moins faire que d’estre ialoux de leur réputation ? Ie cherchois bien de les excuser par la disconuenance naturelle qu’il y a entre le vulgaire, et les personnes rares et excellentes en iugement, et en sçauoir : d’autant qu’ils vont vn train entièrement contraire les vns des autres. Mais en cecy perdois-ie mon latin : que les plus galans hommes c’estoient ceux qui les auoyent le plus à mespris, tesmoing nostre bon du Bellay :

Mais ie hay par sur tout vn sçauoir pedantesque.

Et est cette coustume ancienne : car Plutarque dit que Grec et Escolier, estoient mots de reproche entre les Romains, et de mespris. Depuis auec l’aage i’ay trouué qu’on auoit vne grandissime raison, et que magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes. Mais d’où il puisse aduenir qu’vne ame riche de la cognoissance de tant de choses, n’en deuienne pas plus viue, et plus esueillée ; et qu’vn esprit grossier et vulgaire puisse loger en soy, sans s’amender, les discours et les iugemens des plus excellens esprits, que le monde ait porté, l’en suis encore en doute. À receuoir tant de ceruelles estrangeres, et si fortes, et si grandes, il est nécessaire, me disoit vne fille, la première de nos Princesses, parlant de quelqu’vn, que la sienne se foule, se contraigne et rappetisse, pour faire place aux autres. Ie dirois volontiers, que comme les plantes s’estouffent de trop d’humeur, et les lampes de trop d’huile, aussi faict l’action de l’esprit par trop d’estude et de matière : lequel occupé et embarassé d’vne grande diuersité de choses, perde le moyen de se demesler. Et que cette charge le tienne courbe et croupy. Mais il en va autrement ; car nostre ame s’eslargit d’autant plus qu’elle se remplit. Et aux exemples des vieux temps, il se voit tout au rebours, des suffisans hommes aux maniemens des choses publiques, des grands Capitaines, et grands conseillers aux affaires d’Estat, auoir esté ensemble tressçauans.Et quant aux Philosophes retirez de toute occupation publique, ils ont esté aussi quelque fois à la vérité mesprisez, par la liberté Comique de leur temps, leurs opinions et façons les rendans ridicules. Les voulez vous faire iuges des droits d’vn procès, des actions d’vn homme ? Ils en sont bien prests ! Ils cerchent encore s’il y a vie, s’il y a mouuement, si l’homme est autre chose qu’vn bœuf : que c’est qu’agir et souffrir, quelles bestes ce sont, que loix et iustice. Parlent-ils du magistrat, ou parlent-ils à luy ? c’est d’vne liberté irreuerente et inciuile. Oyent-ils louer vn Prince ou vn Roy ? c’est vn pastre pour eux, oisif comme vn pastre, occupé à pressurer et tondre ses bestes : mais bien plus rudement. En estimez vous quelqu’vn plus grand, pour posséder deux mille arpents de terre ? eux s’en moquent, accoustumés d’embrasser tout le monde, comme leur possession. Vous veniez vous de vostre noblesse, pour compter sept ayeulx riches ? ils vous estiment de peu, ne conceuant l’image vniuerselle de nature, et combien chascun de nous a eu de prédécesseurs, riches, pauures, Roys, valets, Grecs, Barbares. Et quand vous seriez cinquantiesme descendant de Hercules, ils vous trouuent vain, de faire valoir ce présent de la fortune. Ainsi les desdeignoit le vulgaire, comme ignorants les premières choses et communes, et comme présomptueux et insolents.Mais cette peinture Platonique est bien esloignée de celle qu’il faut à noz hommes. On enuioit ceux-là comme estans au dessus de la commune façon, comme mesprisans les actions publiques, comme ayans dressé vne vie particulière et inimitable, réglée à certains discours hautains et hors d’vsage : ceux-cy on les desdeigne, comme estans au dessoubs de la commune façon, comme incapables des charges publiques, comme trainans vne vie et des meurs basses et vîtes après le vulgaire. Odi homines ignaua opéra, Philosopha sententia.Quant à ces Philosophes, dis-ie, comme ils estoient grands en science, ils estoient encore plus grands en toute action. Et tout ainsi qu’on dit de ce Geometrien de Syracuse, lequel ayant esté destourné de sa contemplation, pour en mettre quelque chose en pratique, à la defîence de son pais, qu’il mit soudain en train des engins espouuentables, et des effects surpassans toute créance humaine ; desdaignant toutefois luy mesme toute cette sienne manufacture, et pensant en cela auoir corrompu la dignité de son art, de laquelle ses ouurages n’estoient que l’apprentissage et le iouet. Aussi eux, si quelquefois on les a mis à la prenne de l’action, on les a veu voler d’vne aisle si haulte, qu’il paroissoit bien, leur cœur et leur ame s’estre merueilleusement grossie et enrichie par l’intelligence des choses. Mais aucuns voyants la place du gouuernement politique saisie par hommes incapables, s’en sont reculés. Et celuy qui demanda à Crates, iusques à quand il faudroit philosopher, en récent cette responce : Iusques à tant que ce ne soient plus des asniers, qui conduisent noz armées. Heraclitus resigna la Royauté à son frère. Et aux Ephesiens, qui luy reprochoient, qu’il passoit son temps à iouer auec les enfans douant le temple : Vaut-il pas mieux faire cecy, que gouuerner les affaires en vostre compagnie ? D’autres ayans leur imagination logée au dessus de la fortune et du monde, trouuerent les sièges de la iustice, et les thrones mesmes des Roys, bas et viles. Et refusa Empedocles la royauté, que les Agrigentins luy offrirent. Thales accusant quelquefois le soing du mesnage et de s’enrichir, on luy reprocha que c’estoit à la mode du renard, pour n y pouuoir aduenir. Il luy print enuie par passetemps d’en montrer l’expérience, et ayant pour ce coup raualé son sçauoir au seruice du proffit et du gain, dressa vue trafique, qui dans vn an rapporta telles richesses, qu’à peine en toute leur vie, les plus expérimentez de ce mestier là, en pouuoient faire de pareilles. Ce qu’Aristote recite d’aucuns, qui appelloyent et celuy là et Anaxagoras, et leurs semblables, sages et non prudents, pour n’auoir assez de soin des choses plus vtiles : outre ce que ie ne digère pas bien cette différence de mots, cela ne sert point d’excuse à mes gents, et à voir la basse et nécessiteuse fortune, dequoy ils se payent, nous aurions plustost occasion de prononcer tous les deux, qu’ils sont, et non sages, et non prudents.

CHAPITRE XXIV.

Du pédantisme.

Les pédants sont et ont été de tous temps méprisés et ridiculisés malgré leur savoir. — J’ai souvent souffert, en mon enfance, de toujours voir le pédant qui instruit la jeunesse, jouer dans les comédies italiennes un rôle grotesque, et le surnom de Magister ne pas avoir une signification beaucoup plus honorable chez nous ; du moment que nous leur sommes confiés, je ne pouvais moins faire que d’être affligé d’une telle réputation. Je cherchais bien à me l’expliquer par l’inégalité naturelle qui existe entre le vulgaire et les personnes, en petit nombre, se distinguant par le jugement et le savoir, d’autant que le genre de vie des uns et des autres est tout à fait différent ; mais ce qui me déconcertait, c’est que les hommes les plus éclairés sont précisément ceux qui les ont le moins en estime ; témoin notre bon du Bellay : « Mais, par-dessus tout, dit-il, je hais un savoir pédantesque. » Et cela remonte fort loin, car Plutarque indique que chez les Romains, grec et écolier étaient des termes de mépris, dont on usait pour faire reproche. Depuis, en avançant en âge, j’ai trouvé que ce sentiment public est on ne peut plus justifié, et que « les plus grands clercs ne sont pas les plus fins (Rabelais) ». — Mais comment peut-il se faire qu’une âme, riche de tant de connaissances, n’en devienne pas plus vive et plus éveillée ; et qu’un esprit grossier et vulgaire puisse retenir, sans s’en améliorer, les œuvres et les jugements émanant des meilleurs esprits que le monde ait produits ; c’est ce dont je m’étonne encore. — Pour recevoir les conceptions si grandes et si fortes de tant de cerveaux étrangers, il est nécessaire, me disait en parlant de quelqu’un une demoiselle qui occupait le premier rang parmi nos princesses, que le sien se foule, se resserre, se comprime pour faire place à ce qu’il reçoit des autres ; je penserais volontiers, ajoutait-elle, que ce qui arrive pour les plantes qui s’étouffent parce qu’elles ont trop de sève, ou les lampes qui s’éteignent quand on y met trop d’huile, se produit également pour l’esprit bourré de trop d’étude et de science ; occupé et embarrassé de trop de choses diverses, il devient hors d’état de les démêler, et sous ce faix ploie et croupit. — M’est avis que la raison est autre, car plus notre âme s’emplit, plus elle se distend ; et les temps anciens nous montrent des exemples où, tout au contraire, on voit des hommes aptes à la conduite des affaires publiques, de grands capitaines et de grands hommes d’État, avoir été aussi de très grands savants.

Les philosophes de l’antiquité étaient au contraire estimés, parce que sous leur originalité existait une science profonde, ce qui constitue une grande différence avec les pédants de nos jours. — Les philosophes qui se désintéressaient de toutes fonctions publiques, ont été aussi autrefois, à la vérité, très ridiculisés par les auteurs comiques de leur temps qui avaient toute liberté ; leurs opinions et leurs façons s’y prêtaient souvent. « Voulez-vous les faire juges soit du bon droit dans un procès, soit des actes de quelqu’un ? comptez donc sur eux ! Ils sont encore occupés à chercher si la vie, le mouvement existent réellement ; si l’homme et le bœuf ne sont pas même chose ; ce que c’est qu’agir ; ce que c’est que souffrir ; quelles sortes de bêtes sont les lois et la justice. Parlent-ils d’un magistrat ou s’entretiennent-ils avec lui ? c’est avec une liberté de langage irrévérencieuse et incivile. Entendent-ils louer[1] leur prince ou un roi ? pour eux, ce n’est qu’un pâtre, oisif comme sont les pâtres, son occupation est comme la leur de pressurer et de tondre leur troupeau, mais avec des ménagements bien moindres que n’en prennent les pâtres. Vous faites cas d’un tel, parce qu’il possède deux mille arpents de terre ? ils s’en moquent, eux qui sont habitués à considérer le monde entier comme leur appartenant. Vous vous enorgueillissez de votre noblesse, de ce que vous avez sept de vos aïeux qui se sont distingués ; c’est à leurs yeux vous prévaloir de peu, parce qu’eux, ne s’occupant de ce qui existe que pris dans son ensemble, supputent par combien de riches et de pauvres, de rois et de valets, de Grecs et de Barbares, tous tant que nous sommes avons été précédés ici-bas ; seriez-vous le cinquantième descendant d’Hercule, ils trouveraient que c’est de votre part acte de vanité que de faire valoir cette faveur de la fortune. » Aussi le vulgaire les dédaignait-il, comme ignorant les choses essentielles de la vie que tout le monde connaît et les taxait-il de présomption et d’insolence.

Cette peinture, tirée de Platon, est bien loin d’être applicable aux pédants. Les philosophes, on les enviait parce qu’ils étaient au-dessus du commun des mortels, en raison du dédain en lequel ils avaient les affaires publiques, de la vie spéciale qu’ils s’étaient imposée qui n’était pas à la portée de tout le monde et avait pour règle des principes supérieurs qui ne sont pas habituellement ceux que l’on applique ; tandis que les pédants, on les considère comme au-dessous du commun, incapables des charges publiques, menant une vie misérable, de mœurs basses et viles qui les relèguent au dernier rang : « Je hais ces hommes incapables d’agir, dont la philosophie est toute en paroles (Pacuvius). »

Les philosophes, eux, grands par leur savoir, étaient plus grands encore quand ils en venaient à l’action ; c’est ainsi qu’on cite ce géomètre de Syracuse qui, distrait de la vie contemplative pour employer son génie inventif à la défense de son pays, imagina immédiatement des engins formidables qui produisaient des effets dépassant tout ce que pouvait concevoir l’esprit humain ; inventions qui, grâce à sa science, n’étaient pour lui qu’un jeu tout au plus digne d’un débutant, et dont personnellement il faisait peu de cas, regrettant d’avoir, pour elles, dérogé à ce que ses études ont de noble tant qu’elles restent dans le domaine spéculatif. Aussi chaque fois qu’ils ont été mis en demeure de passer de la théorie à la pratique, ils se sont élevés si haut, qu’il était évident que leur cœur et leur âme s’étaient prodigieusement développés et enrichis par l’étude de toutes choses. Il en est qui, voyant la direction de leur pays en des mains incapables, s’en sont mis à l’écart, témoin cette réponse que fit Cratès à quelqu’un qui lui demandait jusqu’à quel moment il fallait s’adonner à la philosophie : « Jusqu’à ce que ce ne soit plus des âniers qui soient à la tête de nos armées. » — Héraclite abdiqua la royauté en faveur de son frère ; et aux Éphésiens qui lui reprochaient de passer son temps à jouer avec les enfants, devant le temple, il répondait : « Ne vaut-il pas mieux en agir ainsi, que de gérer les affaires publiques en votre compagnie ? » — D’autres, comme Empédocle qui refusa la royauté que les Agrigentins lui offraient, planant en imagination au-dessus de la fortune et du monde, trouvaient les sièges des magistrats, les trônes mêmes des rois, bien bas et bien vils. — Thalès blâmant parfois ses concitoyens de trop se préoccuper de leurs intérêts personnels et de trop chercher à s’enrichir, ils lui répondirent, en lui reprochant d’agir comme le renard de la fable et de ne parler de la sorte que parce que lui-même était incapable d’en faire autant ; là-dessus, il eut l’idée, en manière de passe-temps, de tenter l’aventure. Pour ce faire, humiliant son savoir en le mettant au service d’intérêts matériels qui devaient lui procurer gains et profits, il prit un métier qui, dans une seule année, lui rapporta tant, qu’à peine en toute leur vie les plus experts en la partie pouvaient-ils gagner autant. — Aristote conte que certains disaient de ce Thalès, d’Anaxagoras et de leurs semblables, qu’ils étaient sages mais n’étaient pas prudents, parce qu’ils ne se préoccupaient pas suffisamment des choses utiles ; outre que je ne saisis pas bien la différence entre ces deux mots, ceux qui parlaient ainsi n’étaient pas dans le vrai ; et à voir la fortune si péniblement acquise et si modique dont ces critiques se contentaient, nous serions plutôt fondés à dire, en employant les mêmes expressions que celles dont ils se servaient eux-mêmes, qu’ils n étaient, eux, ni sages ni prudents.

Ie quitte cette première raison, et croy qu’il vaut mieux dire, que ce mal vienne de leur mauuaise façon de se prendre aux sciences : et qu’à la mode dequoy nous sommes instruicts, il n’est pas merueille, si ny les escoliers, ny les maistres n’en deuiennent pas plus habiles, quoy qu’ils s’y facent plus doctes. De vray le soing et la despence de nos pères, ne vise qu’à nous meubler la teste de science : du iugement et de la vertu, peu de nouuelles. Criez d’vn passant à nostre peuple : Ô le sçauant homme ! Et d’vn autre, Ô le bon homme ! Il ne faudra pas à destourner les yeux et son respect vers le premier. Il y faudroit vn tiers crieur : Ô les lourdes testes ! Nous nous enquerons volontiers, Sçait-il du Grec ou du Latin ? escrit-il en vers ou en prose ? mais, s’il est deuenu meilleur ou plus aduisé, c’estoit le principal, et c’est ce qui demeure derrière. Il falloit s’enquérir qui est mieux sçauant, non qui est plus sçauant.Nous ne trauaillons qu’à remplir la mémoire, et laissons l’entendement et la conscience vuide. Tout ainsi que les oyseaux vont quelquefois à la queste du grain, et le portent au bec sans le taster, pour en faire bechée à leurs petits : ainsi nos pédantes vont pillotans la science dans les Hures, et ne la logent qu’au bout de leurs léures, pour la dégorger seulement, et mettre au vent. C’est merueille combien proprement la sottise se loge sur mon exemple. Est-ce pas faire de mesme, ce que ie fay en la plus part de cette composition ? Ie m’en vay escornifflant par-cy par-là, des liures, les sentences qui me plaisent ; non pour les garder, car ie n’ay point de gardoire, mais pour les transporter en cettuy-cy ; où, à vray dire, elles ne sont non plus miennes, qu’en leur première place. Nous ne sommes, ce croy-ie, sçauants, que de la science présente : non de la passée, aussi peu que de la future. Mais qui pis est, leurs escoliers et leurs petits ne s’en nourrissent et alimentent non plus, ains elle passe de main en main, pour cette seule fin, d’en faire parade, d’en entretenir autruy, et d’en faire des comptes, comme vne vaine monnoye inutile à tout autre vsage et emploite, qu’à compter et ietter. Apud alios loqui didicerunt, non ipsi secum. Non est loquendum, sed gubernandum. Nature, pour montrer qu’il n’y a rien de sauuage en ce qu’elle conduit, faict naistre souuent es nations moins cultiuées par art, des productions d’esprit, qui luittent les plus artistes productions. Comme sur mon propos, le prouerbe Gascon tiré d’vne chalemie, est-il délicat, Bouha prou bouha, mas à remuda lous dits quem. Souffler prou souffler, mais à remuer les doits, nous en sommes là. Nous sçauons dire, Cicero dit ainsi, voila les meurs de Platon, ce sont les mots mesmes d’Aristote : mais nous que disons nous nous mesmes ? que faisons nous ? que iugeons nous ? Autant en diroit bien vn perroquet.

Cette façon me faict souuenir de ce riche Romain, qui auoit esté soigneux à fort grande despence, de recouurer des hommes suffisans en tout genre de science, qu’il tenoit continuellement autour de luy, affin que quand il escheoit entre ses amis, quelque occasion de parler d’vne chose ou d’autre, ils suppléassent en sa place, et fussent tous prests à luy fournir, qui d’vn discours, qui d’vn vers d’Homere, chacun selon son gibier : et pensoit ce sçauoir estre sien, par ce qu’il estoit en la teste de ses gens. Et comme font aussi ceux, desquels la suffisance loge en leurs somptueuses librairies. I’en cognoy, à qui quand ie demande ce qu’il sçait, il me demande vn liure pour le montrer : et n’oseroit me dire, qu’il a le derrière galeux, s’il ne va sur le champ estudier en son lexicon que c’est que galeux, et que c’est que derrière.Nous prenons en garde les opinions et le sçauoir d’autruy, et puis c’est tout : il les faut faire nostres. Nous semblons proprement celuy, qui ayant besoing de feu, en iroit querir chez son voisin, et y en ayant trouué vn beau et grand, s’arresteroit là à se chauffer, sans plus se souuenir d’en raporter chez soy. Que nous sert-il d’auoir la panse pleine de viande, si elle ne se digere, si elle ne se transforme en nous ? si elle ne nous augmente et fortifie ? Pensons nous que Lucullus, que les lettres rendirent et formerent si grand capitaine sans experience, les eust prises à nostre mode ? Nous nous laissons si fort aller sur les bras d’autruy, que nous aneantissons nos forces. Me veux-ie armer contre la crainte de la mort ? c’est aux despens de Seneca. Veux-ie tirer de la consolation pour moy, ou pour vn autre ? ie l’emprunte de Cicero ie l’eusse prise en moy-mesme, si on m’y eust exercé. Ie n’ayme point cette suffisance relatiue et mendiée. Quand bien nous pourrions estre sçauans du sçauoir d’autruy, au moins sages ne pouuons nous estre que de nostre propre sagesse.

μισῶ σοφιστὠ, ὀστις ουχ αυτῶ σόφος.


Ex quo Ennius : Nequidquam sapere sapientem, qui ipse sibi prodesse non quiret.

si cupidus, si
Vanus, et Euganea quantumuis vilior agna.


Non enim paranda nobis solum, sed fruenda sapientia est.Dionysius se moquoit des Grammariens, qui ont soin de s’enquerir des maux d’Vlysses, et ignorent les propres : des musiciens, qui accordent leurs fleutes, et n’accordent pas leurs mœurs : des orateurs qui estudient à dire iustice, non à la faire. Si nostre ame n’en va vn meilleur bransle, si nous n’en auons le iugement plus sain, i’aymerois aussi cher que mon escolier eut passé le temps à ioüer à la paume, au moins le corps en seroit plus allegre. Voyez le reuenir de là, apres quinze ou seize ans employez, il n’est rien si mal propre à mettre en besongne, tout ce que vous y recognoissez d’auantage, c’est que son Latin et son Grec l’ont rendu plus sot et presumptueux qu’il n’estoit party de la maison. Il en deuoit rapporter l’ame pleine, il ne l’en rapporte que bouffie et l’a seulement enflée, en lieu de la grossir.Ces maistres icy, comme Platon dit des Sophistes, leurs germains, sont de tous les hommes, ceux qui promettent d’estre les plus vtiles aux hommes, et seuls entre tous les hommes, qui non seulement n’amendent point ce qu’on leur commet, comme faict vn charpentier et vn masson : mais l’empirent, et se font payer de l’auoir empiré. Si la loy que Protagoras proposoit à ses disciples, estoit suiuie : ou qu’ils le payassent selon son mot, ou qu’ils iurassent au temple, combien ils estimoient le profit qu’ils auoient receu de sa discipline, et selon iceluy satisfissent sa peine : mes pedagogues se trouueroient chouez, s’estans remis au serment de mon expérience. Mon vulgaire Perigordin appelle fort plaisamment Lettre ferits, ces sçauanteaux, comme si vous disiez Lettre-ferus, ausquels les lettres ont donné vn coup de marteau, comme on dit. De vray le plus souuent ils semblent estre raualez, mesmes du sens commun. Car le païsant et le cordonnier vous leur voyez aller simplement et naïuement leur train, parlant de ce qu’ils sçauent : ceux-cy pour se vouloir eslcuer et gendarmer de ce sçauoir, qui nage en la superficie de leur ceruelle, vont s’embarrassant, et empêtrant sans cesse. Il leur eschappe de belles parolles, mais qu’vn autre les accommode : ils cognoissent bien Galien, mais nullement le malade : ils vous ont des-ia rempli la teste de loix, et si n’ont encore conçeu le neud de la cause : ils fçauent la Théorique de toutes choses, cherchez qui la mette en practique.I’ay veu chez moy vn mien amy, par manière de passetemps, ayant affaire à vn de ceux-cy, contrefaire vn iargon de Galimatias, propos sans suitte, tissu de pièces rapportées, sauf qu’il estoit souuent entrelardé de mots propres à leur dispute, amuser ainsi tout vn iour ce sot à débattre, pensant tousiours respondre aux obiections qu’on luy faisoit. Et si estoit homme de lettres et de réputation, et qui auoit vne belle robbe.

Vos ô patritius sanguis quos viuere par est
Occipiti cæco, posticæ occurrite sannæ.


Qui regardera de bien près à ce genre de gens, qui s’estend bien loing, il trouuera comme moy, que le plus souuent ils ne s’entendent, ny autruy, et qu’ils ont la souuenance assez pleine, mais le iugement entièrement creux : sinon que leur nature d’elle mesme le leur ait autrement façonné. Comme i’ay veu Adrianus Turnebus, qui n’ayant faict autre profession que de lettres, en laquelle c’estoit, à mon opinion, le plus grand homme, qui fust il y a mil ans, n’ayant toutesfois rien de pedantesque que le port de sa robbe, et quelque façon externe, qui pouuoit n’estre pas ciuilisée à la courtisane : qui sont choses de néant. Et hay nos gens qui supportent plus mal-aysement vne robbe qu’vne ame de trauers : et regardent à sa reuerence, à son maintien et à ses bottes, quel homme il est. Car au dedans c’estoit l’ame la plus polie du monde. Ie l’ay souuent à mon escient ietté en propos eslongnez de son vsage, il y voyoit si cler, d’vne appréhension si prompte, d’vn iugement si sain, qu’il sembloit, qu’il n’eust iamais faict autre mestier que la guerre, et affaires d’Estat. Ce sont natures belles et fortes :

queis arte benigna
Et meliore luto finxit præcordia Titan,


qui se maintiennent au trauers d’vne mauuaise institution. Or ce n’est pas assez que nostre institution ne nous gaste pas, il faut qu elle nous change en mieux.Il y a aucuns de noz Parlemens, quand ils ont à receuoir des officiers, qui les examinent seulement sur la science : les autres y adioustent encores l’essay du sens, en leur présentant le iugement de quelque cause. Ceux-cy me semblent auoir vn beaucoup meilleur stile. Et encore que ces deux pièces soyent nécessaires, et qu’il faille qu’elles s’y trouuent toutes deux : si est-ce qu’à la vérité celle du sçauoir est moins prisable, que celle du iugement ; cette-cy se peut passer de l’autre, et non l’autre de cette cy. Car comme dict ce vers Grec,

ως ὀυᾶἑν ἡ μάθησις, ἥν μἡ νούς πἀρῆ


À quoy faire la science, si l’entendement n’y est ? Pleust à Dieu que pour le bien de nostre iustice ces compagnies là se trouuassent aussi bien fournies d’entendement et de conscience, comme elles sont encore de science. Non vitæ, sed scholæ discimus. Or il ne faut pas attacher le sçauoir à l’ame, il l’y faut incorporer : il ne l’en faut pas arrouser, il l’en faut teindre ; et s’il ne la change, et meliore son estât imparfaict, certainement il vaut beaucoup mieux le laisser là. C’est vn dangereux glaiue, et qui empesche et offence son maistre s’il est en main foible, et qui n’en sçache l’vsage : vt fuerit melius non didicisse.À l’aduenture est ce la cause, que et nous, et la Théologie ne requérons pas beaucoup de science aux femmes, et que François Duc de Bretaigne filz de Iean V. comme on luy parla de son mariage auec Isabeau fille d’Escosse, et qu’on luy adiousta qu’elle auoit esté nourrie simplement et sans aucune instruction de lettres, respondit, qu’il l’en aymoit mieux, et qu’vne femme estoit assez sçauante, quand elle sçauoit mettre différence entre la chemise et le pourpoint de son mary.

Ceux-ci ne s’occupent que de meubler leur mémoire et d’en faire parade, sans faire bénéficier de ce qu’ils apprennent ni leur jugement, ni leur conscience. — Laissons donc là cette raison du peu de considération qu’on accorde aux pédants ; je crois qu’il est plus juste de l’attribuer à la façon défectueuse dont ils en agissent vis-à-vis de la science. Avec la manière dont nous est donnée l’instruction, il n’est pas étonnant que maîtres et écoliers n’en acquièrent pas plus de valeur, quoique acquérant plus de connaissances. Nos pères ne s’appliquent en vérité qu’à nous mettre science en tête ; de cela, ils se mettent en frais ; mais de jugement, de vertu, il n’en est pas question. Indiquez un passant aux gens du peuple, en criant : « Oh ! ce savant ! » indiquez-leur-en un autre, en vous écriant : « Oh ! cet homme de bien ! » tous ces gens ne manqueront pas de porter leurs regards sur le premier et de lui témoigner du respect. Ne mériteraient-ils pas que, les montrant du doigt à leur tour, quelqu’un criât : « Oh ! ces lourdauds ! » Nous nous enquérons volontiers de quelqu’un « s’il sait le grec et le latin ; s’il écrit en vers ou en prose » ; mais de savoir s’il est devenu meilleur ou si son esprit s’est développé, ce qui est le principal, c’est la dernière chose dont on s’inquiète. Il faut s’enquérir de qui fait le meilleur usage de la science, et non de celui qui en a le plus.

Nous ne nous appliquons qu’à garnir la mémoire, et laissons dégarnis le jugement et la conscience. Les oiseaux se mettent parfois en quête de graines qu’ils emportent dans leur bec, sans plus y goûter autrement, pour les donner en becquée à leurs petits ; ainsi font nos pédants ; ils vont pillant çà et là la science dans les livres et la conservent uniquement sur le bord de leurs lèvres, pour sim- plement la restituer en la jetant à tous vents. C’est merveilleux combien sot est l’exemple que je choisis ; car n’est-ce pas là précisément ce que je fais moi-même, en majeure partie, pour la composition du présent ouvrage ? Je m’en vais grappillant de ci de là dans les livres les idées qui me plaisent ; non pour les garder, mon esprit n’en est pas capable, mais pour les transporter des livres des autres dans le mien, où, à vrai dire, elles ne sont pas plus de mon cru qu’à la place où je les ai prises. — Notre science, je crois, se réduit à celle du moment ; celle du passé nous est aussi étrangère que l’est celle de l’avenir ; mais ce qu’il y a de pire, c’est que les écoliers et aussi ceux auxquels ils enseigneront à leur tour, reçoivent de ces maîtres, sans se l’assimiler davantage, la science qui passe ainsi de main en main, à seule fin d’en faire parade, d’en entretenir les autres et d’en user tout comme on fait d’une monnaie qui n’a plus cours et qui n’est bonne qu’à servir de jetons pour calculer : « Ils ont appris à parler aux autres, mais non à eux-mêmes (Cicéron). » « Il ne s’agit pas de pérorer, mais de diriger le navire (Sénéque). » — La nature, pour montrer qu’il n’y a rien de barbare dans son œuvre, permet souvent que surgissent chez les nations où les arts sont le moins avancés, des productions de l’esprit qui défient les plus remarquables en leur genre. Le proverbe gascon, qui se dit des joueurs de cornemuse, et se trouve dans une de ces chansons qu’ils répètent en s’accompagnant de leur instrument : « Souffle peu ou beaucoup, qu’importe ; pourvu que tu remues les doigts, tout est là ! » s’applique parfaitement à ma thèse. Nous savons dire : « Cicéron parle ainsi » : « Platon avait coutume » : « Ce sont les propres termes qu’emploie Aristote » ; mais nous, que disons-nous nous-mêmes ? que pensons-nous ? que faisons-nous ? Un perroquet suffirait très bien à tenir notre place.

Exemple de ce Romain qui se croyait savant, parce qu’il avait des savants à ses gages. — Cette façon de faire me rappelle ce Romain, possesseur d’une grande fortune, qui s’était appliqué à recruter, et cela lui avait coûté fort cher, des personnes expertes en toutes les branches de la science ; il les avait continuellement près de lui ; et lorsque, se trouvant avec ses amis, il avait occasion de parler d’une chose ou d’une autre, ils suppléaient à ce qui lui faisait défaut, et étaient constamment prêts à lui fournir, l’un, une réplique, un autre, un vers d’Horace, chacun suivant sa spécialité. Il en était venu à croire que leur savoir était le sien, parce qu’il le tirait de gens à lui, comme font aussi ceux dont tout ce qu’ils savent est dans les bibliothèques somptueuses qu’ils possèdent. — Je connais quelqu’un qui, lorsque je lui demande quelque chose qu’il est réputé savoir, va immédiatement quérir un livre, pour me l’y montrer, et qui n’oserait me dire qu’il a le derrière galeux, si, sur-le-champ, il n’allait chercher au préalable, dans son dictionnaire, ce que c’est que galeux, et ce que c’est que derrière.

La science n’est utile qu’autant qu’elle nous devient propre. — Nous prenons en garde les opinions et le savoir d’autrui, mais c’est tout ; il faudrait en plus les faire nôtres. En cela, nous ressemblons exactement à qui, ayant besoin de feu, en irait chercher chez son voisin et qui, y trouvant un beau et grand brasier, demeurerait là à se chauffer, sans se souvenir d’en rapporter chez lui. Que nous sert-il d’avoir l’estomac plein d’aliments, s’il ne les digère pas et ne les transforme, pour que notre corps se développe et se fortifie ? Pense-t-on que Lucullus, qui dut aux lettres de s’être formé et d’être devenu un si grand capitaine avant d’avoir exercé un commandement effectif, avait étudié à notre façon ? Nous nous abandonnons tellement au bras d’autrui, que nous y perdons toutes nos forces. Ai-je le désir de me fortifier contre la crainte de la mort, j’ai recours à Sénèque ! Ai-je l’intention de rechercher des consolations pour moi, ou pour un autre, je m’adresse à Cicéron ! J’aurais tiré tout cela de moi-même, si on m’y eût exercé. Je n’aime pas cette instruction toute relative et que nous allons mendier ; quand bien même nous pourrions être savants par le savoir d’autrui, nous ne pouvons être sages que du fait de notre sagesse : « Je hais le sage qui n’est pas sage par lui-même (Euripide). » Ennius a dit dans le même sens : « La sagesse est vaine, si elle n’est utile au sage » ; « s’il est avare, vantard, efféminé comme l’agneau qui vient de naître (Juvénal) ». « Il ne suffit pas d’acquérir la sagesse, il faut en user (Cicéron) ».

Diogène se moquait des grammairiens qui ont souci de connaître les maux d’Ulysse et ignorent les leurs, des musiciens qui accordent leurs instruments et n’accordent pas leurs mœurs avec la morale, des orateurs qui étudient pour discuter de la justice et ne la pratiquent pas. Si son âme n’en devient pas meilleure et son jugement plus sain, j’aimerais autant que l’écolier eût passé son temps à jouer à la paume ; son corps au moins en serait devenu plus souple. Voyez-le de retour de chez son maître où il est demeuré quinze à seize ans, on ne peut être moins bon à quoi que ce soit ; mais il saute aux yeux que son latin et son grec l’ont rendu plus sot et plus fat qu’il n’était au départ de la maison paternelle ; il devait y revenir l’âme pleine, elle n’est que bouffie ; elle est gonflée, mais vide.

Caractères distinctifs des vrais et des faux savants. — Ces maîtres qui enseignent la jeunesse sont, comme le dit Platon des sophistes leurs proches parents, ceux qui, de tous les hommes, semblent devoir être les plus utiles à l’humanité ; et seuls, entre tous, non seulement ils n’améliorent pas la matière première qui leur est confiée comme font le charpentier et le maçon, mais ils la rendent pire qu’elle n’était et se font payer pour l’avoir gâtée. Si, selon la convention que proposait Protagoras à ses disciples : « de le payer ce qu’il leur demandait ou de se rendre au temple où ils jureraient à combien ils estiment le profit qu’ils ont retiré de ses leçons et de le payer en conséquence de sa peine », mes pédagogues s’en remettaient à ce même serment, combien se trouveraient déçus, si je jurais d’après l’expérience que j’en ai actuellement. — Dans notre patois périgourdin, on appelle en plaisantant ces savants de pacotille du nom de Lettres-férits, c’est comme qui dirait qu’ils sont « Lettres-férus » ; c’est-à-dire gens auxquels les lettres ont donné un coup de marteau, dont elles ont dérangé le cerveau, suivant une expression usitée. Et de fait, le plus souvent ils semblent être descendus si bas, qu’ils n’ont même plus le sens commun ; le paysan, le cordonnier vont tout simplement, tout naïvement leur train, ne parlant que de ce qu’ils savent ; eux, constamment préoccupés de se grandir, de se targuer de leur savoir qui, tout superficiel, n’a pas pénétré dans leur cervelle, vont s’embarrassant et s’empêtrant sans cesse. Il leur échappe de belles paroles, mais il faut que ce soit un autre qui en fasse une judicieuse application ; ils connaissent bien Galien, mais pas du tout le malade ; ils vous ont déjà abasourdi, en vous citant force textes de loi, alors qu’ils n’ont pas encore saisi ce qui est en cause ; ils savent toutes choses en théorie, trouvez-en un en état de les mettre en pratique.

Chez moi, j’ai vu un de mes amis, ayant affaire à un individu de cette espèce, lui débiter, par manière de passe-temps, en un jargon plein de galimatias, un tas de propos faits de citations rapportées, sans suite aucune, sauf qu’ils étaient entremêlés de mots ayant rapport à la question ; et s’amuser à tenir de la sorte, toute une journée, ce sot qui avait pris la chose au sérieux et se battait les flancs pour trouver quoi répondre aux objections qui lui étaient faites ; et cependant, cet individu était un homme de lettres, jouissant d’une certaine réputation et portant une belle robe : « Nobles patriciens, qui n’avez pas le don de voir ce qui se passe derrière vous, prenez garde que ceux auxquels vous tournez le dos, ne rient à vos dépens (Perse). » — Qui regardera de très près cette sorte de gens qui se trouve un peu partout, trouvera, comme moi, que le plus souvent eux-mêmes ne se comprennent pas, pas plus qu’ils ne comprennent les autres ; ils ont le souvenir assez bien garni, mais le jugement absolument creux, sauf quand, par les qualités qu’ils ont reçues de la nature, ils font exception. — Au nombre de ces derniers, je mettrai Adrien Turnebus, que j’ai connu ; il n’avait jamais exercé d’autre profession que celle d’homme de lettres, parmi lesquels, depuis mille ans, aucun, à mon sens, n’a mieux mérité que lui le premier rang ; et cependant il n’avait rien de pédantesque, en dehors de la manière dont il portait sa robe et de certaines façons d’être en société qui n’avaient pas le raffinement de celles qu’on pratique à la cour, chose sans importance, détestant, pour ma part, de voir qu’une robe portée de travers produise plus mauvais effet qu’un esprit mal équilibré, aux yeux de la foule qui juge un homme à sa manière de saluer, à son attitude, à la coupe de ses vêtements. Adrien Turnebus avait en lui l’âme la plus honnête qui se puisse voir ; je l’ai souvent, avec intention, mis sur des sujets absolument étrangers à ceux qu’il traitait d’habitude ; il y voyait si clair, les saisissait si vite, les appréciait si judicieusement, qu’on eût cru qu’il ne s’était jamais occupé que de guerre et d’affaires d’état. Ce sont de belles et fortes natures « que, par grâce particulière, Prométhée a formées d’un meilleur limon et douées d’un plus heureux génie (Juvénal) », que celles qui se maintiennent quand même, au milieu d’institutions défectueuses. Or, il ne suffit pas que nos institutions ne rendent pas plus mauvais, il faut qu’elles nous rendent meilleurs.

La science, sans le jugement, ne saurait porter fruit ; peut-être est-ce là le motif pour lequel nous la tenons comme une superfétation chez la femme. — Quelques-uns de nos parlements, quand ils ont à pourvoir aux offices de leur ressort, n’examinent ceux qui s’y présentent, que sous le rapport de la science qu’ils possèdent. Les autres les examinent en outre sur le bon sens dont ils peuvent être doués, en leur donnant des affaires à apprécier. Ces derniers me paraissent en agir beaucoup mieux ; le savoir et le jugement sont deux qualités nécessaires, et il faut que celui qui sollicite une charge au parlement, les possède toutes deux ; mais le savoir est certainement de moindre prix que le jugement, lequel suffit à défaut de savoir, tandis que l’inverse n’est pas ainsi que l’exprime ce vers grec : « À quoi sert la science, si le jugement fait défaut (d’après Stobée) ? » — Plût à Dieu, pour le bien de la justice, que nos parlements soient aussi riches sous le rapport du bon sens et de la conscience, qu’ils le sont sous celui de la science ; malheureusement : « Nous n’apprenons pas à vivre, mais à discuter (Sénèque) ». Le savoir ne doit pas se juxtaposer à l’âme, il faut l’y incorporer ; il ne faut pas l’en arroser, il faut l’en imprégner ; s’il n’en modifie, n’en améliore pas l’état imparfait, il est certainement préférable de ne pas l’acquérir. C’est une arme dangereuse qui gêne et peut blesser celui qui la manie si elle est en main faible qui n’en connaisse pas l’usage, « si bien que mieux vaudrait n’avoir rien appris (Cicéron) ».

Peut-être est-ce là le motif pour lequel, nous, et avec nous la théologie, ne demandons pas aux femmes d’avoir une grande science ; et que François, duc de Bretagne, fils de Jean V, quand il fut question de son mariage avec Isabeau, fille de la maison royale d’Écosse, répondait à qui lui disait qu’elle avait été élevée simplement et n’avait aucune notion des belles-lettres : qu’il préférait qu’il en fût ainsi, une femme en sachant toujours assez, quand elle sait faire la différence entre la chemise et le pourpoint de son mari.

Aussi ce n’est pas si grande merueille, comme on crie, que nos ancestres n’ayent pas faict grand estât des lettres, et qu’encores auiourd’huy elles ne se trouuent que par rencontre aux principaux conseils de nos Roys : et si cette fin de s’en enrichir, qui seule nous est auiourd’huy proposée par le moyen de la Iurisprudence, de la Médecine, du pedantisme, et de la Théologie encore, ne les tenoit en crédit, vous les verriez sans double aussi marmiteuses qu’elles furent onques. Quel dommage, si elles ne nous apprennent ny à bien penser, ny à bien faire ? Postquam docti prodierunt, boni desunt. Toute autre science, est dommageable à celuy qui n’a la science de la bonté.Mais la raison que ie cherchoys tantost, seroit elle point aussi de là, que nostre estude en France n’ayant quasi autre but que le proufit, moins de ceux que nature a faict naistrc à plus généreux offices que lucratifs, s’adonnants aux lettres, ou si courtement (retirez auant que d’en auoir pris appétit, à vne profession qui n’a rien de commun auec les liures) il ne reste plus ordinairement, pour s’engager tout à faict à l’estude, que les gents de basse fortune, qui y questent des moyens à viure ? Et de ces gents-là, les âmes estans et par nature, et par institution domestique et exemple, du plus bas aloy, rapportent faucement le fruit de la science. Car elle n’est pas pour donner iour à l’ame qui n’en a point : ny pour faire voir vn aueugle. Son mestier est, non de luy fournir de veuë, mais de la luy dresser, de luy régler ses allures, pourueu qu’elle aye de foy les pieds, et les iambes droites et capables. C’est vne bonne drogue que la science, mais nulle drogue n’est assés forte, pour se preseruer sans altération et corruption, selon le vice du vase qui l’estuye. Tel a la veuë claire, qui ne l’a pas droitte : et par conséquent void le bien, et ne le suit pas : et void la science, et ne s’en sert pas. La principale ordonnance de Platon en sa republique, c’est donner à ses citoyens selon leur nature, leur charge. Nature peut tout, et fait tout. Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps, et aux exercices de l’esprit les âmes boiteuses. Les bastardes et vulgaires sont indignes de la philosophie. Quand nous voyons vn homme mal chaussé, nous disons que ce n’est pas merueille, s’il est chaussetier. De mesme il semble, que l’expérience nous offre souuent, vn médecin plus mal médecine, vn Théologien moins reformé, et coustumierement vn sçauant moins suffisant qu’vn autre. Aristo Chius auoit anciennement raison de dire, que les philosophes nuisoient aux auditeurs : d’autant que la plus part des âmes ne se trouuent propres à faire leur profit de telle instruction : qui, si elle ne se met à bien, se met à mal : ασωτους ex Aristippi, acerbos ex Zenonis schola éxire. En cette belle institution que Xenophon preste aux Perses, nous trouuons qu’ils apprenoient la vertu à leurs enfans, comme les autres nations font les lettres. Platon dit que le fils aisné en leur succession royale, estoit ainsi nourry. Apres sa naissance, on le donnoit, non à des femmes, mais à des eunuches de la première authorité autour des Roys, à cause de leur vertu. Ceux-cy prenoient charge de luy rendre le corps beau et sain : et après sept ans le duisoient à monter à cheual, et aller à la chasse. Quand il estoit arriué au quatorziesme, ils le deposoient entre les mains de quatre : le plus sage, le plus iuste, le plus tempérant, le plus vaillant de la nation. Le premier luy apprenoit la religion : le second, à estre tousiours véritable : le tiers, à se rendre maistre des cupidités : le quart, à ne rien craindre.C’est chose digne de très-grande considération, que en cette excellente police de Lycurgus, et à la vérité monstrueuse par sa perfection, si songneuse pourtant de la nourriture des enfans, comme de sa principale charge, et au giste mesmes des Muses, il s’y face si peu de mention de la doctrine : comme si cette généreuse ieunesse desdaignant tout autre ioug que de la vertu, on luy aye deu fournir, au lieu de nos maistres de science, seulement des maistres de vaillance, prudence et iustice. Exemple que Platon a suiuy en ses loix. La façon de leur discipline, c’estoit leur faire des questions sur le iugement des hommes, et de leurs actions : et s’ils condamnoient et loüoient, ou ce personnage, ou ce faict, il falloit raisonner leur dire, et par ce moyen ils aiguisoient ensemble leur entendement, et apprenoient le droit. Astyages en Xenophon, demande à Cyrus compte de sa dernière leçon ; C’est, dit-il, qu’en nostre escole vn grand garçon ayant vn petit saye, le donna à l’vn de ses compagnons de plus petite taille, et luy osta son saye, qui estoit plus grand : nostre précepteur m’ayant fait iuge de ce différent, ie iugeay qu’il falloit laisser les choses en cet estât, et que l’vn et l’autre sembloit estre mieux accommodé en ce point : sur quoy il me remontra que i’auois mal fait : car ie m’estois arresté à considérer la bien séance, et il falloit premièrement auoir proueu à la iustice, qui vouloit que nul ne fust forcé en ce qui luy appartenoit. Et dit qu’il en fut fouëté, tout ainsi que nous sommes en nos villages, pour auoir oublié le premier aoriste de τύπτω. Mon régent me feroit vne belle harangue in genere demonstratiuo, auant qu’il me persuadast que son escole vaut cette-là.Ils ont voulu coupper chemin : et puis qu’il est ainsi que les sciences, lors mesmes qu’on les prent de droit fil, ne peuuent que nous enseigner la prudence, la preud’hommie et la resolution, ils ont voulu d’arriuée mettre leurs enfans au propre des effects, et les instruire non par ouïr dire, mais par l’essay de l’action, en les formant et moulant vifuement, non seulement de préceptes et parolles, mais principalement d’exemples et d’œuures : afin que ce ne fust pas vne science en leur ame, mais sa complexion et habitude : que ce ne fust pas vn acquest, mais vne naturelle possession. À ce propos, on demandoit à Agesilaus ce qu’il seroit d’aduis, que les enfans apprinsent : Ce qu’ils doiuent faire estans hommes, respondit-il. Ce n’est pas merueille, si vne telle institution a produit des effects si admirables.On alloit, dit-on, aux autres villes de Grèce chercher des Rhetoriciens, des Peintres, et des Musiciens : mais en Lacedemone des législateurs, des magistrats, et Empereurs d’armée : à Athènes on aprenoit à bien dire, et icy à bien faire : là à se desmesler d’vn argument sophistique, et à rabattre l’imposture des mots captieusement entrelassez ; icy à se desmesler des appâts de la volupté, et à rabattre d’vn grand courage les menasses de la fortune et de la mort : ceux-là s’embesongnoient après les parolles, ceux-cy après les choses : là c’estoit vne continuelle exercitation de la langue, icy vne continuelle exercitation de l’ame. Parquoy il n’est pas estrange, si Antipater leur demandant cinquante enfans pour ostages, ils respondirent tout au rebours de ce que nous ferions, qu’ils aymoient mieux donner deux fois autant d’hommes faicts ; tant ils estimoient la perte de l’éducation de leur pays. Quand Agesilaus conuie Xenophon d’enuoyer nourrir ses enfans à Sparte, ce n’est pas pour y apprendre la Rhétorique, ou Dialectique : mais pour apprendre, ce dit-il, la plus belle science qui soit, asçauoir la science d’obéir et de commander.Il est tres-plaisant, de voir Socrates, à sa mode se moquant de Hippias, qui luy recite, comment il a gaigné, spécialement en certaines petites villettes de la Sicile, bonne somme d’argent, à régenter : et qu’à Sparte il n’a gaigné pas vn sol. Que ce sont gents idiots, qui ne sçauent ny mesurer ny compter : ne font estât ny de Grammaire ny de rythme : s’amusans seulement à sçauoir la suitte des Roys, establissement et décadence des Estats, et tels fatras de comptes. Et au bout de cela, Socrates luy faisant aduouër par le menu, l’excellence de leur forme de gouuernement publique, l’heur et vertu de leur vie priuée, luy laisse deuiner la conclusion de l’inutilité de ses arts.Les exemples nous apprennent, et en cette martiale police, et en toutes ses semblables, que l’estude des sciences amollit et efféminé les courages, plus qu’il ne les formit et aguerrit. Le plus fort Estat, qui paroisse pour le présent au monde, est celuy des Turcs, peuples également duicts à l’estimation des armes, et mespris des lettres. Ie trouue Rome plus vaillante auant qu’elle fust sçauante. Les plus belliqueuses nations en nos iours, sont les plus grossières et ignorantes. Les Scythes, les Parthes, Tamburlan, nous seruent à cette preuue. Quand. les Gots rauagerent la Grèce, ce qui sauua toutes les librairies d’estre passées au feu, ce fut vn d’entre eux, qui sema cette opinion, qu’il failloit laisser ce meuble entier aux ennemis : propre à les destourner de l’exercice militaire, et amuser à des occupations sédentaires et oysiues. Quand nostre Roy, Charles huictieme, quasi sans tirer l’espee du fourreau, se void maistre du Royaume de Naples, et d’vne bonne partie de la Toscane, les Seigneurs de sa suitte, attribuèrent cette inespérée facilité de conqueste, à ce que les Princes et la noblesse d’Italie s’amusoient plus à se rendre ingénieux et sçauans, que vigoureux et guerriers.

Nos pères n’en faisaient pas grand cas ; et chez ceux auxquels les dispositions naturelles pour en bénéficier font défaut, elle est plus dangereuse qu’utile ; la plupart des pédants de notre époque sont dans ce cas, ne s’étant adonnés à la science que pour en tirer des moyens d’existence. — Aussi, n’est-il pas si extraordinaire qu’on va le répétant sans cesse, que nos ancêtres n’aient pas fait grand cas des lettres, et qu’aujourd’hui encore on ne les trouve qu’exceptionnellement cultivées même par ceux qui siègent aux principaux conseils de nos rois. Si elles n’étaient en faveur par la jurisprudence, la médecine, la pédagogie et même la théologie qui nous mettent à même de nous enrichir, ce qui, en ces temps-ci, est la seule fin que nous nous proposions, nous les verrions indubitablement aussi délaissées que jadis. Quel dommage y aurait-il à ce qu’il en soit ainsi, si elles ne nous apprennent ni à bien penser, ni à bien agir ? « Depuis que l’on voit tant de savants, il n’y a plus de gens de bien (Sénéque). » À qui n’a pas la science de la bonté, toute autre science est préjudiciable.

Cette raison que je cherchais plus haut, ne proviendrait-elle pas également de ce qu’en France, l’étude telle que nous la pratiquons, n’ayant guère d’autre but que le profit que nous comptons en retirer, si nous défalquons ceux qui, par tempérament, préférant les charges honorifiques aux charges lucratives, s’adonnent aux lettres, et ceux qui les abandonnent au bout de peu de temps, y renonçant avant d’y avoir pris goût, pour exercer une profession qui n’a rien de commun avec les livres, il ne reste pour ainsi dire plus alors, pour se livrer uniquement à ces études, que les gens sans fortune, qui y cherchent des moyens d’existence ? Ces gens, tant par leur nature que par leur éducation première et les exemples qu’ils ont eus, ont l’âme du plus bas aloi et font mauvais usage de la science, laquelle ne peut ni éclairer une âme qui n’en est pas susceptible ni rendre la vue à celle qui n’y voit pas. Son objet n’est pas de se substituer à elle, mais de la dresser, de régler ses allures, et cela ne peut se faire que si elle est d’aplomb sur ses pieds et sur ses jambes et qu’ils soient capables de la porter. — La science est une drogue qui est bonne ; mais il n’est pas de drogue à même de résister à l’altération et à la corruption, si le vase qui la renferme est contaminé. Celui qui moralement a la vue claire, mais qui louche, voit le bien, mais passe à côté ; il voit la science et n’en use pas. — L’ordonnance la plus importante de Platon, dans sa République, est de « répartir les charges entre les citoyens, à chacun suivant sa nature ». La nature peut tout et ce qu’elle fait est de tous genres. Les boiteux sont impropres aux exercices du corps ; les âmes boiteuses, à ceux de l’esprit ; la philosophie est inaccessible aux âmes bâtardes et vulgaires. Quand nous voyons un homme mal chaussé, si c’est un cordonnier, nous disons que ce n’est pas étonnant ; il semble que de même nous voyons fréquemment des médecins qui, malades, suivent des traitements qui ne conviennent pas ; des théologiens n’être pas de mœurs irréprochables ; et, ce qui est à l’état d’habitude, des savants plus ignorants que le commun des mortels. — Ariston de Chio avait raison quand, anciennement, il disait que les philosophes sont nuisibles à ceux qui les écoutent, parce que la plupart des âmes ne sont pas susceptibles de tirer profit de semblables leçons qui, si elles ne font pas de bien, font du mal : « de l’école d’Aristippe, disait-il, il sort des débauchés ; de celle de Zénon, des sauvages (Cicéron) ».

Les Perses s’appliquaient à apprendre la vertu à leurs enfants ; les Lacédémoniens, à les mettre en présence de la réalité, les instruisant par l’exemple de ce qu’ils auraient à faire quand ils seraient devenus des hommes. — Dans le mode d’éducation si remarquable que Xénophon prête aux Perses, nous trouvons qu’ils apprenaient la vertu à leurs enfants, comme chez les autres nations on leur apprend les lettres. Platon dit que le fils aîné du roi, héritier du pouvoir, y était élevé de la manière suivante : Dès sa naissance, on le remettait, non entre les mains des femmes, mais à des eunuques occupant, à la cour, les premières situations en raison de leur vertu ; ils avaient charge de développer en lui les qualités physiques propres à le rendre beau et de vigoureuse constitution. À sept ans révolus, ils lui apprenaient à monter à cheval et à chasser. À quatorze ans, on le confiait à quatre personnages choisis : le plus sage, le plus juste, le plus tempérant et le plus vaillant de la nation ; le premier lui enseignait la religion ; le second, à être toujours sincère ; le troisième, à dominer ses passions ; le quatrième, à ne rien craindre.

Il est très remarquable que dans le gouvernement si excellent, fondé par Lycurgue, si étonnant par sa perfection, particulièrement attentif à l’éducation des enfants qu’il considère comme devant primer tout, dans la patrie même des Muses, on s’occupe si peu de l’érudition. On dirait qu’à cette jeunesse, aux sentiments généreux, qui dédaignait tout autre joug que celui de la vertu, on a dû ne donner, au lieu de maîtres lui enseignant la science comme cela a lieu chez nous, que des maîtres lui enseignant la vaillance, la prudence et la justice ; exemple que Platon a suivi en ses Lois. Leur enseignement consistait comme chez les Perses à demander aux enfants d’émettre des appréciations sur les hommes et sur leurs actions ; et qu’ils blâmassent ou qu’ils louassent tel personnage, ou tel acte, il leur fallait justifier leur manière de voir ; de la sorte ils exerçaient leur jugement, et en même temps apprenaient le droit.

Astyages, dans Xénophon, demande à Cyrus de lui rendre compte de sa dernière leçon : « Elle a consisté, dit Cyrus, en ce qu’à l’école, un grand garçon, qui avait un manteau trop court, l’a donné à un de ses camarades plus petit que lui et a pris le sien qui était plus long. Le maître m’a fait juge du différend. J’ai apprécié qu’il y avait lieu de laisser les choses en l’état, chacun semblant se trouver mieux d’avoir un manteau à sa taille. Mon maître m’a alors montré qu’en prononçant ainsi, javais mal jugé parce que je m’étais arrêté à ne consulter que la convenance et qu’il eût fallu tenir compte en premier lieu de la question de justice, qui veut que nul ne soit violenté dans la possession de ce qui lui appartient » ; et Cyrus ajoute que pour cette faute de jugement, il fut fouetté, tout comme en France, dans nos villages, il nous arrive à nous-mêmes, quand nous nous trompons sur un des temps d’un verbe grec. Mon régent me ferait un bien beau discours du genre démonstratif, avant de pouvoir me persuader que son école vaut celle-là.

Les Lacédémoniens ont voulu aller au plus court ; et puisque les sciences, lors même qu’on les étudie sérieusement, ne peuvent que nous donner des théories sur la prudence, la sagesse dans la conduite et l’esprit de décision, sans nous les faire pratiquer, ils ont voulu mettre d’emblée leurs enfants en présence de la réalité et les instruire, non par ce qu’ils entendent dire, mais par les faits eux-mêmes ; les formant et les imprégnant fortement, non seulement de préceptes et de paroles, mais surtout d’exemples et d’actions, afin que ce ne soit pas une science qui prenne simplement place en leur âme, mais que cette science s’y incorpore d’une façon intime et devienne chez eux une habitude, qu’elle ne soit pas une acquisition faite après coup, mais que dès le début ils en aient la pleine possession comme s’ils la tenaient de la nature. — On demandait à Agésilas ce qu’il était d’avis que les enfants apprissent : « Ce qu’ils devront faire quand ce seront des hommes, répondit-il. » Il n’est pas étonnant qu’une pareille éducation ait produit de si admirables effets.

Différence entre l’instruction que recevaient les Spartiates et celle que recevaient les Athéniens. — On allait, dit-on, dans les autres villes de la Grèce, quand on voulait se procurer des rhétoriciens, des peintres et des musiciens ; mais on allait à Lacédémone, quand on voulait avoir des législateurs, des magistrats, des généraux d’armée. À Athènes on apprenait à bien dire, ici à bien faire ; là à discuter dans des controverses de sophistes et à pénétrer le véritable sens de phrases artificieusement construites, ici à se défendre des tentations de la volupté et à envisager avec courage les revers de fortune ou la mort qui nous menacent ; discourir était la principale occupation de ceux-là, ceux-ci se préoccupaient d’agir ; là c’était un exercice continu de la langue, ici c’était l’âme qu’on exerçait sans relâche. Aussi, n’est-ce pas étrange d’entendre les Lacédémoniens, auxquels Antipater demandait cinquante enfants en otage, lui répondre, au rebours de ce que nous ferions nous-mêmes, qu’ils préféraient lui donner des hommes faits en nombre double, tant ils attachaient de prix à l’éducation telle qu’ils la donnaient chez eux. — Quand Agésilas convie Xénophon à envoyer ses enfants à Sparte pour y être élevés, ce n’est pas pour y apprendre la rhétorique ou la dialectique, mais « pour qu’ils y apprennent, dit-il, la plus belle de toutes les sciences, celle de savoir obéir et savoir commander ».

Comment Socrate se joue d’un sophiste se plaignant de n’avoir rien gagné à Sparte. — Il est très plaisant de voir Socrate se moquer, à sa manière, d’Hippias qui lui raconte comment, en enseignant, il a gagné, particulièrement dans certaines petites bourgades de la Sicile, une bonne somme d’argent, tandis qu’à Sparte il n’a pas récolté un sou. « Ces Spartiates, dit Hippias, sont des idiots qui ne savent ni faire des vers, ni compter ; ils ne sont à même d’apprécier à leur valeur, ni la grammaire, ni le rythme, ne s’intéressant qu’à l’ordre de succession des rois, au développement et à la décadence des États et à un tas de sornettes pareilles. » Quand il eut achevé, Socrate l’amena peu à peu à convenir de l’excellence de la forme de leur gouvernement, de leurs vertus domestiques et du bonheur de leur vie privée ; lui laissant deviner, comme conclusion, l’inutilité des arts qu’il enseignait.

Les sciences amollissent et efféminent les courages. — De nombreux exemples nous apprennent, par ce qui se produisit dans ce gouvernement si bien organisé pour la guerre, comme dans tous autres établis sur le même principe, que l’étude des sciences amollit et efféminé les courages, plutôt qu’elle ne les affermit et les aguerrit. — L’État le plus puissant du monde en ce moment, semble être celui des Turcs qui, eux aussi, sont dressés à priser fort la carrière des armes et à mépriser les lettres. Rome était plus vaillante avant d’être devenue savante. Les nations les plus belliqueuses de nos jours, sont les plus grossières et les plus ignorantes ; comme preuve, je citerai les Scythes, les Parthes, Tamerlan. — Quand les Goths ravagèrent la Grèce, ce qui sauva les bibliothèques d’être livrées au feu, ce fut que l’un des leurs émit l’avis de les laisser intactes à leurs ennemis, qui pour se distraire y trouveraient des occupations sédentaires et oisives qui les détourneraient des exercices militaires. — Quand notre roi Charles VIII se fut emparé, sans presque avoir à tirer l’épée du fourreau, du royaume de Naples et d’une bonne partie de la Toscane, les seigneurs de sa suite attribuèrent cette conquête, faite avec une facilité inespérée, à ce que les princes et la noblesse d’Italie passaient leur temps dans les travaux de l’esprit et l’étude de la science, plutôt qu’ils ne s’appliquaient à devenir vigoureux et guerriers.

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