Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 27

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 27
Texte 1595
Texte 1907
De l’amitié.


CHAPITRE XXVII.

De l’Amitié.


Considérant la conduite de la besongne d’vn peintre que i’ay, il m’a pris enuie de l’ensuiure. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger vn tableau élabouré de toute sa suffisance ; et le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques : qui sont peintures fantasques, n’ayans grâce qu’en la variété et estrangeté. Que sont-ce icy aussi à la vérité que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de diuers membres, sans certaine figure, n’ayants ordre, suite, ny proportion que fortuite ?

Desinit in piscem mulier formosa supernè.

Ie vay bien iusques à ce second point, auec mon peintre : mais ie demeure court en l’autre, et meilleure partie : car ma suffisance ne va pas si auant, que d’oser entreprendre vn tableau riche, poly et formé selon l’art. Ie me suis aduisé d’en emprunter vn d’Estienne de la Boitie, qui honorera tout le reste de cette besongne. C’est vn discours auquel il donna nom : La Seruitude volontaire : mais ceux qui l’ont ignoré, font bien proprement dépuis rebatisé, le Contre-vn. Il l’escriuit par manière d’essay, en sa première ieunesse, à l’honneur de la liberté contre les tyrans. Il court pieça és mains des gens d’entendement, non sans bien grande et méritée recommandation : car il est gentil, et plein ce qu’il est possible. Si y a il bien à dire, que ce ne soit le mieux qu’il peust faire : et si en l’aage que ie l’ay cogneu plus auancé, il eust pris vn tel desseing que le mien, de mettre par escrit ses fantasies, nous verrions plusieurs choses rares. et qui nous approcheroient bien près de l’honneur de l’antiquité : car notamment en cette partie des dons de nature, ie n’en cognois point qui luy soit comparable. Mais il n’est demeuré de luy que ce discours, encore par rencontre, et croy qu’il ne le veit oncques depuis qu’il luy eschappa : et quelques mémoires sur cet edict de lanuier fameux par nos guerres ciuiles, qui trouueront cncores ailleurs peut estre leur place. C’est tout ce que i’ay peu recouurer de ses reliques (moy qu’il laissa d’vne si amoureuse recommandation, la mort entre les dents, par son testament, héritier de sa bibliothèque et de ses papiers) outre le liuret de ses œuures que i’ay faict mettre en lumière. Et si suis obligé particulièrement à cette pièce, d’autant qu’elle a seruy de moyen à nostre première accointance. Car elle me fut montrée longue espace auant que ie l’eusse veu ; et me donna la première cognoissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié, que nous auions nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entière et si parfaicte, que certainement il ne s’en lit guère de pareilles : et entre nos hommes il ne s’en voit aucune trace en vsage. Il faut tant de rencontre à la basUr, que c’est beaucoup si la fortune y arriue vne fois en trois siècles.Il n’est rien à quoy il semble que nature nous aye plus acheminés qu’à la société. Et dit Aristote, que les bons législateurs ont eu plus de soing de l’amitié, que de la iusticc. Or le dernier point de sa perfection est cetuy-cy. Car en gênerai toutes celles que la volupté, ou le profit, le besoin publique on priué, forge et nourrit, en sont d’autant moins belles et généreuses, et d’autant moins amitiez, qu’elles meslent autre cause et but et fruit en l’amitié qu’elle mesme. Ny ces quatre espèces anciennes, naturelle, sociale, hospitalière, vénérienne, particulièrement n’y conuiennent, ny coniointement.Des enfans aux pères, c’est plustost respect. L’amitié se nourrit de communication, qui ne peut se trouuer entre eux, pour la trop grande disparité, et offenceroit à l’aduenture les deuoirs de nature : car ny toutes les secrettes pensées des pères ne se peuuent communiquer aux enfans, pour n’y engendrer vne messeante priuauté : ny les aduertissemens et corrections, qui est vn des premiers offices d’amitié, ne se pourroient exercer des enfans aux pères. Il s’est trouué des nations, où par vsage les enfans tuoyent leurs pères : et d’autres, où les pères tuoyent leurs enfans, pour euiter l’empeschement qu’ils se peuuent quelquesfois entreporter : et naturellement l’vn dépend de la ruine de l’autre. Il s’est trouué des philosophes desdaignans cette cousture naturelle, tesmoing Aristippus qui quand on le pressoit de l’affection qu’il deuoit à ses enfans pour estre sortis de luy, il se mit à cracher, disant, que cela en estoit aussi bien sorty : que nous engendrions bien des pouz et des vers. Et cet autre que Plutarque vouloit induire à s’accorder auec son frère : Ie n’en fais pas, dit-il, plus grand estât, pour estre sorty de mesme trou. C’est à la vérité vn beau nom, et plein de dilection que le nom de frère, et à cette cause en fismes nous luy et moy nostre alliance : mais ce meslange de biens, ces partages, et que la richesse de l’vn soit la pauureté de l’autre, cela detrampe merueilleusement et relasche cette soudure fraternelle. Les frères ayants à conduire le progrez de leur auancement, en mesme sentier et mesme train, il est force qu’ils se heurtent et choquent souuent. D’auantage, la correspondance et relation qui engendre ces vrayes et parfaictes amitiez, pourquoy se trouuera elle en ceux cy ? Le père et le fils peuuent estre de complexion entièrement eslongnee, et les frères aussi. C’est mon fils, c’est mon parent : mais c’est vn homme farouche, vn meschant, ou vn sot. Et puis, à mesure que ce sont amitiez que la loy et l’obligation naturelle nous commande, il y a d’autant moins de notre choix et liberté volontaire : et nostre liberté volontaire n’a point de production qui soit plus proprement sienne, que celle de l’affection et amitié. Ce n’est pas que le n’aye essayé de ce costé là, tout ce qui en peut estre, ayant eu le meilleur père qui fut onques, et le plus indulgent, iusques à son extrême vieillesse : et estant d’vne famille fameuse de père en fils, et exemplaire en cette partie de la concorde fraternelle :

et ipse
Notas in fratres animi paterni.


D’y comparer l’affection enuers les femmes, quoy qu’elle naisse de nostre choix, on ne peut : ny la loger en ce rolle. Son feu, ie le confesse,

neque enim est dea nescia nostri
Quæ dulcem curis miscet amaritiem,


est plus actif, plus cuisant, et plus aspre. Mais c’est vn feu téméraire et volage, ondoyant et diuers, feu de fiebure, subiect à accez et remises, et qui ne nous tient qu’à vn coing. En l’amitié, c’est vue chaleur générale et vniuerselle, tempérée au demeurant et égale, vne chaleur constante et rassize-, toute douceur et pollissure, qui n’a rien d’aspre et de poignant. Qui plus est en l’amour ce n’est qn’vn désir forcené après ce qui nous fuit,

Corne segue la lepre il cacciatore
Al freddo, al caldo, alla montagna, al lilo,
Ne piu l’estima poi, che presa vede,
E sol dietro à chi fugge affréta il piede.


Aussi tost qu’il entre aux termes de l’amitié, c’est à dire en la conuenance des volontez, il s’esuanouist et s’alanguist : la iouïssance le perd, comme ayant la fin corporelle et suiette à sacieté. L’amitié au rebours, est iouye à mesure qu’elle est désirée, ne s’esleue, se nourrit, ny ne prend accroissance qu’en la iouyssance, comme estant spirituelle, et l’ame s’affinant par l’vsage. Sous cette parfaicte amitié, ces affections volages ont autresfois trouué place chez moy, affin que ie ne parle de luy, qui n’en confesse que trop par ses vers. Ainsi ces deux passions sont entrées chez moy en cognoissance l’vne de l’autre, mais en comparaison iamais : la première maintenant sa route d’vn vol hautain et superbe, et regardant desdaigneusement cette cy passer ses pointes bien loing au dessoubs d’elle.Quant au mariage, outre ce que c’est vn marché qui n’a que l’entrée libre, sa durée estant contrainte et forcée, dépendant d’ailleurs que de nostre vouloir : et marché, qui ordinairement se fait à autres fins : il y suruient mille fusées estrangeres à desmeler parmy, suffisantes à rompre le fil et troubler le cours d’vne viue affection : là où en l’amitié, il n’y a affaire ny commerce que d’elle mesme. Ioint qu’à dire vray, la suffisance ordinaire des femmes, n’est pas pour respondre à cette conférence et communication, nourrisse de cette saincte cousture : ny leur ame ne semble assez ferme pour soustenir restreinte d’vn neud si pressé, et si durable. Et certes sans cela, s’il se pouuoit dresser vne telle accointance libre et volontaire, où non seulement les âmes eussent cette entière iouyssance, mais encores où les corps eussent part à l’alliance, où l’homme fust engagé tout entier : il est certain que l’amitié en seroit plus pleine et plus comble rmais ce sexe par nul exemple n’y est encore peu arriuer, et par les escholes anciennes en est reietlé. Et cette autre licence Grecque est iustement abhorrée par nos mœurs. Laquelle pourtant, pour auoir selon leur vsage, vne si necessaire disparité d’aages, et différence d’offices entre les amants, ne respondoit non plus assez à la parfaicte vnion et conuenance qu’icy nous demandons. Quis est enim iste amor amicitiæ ? cur neque deformem adolescentem quisquam amat, neque formosum senem ? Car la peinture mesme qu’en faict l’Académie ne me desaduoüera pas, comme ir pense, de dire ainsi de sa part : Que cette première fureur, inspirée par le fils de Venus au cœur de l’amant, sur l’obiect de la fleur d’vne tendre ieunesse, à laquelle ils permettent tous les insolents et passionnez efforts, que peut produire vne ardeur immodérée, estoit simplement fondée en vne beauté externe : fauce image de la génération corporelle. Car en l’esprit elle ne pouuoit, duquel la montre estoit encore cachée : qui n’estoit qu’en sa naissance, et auant l’aage de germer. Que si cette fureur saisissoit vn bas courage, les moyens de sa poursuitte c'estoient richesses, présents, faueur à l’auancement des dignitez : et telle autre basse marchandise, qu’ils reprouuent. Si elle tomboit en vn courage plus généreux, les entremises estoient généreuses de mesmes : Instructions philosophiques, enseignements à reuerer la religion, obeïr aux loix, mourir pour le bien de son pais : exemples de vaillance, prudence, iustice. S’estudiant l’amant de se rendre acceptable par la bonne grâce et beauté de son ame, celle de son corps estant pieça fanée : et espérant par cette société mentale, establir vn marché plus ferme et durable. Quand cette poursuitte arriuoit à l’effect, en sa saison (car ce qu’ils ne requièrent point en l’amant, qu’il apportast loysir et discrétion en son entreprise ; ils le requièrent exactement en l’aimé : d’autant qu’il luy falloit iuger d’vne beauté interne, de difficile cognoissance et abstruse descouuerte) lors naissoit en l’aymé le désir d’vne conception spirituelle, par l’entremise d’vne spirituelle beauté. Cette cy estoit icy principale : la corporelle, accidentale et seconde : tout le rebours de l’amant. À cette cause préfèrent ils l’aymé : et vérifient, que les Dieux aussi le préfèrent : et tansent grandement le poëte Aischylus, d’auoir en l’amour d’Achilles et de Patroclus, donné la part de l’amant à Achilles, qui estoit en la première et imberbe verdeur de son adolescence, et le plus beau des Grecs. Apres cette communauté générale, la maistresse et plus digne partie d’icelle, exerçant ses offices, et prédominant : ils disent, qu’il en prouenoit des fruicts tres-vtiles au priué et au public. Que c’estoit la force des pais, qui en receuoient l’vsage : et la principale défense de l’équité et de la liberté. Tesmoin les salutaires amours de Hermodius et d’Aristogiton. Pourtant la nomment ils sacrée et diuine, et n’est à leur compte, que la violence des tyrans, et lascheté des peuples, qui luy soit aduersaire : en fin, tout ce qu’on peut donner à la faneur de l’Académie, c’est dire, que c’estoit vn amour se terminant en amitié : chose qui ne se rapporte pas mal à la définition Stoique de l’amour : Amorem conatum esse amicitiæ faciendæ ex pulchritudinis specie.Ie reuien à ma description, de façon plus équitable et plus equable. Omnino amicitiæ, corroboratis iam confirmatisque et ingeniis, et ætatibus, iudicandæ sunt. Au demeurant, ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez, ce ne sont qu’accoinctances et familiaritez nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s’entretiennent. En l’amitié dequoy ie parle, elles se meslent et confondent l’vne en l’autre, d’vn meslange si vniuersel, qu’elles effacent, et ne retrouuent plus la cousture qui les a ioinctes. Si on me presse de dire pourquoy ie l’aymoys, ie sens que cela ne se peut exprimer, qu’en respondant : Par ce que c’estoit luy, par ce que c’estoit moy. Il y a au delà de tout mon discours, et de ce que l’en puis dire particulièrement, ie ne sçay quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette vnion. Nous nous cherchions auant que de nous estre veus, et par des rapports que nous oyïons l’vn de l’autre : qui faisoient en nostre affection plus d’effort, que ne porte la raison des rapports : ie croy par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par noz noms. Et à nostre première rencontre, qui fut par hazard en vne grande feste et compagnie de ville, nous nous trouuasmes si prins, si cognus, si obligez entre nous, que rien des lors ne nous fut si proche, que l’vn à l’autre. Il escriuit vne Satyre Latine excellente, qui est publiée : par laquelle il excuse et explique la précipitation de nostre intelligence, si promptement paruenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si lard commencé (car nous estions tous deux hommes faicts : et luy plus de quelque année) elle n’auoit point à pefdre temps. Et n’auoit à se régler au patron des amitiez molles et régulières, ausquelles il faut tant de précautions de longue et preallable conuersation. Cette cy n’a point d’autre idée que d’elle mesme, et ne se peut rapporter qu’à soy. Ce n’est pas vue spéciale considération, ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille : c’est ie ne sçay quelle quinte-essence de tout ce meslange, qui ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne, qui ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne : de faim, d’vne concurrence pareille. Ie dis perdre à la vérité, ne nous reseruant rien qui nous fust propre, ny qui fust ou sien ou mien.Quand Laelius en présence des Consuls Romains, lesquels après la condemnation de Tiberius Gracchus, poursuiuoient tous ceux qui auoient esté de son intelligence, vint à s’enquérir de Caius Blosius, qui estoit le principal de ses amis, combien il eust voulu faire pour luy, et qu’il eust respondu : Toutes choses. Comment toutes choses ? suiuit-il, et quoy, s’il t’eust commandé de mettre le feu en nos temples ? Il ne me l’eust iamais commandé, répliqua Blosius. Mais s’il l’eust fait ? adiousta Laelius : l’y eusse obey, respondit-il. S’il estoit si parfaictement amy de Gracchus, comme disent les histoires, il n’auoit que faire d’offenser les Consuls par cette dernière et hardje confession : et ne se deuoit départir de l’asseurance qu’il auoit de la volonté de Gracchus. Mais toutesfois ceux qui accusent cette responce comme séditieuse, n’entendent pas bien ce mystère : et ne présupposent pas comme il est, qu’il tenoit la volonté de Gracchus en sa manche, et par puissance et par cognoissance. Ils estoient plus amis que citoyens, plus amis qu’amis ou que ennemis de leur pais, qu’amis d’ambition et de trouble. S’estans parfaittement commis, l’vn à l’autre, ils tenoient parfaittement les renés de l’inclination l’vn de l’autre : et faictes guider cet harnois, par la vertu et conduittc de la raison (comme aussi est il du tout impossible de l’atteler sans cela) la responce de Blosius est telle, qu’elle deuoit estre. Si leurs actions se démanchèrent, ils n’esloient ny amis, selon ma mesure, l’vn de l’autre, nyamis à eux mesmes. Au demeurant cette response ne sonne non plus que feroit la mienne, à qui s’enquerroit à moy de cette façon : Si vosjtre volonté vous commandoit de tuer vostre fille, la tueriez vous ? et que ie l’accordasse : car cela ne porte aucun tesmoignage de consentement à ce faire : par ce que ie ne suis point en doute de ma volonté, et tout aussi peu de celle d’vn tel amy. !1 n’est pas en la puissance de tous les discours du monde, de me desloger de la certitude, que i’ay des intentions et iugemens du mien : aucune de ses actions ne me sçauroit estre présentée, quelque visage qu’elle eust, que ie n’en trouuasse incontinent le ressort. Nos âmes ont charié si vniment ensemble : elles se sont considérées d’vne si ardante affection, et de pareille affection descouuertes iusques au fin fond des entrailles l’vne à l’autre : que non seulement ie cognoissoy la sienne comme la mienne, mais ie me fusse certainement plus volontiers fié à luy de moy, qu’à moy.

CHAPITRE XXVII.

De l’amitié.

Le discours de La Boétie sur la servitude volontaire a été le point de départ de l’amitié qui l’unit si étroitement à Montaigne. — Contemplant le travail d’un peintre que j’employais chez moi, il me prit envie de regarder comment il procédait. Il fit d’abord choix du plus bel endroit, au centre de chaque paroi de mur, pour y peindre un sujet avec toute l’habileté dont il était capable ; puis il remplit les vides d’alentour d’arabesques, peintures toutes fantaisistes qui ne plaisent que par leur variété et leur singularité. Il en est de même ici : mon livre ne se compose que de sujets bizarres, en dehors de ce qu’on voit d’ordinaire, formés de morceaux rapportés, sans caractère défini, sans ordre, sans suite, ne s’adaptant que par hasard les uns aux autres : « C’est le corps d’une belle femme, avec une queue de poisson (Horace). » Sur le second point, j’ai donc fait comme mon peintre ; mais sur l’autre partie du travail, la meilleure, je demeure court ; mon talent ne peut me permettre d’oser entreprendre un tableau riche, élégant, confectionné dans toutes les règles de l’art ; c’est pourquoi je me suis avisé d’en emprunter un d’Étienne de La Boétie, qui fera à mon ouvrage plus d’honneur que tout le reste. — C’est un discours qu’il a nommé « La Servitude volontaire », mais que d’autres, qui ignoraient ce titre, ont depuis, avec juste raison, baptisé à nouveau : « Le Contre un ». La Boétie l’écrivit pour s’essayer, dans sa première jeunesse, en l’honneur de la liberté et contre la tyrannie. Depuis longtemps déjà ce discours circule parmi les gens sérieux, chez lesquels il est en grande réputation très justement méritée, car il est plein de noblesse et d’une argumentation aussi serrée que possible. Ce n’est pas que l’auteur n’eût pu faire mieux encore ; et si, à l’âge plus avancé où j’ai lié connaissance avec lui, il eût, comme moi, conçu le dessein d’écrire ses pensées, il nous eût laissé des choses bien remarquables, qui eussent approché de bien près celles dont l’antiquité s’honore le plus ; car, sous ce rapport en particulier, il était doué au point que je ne connais personne qui puisse lui être comparé. Ce discours, qu’il n’a jamais revu, je crois, depuis qu’il l’a composé, est la seule chose qui demeure de lui, encore est-ce par le fait du hasard, avec quelques mémoires sur cet édit de janvier si fameux dans l’histoire de nos guerres civiles, mémoires qui trouveront peut-être leur place ailleurs. C’est tout ce qu’en dehors du catalogue des ouvrages qu’il possédait et que j’ai publié, j’ai pu recueillir de ce qu’il a laissé, moi à qui, par une si affectueuse attention, sur le point de rendre le dernier soupir, il a légué sa bibliothèque et ses papiers ; aussi je tiens particulièrement à cette pièce, d’autant qu’elle a été le point de départ de nos relations. Elle m’avait été communiquée longtemps avant que j’en aie vu l’auteur, et pour la première fois me fit connaître son nom, préparant ainsi l’amitié qui nous a unis et qui a duré autant que Dieu l’a permis, entière et complète, au point que certainement il y en a eu peu de semblables dans les temps passés et qu’il n’y en a pas trace de pareille parmi les hommes de notre époque. Tant de circonstances sont nécessaires pour que ce sentiment en arrive à ce degré, que c’est beaucoup si, en trois siècles, cela se produit seulement une fois.

L’amitié vraie est le sentiment le plus élevé de la société ; il est essentiellement différent des affections qui s’y rencontrent d’une façon courante et en ont l’apparence. — La nature semble s’être tout particulièrement appliquée à implanter en nous le besoin de société, et Aristote prétend que les bons législateurs se sont encore plus préoccupés de l’amitié que de la justice. Il est de fait que l’amitié marque, dans la société, le plus haut degré de perfection. D’une façon générale, toutes les affections auxquelles nous donnons ce nom, nées de la satisfaction de nos plaisirs, des avantages que nous en retirons, ou d’associations formées en vue de nos intérêts publics ou privés, sont moins belles, moins généreuses et tiennent d’autant moins de l’amitié, qu’elles ont d’autres causes, d’autres buts, et tendent à des résultats autres que celle-ci. Ces affections qu’on classait jadis en quatre catégories, suivant qu’elles étaient dictées par la nature, la société, l’hospitalité ou le besoin des sens, ni dans leur ensemble, ni prises isolément, ne réalisent cet idéal.

Toute contrainte exclut l’amitié ; c’est pourquoi les rapports entre les pères et les enfants revêtent un autre caractère. De même entre frères que divisent souvent des questions d’intérêt. — Dans les rapports des enfants avec leurs pères, c’est plutôt le respect qui domine. L’amitié a besoin d’un échange continu de pensées qui ne peut régner entre eux, en raison de la trop grande différence qui existe à tous égards ; cet échange pourrait parfois choquer les devoirs réciproques que la nature leur a imposés, car toutes les pensées intimes des pères ne se peuvent communiquer aux enfants, il pourrait en résulter des familiarités déplacées ; davantage, les enfants ne peuvent ni donner des avis ni reprendre leurs pères, ce qui est des premières obligations de l’amitié. Chez certaines nations, il était d’usage que les enfants tuent leurs pères ; chez d’autres, c’étaient les pères qui tuaient leurs enfants, pour éviter, ainsi qu’il arrive quelquefois, qu’ils ne se fassent réciproquement obstacle ; du reste, du fait même de la nature, la mort de l’un n’est-elle pas la complète émancipation de l’autre ? — Il s’est trouvé des philosophes qui ont affecté de ne tenir aucun compte des liens du sang : Aristippe, par exemple, à qui l’on pariait de l’affection qu’il devait à ses enfants, issus de lui, se mit à cracher en disant que cela aussi était issu de lui ; le même disait encore que, si nous engendrons nos enfants, nous engendrons aussi des poux et des vers ; un autre, que Plutarque cherchait à mettre d’accord avec son frère, lui répondait : « Ce n’est pas parce qu’il est sorti du même trou que moi, que j’en fais plus grand cas. » — Je conviens que c’est un beau nom, témoignage d’une grande affection, que celui de « frère » ; et c’est pour cela que La Boétie et moi en fîmes usage, l’un à l’égard de l’autre, quand nous fûmes liés ; mais, dans la réalité, la communauté des intérêts, les partages de bien, la pauvreté de l’un conséquence de la richesse de l’autre, détrempent considérablement l’union fraternelle ; des frères devant, pour faire leur chemin en ce monde, suivre la même voie, marcher du même pas, il est inévitable qu’ils se heurtent et se choquent souvent. Bien plus, c’est la conformité de goûts et de relations qui engendre ces véritables et parfaites amitiés, or il n’y a pas de raison pour qu’elle se rencontre ici ; père et fils peuvent être de goûts absolument différents, des frères également : c’est mon fils, c’est mon parent, ce n’en est pas moins un homme peu sociable, un méchant, un sot. Dans les amitiés dues à la loi, à des obligations naturelles, notre volonté ne s’est pas exercée librement ; elles ne résultent pas d’un choix de notre part ; et, de tout ce qui naît de notre libre arbitre, rien n’en dépend plus exclusivement que l’affection et l’amitié. Ce n’est pas que je n’aie été à même, sous ce rapport, de juger tout ce qui peut en être, car mon père a été le meilleur des pères qui fut jamais, le plus indulgent et est demeuré tel jusque dans son extrême vieillesse ; notre famille était réputée par l’excellence des rapports qui ont toujours existé entre père et fils, et la concorde entre frères y était exemplaire : « Connu moi-même pour mon affection paternelle pour mes frères (Horace). »

Entre hommes et femmes, dans le mariage comme en dehors, un autre sentiment prédomine et l’amitié ne saurait trouver place. — Notre affection pour les femmes, bien qu’issue de notre choix, ne saurait être comparée à l’amitié ni en tenir la place. Dans ses élans, je le confesse : « Car je ne suis pas inconnu à la déesse qui mêle une douce amertume aux peines de l’amour (Catulle) », elle est plus active, plus aiguë, plus âpre ; mais c’est un feu téméraire et volage, ondoyant et varié ; feu de fièvre qui a ses accès. qui tombe, et ne nous tient que dans une partie de nous-mêmes. La chaleur de l’amitié s’étend à tout notre être, elle est universelle mais tempérée et toujours égale ; c’est une chaleur constante et paisible, souverainement douce et délicate, qui n’a rien d’âpre, rien d’excessif. L’amour, c’est par-dessus tout un désir violent de ce qui nous fuit : « Tel le chasseur poursuivant un lièvre par la chaleur et par le froid, à travers montagnes et vallées ; il le désire tant qu’il fuit ; l’a-t-il atteint, il le dédaigne (l’Arioste). » Quand l’amour revêt les formes de l’amitié, ce qui se produit lorsque l’accord des volontés s’est établi, il faiblit et tombe en langueur ; la jouissance l’éteint parce que son but est charnel et que la satiété l’apaise. L’amitié, au contraire, s’accentue avec le désir qu’on en a ; elle s’élève, se développe et s’accroît par la jouissance, parce qu’elle est d’essence spirituelle et que l’usage affine l’âme. Concurremment avec cette parfaite amitié, j’ai autrefois connu ces affections passagères, sur lesquelles je n’insisterai pas pour la raison que dépeignent trop bien les vers que je viens de citer ; ces deux passions je les ai éprouvées, simultanément, à la connaissance l’une de l’autre, mais sans jamais qu’elles entrent en parallèle : la première pleine de noblesse, se maintenant toujours dans les régions élevées, dédaigneuse de l’autre qui passait presque inaperçue loin, bien loin au-dessous d’elle.

Quant au mariage, outre que c’est un marché dont l’entrée seule est libre et dépendante de notre volonté, tandis que sa durée indéfinie nous est imposée, il se conclut généralement en vue de fins tout autres et mille incidents étrangers, qui éclatent à l’improviste, s’y mêlent et suffisent pour y troubler le cours de la plus vive affection et rompre le fil auquel elle tient ; tandis que lorsqu’il s’agit d’amitié, rien autre n’intervient, il n’est question que d’elle, d’elle seule. À quoi s’ajoute que les femmes ne sont vraiment pas, d’ordinaire, à même de prendre part aux discussions et échanges d’idées, pour ainsi dire nécessaires à l’entretien de ces relations d’ordre si élevé que crée l’amitié ; leur âme semble manquer de la fermeté indispensable pour soutenir l’étreinte de ce sentiment dont la durée est sans limite et qui nous unit si fort. Sans cela, s’il pouvait se former avec une femme, librement et de notre plein gré, une semblable liaison dans laquelle non seulement l’âme éprouverait cette pleine jouissance mais où le corps trouverait lui aussi satisfaction, où chacun serait de la sorte engagé tout entier, corps et âme, il est certain que l’amitié y aurait au plus haut degré son plein effet ; mais il n’est pas d’exemple que la femme soit capable d’en arriver là ; et,[1] d’un commun accord, toutes les écoles philosophiques de l’antiquité ont conclu que cela ne se pouvait pas.

Les unions contre nature, admises chez les Grecs, y tendaient parfois. — Cet autre genre de débauche contre nature qui était admis chez les Grecs, mais que nos mœurs réprouvent avec juste raison, nécessitant chez ceux qui s’y livraient une certaine différence d’âge et des rôles différents, ne répondait pas davantage par cela même à l’entente parfaite et à la conformité de sentiments que réclame l’amitié : « Qu’est-ce, en effet, que cet amour dans l’amitié ? d’où vient qu’il ne s’attache ni à un jeune homme laid, ni à un beau vieillard (Cicéron) ? » — Ici, les philosophes de l’Académie ne me désavoueront pas, car je leur emprunte la description même qu’ils en ont faite : Ce délire, disaient-ils, inspiré par le fils de Vénus qui, de prime abord, s’empare de l’amant et fait qu’il se livre, sur la fleur de jeunesse à laquelle il s’est attaché, aux actes les plus extravagants et les plus passionnés auxquels peut entraîner une ardeur immodérée, était simplement provoqué par la beauté des formes extérieures et une fausse similitude avec l’acte de génération ; ce n’était pas par son esprit que l’adolescent, objet de cette passion, pouvait l’inspirer ; il n’était pas à même d’en montrer, étant encore trop jeune et en voie de développement. Si ces transports s’adressaient à un être de sentiments vulgaires, l’argent, les cadeaux, les dignités et toutes faveurs autres aussi peu recommandables et que condamnaient du reste ces philosophes, étaient les moyens mis en œuvre pour vaincre sa résistance et se l’attacher. Si le sujet était d’un caractère plus relevé, les moyens étaient eux-mêmes plus honorables ; c’était alors par des enseignements philosophiques, en prônant le respect de la religion, l’obéissance aux lois, le dévouement au pays pouvant aller jusqu’au sacrifice de la vie, en lui donnant l’exemple de la vaillance, de la prudence, de la justice, par les grâces de son esprit, l’élévation de son âme compensant sa beauté physique déjà étiolée, que l’amant s’appliquait à se faire accepter de celui auquel il proposait une sorte d’association mentale, espérant que le marché en serait plus sérieux et plus durable. La liaison une fois contractée, il arrivait un moment où l’esprit s’éveillait en l’être aimé sous l’influence des qualités morales qui se révélaient chez l’amant. Ce résultat n’était pas immédiat ; car si nos philosophes n’imposaient à celui-ci aucune limite de temps et lui laissaient toute latitude pour en arriver à ses fins, ils admettaient que ces mêmes conditions avaient bien davantage encore leur raison d’être chez l’objet de son affection, d’autant que découvrir chez celui avec lequel il était lié ces qualités qui lui constituaient une beauté que rien ne révélait à l’extérieur et arriver à en être captivé, était pour lui chose longue et difficile. C’était là pour ces philosophes le point capital de ces liaisons, que sous l’influence de cette beauté spirituelle qu’il constatait chez son amant, naquît en l’aimé le désir de participer à cette supériorité intellectuelle et morale, sans tenir compte chez son conjoint de la beauté du corps, chose en lui accidentelle et toute secondaire ; chez l’amant, c’était tout le contraire qui se produisait, et c’est pourquoi ces philosophes donnaient la préférence au rôle de l’aimé et s’évertuaient à prouver que les dieux pensaient de même. C’est cette façon de voir qui leur faisait faire si grand reproche au poète Eschyle d’avoir, dans les amours d’Achille et de Patrocle, interverti les rôles, en donnant celui d’amant à Achille qui, imberbe et dans la première floraison de la jeunesse, était le plus beau des Grecs. — Cette mise en commun de tout leur être, au moral comme au physique, complètement réalisée, l’affection qui en naissait et en était l’élément essentiel et avouable produisait, disaient-ils, par son action et la prédominance qu’elle acquérait, des résultats des plus profitables pour les intéressés et pour le bien public ; elle concourait au premier chef à la force du pays où cela était admis, exerçant parfois une influence décisive dans la défense de la justice et de la liberté, témoin les amours d’Harmodius et d’Aristogiton, qui servirent si bien cette cause. Aussi vont-ils jusqu’à la qualifier de sacrée et de divine et estiment-ils qu’elle n’a eu contre elle que la violence des tyrans et la lâcheté des peuples. — Tout ce qu’on peut alléguer pour excuser de la part de l’Académie un plaidoyer semblable, c’est que c’était là un amour qui finissait par devenir de l’amitié, ce qui est assez en rapport avec la définition que les Stoïciens donnent de l’amour lui-même : « L’amour est l’envie d’obtenir l’amitié d’une personne qui nous attire par sa beauté (Cicéron). »

Caractère essentiel de l’amitié parfaite ; elle ne se raisonne pas et deux âmes unies par ce sentiment n’en forment qu’une. — J’en reviens à ma thèse qui a trait à une amitié plus dans la nature et plus estimable : « L’amitié a son plein rayonnement dans la maturité de l’âge et de l’esprit (Cicéron). » En somme, ce que nous appelons d’ordinaire amis et amitiés, ne sont que des liaisons familières, amenées par l’occasion ou l’intérêt, et par lesquelles nos âmes entrent en communication et s’y maintiennent. Dans l’amitié qui régnait entre La Boétie et moi, elles se mêlaient et se confondaient en une seule, tellement unies sous tous rapports qu’on ne les distinguait plus l’une de l’autre ; la ligne de démarcation n’existait plus. Si on me pressait, me demandant pourquoi j’avais pour lui une si profonde amitié, je sens que je serais hors d’état de le dire, je ne pourrais que répondre : « Il en était ainsi, parce que c’était lui et parce que c’était moi. » Plus que les raisons que j’en pourrais donner, d’une façon générale et dans ce cas particulier, il intervient dans les liaisons de cette nature une force inexplicable et fatale que je ne saurais définir. Nous nous recherchions avant de nous être vus, en raison de ce que nous entendions dire l’un de l’autre, qui faisait naître en nous une affection hors de proportion avec ce qui avait amené nos rapports ; je crois vraiment que c’était là le fait de quelque décret de la Providence. Sans nous connaître, nos noms nous étaient déjà chers ; et dès la première fois que nous nous rencontrâmes, ce qui eut lieu à Bordeaux, par hasard, dans une grande fête publique et en nombreuse compagnie, nous nous trouvâmes si attirés l’un vers l’autre, si connus l’un de l’autre, si liés l’un à l’autre que, dès lors, rien ne nous fut si proche que nous le fûmes l’un pour l’autre. La Boétie a écrit en latin une satire qui a été publiée, dans laquelle il justifie et explique comment notre amitié si soudaine en est arrivée si promptement à ce degré de perfection. Elle devait durer si peu, s’était formée si tard (nous étions tous deux des hommes faits, et il avait quelques années de plus que moi), qu’il n’y avait pas de temps à perdre et qu’elle n’avait pas à prendre modèle sur ces amitiés banales, contractées dans les conditions ordinaires que, par précaution, on fait précéder de fréquentations plus ou moins longues. Dans notre cas, rien de semblable ; il est unique en son genre ; ce n’est pas en raison d’un fait d’ordre particulier, de deux, de trois, de quatre ou de mille ; nous y avons été entraînés par je ne sais quelle attraction résultant d’un ensemble qui, s’emparant de nos volontés, les a amenées par un élan simultané et irrésistible à se perdre l’une dans l’autre et à se confondre en une seule ; je dis se perdre, parce qu’en vérité cette association de nos âmes s’etfectua sans réserve aucune ; nous n’avions plus rien qui nous appartint en propre, rien qui fût soit à lui, soit à moi.

Quand, après la condamnation de Tibérius Gracchus, Lélius, en présence des consuls romains qui intentaient des poursuites contre tous ceux qui avaient suivi son parti, en vint à demander à Caius Blosius, qui était son plus intime ami, à quel point il eût accédé à ce que Gracchus lui eût demandé, Blosius lui répondit : « À tout. » — « Comment à tout ? reprit Lélius ; et pourtant, s’il t’avait commandé de mettre le feu à nos temples ? » — « Jamais, il ne l’eût commandé. » — « Mais s’il l’eût fait ? » — « J’aurais obéi. » — Ami de Gracchus dans toute la force du terme, comme nous le dépeint l’histoire, il n’avait pas crainte d’offenser les consuls par cette déclaration si pleine de hardiesse et ne devait pas donner à penser qu’il n’était pas absolument sûr de la volonté de son ami. Ceux qui tiennent cette réponse pour séditieuse, ne comprennent pas la puissance qu’il exerçait sur cette volonté, la connaissance qu’il en avait, sa certitude de ce qu’elle pouvait être. Un tel mystère, ils n’arrivent pas à le saisir ; Gracchus et lui étaient amis, plus qu’ils n’étaient citoyens, plus qu’ils n’étaient amis ou ennemis de leur pays ; leur ambition, leurs projets séditieux ne venaient qu’après leur amitié ; s’étant entièrement donnés l’un à l’autre, leurs deux volontés marchaient d’un parfait accord ; supposez-les dirigées par la vertu et la raison, et il ne saurait en être autrement, sans cela cet accord ne se maintiendrait pas, et vous reconnaîtrez que la réponse de Blosius a été telle qu’elle devait être. Si leurs actions avaient différé, ils n’eussent pas été amis l’un de l’autre comme je le comprends, ni amis d’eux-mêmes. Au surplus, cette réponse ne signifie pas plus que si, à quelqu’un qui me poserait cette question : « S’il vous venait la volonté de tuer votre fille, le feriez-vous ? » je venais à répondre affirmativement. Cela ne donnerait pas à croire que pareil dessein est dans mes intentions ; parce que je ne suppose pas un seul instant que je ne sois pas maître de ma volonté, pas plus que je n’ai en doute celle d’un ami tel que La Boétie. Tous les raisonnements du monde ne m’ôteront pas la certitude que j’ai de ses intentions et de sa manière de penser ; aucune de ses actions ne saurait m’être présentée, de quelque façon que ce soit, sans qu’immédiatement je n’en saisisse le mobile. Nos âmes ont cheminé si complètement unies, elles étaient éprises l’une pour l’autre d’une si ardente affection, de cette affection qui pénètre et lit jusqu’au plus profond de nous-mêmes, que non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais que j’aurais eu certainement, dans les questions m’intéressant personnellement, plus confiance en lui qu’en moi-même.

Qu’on ne me mette pas en ce rang ces autres amitiez communes : i’en ay autant de cognoissance qu’yn autre, et des plus parfaictes de leur genre. Mais ie ne conseille pas qu’on confonde leurs règles, on s’y tromperoit. Il faut marcher en ces autres amitiez, la bride à la main, auec prudence et précaution : la liaison n’est pas nouée en manière, qu’on n’ait aucunement à s’en deffier. Aymez le, disoit Chilon, comme ayant quelque iour à le haïr : haïssez le, comme ayant à l’aymer. Ce précepte qui est si abominable en cette souueraine et maistresse amitié, il est salubre en l’vsage des amitiez ordinaires et coustumieres : à l’endroit desquelles il faut employer le mol qu’Aristote auoit très familier, O mes amys, il n’y a nul amy.En ce noble commerce, les offices et les bien-faicts nourrissiers des autres amitiez, ne méritent pas seulement d’estre mis en compte : cette confusion si pleine de nos volontez en est cause : car tout ainsi que l’amitié que ie me porte, ne reçoit point augmentation, pour le secours que ie me donne au besoin, quoy que dient les Stoïciens : et comme ie ne me sçay aucun gré du seruice que ie me fay : aussi l’vnion de tels amis estant véritablement parfaicte, elle leur faict perdre le sentiment de tels deuoirs, et haïr et chasser d’entre eux, ces mots de diuision et de différence, bien-faict, obligation, recognoissance, prière, remerciement, et leurs pareils. Tout estant par effect commun entre eux, volontez, pensemens, iugemens, biens, femmes, enfans, honneur et vie : et leur conuenance n’estant qu’vne ame en deux corps, selon la trespropre définition d’Aristote, ils ne se peuuent ny prester ny donner rien. Voila pourquoy les faiseurs de loix, pour honnorer le mariage de quelque imaginaire ressemblance de cette diuine liaison, défendent les donations entre le mary et la femme. Voulans inférer par là, que tout doit estre à chacun d’eux, et qu’ils n’ont rien à diliiscr et partir ensemble.Si en l’amitie dequoy ie parle, l’vn pouuoit donner à l’autre, ce seroit celuy qui receuroit le bien-fait, qui obligeroit son compagnon. Car cherchant l’vn et l’autre, plus que toute autre chose, de s’entre-bien faire, celuy qui en preste la matière et l’occasion, est celuy là qui faict le libéral, donnant ce contentement à son amy, d’effectuer en son endroit ce qu’il désire le plus. Quand le Philosophe Diogenes auoit faute d’argent, il disoit, qu’il le redemandoit à ses amis, non qu’il le demandoit. Et pour montrer comment cela se pratique par effect, i’en reciteray ancien exemple singulier. Eudamidas Corinthien auoit deux amis, Charixenus Sycionien, et Aretheus Corinthien : venant à mourir estant panure, et ses deux amis riches, il fit ainsi son testament : le lègue à Aretheus de nourrir ma mère, et l’entretenir en sa vieillesse : à Charixenus de marier ma fille, et luy donner le douaire le plus grand qu’il pourra : et au cas que l’vn d’eux vienne à défaillir, ie substitue en sa part celuy, qui suruiura. Ceux qui premiers virent ce testament, s’en moquèrent : mais ses héritiers en ayants esté aduertis, l’accepteront auec vn singulier contentement. Et l’vn d’eux, Charixenus, estant trespassé cinq iours après, la substitution estant ouuerte en faueur d’Aretheus, il nourrit curieusement cette mère, et de cinq talons qu’il auoit en ses biens, il en donna les deux et demy en mariage à vne sienne fille vnique, et deux et demy pour le mariage de la fille d’Eudamidas, desquelles il fit les nopces en mesme iour.Cet exemple est bien plein : si vne condition en estoit à dire, qui est la multitude d’amis. Car cette parfaicte amitié, dequoy ie parle, est indiuisible : chacun se donne si entier à son amy, qu’il ne luy reste rien à départir ailleurs : au rebours il est marry qu’il ne soit double, triple, ou quadruple, et qu’il n’ait plusieurs amcs et plusieurs volontez, pour les conférer toutes à ce subiet. Les amitiez communes on les peut départir, on peut aymer en cestuy-ci la beauté, en cet autre la facilité de ses mœurs, en l’autre la libéralité, en celuy-là la paternité, en cet autre la fraternité, ainsi du reste : mais cette amitié, qui possède l’ame, et la régente en toute souueraineté, il est impossible qu’elle soit double. Si deux en mesme temps demandoient à estre secourus, auquel courriez vous ? S’ils requeroient de vous des offices contraires, quel ordre y trouueriez vous ? Si l’vn commettoit à vostre silence chose qui fust vtile à l’autre de sçauoir, comment vous en desmeleriez vous ? L’vnique et principale amitié descoust toutes autres obligations. Le secret que i’ay iuré ne décoller à vn autre, ie le puis sans pariure, communiquer à celuy, qui n’est pas autre, c’est moy. C’est vn assez grand miracle de se doubler : et n’en cognoissent pas la hauteur ceux qui parlent de se tripler. Rien n’est extrême, qui a son pareil. Et qui présupposera que de deux l’en aime autant l’vn que l’autre, et qu’ils s’entr’aiment, et m’aiment autant que ie les aime : il multiplie en confrairie, la chose la plus vne et vnie, et dequoy vue seule est encore la plus rare à trouuer au monde. Le demeurant de cette histoire conuient très-bien à ce que ie disois : car Eudamidas donne pour grâce et pour faneur à ses amis de les employer à son besoin : il les laisse héritiers de cette sienne libéralité, qui consiste à leur mettre en main les moyens de luy bien-faire. Et sans doubte, la force de l’amitié se montre bien plus richement en son fait, qu’en celuy d’Aretheus. Somme, ce sont effects inimaginables, à qui n’en a gousté : et qui me font honnorer à merueilles la responce de ce ieune soldat, à Cyrus, s’enquerant à luy, pour combien il voudroit donner vn cheual, par le moyen duquel il venoit de gaigner le prix de la course : et s’il le voudroit eschanger à vn royaume : Non certes, Sire : mais bien le lairroy ie volontiers, pour en aquerir vn amy. Si ie trouuoy homme digne de telle alliance. Il ne disoit pas mal. Si ie trouuoy. Car on trouue facilement des hommes propres à vne superficielle accointance : mais en cettecy, en laquelle on negotie du fin fons de son courage, qui ne fait rien de reste : il est besoin, que tous les ressorts soyent nets et seurs parfaictement.Aux confederations, qui ne tiennent que par vn bout, on n’a à prouuoir qu’aux imperfections, qui particulièrement intéressent ce bout là. Il ne peut chaloir de quelle religion soit mon médecin, et mon aduocat ; cette considération n’a rien de commun auec les offices de l’amitié, qu’ils ne doiuent. Et en l’accointance domestique, que dressent auec moy ceux qui me seruent i’en fay de mesmes : et m’enquiers peu d’vn laquay, s’il est chaste, ie cherche s’il est diligent : et ne crains pas tant vn muletier loueur qu’imbecille : ny vn cuisinier iureur, qu’ignorant. Ie ne me mesle pas de dire ce qu’il faut faire au monde : d’autres assés s’en meslent : mais ce que l’y fay,

Mihi sic vsus est : tibi, vt opus est facto, face.


À la familiarité de la table, l’associe le plaisant, non le prudent : au lict, la beauté auant la bonté : et en la société du discours, la suffisance, voire sans la preud’hommie, pareillement ailleurs. Tout ainsi que cil qui fut rencontré à cheuauchons sur vn bâton, se iouant auec ses enfans, pria l’homme qui l’y surprint, de n’en rien dire, iusques à ce qu’il fiist père luy-mesme, estimant que la passion qui luy naistroit lors en l’ame, le rendroit iuge équitable d’vne telle action. Ie souhaiterois aussi parler à des gens qui eussent essayé ce que ie dis : mais sçachant combien c’est chose esloignee du commun vsage qu’vne telle amitié, et combien elle est rare, ie ne m’atlens pas d’en trouuer aucun bon iuge. Car les discours mesmes que l’antiquité nous a laissé sur ce subiect, me semblent lasches au prix du sentiment que i’en ay. Et en ce poinct les effects surpassent les préceptes mesmes de la philosophie.

Nil ego contulerim iucundo sanus amico.

L’ancien Menander disoit celuy-là heureux, qui auoit peu rencontrer seulement l’ombre d’vn amy : il auoit certes raison de le dire, mesmes s’il en auoit tasté. Car à la vérité si ie compare tout le reste de ma vie, quoy qu’auec la grâce de Dieu ie l’aye passée douce, aisée, et sauf la perte d’vn tel amy, exempte d’affliction poisante, pleine de tranquillité d’esprit, ayant prins en payement mes commoditez naturelles et originelles, sans en rechercher d’autres : si ie la compare, dis-ie, toute, aux quatre années, qu’il m’a esté donné de iouyr de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n’est que fumée, ce n’est qu’vne nuict obscure et ennuyeuse. Depuis le iour que ie le perdy,

quem semper acerbum,
Semper honoratum (sic, Dii, voluistis !) habebo,


ie ne fay que traîner languissant : et les plaisirs mesmes qui s’offrent à moy, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous estions à moitié de tout : il me semble que ie luy desrobe sa part,

Nec fas esse vlla me voluptale hic frui
Decreui, tantisper dum ille abest meus particeps.

l’estois desia si faict et accoustumé à cstre deuxiesme par tout, qu’il me semble n’estre plus qu’à demy.

Illam meæ si partem animæ tulit
Maturior vis, quid moror altéra ?
Nec charus æquè, nec superstes
Integer ? Ille dies vtramque
Duxit ruinam.


Il n’est action ou imagination, où ie ne le trouue à dire, comme si eust-il bien faict à moy : car de mesme qu’il me surpassoit d’vne distance infinie en toute autre suffisance et vertu, aussi faisoit-il au deuoir de l’amitié.

Quis desiderio sit pudor aut modus
Tam chari capitis ?

O misero frater adempte mihi !
Omnia tecum vna perierunt gaudia nostra,
Quæ tuus in vita dulcis alebat amor.

Tu mea, tu moriens fregisti commoda, frater ;
Tecum vna tota est nostra sepulta anima,
Cuius ego interitu tota de mente fugaui
Hæc studia, atque omnes delicias animi.

Alloquar ? audiero nunquam tua verba loquentem ?
Nunquam ego te, vita frater amabilior,
Aspiciam posthac ? at certè semper amabo.

Mais oyons vn peu parler ce garson de seize ans.

Parce que i’ay trouué que cet ouurage a esté depuis mis en lumière, et à mauuaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et changer l’estat de nostre police, sans se soucier s’ils l’amenderont, qu’ils ont meslé à d’autres escrits de leur farine, ie me suis dédit de le loger icy. Et affin que la mémoire de l’autheur n’en soit intéressée en l’endroit de ceux qui n’ont peu cognoistre de près ses opinions et ses actions : ie les aduise que ce subiect fut traicté par luy en son enfance, par manière d’exercitation seulement, comme subiect vulgaire et tracassé en mil endroits des liures. Ie ne fay nul double qu’il ne creust ce qu’il escriuoit : car il estoit assez conscientieux, pour ne mentir pas mesmes en se louant : et sçay d’auantage que s’il eust eu à choisir, il eust mieux aymé estre nay à Venise qu’à Sarlac ; et auec raison. Mais il auoit vn’autre maxime souuerainement empreinte en son ame, d’obeyr et de se soubmettre tres-religieusement aux loix, sous lesquelles il estoit nay. Il ne fut iamais vn meilleur citoyen, ny plus affectionné au repos de son pais, ny plus ennemy des remuements et nouuelletez de son temps : il eust bien plustost employé sa suffisance à les esteindre, qu’à leur fournir dequoy les émouuoir d’auantage : il auoit son esprit moulé au patron d’autres siècles que ceux-cy. Or en eschange de cest ouurage sérieux l’en substitueray vn autre, produit en cette mesme saison de son aage, plus gaillard et plus enioué.

Dans les amitiés communes, il faut user de prudence et de circonspection. — Qu’on n’aille pas mettre sur ce même rang les amitiés qui se forment communément ; je les connais autant que qui que ce soit, j’en connais même des plus parfaites en leur genre. Mais ce serait se tromper que de confondre les règles de conduite applicables en l’un et l’autre cas. Dans ces amitiés autres, il faut toujours avoir la bride en main et marcher avec prudence et précaution ; le nœud d’assemblage n’est pas d’une solidité telle qu’on ne doive s’en défier. « Aimez-le, disait Chilon, comme si vous deviez un jour le haïr ; haïssez-le, comme si vous deviez un jour en arriver à l’aimer. » Ce principe si abominable dans le cas d’une amitié exclusive et nous possédant tout entier, est salutaire quand il s’agit de ces amitiés qui se contractent dans le courant habituel de la vie et auxquelles s’applique ce mot qui était familier à Aristote : « Ô mes amis ! un ami est une chose qui n’existe pas ! »

Entre amis véritables, tout est commun ; et si l’un est assez heureux, pour pouvoir donner à son ami, c’est celui qui donne qui est l’obligé. — Entre amis, unis par ce noble sentiment, les services et les bienfaits, éléments essentiels qui entretiennent les amitiés autres, n’entrent même pas en ligne de compte ; et cela, parce que leurs volontés intimement confondues sont une. De même, en effet, que l’affection que je me porte ne s’accroît pas d’un service qu’au besoin je me rends, bien que les Stoïciens prétendent le contraire ; de même que je ne me sais aucun gré de ce service rendu à moi-même par moi-même ; de même aussi l’union de tels amis atteint une si réelle perfection, qu’elle leur fait perdre le sentiment qu’ils puissent, en pareil cas, se devoir quelque chose, et les amène à haïr et repousser tous ces mots de bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciements et autres semblables qui tendent à marquer une division ou une différence entre eux. Et de fait, tout leur étant commun : volonté, pensée, manière de voir, biens, femmes, enfants, honneur et jusqu’à la vie, ce qu’ils recherchent étant de n’être qu’une âme en deux corps, suivant l’expression très juste d’Aristote, ils ne peuvent ni rien se prêter, ni rien se donner. Voilà pourquoi les législateurs, dans le but d’honorer le mariage par un vague air de ressemblance avec cette liaison d’essence divine, interdisent les donations entre mari et femme, voulant par là qu’on soit amené à comprendre que tout ce qui est à chacun doit être aux deux ; qu’ils n’ont rien leur appartenant qui se puisse diviser, ni attribuer en propre à l’un plutôt qu’à l’autre.

Si, dans cette amitié dont je parle, l’un pouvait donner à l’autre, ce serait le bienfaiteur qui serait l’obligé ; tous deux plaçant au-dessus de tout le bonheur d’obliger l’autre, celui qui en procure sujet et occasion à son ami est celui qui se montre le plus généreux, par cela qu’il lui donne la satisfaction de faire ce qui lui tient le plus au cœur. — Quand Diogène le philosophe avait besoin d’argent, il disait qu’il allait en réclamer à ses amis, et non pas qu’il allait leur en demander. — Pour traduire par un fait cet état d’âme, je vais en tirer un singulier exemple, tiré des anciens : Le corinthien Eudamidas avait deux amis, Charixène de Sicyone et Aréthée de Corinthe ; il était pauvre, ses amis étaient riches. Près de mourir, il rédigea ainsi son testament : « Je lègue à Aréthée de recueillir ma mère et de l’entretenir sa vieillesse durant, à Charixène de marier ma fille et de lui constituer une dot aussi élevée qu’il le pourra ; dans le cas où l’un des deux viendrait à manquer, j’attribue sa part à celui qui survivra. » Les premiers qui virent ce testament, s’en moquèrent ; mais les héritiers, prévenus, l’acceptèrent avec une satisfaction qui étonna. L’un d’eux, Charixène, étant mort cinq jours après, Aréthée, substitué à lui dans la part qui lui était échue, pourvut soigneusement a l’entretien de la mère ; son patrimoine s’élevait à cinq talents : il en donna deux et demi à sa propre fille qui était fille unique, et deux et demi en dot à la fille d’Eudamidas, et les maria toutes deux le même jour.

Aussi, dans l’amitié véritable, les deux amis ne s’appartenant plus, ce sentiment est exclusif et ils ne sauraient l’étendre à une tierce personne. — Cet exemple est on ne peut mieux approprié ; si une objection peut être faite, c’est le nombre des amis, parce qu’un sentiment, arrivé au degré de perfection que j’indique, ne se peut diviser. Chacun se donne si entièrement à son ami, qu’il ne reste rien en lui dont il puisse disposer pour d’autres ; au contraire, il est au regret de n’être pas double, triple, quadruple de lui-même, de n’avoir pas plusieurs âmes et plusieurs volontés, pour les mettre pareillement à son entière disposition. Les amitiés ordinaires se peuvent partager ; on peut aimer chez celui-ci sa beauté, chez cet autre son heureux caractère ; chez l’un sa libéralité, chez un autre la manière dont il s’acquitte de ses devoirs de père, chez celui-là son affection fraternelle, etc. ; mais cette amitié qui emplit notre âme et y règne en maître, il est impossible qu’elle se subdivise. Si nous avons deux amis, que tous deux réclament immédiatement notre secours, auquel courir ? S’ils nous demandent des services allant à l’encontre l’un de l’autre, lequel primera l’autre ? Si l’un nous recommande de garder le silence sur quelque chose qu’il importe à l’autre de connaître, quel parti prendre ? Avec un ami unique, qui occupe dans notre vie une place prépondérante, vous êtes délié de toutes autres obligations ; le secret que j’ai juré de ne communiquer à[2] nul autre, je puis sans parjure le communiquer à qui n’est pas un autre, qui est moi-même. C’est déjà un assez grand miracle de se doubler ainsi ; ceux qui parient de se tripler, n’en connaissent pas la grandeur. Rien de ce qui a son pareil, n’est extrême ; celui qui suppose qu’ayant deux amis, j’aime autant l’un que l’autre, qu’ils s’aiment entre eux et m’aiment autant que je les aime, ne croit à rien moins qu’à la possibilité de multiplier, pour en constituer des confréries, cette chose une et unie dont il est déjà si rare de trouver des exemples en ce monde. L’histoire d’Eudamidas confirme bien ce que j’en dis : il emploie ses amis suivant le besoin qu’il en a, et en cela il leur octroie une faveur qui témoigne de ses bonnes grâces à leur égard ; il leur lègue généreusement les moyens de lui faire du bien, et l’affection qu’il leur témoigne ainsi est bien plus grande encore que celle dont fit preuve Aréthée. — En somme, ce sont là des sensations incompréhensibles pour qui ne les a pas ressenties et qui font que j’estime si fort cette réponse de ce jeune soldat à Cyrus, lui demandant quel prix il voudrait d’un cheval avec lequel il venait de gagner une course et s’il consentirait à l’échanger pour un royaume : « Assurément non, Sire ! pourtant je le laisserais volontiers, si cela pouvait me procurer l’amitié d’un homme que je reconnaîtrais digne d’être mon ami. » Cette forme dubitative est bien celle qui convient ; car si on trouve aisément des hommes qui se prêtent facilement à des relations superficielles, il n’en est pas de même quand l’intimité que l’on recherche doit être sans réserve et nous pénétrer au plus profond de nous-mêmes ; il faut alors que tout ce qui s’y rattache soit clair et nous offre une sécurité absolue.

Dans les autres relations que l’on peut avoir, peu importent d’ordinaire le caractère, la religion, les mœurs des personnes avec lesquelles on est en rapport ; il n’en est pas de même en amitié. — Aux associations qui ne se tiennent que par un point, il suffit de pourvoir à ce qui est susceptible de compromettre particulièrement la solidité de ce point. Que m’importe la religion à laquelle appartiennent mon médecin et mon avocat ? cela n’a rien de commun avec les services que j’attends d’eux. J’en use de même dans mes rapports avec mon personnel domestique : s’agit-il d’un laquais, je ne m’enquiers pas de sa chasteté, je m’informe surtout s’il est diligent ; s’il me faut un muletier, je ne redoute pas tant de tomber sur un joueur que sur un imbécile ; que mon cuisinier jure, peu m’importe, pourvu qu’il sache son métier. Du reste, je ne me mêle pas d’enseigner au monde ce qu’il faut faire, assez d’autres s’en chargent ; j’expose simplement ce que je fais : « C’est ainsi que j’en use ; quant à vous, faites comme vous l’entendrez (Térence). »

À table, pour m’égayer, je convie plus volontiers quelqu’un qui fait et dit des plaisanteries, que quelqu’un qui se distingue par son discernement ; au lit, je recherche la beauté plus que la bonté ; chez ceux avec lesquels je cause de choses sérieuses, je préfère qu’ils possèdent leur sujet, lors même que la noblesse de sentiments ferait défaut, et ainsi du reste. À l’exemple de celui qui, rencontré à califourchon sur un bâton jouant avec ses enfants, priait l’homme qui l’avait ainsi surpris de n’en rien dire avant que lui-même fût père, dans la pensée que les sentiments que cette qualité ferait naître en lui le rendraient plus apte à apprécier comme il convenait semblable enfantillage, je voudrais ne m’adresser ici qu’à des gens ayant ce dont je parle ; mais n’ignorant pas qu’une telle amitié est bien loin d’être d’usage commun, sachant combien elle est rare, je ne m’attends pas à rencontrer quelqu’un qui soit bon juge. Les ouvrages que l’antiquité elle-même nous a laissés sur ce sujet, me semblent bien pâles, comparés au sentiment que j’en éprouve et dont les effets outrepassent même les préceptes des philosophes : « Tant que j’aurai ma raison, je ne trouverai rien de comparable à un tendre ami (Horace). »

Regrets profonds qu’a laissés à Montaigne jusqu’à la fin de ses jours la perte de son ami. — Dans les temps anciens, Ménandre disait que celui-là pouvait s’estimer heureux, auquel avait seulement été donné de rencontrer l’ombre d’un ami ; et il était dans le vrai, même s’il avait goûté ce bonheur. Si, en effet, je compare le reste de ma vie qui, grâce à Dieu, m’a été douce, facile, exempte d’afflictions trop pénibles si j’en excepte la perte de mon ami, pleine de tranquillité d’esprit, m’étant contenté des avantages que je devais à la nature et à ma naissance sans en rechercher d’autres ; si je compare, dis-je, ma vie entière aux quatre années durant lesquelles il m’a été donné de jouir de la compagnie si douce de La Boétie et de sa société, elle n’est que fumée ; c’est une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour où je l’ai perdu, « Jour malheureux, mais que j’honorerai toujours, puisque telle a été la volonté des dieux (Virgile) », je ne fais que me traîner languissant ; les plaisirs mêmes qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, redoublent le regret que j’ai de sa perte, car nous étions de moitié en tout, et il semble aujourd’hui que je lui dérobe sa part : « Aussi, ai-je décidé de ne plus participer à aucun plaisir, maintenant que je n’ai plus celui avec lequel je partageais tout (Térence). »

J’étais déjà si fait, si accoutumé à nous trouver deux partout, qu’il me semble n’être plus qu’à demi : « Puisqu’une mort prématurée m’a ravi cette meilleure partie de mon âme, qu’ai-je à faire de l’autre ? Un même jour a causé notre perte commune (Horace). » Je ne fais rien, je n’ai pas une seule pensée, que je ne trouve qu’il m’y fait défaut, comme certainement il eût, en pareil cas, trouvé lui-même que je lui eusse manqué ; car, s’il me surpassait à l’infini en mérites de tous genres et en vertu, il me distançait de même, quand il était question des devoirs de l’amitié : « Pourquoi avoir honte ? Pourquoi cesser de pleurer une tête si chère (Horace) » ? — « Ô mon frère, que je suis malheureux de t’avoir perdu ! Avec toi, ont péri d’un coup toutes nos joies et ce charme que ta douce amitié répandait sur ma vie. En mourant, frère, tu as brisé tout mon bonheur ; mon âme est descendue au tombeau avec la tienne. Depuis que tu n’es plus, j’ai dit adieu à l’étude et à toutes les choses de l’intelligence (Catulle). » — « Ne pourrai-je donc plus ni te parler, ni t’entendre ? Jamais je ne te verrai donc plus, ô frère, qui m’étais plus cher que la vie ! Ah ! du moins je t’aimerai toujours (Catulle) ! »

Mais écoutons parler ce garçon de seize ans.

Pourquoi Montaigne substitue au « Discours sur la servitude volontaire » de La Boétie qu’il avait dessein de transcrire ici, la pièce de vers du même auteur qu’il donne dans le chapitre suivant. — J’avais projeté de placer ici son « Discours sur la servitude volontaire » ; mais depuis, cet écrit a déjà vu le jour. Ceux qui l’ont publié, gens qui cherchent à troubler notre état politique actuel et à le modifier sans se demander s’ils l’amélioreront, l’ont fait dans une mauvaise intention, l’intercalant parmi d’autres émanant d’eux et conçus dans un mauvais esprit ; cela m’a amené à revenir sur mon intention première. Ne voulant pas toutefois laisser peser sur la mémoire de l’auteur une fâcheuse appréciation de la part de ceux qui n’ont pu juger de près ses opinions et ses actes, je les avertis que ce discours, qui a été composé par lui dans son enfance et simplement à titre d’exercice, porte sur un sujet fréquemment traité et que Ion retrouve répété en mille endroits dans les livres. Je ne mets pas en doute que La Boétie pensait ce qu’il écrivait, car il était trop consciencieux pour mentir, même en se jouant ; et je sais pertinemment qu’il eût préféré, ce que je comprends, être né à Venise qu’à Sarlat ; mais obéir et se soumettre très scrupuleusement aux lois sous lesquelles il vivait, était un autre principe qui, chez lui, primait tout. Il n’y eut jamais meilleur citoyen ; personne n’a été plus désireux de la tranquillité de son pays, ni plus ennemi des troubles et des idées nouvelles qui se produisirent en son temps ; il se fût bien plutôt appliqué de tout son pouvoir à les éteindre, qu’à fournir des aliments à leur extension ; son esprit était taillé sur le modèle de siècles autres que le nôtre. — En place de cet ouvrage sérieux, je vais en donner un autre de tout autre caractère, plus libre et plus enjoué, que l’on trouvera dans le chapitre suivant ; il a été fait à la même époque de sa vie.

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