Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 29

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 29
Texte 1595
Texte 1907
De la modération.


CHAPITRE XXIX.

De la Moderation.


Comme si nous allions l’attouchement infect, nous corrompons par nostre maniement les choses qui d’elles mesmes sont belles et bonnes. Nous pouuons saisir la vertu, de façon qu’elle en deuiendra vicieuse : si nous l’embrassons d’vn désir trop aspre et violant. Ceux qui disent qu’il n’y a iamais d’excès en la vertu, d’autant que ce n’est plus vertu, si l’excès y est, se louent des paroles.

Insani sapiens nomen ferat, æquus iniqui,
Vltra quam satis est, virtutem si petat ipsam.


C’est vne subtile considération de la philosophie. On peut et trop aymer la vertu, et se porter excessiuement en vne action iuste. À ce biaiz s’accommode la voix diuine. Ne soyez pas plus sages qu’il ne faut, mais soyez sobrement sages. I’ay veu tel grand, blesser la réputation de sa religion, pour se montrer religieux outre tout exemple des hommes de sa sorte. I’ayme des natures tempérées et moyennes. L’immoderation vers le bien mesme, si elle ne m’offense, elle m’estonne, et me met en peine de la baptizer. Ny la mère de Pausanias, qui donna la première instruction, et porta la première pierre à la mort de son fils : ny le dictateur Posthumius, qui feit mourir le sien, que l’ardeur de ieunesse auoit heureusement poussé sur les ennemis, vn peu auant son reng, ne me semble si iuste, comme estrange. Et n’ayme ny à conseiller, ny à suiure vne vertu si sauuage et si chère. L’archer qui outrepasse le blanc, faut comme celuy, qui n’y arriue pas. Et les yeux me troublent à monter à coup, vers vne grande lumière également comme à deualler à l’ombre.Calliclez en Platon dit, l’extrémité de la philosophie estre dommageable : et conseille de ne s’y enfoncer outre les bornes du profit : que prinse auec modération, elle est plaisante et commode : mais qu’en fin elle rend vn homme sauuage et vicieux : desdaigneux des religions, et loix communes : ennemy de la conuersation ciuile : ennemy des voluptez humaines : incapable de toute administration politique, et de secourir autruy, et de se secourir soy-mesme : propre à estre impunément soufflette. Il dit vray : car en son excès, elle esclaue nostre naturelle franchise : et nous desuoye par vne importune subtilité, du beau et plain chemin, que nature nous trace.L’amitié que nous portons à nos femmes, elle est tres-legitime : la Théologie ne laisse pas de la brider pourtant, et de la restraindre. Il me semble auoir leu autresfois chez S. Thomas, en vn endroit où il condamne les mariages des parans és degrez deffendus, cette raison parmy les autres : Qu’il y a danger que l’amitié qu’on porto à vne telle femme soit immodérée : car si l’affection maritale s’y trouue entière et parfaicte, comme elle doit ; et qu’on la surcharge encore de celle qu’on doit à la parentele, il n’y a point de doubte, que ce surcroist n’emporte vn tel mary hors les barrières de la raison.Les sciences qui règlent les mœurs des hommes, comme la Théologie et la Philosophie, elles se meslent de tout. Il n’est action si priuée et secrette, qui se desrobbe de leur cognoissance et iurisdiction. Bien apprentis sont ceux qui syndiquent leur liberté. Ce sont les femmes qui communiquent tant qu’on veut leurs pièces à garçonner : à medeciner, la honte le deffend. Ie veux donc de leur part apprendre cecy aux maris, s’il s’en trouue encore qui y soient trop acharnez : c’est que les plaisirs mesmes qu’ils ont à l’accointance de leurs femmes, sont reprouuez, si la modération n’y est obseruée : et qu’il y a dequoy faillir en licence et desbordement en ce subiect là, comme en vn subiect illégitime. Ces encheriments deshontez, que la chaleur première nous suggère en ce ieu, sont non indécemment seulement, mais dommageablement employez enuers noz femmes. Qu’elles apprennent l’impudence au moins d’vne autre main. Elles sont tousiours assés esueillées pour nostre besoing. Ie ne m’y suis seruy que de l’instruction naturelle et simple.C’est vne religieuse liaison et deuote que le mariage : voyla pourquoy le plaisir qu’on en tire, ce doit estre vn plaisir retenu, sérieux et meslé à quelque seuerité : ce doit estre vne volupté aucunement prudente et consciencieuse. Et par ce que sa principale fin c’est la génération, il y en a qui mettent en double, si lors que nous sommes sans l’espérance de ce fruict, comme quand elles sont hors d’aage, ou enceintes, il est permis d’en rechercher l’embrassement. C’est vn homicide à la mode de Platon. Certaines nations, et entre autres la Mahumetane, abominent la conionction auec les femmes enceintes. Plusieurs aussi auec celles qui ont leurs flueurs. Zenobia ne receuoit son mary que pour vne charge ; et cela fait elle le laissoit courir tout le temps de sa conception, luy donnant lors seulement loy de recommencer : braue et généreux exemple de mariage. C’est de quelque poète disetteux et affamé de ce déduit, que Platon emprunta cette narration : Que Iuppiter fit à sa femme vne si chaleureuse charge vn iour, que ne pouuant auoir patience qu’elle cusl gaigné son lict, il la versa sur le plancher : et par la véhémence du plaisir, oublia les resolutions grandes et importantes, qu’il venoit de prendre auec les autres Dieux en sa cour céleste : se ventant qu’il l’auoit trouué aussi bon ce coup là, que lors que premièrement il la depucella à cachette de leurs parents. Les Roys de Perse appelloient leurs femmes à la compagnie de leurs festins, mais quand le vin venoit à les eschauffer en bon escient, et qu’il falloit tout à fait, lascher la bride à la volupté, ils les r’enuoioient en leur priue ; pour ne les faire participantes de leurs appétits immoderez ; et faisoient venir en leur lieu, des femmes, ausquelles ils n’eussent point cette obligation de respect. Tous plaisirs et toutes gratifications ne sont pas bien logées en toutes gens. Epaminondas auoit fait emprisonner vn garçon desbauché ; Pelopidas le pria de le mettre en liberté en sa faueur ; il l’en refusa, et l’accorda à vne sienne garse, qui aussi l’en pria : disant, que c’estoit vne gratification deuë à vne amie, non à vn Capitaine. Sophocles estant compagnon en la Preture auec Pericles, voyant de cas de fortune passer vn beau garçon : Ô le beau garçon que voyla ! feit-il à Pericles. Cela seroit bon à vn autre qu’à vn Prêteur, luy dit Pericles ; qui doit auoir non les mains seulement, mais aussi les yeux chastes. Ælius Verus l’Empereur respondit à sa femme comme elle se plaignoit, dequoy il se laissoit aller à l’amour d’autres femmes ; qu’il le faisoit par occasion consciencieuse, d’autant que le mariage estoit vn nom d’honneur et dignité, non de folastre et lasciue concupiscence. Et nostre histoire Ecclésiastique a conserué auec honneur la mémoire de cette femme, qui répudia son mary, pour ne vouloir seconder et soustenir ses attouchemens trop insolens et desbordez. Il n’est en somme aucune si iuste volupté, en laquelle l’excez et l’intempérance ne nous soit reprochable. Mais à parler en bon escient, est-ce pas vn misérable animal que l’homme ? À peine est-il en son pouuoir par sa condition naturelle, de gouster vn seul plaisir entier et pur, encore se met-il en peine de le retrancher par discours : il n’est pas assez chetif, si par art et par estude il n’augmente sa misere,

Fortunæ miseras auximus arte vias.

La sagesse humaine faict bien sottement l’ingénieuse, de s’exercer à rabattre le nombre et la douceur des voluptez, qui nous appartiennent : comme elle faict fauorablement et industrieusement, d’employer ses artifices à nous peigner et farder les maux, et en alléger le sentiment. Si l’eusse esté chef de part, l’eusse prins autre voye plus naturelle : qui est à dire, vraye, commode et saincte : et me fusse peut estre rendu assez fort pour la borner. Quoy que ijoz médecins spirituels et corporels, comme par complot faict entre eux, ne trouuent aucune voye à la guerison, ny remède aux maladies du corps et de l’ame, que par le tourment, la douleur et la peine. Les veilles, les ieusnes, les haires, les exils lointains et solitaires, les prisons perpétuelles, les verges et autres afflictions, ont esté introduites pour cela. Mais en telle condition, que ce soyent véritablement afflictions, et qu’il y ait de l’aigreur poignante : et qu’il n’en aduienne point comme à vn Gallio, lequel ayant esté enuoyé en exil en l’isle de Lesbos, on fut aduerty à Rome qu’il s’y donnoit du bon temps, et que ce qu’on luy auoit enioint pour peine, luy tournoit à commodité. Parquoy ils se rauiserent de le r’appeler près de sa femme, et en sa maison ; et luy ordonnèrent de s’y tenir, pour accommoder leur punition à son ressentiment. Car à qui le ieune aiguiseroit la santé et l’allégresse, à qui le poisson seroit plus appétissant que la chair, ce ne seroit plus recepte salutaire : non plus qu’en l’autre médecine, les drogues n’ont point d’effect à l’endroit de celuy qui les prent auec appétit et plaisir. L’amertume et la difficulté sont circonstances semants à leur opération. Le naturel qui accepteroit la rubarbe comme familière, en corromproit l’vsage : il faut que ce soit chose qui blesse nostre estomac pour le guérir : et icy faut la règle commune, que les choses se guérissent par leurs contraires : car le mal y guérit le mal.Cette impression se rapporte aucunement à cette autre si ancienne, de penser gratifier au Ciel et à la nature par nostre massacre et homicide, qui fut vniuersellement embrassée en toutes religions. Encore du temps de noz pères, Amurat en la prinse de l’Isthme, immola six cens ieunes hommes Grecs à l’ame de son père : afin que ce sang seruist de propitiation à l’expiation des péchez du trespassé. Et en ces nouuelles terres descouuertes en nostre aage, pures encore et vierges au prix des nostres, l’vsage en est aucunement receu par tout. Toutes leurs Idoles s’abreuuent de sang humain, non sans diuers exemples d’horrible cruauté. On les brûle vifs, et demy rostis on les retire du brasier, pour leur arracher le cœur et les entrailles. À d’autres, voire aux femmes, on les escorche vifues, et de leur peau ainsi sanglante en reuest on et masque d’autres. Et non moins d’exemples de constance et resolution. Car ces pauures gens sacrifiables, vieillars, femmes, enfans, vont quelques iours auant, questans eux mesmes les aumosnes pour l’offrande de leur sacrifice, et se présentent à la boucherie chantans et dançans auec les assistans.Les ambassadeurs du Roy de Mexico, faisans entendre à Fernand Cortez la grandeur de leur maistre ; après luy auoir dict, qu’il auoit trente vassaux, desquels chacun pouuoit assembler cent mille combatans, et qu’il se tenoit en la plus belle et forte ville qui fust soubs le Ciel, luy adiousterent, qu’il auoit à sacrifier aux Dieux cinquante mille hommes par an. De vray, ils disent qu’il nourrissoit la guerre auec certains grands peuples voisins, non seulement pour l’exercice de la ieunesse du pais, mais principallement pour auoir dequoy fournir à ses sacrifices, par des prisonniers de guerre. Ailleurs, en certain bourg, pour la bien-venue dudit Cortez, ils sacrifièrent cinquante hommes tout à la fois. Ie diray encore ce compte : Aucuns de ces peuples ayants esté battuz par luy, enuoyerent le recognoistre et rechercher d’amitié : les messagers luy présentèrent trois sortes de presens, en cette manière : Seigneur voyla cinq esclaues : si tu es vn Dieu fier, qui te paisses de chair et de sang, mange les, et nous t’en amerrons d’auantage : si tu es vn Dieu débonnaire, voyla de l’encens et des plumes : si tu es homme, prens les oiseaux et les fruicts que voicy.

CHAPITRE XXIX.

De la modération.

Il faut de la modération, même dans l’exercice de la vertu. — Comme si nous avions le toucher infectieux, il nous arrive de corrompre, en les maniant, des choses qui par elles-mêmes sont belles et bonnes. La vertu peut devenir vice, si nous y apportons un désir par trop âpre et par trop violent. Ceux-là jouent sur les mots, qui disent qu’il n’y a jamais excès dans la vertu, parce qu’il n’y a plus vertu là où il y a excès : « Le sage n’est plus sage, le juste n’est plus juste, si son amour pour la vertu va trop loin (Horace). » — C’est là une subtilité de la philosophie ; on peut avoir un amour immodéré pour la vertu et être excessif dans une cause juste ; l’apôtre préconise à cet égard un juste milieu : « Ne soyez pas plus sage qu’il ne faut, mais apportez de la sobriété dans la sagesse (S. Paul). » J’ai vu un grand de ce monde porter atteinte à la religion, en se livrant à des pratiques religieuses outrepassant ce qui convient à un homme de son rang. J’aime les natures tempérées et se tenant dans un moyen terme ; dépasser la mesure, même dans le bien, s’il ne me blesse, m’étonne, et je ne sais quel nom lui donner. Je trouve plus étrange que juste la conduite de la mère de Pausanias qui, la première, le dénonça et apporta la première pierre pour sa mise à mort. Je n’approuve pas davantage le dictateur Posthumius faisant mourir son fils qui, dans l’ardeur de la jeunesse, sortant des rangs, avait poussé à l’ennemi et s’en était tiré à son honneur ; je ne suis porté ni à conseiller, ni à suivre une vertu si sauvage et qui coûte si cher. L’archer qui dépasse le but, manque son coup, tout comme celui qui n’y arrive pas ; ma vue se trouble et je n’y vois pas davantage lorsque, tout d’un coup, je suis en pleine lumière ou que je tombe dans l’obscurité.

La philosophie aussi, poussée à l’extrême, comme toutes autres choses, est préjudiciable. — Platon fait dire à Callidès que la philosophie poussée à l’extrême est préjudiciable, et il conseille de ne pas s’y adonner au delà de ce qu’elle est profitable. Pratiquée avec modération, elle est agréable et commode ; mais si on en outrepasse les limites, elle finit par rendre l’homme sauvage et vicieux, dédaigneux de la religion et des lois qui nous régissent, ennemi de la bonne société, des voluptés permises, incapable de toute fonction publique, de secourir autrui, de se secourir soi-même, dans le cas d’être souffleté par n’importe qui. Calliclès dit vrai ; portée à l’excès, la philosophie asservit notre franchise naturelle et, par une subtilité hors de propos, nous fait dévoyer de cette belle voie plane que la nature nous trace.

Dans tous les plaisirs permis, entre autres dans ceux du mariage, la modération est nécessaire. — L’amitié que nous portons à nos femmes est très légitime ; la théologie ne laisse pourtant pas de la contenir et de la restreindre. Il me semble avoir lu autrefois dans saint Thomas un passage où, entre autres raisons de prohibition du mariage entre parents à des degrés rapprochés, il donne celle-ci : qu’il y aurait à craindre que l’amitié portée à une femme dans ces conditions soit immodérée ; parce que si l’affection entre mari et femme existe entre eux pleine et entière, ainsi que cela doit être, et qu’on y ajoute encore celle résultant de la parenté, il n’y a pas de doute que ce surcroît n’entraîne le mari au delà des bornes de la raison.

Les sciences qui régissent les mœurs, telles que la théologie et la philosophie, se mêlent de tout ; il n’est pas un acte privé et secret dont elles ne connaissent et qui échappe à leur juridiction. Bien mal avisés sont ceux qui censurent cette ingérence de leur part ; en cela, ils ressemblent aux femmes, disposées à se prêter autant qu’on veut à toutes les fantaisies dont on peut user avec elles, et qui, par pudeur, ne veulent pas se découvrir quand la médecine a à intervenir. Que les maris, s’il y en a encore qui soient trop acharnés dans ces rapports, sachent donc que ces sciences posent en règle que le plaisir même qu’ils éprouvent avec leurs femmes est réprouvé, s’ils n’y apportent de la modération, et qu’on peut, en pareil cas, pécher par sa licence et ses débordements, comme dans le cas de relations illégitimes. Les caresses éhontées auxquelles, à ce jeu, la passion peut entraîner dans le premier feu de nos transports, sont non seulement indécentes, mais employées avec nos femmes sont très dommageables. Qu’au moins ce ne soit pas par nous qu’elles apprennent l’impudeur ; pour notre besoin, elles sont toujours assez éveillées. Je n’en ai jamais agi, quant à moi, que de la façon la plus naturelle et la plus simple.

Le mariage est une liaison consacrée par la religion et la piété ; voilà pourquoi le plaisir qu’on en tire, doit être un plaisir retenu, sérieux, empreint de quelque sévérité ; ce doit être un acte de volupté particulièrement prudent et consciencieux. Son but essentiel étant la génération, il y en a qui doutent, lorsque nous n’avons pas espérance de ce résultat, comme dans le cas où la femme est hors d’âge ou enceinte, qu’il soit permis d’en rechercher l’embrassement ; c’est, d’après Platon, commettre un homicide. Chez certaines nations, notamment chez les Musulmans, avoir des rapports sexuels avec une femme enceinte, est une abomination ; il en est qui réprouvent de même tout rapprochement avec une femme aux époques où, périodiquement, le sang la travaille. — Zénobie n’acceptait pas de relations avec son mari, au delà de ce qui était nécessaire pour donner satisfaction à ses aspirations à la maternité ; cela fait, elle le laissait libre de se distraire avec d’autres, pendant tout le temps de sa grossesse, lui faisant seulement une obligation de revenir à elle quand elle était en état de recommencer ; c’est là un brave et généreux exemple dans le mariage. — Il est probable que c’est à quelque poète sevré et affamé de ces jouissances, que Platon emprunte cette narration : Jupiter, un jour, était en un tel état de surexcitation auprès de sa femme que, n’ayant pas la patience d’attendre qu’elle eût gagné sa couche, il la renversa sur le plancher et, dans la violence du plaisir, oublia les grandes et importantes résolutions qu’il venait, en sa cour céleste, de prendre de concert avec les autres dieux ; et se vantait que ce rapprochement lui avait procuré des sensations aussi agréables que celles qu’il avait ressenties lorsque, la première fois, il lui avait, en cachette de leurs parents, pris sa virginité.

Les rois de Perse admettaient leurs femmes à leur tenir compagnie à leurs festins ; mais quand le vin commençait visiblement à échauffer les têtes, qu’ils ne pouvaient plus contenir leurs désirs voluptueux, ils les renvoyaient dans leurs appartements privés, pour qu’elles ne participassent pas à leurs appétits immodérés, et faisaient venir à leur place des courtisanes vis-à-vis desquelles ils n’étaient pas tenus à avoir le même respect. Certaines gens ne peuvent convenablement se permettre tous les plaisirs et recevoir toutes les satisfactions quelle qu’en soit la nature : Épaminondas avait fait incarcérer un jeune débauché ; Pélopidas lui demanda de le mettre en liberté en sa faveur. Épaminondas refusa et l’accorda à sa maîtresse qui, elle aussi, l’en avait prié, disant que « c’était une satisfaction due à une amie et non à un capitaine ». — Sophocle étant préteur avec Périclès pour collègue, lui fit en voyant par hasard passer un beau garçon : « Oh, le beau garçon que voilà ! » — « Une telle exclamation serait permise, dit Périclès, à tout autre qu’à un préteur qui doit être chaste, non seulement dans ses actions, mais aussi dans ses regards. » — L’empereur Ælius Verus répondit à sa femme qui se plaignait de ce qu’il la délaissait pour aller faire l’amour avec d’autres femmes, que « c’était par conscience, le mariage étant un acte honorable et digne et non de folâtre et lascive concupiscence ». — Notre histoire ecclésiastique a conservé et honoré la mémoire de cette femme qui répudia son mari, ne voulant ni se prêter à ses attouchements trop irrespectueux et immoraux, ni les souffrir. En somme, il n’y a si légitime volupté dont l’excès et l’intempérance ne soient blâmables ; mais à parler sans feinte, l’homme n’est-il pas un être bien malheureux ? C’est à peine s’il existe un plaisir, un seul dont la nature lui concède la jouissance pleine et entière, et sa raison lui commande de n’en user qu’avec modération. Il n’est pas assez misérable, il faut encore que l’art et l’étude viennent accroître sa misère : « Nous avons travaillé nous-mêmes à aggraver la misère de notre condition (Properce). »

Par des privations et des souffrances on croit guérir ou calmer les passions, c’est là donner dans des excès d’autre nature. — La sagesse humaine s’ingénie bien sottement à restreindre le nombre et la douceur des voluptés que nous pouvons goûter, tandis qu’elle agit d’une façon heureuse et judicieuse en usant d’artifice pour nous dissimuler, nous enguirlander les maux de l’existence et atténuer ce que nous en pouvons ressentir. Si j’avais été chef de secte, j’eusse suivi sur le premier point une voie plus naturelle, qui est aussi plus vraie, plus commode et plus parfaite, et peut-être aurais-je réussi à la contenir, quoique nos médecins, ceux de l’esprit aussi bien que ceux du corps, comme s’ils s’étaient entendus, ne considèrent comme pouvant procurer la guérison et soulager nos maladies morales et physiques, que les tourments, la douleur et la peine. C’est pour cela qu’ont été inventés les veilles, les jeûnes, les cilices, les exils lointains et volontaires, la prison perpétuelle, les verges et autres afflictions, sous condition que ce soient de réelles afflictions, qu’il en résulte de pénibles mortifications et non comme ce qui en advint à un certain Gallio qui, exilé dans l’île de Lesbos, y menait joyeuse vie. On fut averti à Rome que ce qu’on lui avait imposé pour le punir, tournait ainsi à sa commodité ; on se ravisa alors et on le rappela auprès de sa femme et de sa famille, lui ordonnant de s’y tenir, réglant ainsi la nature de sa punition sur l’effet qu’il en pouvait éprouver. Et, en vérité, ce ne serait plus un régime salutaire que le jeûne, pour celui dont la santé et l’allégresse n’en deviendraient que plus vives ; ou que le poisson, pour celui qui le préférerait à la viande ; de même que dans l’autre genre de médecine les drogues sont sans effet pour qui les prend avec goût et plaisir, l’amertume et la difficulté à les prendre aident au résultat qu’elles produisent. La rhubarbe perdrait son efficacité vis-à-vis d’un tempérament qui l’accepterait trop facilement ; il faut pour qu’il opère que le remède excite l’estomac ; la règle qui veut que chaque chose soit guérie par son contraire est ici en défaut, c’est le mal qui guérit le mal.

C’est à ce sentiment qu’il faut rattacher les sacrifices humains généralement pratiqués dans les temps passés et qui subsistaient également en Amérique lors de sa découverte. — Ce sentiment a quelque rapport avec cet autre qui remonte si haut et qui était universellement pratiqué dans toutes les religions, par suite duquel on s’imaginait se concilier le ciel et la nature par des sacrifices humains. — Non loin de nous, du temps de nos pères, Amurat, lors de la prise de l’isthme de Corinthe, immola six cents jeunes gens grecs à l’âme de son père, afin que ce sang servît de sacrifice expiatoire pour racheter les fautes du trépassé. — Dans ces contrées nouvelles, découvertes à notre époque, encore pures et vierges comparées aux nôtres, il est de coutume partout que toutes les idoles soient abreuvées de sang humain, parfois avec des raffinements horribles de cruauté. Les victimes sont brûlées vives, et, lorsqu’elles sont à moitié rôties, on les retire du brasier pour leur arracher le cœur et les entrailles ; ailleurs, on les écorche vives et de leur peau sanglante on en revêt ou on en masque d’autres, et on en agit ainsi même quand les victimes se trouvent être des femmes. Cela donne lieu parfois à de remarquables exemples de constance et de résolution ; ces malheureux, vieillards, femmes, enfants, destinés à être immolés, vont, quelques jours avant, quêtant eux-mêmes les aumônes pour l’offrande qui doit accompagner leur sacrifice et se présentent à la boucherie, chantant, dansant de concert avec les assistants.

Les ambassadeurs du roi de Mexico, voulant donner à Fernand Cortez une haute idée de la puissance de leur maître, après lui avoir dit qu’il avait trente vassaux, que chacun pouvait réunir cent mille guerriers et que lui-même résidait dans la ville la plus belle et la plus forte qui existât au monde, ajoutèrent qu’il était tenu envers les dieux à leur sacrifier cinquante mille hommes par an. Ils dirent même qu’il se maintenait en état de guerre avec certains grands peuples voisins, non seulement pour exercer la jeunesse de son empire, mais surtout pour pouvoir fournir à ces sacrifices avec des prisonniers de guerre. — Ailleurs, dans un bourg, à l’occasion de la venue de ce même Fernand Cortez, on sacrifia d’une seule fois cinquante hommes en son honneur. — Encore un fait : quelques-uns de ces peuples vaincus par lui, lui envoyèrent une députation pour reconnaître son autorité et rechercher son amitié ; ces messagers lui offrirent des présents de trois sortes, en lui disant : « Seigneur, voilà cinq esclaves : si tu es un dieu fier, qui se nourrisse de chair et de sang, mange-les, nous ne t’en aimerons que davantage ; si tu es un dieu débonnaire, voilà de l’encens et des plumes ; si tu es un homme, prends les oiseaux et les fruits que voici. »