Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 30

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 30
Texte 1595
Texte 1907
Des Cannibales.


CHAPITRE XXX.

Des Cannibales.


Qvand le Roy Pyrrhus passa en Italie, après qu’il eut recongneu l’ordonnance de l’armée que les Romains luy enuoyoient au deuant ; le ne sçay, dit-il, quels barbares sont ccux-cy (car les Grecs appelloyent ainsi toutes les nations estrangeres) mais la disposition de cette armée que ie voy, n’est aucunement barbare. Autant en dirent les Grecs de celle que Flaminius lit passer en leur païs : et Philippus voyant d’vn tertre, l’ordre et distribution du camp Romain, en son Royaume, sous Publius Sulpicius Galba. Voilà comment il se faut garder de s’attacher aux opinions vulgaires, et les faut iuger par la voye de la raison, non par la voix commune.I’ay eu long temps auec moy vn homme qui auoit demeuré dix ou douze ans en cet autre monde, qui a esté descouuert en nostre siècle, en l’endroit où Vilegaignon print terre, qu’il surnomma la France Antartique. Cette descouuerte d’vn païs infiny, semble de grande considération. Ie ne sçay si ie me puis respondre, qu’il ne s’en face à l’aduenir quelqu’autre, tant de personnages plus grands que nous ayans esté trompez en cette-cy. I’ay peur que nous ayons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité, que nous n’auons de capacité. Nous embrassons tout, mais nous n’estreignons que du vent. ’ Platon introduit Solon racontant auoir appris des Prostrés de la ville de Sais en Ægypte, que iadis et auant le déluge, il y auoit vne grande Isle nommée Atlantide, droict à la bouche du destroit de Gibaltar, qui tenoit plus de païs que l’Afrique et l’Asie toutes deux ensemble : et que les Roys de cette contrée là, qui ne possedoient pas seulement cette Isle, mais s’estoyent estendus dans la terre ferme si auant, qu’ils tenoyent de la largeur d’Afrique, iusques en Ægypte, et de la largeur de l’Europe, iusques en la Toscane, entreprindrent d’eniamber iusques sur l’Asie, et subiuguer toutes les nations qui bordent la mer Méditerranée, iusques au golfe de la mer Maiour : et pour cet effect, trauerserent les Espaignes, la Gaule, l’Italie iusques en la Grèce, où les Athéniens les soustindrent : mais que quelque temps après, et les Athéniens et eux et leur Isle furent engloutis par le déluge. Il est bien vray-semblable, que cet extrême rauage d’eau ait faict des changemens estranges aux habitations de la terre : comme on tient que la mer a retranché la Sicile d’auec l’Italie :

Hæc loca vi quondam, et vasta conuulsa ruina
Dissiluisse ferunt, cùm protinus vtraque tellus
Vna foret ;


Chypre d’auec la Surie ; l’Isle de Negrepont, de la terre ferme de la Bœoce : et ioint ailleurs les terres qui estoient diuisées, comblant de limon et de sable les fosses d’entre-deux.

Sterilisque diu palus aptâque remis
Vicinas vrbes alit, et graue sentit aratrum.


Mais il n’y a pas grande apparence, que cette Isle soit ce monde nouueau, que nous venons de descouurir : car elle touchoit quasi l’Espaigne, et ce seroit vn efïect incroyable d’inundation, de l’en auoir reculée comme elle est, de plus de douze cens lieues. Outre ce que les nauigations des modernes ont des-ia presque descouuert, que ce n’est point vne isle, ains terre ferme, et continente auec l’Inde Orientale d’vn costé, et auec les terres, qui sont soubs les deux pôles d’autre part : ou si elle en est séparée, que c’est d’vn si petit destroit et interualle, qu’elle ne mérite pasd’estre nommée Isie, pour cela.Il semble qu’il y aye des mouuemens naturels les vus, les autres fieureux en ces grands corps, comme aux nostres. Quand ie considère l’impression qup ma riuiere de Dordoigne faict de mon temps, vers la riue droicte de sa descente ; et qu’en vingt ans elle a tant gaigné, et desrobé le fondement à plusieurs bastimens, ie vois bien que c’est vne agitation extraordinaire : car si elle fust tousiours allée ce train, ou deust aller à l’aduenir, la figure du monde seroit renuersée. Mais il leur prend des changements. Tantost elles s’espandent d’vn costé, tantost d’vn autre, tantost elles se contiennent. Ie ne parle pas des soudaines inondations dequoy nous manions les causes. En Medoc, le long de la mer, mon frère Sieur d’Arsac, voit vne sienne terre, enseuelie soubs les sables, que la mer vomit deuant elle : le feste d’aucuns bastimens paroist encore : ses rentes et domaines se sont eschangez en pasquages bien maigres. Les habitans disent que depuis quelque temps, la mer se pousse si fort vers eux, qu’ils ont perdu quatre lieues de terre. Ces sables sont ses fourriers. Et voyons de grandes montioies d’arènes mouuantes, qui marchent vne demie lieuë deuant elle, et gaignent pais.L’autre tesmoignage de l’antiquité, auquel on veut rapporter cette descouuerte, est dans Aristote, au moins si ce petit liuret des merueilles inouyes est à luy. Il raconte là, que certains Carthaginois s’estants iettez au trauers de la mer Atlantique, hors le destroit de Gibaltar, et nauigé long temps, auoient descouuert en fin vne grande isle fertile, toute reuestuë de bois, et arrousée de grandes et profondes riuieres, fort esloignée de toutes terres fermes : et qu’eux, et autres depuis, attirez par la bonté et fertilité du terroir, s’y en allèrent auec leurs femmes et enfans, et commencèrent à s’y habituer. Les Seigneurs de Carthage, voyans que leur pays se dépeuploit peu à peu, firent deffence expresse sur peine de mort, que nul n’eust plus à aller là, et en chassèrent ces nouueaux habitans, craignants, à ce qu’on dit, que par succession de temps ils ne vinsent à multiplier tellement qu’ils les supplantassent eux mesmes, et ruinassent leur estât. Cette narration d’Aristote n’a non plus d’accord auec nos terres neufues.Cet homme que Pauoy, estoit homme simple et grossier, qui est vne condition propre à rendre véritable tesmoignage. Car les fines gens remarquent bien plus curieusement, et plus de choses, mais ils les glosent : et pour l’aire valoir leur interprétation, et la persuader, ils ne se peuuent garder d’altérer vu peu l’Histoire : ils ne vous représentent iamais les choses pures ; ils les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur ont veu : et pour donner crédit à leur iugement, et vous y attirer, prestent volontiers de ce costé là à la matière, l’allongent et l’ampliflent. Ou il faut vn homme tres-fidelle, ou si simple, qu’il n’ait pas dequoy bastir et donner de la vraysemblance à des inuentions fauces ; et qui n’ait rien espousé. Le mien estoit tel : et outre cela il m’a faict voir à diuerses fois plusieurs mattelots et marchans, quil auoit cogneuz en ce voyage. Ainsi ie me contente de cette information, sans m’enquerir de ce que les Cosmographes en disent. Il nous faudroit des topographes, qui nous fissent narration particulière des endroits où ils ont esté. Mais pour auoir cet auantage sur nous, d’auoir veu la Palestine, ils veulent iouïr du priuilege de nous conter nouuelles de tout le demeurant du monde. Ie voudroye que chacun escriuist ce qu’il sçait, et autant qu’il en sçait : non en cela seulement, mais en tous autres subiects. Car tel peut auoir quelque particuliere science ou expérience de la nature d’vne riuiere, ou d’vne fontaine, qui ne sçait au reste, que ce que chacun sçait : il entreprendra toutesfois, pour faire courir ce petit loppin, d’escrire toute la Physique. De ce vice sourdent plusieurs grandes incommoditez.Or ie trouue, pour reuenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de saunage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté : sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son vsage. Comme de vray nous n’auons autre mire de la vérité, et de la raison, que l’exemple et idée des opinions et vsances du pais où nous sommes. Là est tousiours la parfaicte religion, la parfaicte police, parfaict et accomply vsage de toutes choses. Ils sont saunages de mesmes que nous appellons sauuages les fruicts, que nature de soy et de son progrez ordinaire a produicts : là où à la vérité ce sont ceux que nous auons altérez par nostre artifice, et destournez de l’ordre commun, que nous deurions appeller plustost sauuages. En ceux là sont viues et vigoureuses, les vrayes, et plus vtiles et naturelles, vertus et proprietez ; lesquelles nous auons abbastardies en ceux-cy, les accommodant au plaisir de nostre goust corrompu. Et si pourtant la saueur mesme et délicatesse se trouue à nostre goust mesme excellente à l’enui des nostres, en diuers fruits de ces contrées là, sans culture : ce n’est pas raison que Fart gaigne le poinpt d’honneur sur nostre grande et puissante mère nature. Nous auons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouurages par noz inuentions, que nous l’auons du tout estouffée. Si est-ce que par tout où sa pureté reluit, elle fait vne merueilleuse honte à noz vaines et friuoles entreprinses.

Et veniunt hederæ sponte sua melius,
Surgit et in solis formosior arbulus antris,
Et volucres nulla dulcius arte canunt.


Tous nos efforts ne peuuent seulement arriuer à représenter le nid du moindre oyselet, sa contexture, sa beauté, et l’vtilité de son vsage : non pas la tissure de la chetiue araignée. Toutes choses, dit Platon, sont produites ou par la nature, ou par la fortune, ou par l’art. Les plus grandes et plus belles par l’vne ou l’autre des deux premières : les moindres et imparfaictes par la dernière.Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour auoir receu fort peu de façon de l’esprit humain, et estre encore fort voisines de leur naifueté originelle. Les loix naturelles leur commandent encores, fort peu abbastardies par les nostres. Mais c’est en telle pureté, qu’il me prend quelque fois desplaisir, dequoy la cognoissance n’en soit venue plustost, du temps qu’il y auoit des hommes qui en eussent sçeu mieux iuger que nous. Il me desplaist que Lycurgus et Platon ne l’ayent eue : car il me semble que ce que nous voyons par expérience en ces nations là, surpasse non seulement toutes les peintures dequoy la poésie a embelly l’aage doré, et toutes ses inuentions à feindre vne heureuse condition d’hommes : mais encore la conception et le désir mesme de la philosophie. Ils n’ont peu imaginer vne naifueté si pure et simple, comme nous la voyons par expérience : ny n’ont peu croire que nostre société se peust maintenir auec si peu d’artifice, et de soudeure humaine. C’est vne nation, diroy-ie à Platon, en laquelle il n’y a aucune espèce de trafique ; nulle cognoissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat, ny de supériorité politique ; nul vsage de seruice, de richesse, ou de pauureté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations, qu’oysiues ; nul respect de parenté, que commun ; nuls vestemens ; nulle agriculture ; nul métal ; nul vsage de vin ou de bled. Les paroles mesmes, qui signifient la mensonge, la trahison, la dissimulation, l’auarice, l’enuie, la detraction, le pardon, inouyes. Combien trouueroit il la republique qu’il a imaginée, esloignée de cette perfection ?

Hos natura modos primùm dedit.


Au demeurant, ils viuent en vne contrée de pais très-plaisante, et bien tempérée : de façon qu’à ce que m’ont dit mes tesmoings, il est rare d’y voir yn homme malade : et m’ont asseuré, n’en y auoir veu aucun tremblant, chassieux, edenté, ou courbé de vieillesse. Ils sont assis le long de la mer, et fermez du costé de la terre, de grandes et hautes montaignes, ayans entre-deux, cent lieues ou enuiron d’estendue en large. Ils ont grande abondance de poisson et de chairs, qui n’ont aucune ressemblance aux nostres ; et les mangent sans autre artifice, que de les cuire. Le premier qui y mena vn cheual, quoy qu’il les eust pratiquez à plusieurs autres voyages, leur fit tant d’horreur en cette assiette, qu’ils le tuèrent à coups de traict, auant que le pouuoir recognoistre. Leurs bastimens sont fort longs, et capables de deux ou trois cents âmes, estoffez d’escorse de grands arbres, tenans à terre par vn bout, et se soustenans et appuyans l’vn contre l’autre par le feste, à la mode d’aucunes de noz granges, desquelles la couuerture pend iusques à terre, et sert de flanq. Ils ont du bois si dur qu’ils en coupent et en font leurs espées, et des grils à cuire leur viande. Leurs licts sont d’vn tissu de cotton, suspenduz contre le toict, comme ceux de noz nauires, à chacun le sien : car les femmes couchent à part des maris. Ils se leuont auec le Soleil, et mangent soudain après s’estre leuez, pour toute la iournée : car ils ne font autre repas que celuy-là. Ils ne boiuent pas lors, comme Suidas dit, de quelques autres peuples d’Orient, qui beuuoient hors du manger : ils boiuent à plusieurs fois sur iour, et d’autant. Leur breuuage est faict de quelque racine, et est de la couleur de noz vins clairets. Ils ne le boiuent que tiède. Ce breuuage ne se conserue que deux ou trois iours : il a le goust vn peu picquant, nullement fumeux, salutaire à l’estomach, et laxatif à ceux qui ne l’ont accoustumé : c’est vne boisson tres-aggreable à qui y est duit. Au lieu du pain ils vsent d’vne certaine matière blanche, comme du coriandre confit. I’en ay tasté, le goust en est doux et vn peu fade. Toute la iournée se passe à dancer. Les plus ieunes vont à la chasse des bestes, à tout des arcs. Vne partie des femmes s’amusent cependant à chauffer leur breuuage, qui est leur principal office.Il y a quelqu’vn des vieillards, qui le matin auant qu’ils se mettent à manger, presche en commun toute la grangée, en se promenant d’vn bout à autre, et redisant vne mesme clause à plusieurs fois, iusques à ce qu’il ayt acheué le tour, car ce sont bastimens qui ont bien cent pas de longueur ; il ne leur recommande que deux choses, la vaillance contre les ennemis, et l’amitié à leurs femmes. Et ne taillent iamais de remarquer cette obligation, pour leur refrein, que ce sont elles qui leur maintiennent leur boisson tiède et assaisonnée. Il se void en plusieurs lieux, et entre autres chez moy, la forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs espées, et brasselets de bois, dequoy ils couurent leurs poignets aux combats, et des grandes cannes ouuertes par vn bout, par le son desquelles ils soustiennent la cadance en leur dance. Ils sont raz par tout, et se font le poil beaucoup plus nettement que nous, sans autre rasouër que de bois, ou de pierre. Ils croyent les âmes éternelles ; et celles qui ont bien mérité des Dieux, estre logées à l’endroit du ciel où le Soleil se leue : les maudites, du costé de l’Occident. Ils ont ie ne sçay quels Prestres et Prophètes, qui se présentent bien rarement au peuple, ayans leur demeure aux montaignes. À leur arriuée, il se faict vne grande feste et assemblée solennelle de plusieurs villages ; chaque grange, comme ie l’ay descrite, faict vn village, et sont enuiron à vne lieue. Françoise l’vne de l’antre. Ce Prophète parle h eux en public, les exhortant à la vertu et à leur deuoir : mais toute leur science éthique ne contient que ces deux articles de la résolution à la guerre, et affection à leurs femmes. Cettuy-cy leur prognostique les choses à venir, et les euenemens qu’ils doiuent espérer de leurs entreprinses. : les achemine ou destourne de la guerre : mais c’est par tel si que où il faut à bien deuiner, et s’il leur adulent autrement qu’il ne leur a prédit, il est haché en mille pièces, s’ils l’attrapent, et condamné pour faux Prophète. À cette cause celuy qui s’est vne fois mesconté, on ne le void plus. C’est don de Dieu, que la diuination : voyla pourquoy ce deuroit estre vne imposture punissable d’en abuser. Entre les Scythes, quand les deuins auoient failly de rencontre, on les couchoit enforgez de pieds et de mains, sur des charriotes pleines dé bruyère, tirées par des bœufs, en quoy on les faisoit brusler. Ceux qui manient les choses subiettes à la conduilte de l’humaine suffisance, sont excusables d’y faire ce qu’ils peuuent. Mais ces autres, qui nous viennent pipant des asseurances d’vne faculté extraordinaire, qui est hors de nostre cognoissance : faut-il pas les punir, de ce qu’ils ne maintiennent l’effect de leur promesse, et de la témérité de leur imposture ?Ils ont leurs guerres contre les nations, qui sont au delà de leurs montaignes, plus auant en la terre ferme, ausquelles ils vont tous nuds, n’ayants autres armes que des arcs ou des espées de bois, appointées par vn bout, à la mode des langues de noz espieuz. C’est chose esmerueillable que de la fermeté de leurs combats, qui ne finissent iamais que par meurtre et effusion de sang : car de routes et d’effroy, ils ne sçauent que c’est. Chacun rapporte pour son trophée la teste de l’ennemy qu’il a tué, et l’attache à l’entrée de son logis. Apres auoir long temps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commoditez, dont ils se peuuent aduiser, celuy qui en est le maistre, faict vne grande assemblée de ses cognoissans. Il attache une corde à l’vn des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient, esloigné de quelques pas, de peur d’en estre offence, et donne au plus cher de ses amis, l’autre bras à tenir de mesme ; et eux deux en présence de toute l’assemblée l’assomment à coups d’espée. Cela faict ils le rostissent, et en mangent en commun, et en enuoyent des loppins à ceux de leurs amis, qui sont absens. Ce n’est pas comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisoient anciennement les Scythes, c’est pour représenter vne extrême vengeance. Et qu’il soit ainsin, ayans apperceu que les Portugais, qui s’estoient r’alliez à leurs aduersaires, vsoient d’vne autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenoient ; qui estoit, de les enterrer iusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de traict, et les pendre après : ils pensèrent que ces gens icy de l’autre monde (comme ceux qui auoient semé la cognoissance de beaucoup de vices parmy leur voisinage, et qui estoient beaucoup plus grands maistres qu’eux en toute sorte de malice) ne prenoient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu’elle deuoit estre plus aigre que la leur, dont ils commencèrent de quitter leur façon ancienne, pour suiure cette-cy. Ie ne suis pas marry que nous remerquons l’horreur barbaresque qu’il y a en vne telle action, mais ouy bien dequoy iugeans à point de leurs fautes, nous soyons si aueuglez aux nostres. Ie pense qu’il y a plus de barbarie à manger vn homme viuant, qu’à le manger mort, à deschirer par tournions et par géhennes, vn corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens, et aux pourceaux (comme nous l’auons non seulement leu, mais veu de fresche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et qui pis est, sous prétexte de pieté et de religion) que de le rostir et manger après qu’il est trespassé.Chrysippus et Zenon chefs de la secte Stoicque, ont bien pensé qu’il n’y auoit aucun mal de se seruir de nostre charoigne, à quoy que ce fust, pour nostre besoin, et d’en tirer de la nourriture : comme nos ancestres estans assiégez par Cæsar en la ville d’Alexia, se résolurent de soustenir la faim de ce siège par les corps des vieillars, des femmes, et autres personnes inutiles au combat.

Vascones, fama est, alimentis talibus vsi
Produxere animas.


Et les médecins ne craignent pas de s’en seruir à toute sorte d’vsage, pour nostre santé ; soit pour l’appliquer au dedans, ou au dehors. Mais il ne se trouua iamais aucune opinion si desreglée, qui excusast la trahison, la desloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont noz fautes ordinaires. Nous les pouuons donc bien appeller barbares, eu esgard aux règles de la raison, mais non pas eu esgard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.Leur guerre est toute noble et généreuse, et a autant d’excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut receuoir : elle n’a autre fondement parmy eux, que la seule ialousie de la vertu. Ils ne sont pas en débat de la conqueste de nouuelles terres : car ils iouyssent encore de cette vberté naturelle, qui les fournit sans trauail et sans peine, de toutes choses nécessaires, en telle abondance, qu’ils n’ont que faire d’agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu’autant que leurs nécessitez naturelles leur ordonnent : tout ce qui est au delà, est superflu pour eux. Ils s’entr’appellent generallement ceux de mesme aage frères : enfans, ceux qui sont au dessouz ; et les vieillards sont pères à tous les autres. Ceux-cy laissent à leurs héritiers en commun, cette pleine possession de biens par indiuis, sans autre titre, que celuy tout pur, que nature donne à ses créatures, les produisant au monde. Si leurs voisins passent les montaignes pour les venir assaillir, et qu’ils emportent la victoire sur eux, l’acquest du victorieux, c’est la gloire, et l’auantage d’estre demeuré maistre en valeur et en vertu : car autrement ils n’ont que faire des biens des vaincus, et s’en retournent à leurs pays, où ils n’ont faute d’aucune chose nécessaire ; ny faute encore de cette grande partie, de sçauoir heureusement iouir de leur condition, et s’en contenter. Autant en font ceux-cy à leur tour. Ils ne demandent à leurs prisonniers, autre rançon que la confession et recognoissance d’estre vaincus. Mais il ne s’en trouue pas vn en tout vn siècle, qui n’ayme mieux la mort, que de relascher, ny par contenance, ny de parole, vn seul point d’vne grandeur de courage inuincible. Il ne s’en void aucun, qui n’ayme mieux estre tué et mangé, que de requérir seulement de ne l’estre pas. Ils les traictent en toute liberté, afin que la vie leur soit d’autant plus chère : et les entretiennent communément des menasses de leur mort future, des tourmens qu’ils y auront à souffrir, des apprests qu’on dresse pour cet effect, du detranchement de leurs membres, et du festin qui se fera à leurs despens. Tout cela se faict pour cette seule fin, d’arracher de leur bouche quelque parole molle ou rabaissée, ou de leur donner enuie de s’en fuyr ; pour gaigner cet auautage de les auoir espouuantez, et d’auoir faict force à leur constance. Car aussi à le bien prendre, c’est en ce seul point que consiste la vraye victoire :

victoria nulla est,
Quàm quæ confessos animo quoque subiugat hostes.


Les Hongres tres-belliqueux combattants, ne poursuiuoient iadis leur pointe outre auoir rendu l’ennemy à leur mercy. Car en ayant arraché cette confession, ils le laissoyent aller sans offense, sans rançon ; sauf pour le plus d’en tirer parole de ne s’armer des lors en auant contre eux. Assez d’auantages gaignons nous sur nos ennemis, qui sont auantages empruntez, non pas nostres. C’est la qualité d’vn porte-faix, non de la vertu, d’auoir les bras et les iambes plus roides : c’est vne qualité morte et corporelle, que la disposition : c’est vn coup de la fortune, de faire broncher nostre ennemy, et de luy esblouyr les yeux par la lumière du Soleil : c’est vn tour d’art et de science, et qui peut tomber en vne personne lasche et de néant, d’estre suffisant à l’escrime. L’estimation et le prix d’vn homme consiste au cœur et en la volonté : c’est là où gist son vray honneur : la vaillance c’est la fermeté, non pas des iambes et des bras, mais du courage et de l’ame : elle ne consiste pas en la valeur de nostre cheual, ny de noz armes, mais en la nostre. Celuy qui tombe obstiné en son courage, si succiderit, de genu pugnat. Qui pour quelque danger de la mort voisine, ne relasche aucun point de son asseurance, qui regarde encores en rendant l’ame, son ennemy d’vne veuë ferme et desdaigneuse, il est battu, non pas de nous, mais de la fortune : il est tué, non pas vaincu : les plus vaillans sont par fois les plus infortunez. Aussi y a-il des pertes triomphantes à l’enui des victoires. Ny ces quatre victoires sœurs, les plus belles que le Soleil aye onques veu de ses yeux, de Salamine, de Platées, de Mycale, de Sicile, n’osèrent onques opposer toute leur gloire ensemble, à la gloire de la desconfiture du Roy Leonidas et des siens au pas de Thermopyles. Qui courut iamais d’vne plus glorieuse enuie, et plus ambitieuse au gain du combat, que le Capitaine Ischolas à la perte ? Qui plus ingénieusement et curieusement s’est asseuré de son salut, que luy de sa ruine ? Il estoit commis à deffendre certain passage du Péloponnèse, contre les Arcadiens ; pour quoy faire, se trouuant du tout incapable, veu la nature du lieu, et inégalité des forces : et se resoluant que tout ce qui se presenteroit aux ennemis, auroit de nécessité à y demeurer : d’autre part, estimant indigne et de sa propre vertu et magnanimité, et du nom Lacedemonien, de faillir à sa charge : il print entre ces deux extrémités, vn moyen party, de telle sorte : Les plus ieunes et dispos de sa troupe, il les conserua à la tuition et seruice de leur païs, et les y renuoya : et auec ceux desquels le défaut estoit moindre, il délibéra de soustenir ce pas : et par leur mort en faire achetter aux ennemis l’entrée la plus chère, qu’il luy seroit possible : comme il aduint. Car estant tantost enuironné de toutes parts par les Arcadiens : après en auoir faict vne grande boucherie, luy et les siens furent tous mis au fil de l’espée. Est-il quelque trophée assigné pour les veincueurs, qui ne soit mieux deu à ces veincus ? Le vray veincre a pour son roolle l’estour, non pas le salut : et consiste l’honneur de la vertu, à combattre, non à battre.Pour reuenir à nostre histoire, il s’en faut tant que ces prisonniers se rendent, pour tout ce qu’on leur fait, qu’au rebours pendant ces deux ou trois mois qu’on les garde, ils portent vne contenance gaye, ils pressent leurs maistres de se haster de les mettre en cette espreuue, ils les deffient, les iniurient, leur reprochent leur lascheté, et le nombre des battailles perduës contre les leurs. I’ay vne chanson faicte par vn prisonnier, où il y a ce traict : Qu’ils viennent hardiment trétous, et s’assemblent pour disner de luy, car ils mangeront quant et quant leurs pères et leurs ayeulx, qui ont seruy d’aliment et de nourriture à son corps : ces muscles, dit-il, cette chair et ces veines, ce sont les vostres, pauure fols que vous estes : vous ne recognoissez pas que la substance des membres de vos ancestres s’y tient encore. : sauourez les bien, vous y trouuerez le goust de vostre propre chair : inuention, qui ne sent aucunement la barbarie. Ceux qui les peignent mourans, et qui représentent cette action quand on les assomme, ils peignent le prisonnier, crachant au visage de ceux qui le tuent, et leur faisant la moue. De vray ils ne cessent iusques au dernier souspir, de les brauer et deffier de parole et de contenance. Sans mentir, au prix de nous, voila des hommes bien saunages : car ou il faut qu’ils le soyent bien à bon escient, ou que nous le soyons : il y a vne merueilleuse distance entre leur forme et la nostre.Les hommes y ont plusieurs femmes, et en ont d’autant plus grand nombre, qu’ils sont en meilleure réputation de vaillance. C’est vne beauté remarquable en leurs mariages, que la mesme ialousie que nos femmes ont pour nous empescher de l’amitié et bien-vueillance d’autres femmes, les leurs l’ont toute pareille pour la leur acquerir. Estans plus soigneuses de l’honneur de leurs maris, que de toute autre chose, elles cherchent et mettent leur solicitude à auoir le plus de compaignes qu’elles peuuent, d’autant que c’est vn tesmoignage de la vertu du mary. Les nostres crieront au miracle : ce ne l’est pas. C’est vne vertu proprement matrimoniale : mais du plus haut estage. Et en la Bible, Lea, Rachel, Sara et les femmes de Iacob fournirent leurs belles seruantes à leurs maris, et Liuia seconda les appétits d’Auguste, à son interest : et la femme du Roy Deiotarus Stratonique, presta non seulement à l’vsage de son mary, vne fort belle ieune fille de chambre, qui la seruoit, mais en nourrit soigneusement les enfants : et leur feit espaule à succéder aux estais de leur père.Et afin qu’on ne pense point que tout cecy se face par vne simple et seruile obligation à leur vsance, et par l’impression de l’authorité de leur ancienne coustume, sans discours et sans iugement, et pour auoir l’ame si stupide, que de ne pouuoir prendre autre party, il faut alléguer quelques traits de leur suffisance. Outre celuy que ie vien de reciter de l’vne de leurs chansons guerrières, i’en ay vn’autre amoureuse, qui commence en ce sens : Couleuure arreste toy, arreste toy couleuure, afin que ma sœur tire sur le patron de ta peinture, la façon et l’ouurage d’vn riche cordon, que ie puisse donner à m’amie : ainsi soit en tout temps ta beauté et ta disposition préférée à tous les autres serpens. Ce premier couplet, c’est le refrein de la chanson. Or i’ay assez de commerce auec la poésie pour iuger cecy, que non seulement il n’y a rien de barbarie en cette imagination, mais qu’elle est tout à faict Anacreontique. Leur langage au demeurant, c’est vn langage doux, et qui a le son aggreable, retirant aux terminaisons Grecques.Trois d’entre eux, ignorans combien couttera vn iour à leur repos, et à leur bon heur, la cognoissance des corruptions de deçà, et que de ce commerce naistra leur ruine, comme ie présuppose qu’elle soit des-ia auancée (bien misérables de s’estre laissez pipper au désir de la nouuelleté, et auoir quitté la douceur de leur ciel, pour venir voir le nostre) furent à Roüan, du temps que le feu Roy Charles neufiesme y estoit : le Roy parla à eux long temps, on leur fit voir nostre façon, nostre pompe, la forme d’vne belle ville : après cela, quelqu’vn en demanda leur aduis, et voulut sçauoir d’eux, ce qu’ils y auoient trouué de plus admirable : ils respondirent trois choses, dont i’ay perdu la troisiesme, et en suis bien marry ; mais l’en ay encore deux en mémoire. Ils dirent qu’ils trouuoient en premier lieu fort estrange, que tant de grands hommes portans barbe, forts et armez, qui estoient autour du Roy (il est vray-semblable qu’ils parloient des Suisses de sa garde) se soubmissent à obeir à vn enfant, et qu’on ne choisissoit plustost quelqu’vn d’entre eux pour commander. Secondement (ils ont vne façon de leur langage telle qu’ils nomment les hommes, moitié les vns des autres) qu’ils auoyent apperceu qu’il y auoit parmy nous des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez, et que leurs moitiez estoient mendians à leurs portes, décharnez de faim et de pauureté ; et trouuoient estrange comme ces moitiez icy nécessiteuses, pouuoient souffrir vne telle iniustice, qu’ils ne prinsent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons.Ie parlay à l’vn d’eux fort long temps, mais i’auois vn truchement qui me suiuoit si mal, et qui estoit si empesché à receuoir mes imaginations par sa bestise, que ie n’en peus tirer rien qui vaille. Sur ce que ie luy demanday quel fruit il receuoit de la supériorité qu’il auoit parmy les siens, car c’estoit vn Capitaine, et noz matelots le nommoient Roy, il me dit, que c’estoit, marcher le premier à la guerre : De combien d’hommes il estoit suiuy ; il me montra vne espace de lieu, pour signifier que c’estoit autant qu’il en pourroit en vne telle espace, ce pouuoit estre quatre ou cinq mille hommes : Si hors la guerre toute son authorité estoit expirée ; il dit qu’il luy en restoit cela, que quand il visitoit les villages qui dépendoient de luy, on luy dressoit des sentiers au trauers des hayes de leurs bois, par où il peust passer bien à l’aise. Tout cela ne va pas trop mal : mais quoy ? ils ne portent point de haut de chausses.

CHAPITRE XXX.

Des cannibales.

Fausse opinion que l’on a quelquefois des peuples que l’on dit « barbares ». — Quand le roi Pyrrhus passa en Italie et qu’il eut reconnu la formation de combat que prenait l’armée que Rome envoyait contre lui : « Je ne sais, dit-il, ce que sont ces Barbares (les Grecs appelaient ainsi toutes les nations étrangères), mais les dispositions que je leur vois prendre ne le sont nullement. » Les Grecs en disaient autant de l’armée que Flaminius conduisit dans leur pays ; et Philippe tint le même langage en apercevant, du haut d’un tertre, la belle ordonnance du camp établi par celle qui, sous Publius Sulpitius Galba, venait de pénétrer dans son royaume. Cela montre combien il faut se garder de l’opinion publique ; c’est notre raison et non ce que l’on dit, qui doit déterminer notre jugement.

De la découverte de l’Amérique ; il n’est pas probable que ce soit l’Atlantide de Platon, ni cette terre inconnue où voulurent s’établir les Carthaginois. — J’ai eu longtemps près de moi un homme qui était demeuré dix ou douze ans dans cette partie du Nouveau Monde, découverte en ce siècle, où Villegaignon aborda et qu’il dénomma « la France antarctique ». Cette découverte, qui porte sur une contrée d’une immense étendue, prête à de très sérieuses réflexions. Je me demande sans savoir que répondre, tant de personnages plus éminents que nous s’étant considérablement trompés sur ce point, si l’avenir, comme certains le pensent, nous réserve encore des découvertes de cette importance ; toujours est-il que j’ai peur que nous n’ayons les yeux plus gros que le ventre, plus de curiosité que de moyens d’action ; nous embrassons tout, mais n’étreignons que du vent.

Platon nous montre Solon contant que des prêtres de la ville de Sais, en Égypte, lui avaient appris qu’autrefois, avant le déluge, existait vis-à-vis le détroit de Gibraltar une grande île, du nom d’Atlantide, plus étendue que l’Afrique et l’Asie réunies, et que les rois de cette contrée ne possédaient pas seulement cette île, mais qu’ils exerçaient leur domination si avant en terre ferme, qu’ils occupaient l’Afrique jusqu’à l’Égypte et l’Europe jusqu’à la Toscane ; qu’ils avaient entrepris de pousser jusqu’en Asie et de subjuguer toutes les nations riveraines de la Méditerranée jusqu’au golfe formé par la mer Noire ; qu’à cet effet, ils avaient franchi l’Espagne, la Gaule, l’Italie et étaient arrivés en Grèce, où les Athéniens les continrent ; mais que, quelque temps après, le déluge était survenu qui les avait engloutis, eux, les Athéniens et leur île. Il est très vraisemblable que, dans ce cataclysme effroyable, les eaux ont dû occasionner aux pays habités de la terre des modifications dont on n’a pas idée ; c’est ainsi qu’on attribue à l’action de la mer la séparation de la Sicile d’avec l’Italie : « On dit que ces pays, qui ne formaient autrefois qu’un seul continent, ont été violemment séparés par la force des eaux (Virgile) » ; de l’île de Chypre d’avec la Syrie, de celle de Négrepont d’avec la terre ferme de la Béotie ; et que par contre, ailleurs, elle a joint des terres qui étaient séparées par des détroits qui ont été comblés par les sables et le limon : « Un marais longtemps stérile, sur lequel on cheminait à la rame, nourrit aujourd’hui les villes voisines et connaît la charrue féconde du laboureur (Horace). » Mais il n’y a pas grande apparence que l’Atlantide soit ce monde nouveau que nous venons de découvrir, car elle touchait presque à l’Espagne ; et ce serait un effet incroyable d’inondation, d’avoir été reportée, comme elle l’est, à plus de douze cents lieues. Outre que les navigateurs modernes ont déjà constaté que ce n’est probablement pas une île, mais un continent contigu aux Indes orientales d’un côté, et d’autre part aux terres qui sont aux deux pôles, ou que, s’il s’en trouve séparé, ce n’est que par un si petit détroit ou intervalle que ce ne saurait, pour si peu, le faire considérer comme une île.

Il semble qu’il se produise dans ces grandes masses des mouvements comme il s’en fait dans nos pays, les uns naturels, les autres accidentels et violents. Quand je considère l’action exercée, de mon temps, par ma rivière de Dordogne, en aval de chez moi, sur sa rive droite ; ce qu’en vingt ans elle a gagné sur les terres et ce qu’elle a sapé de fondations de constructions élevées sur ses bords, je vois bien que c’est là un fait qui n’est pas ordinaire. Si, en effet, il en eût toujours été ainsi, ou que cela dût continuer, la configuration du monde finirait par être changée ; mais ces mouvements ne sont pas constants : tantôt les eaux s’épandent d’un côté, tantôt d’un autre, et tantôt elles s’arrêtent. Je ne parle pas ici des crues subites dont les causes nous sont connues. — Dans le Médoc, le long de la mer, mon frère, le sieur d’Arzac, a une de ses terres ensevelie sous les sables que la mer va rejetant devant elle ; le faîte de quelques-uns des bâtiments s’aperçoit encore ; ce domaine et les revenus qu’il produisait se sont transformés en de bien maigres pacages. Les habitants disent que, depuis quelque temps, la mer s’avance si rapidement vers eux, qu’ils ont déjà perdu quatre lieues de terrain. Ces sables sont ses avant-coureurs ; et on les voit, sorte de dunes mouvantes, la précédant d’une demi-lieue et gagnant insensiblement dans l’intérieur des terres.

Un autre témoignage de l’antiquité auquel on veut rattacher cette découverte du nouveau continent, serait fourni par Aristote, si toutefois c’est lui qui est l’auteur de ce petit ouvrage des « Merveilles extraordinaires ». Il y raconte que quelques Carthaginois, s’étant aventurés à corps perdu, dans l’océan Atlantique, au delà du détroit de Gibraltar, avaient fini, après une longue navigation, par découvrir une grande île, fertile, couverte de bois, arrosée de grandes et profondes rivières, très éloignée de toute terre ferme ; et qu’attirés, eux et d’autres après eux, par la qualité et la fertilité du sol, ils y avaient transporté leurs femmes et leurs enfants et avaient fini par y habiter. Si bien que les grands de Carthage, voyant leur territoire se dépeupler peu à peu, firent défense expresse, sous peine de mort, à tous autres de s’y rendre et en expulsèrent ceux qui s’y étaient déjà établis, par crainte, dit-on, que, dans la suite des temps, ils ne vinssent à multiplier au point d’arriver à les supplanter et à ruiner leur domination. Cette narration d’Aristote, non plus que celle de Solon, ne saurait s’appliquer à ces terres nouvelles.

Qualités à rechercher chez ceux qui écrivent des relations de voyage ; chacun devrait exposer ce qu’il a vu, et ne parler que de ce qu’il en sait pertinemment. — Cet homme, revenant du Nouveau Monde, que j’avais à mon service, était un homme simple et un peu lourd d’esprit, condition propre à donner plus de créance à ses dires. Les gens doués de finesse regardent beaucoup plus de choses et avec bien plus d’attention, mais ils commentent ce qu’ils voient ; et, pour appuyer leurs commentaires et les faire admettre, ils ne peuvent s’empêcher d’altérer tant soit peu la vérité. Ils ne vous rapportent jamais purement et simplement ce qui est, ils l’accentuent plus ou moins et lui prêtent la physionomie sous laquelle eux-mêmes l’ont vu ; et, pour donner crédit à leur manière de voir et vous la faire partager, ils tirent volontiers l’étoffe dans ce sens, l’allongent et l’amplifient. Il faut, en pareil cas, avoir affaire à un homme très scrupuleux ou à un homme si simple, qu’il n’ait pas assez d’imagination pour inventer et donner ensuite de la vraisemblance à ses inventions et aussi qui n’ait pas de parti pris. Le mien était tel, et il m’a, en outre, présenté des matelots et des marchands qu’il avait connus dans ce voyage, ce qui fait que j’accepte les renseignements qu’il me donne sans m’enquérir de ce que les géographes en peuvent dire. Il serait désirable de rencontrer des explorateurs qui nous décrivent spécialement les endroits où ils sont allés ; mais parce qu’ils ont sur nous l’avantage d’avoir vu la Palestine, ils croient avoir le droit de nous parler en même temps du reste du monde. Je voudrais que chacun écrivit ce qu’il sait, dans la mesure où il le sait ; et cela, non seulement en pareille matière, mais en toutes autres. Tel peut avoir la connaissance spéciale et l’expérience complète du cours d’une rivière ou d’un ruisseau et ne savoir sur le reste que ce que chacun en connaît ; néanmoins, pour faire valoir son petit fragment d’érudition, il entreprendra un traité complet sur la configuration du monde ; ce défaut, assez commun, a de grands inconvénients.

Pourquoi et combien à tort nous qualifions de « sauvages » les peuples d’Amérique. — Pour en revenir à mon sujet, je ne trouve rien de barbare ni de sauvage dans ce qu’on me rapporte de cette nation, sinon que chacun donne ces qualificatifs à ce qui ne se pratique pas chez lui. C’est naturel, car nous n’avons pour juger de ce qui est vrai et raisonnable, que l’exemple et les idées des opinions et usages reçus dans le pays auquel nous appartenons : la religion en est la meilleure, l’administration excellente, les us et coutumes en toutes choses y atteignent la perfection. Ces gens sont sauvages, comme le sont les fruits que nous qualifions de cette même épithète, que la nature produit d’elle-même et qui croissent sans l’intervention de l’homme. Ne sont-ce pas au contraire ceux que nous altérons par nos procédés de culture, dont nous modifions le développement naturel, auxquels cette expression devrait s’appliquer ? Les qualités et les propriétés des premiers sont vives, vigoureuses, vraies, utiles et naturelles ; nous n’arrivons qu’à les abâtardir chez les seconds, pour mieux les adapter à notre goût qui est lui-même corrompu. Et cependant dans ces contrées, à certaines espèces de fruits qui y viennent sans culture, nous-mêmes reconnaissons une saveur, une délicatesse qui nous les font trouver excellents et rivaliser avec les nôtres ; il n’y a pas en effet de raison pour que l’art l’emporte sur les œuvres de la nature, notre grande et puissante mère ; nous avons tant surchargé, par nos inventions, la beauté et la richesse de ses ouvrages, qu’elles s’en trouvent complètement étouffées ; mais partout où elle est demeurée intacte et se montre telle, elle fait grande honte à nos vaines et frivoles entreprises : « Le lierre n’en vient que mieux sans culture, l’arbousier ne croît jamais plus beau que dans les antres solitaires et le chant des oiseaux, pour être naturel, n’en est que plus doux (Properce). » Tous nos efforts ne sauraient parvenir à reproduire le nid du moindre petit oiseau, avec sa contexture, sa beauté, ni faire qu’il soit aussi propre à l’usage auquel il est destiné ; et pas davantage construire la toile dune misérable araignée. Toute chose, dit Platon, est un produit soit de la nature, soit du hasard, soit de l’art ; les plus grandes et les plus belles sont dues à l’une ou à l’autre de ces deux premières causes ; les moindres et celles qui sont imparfaites naissent de la dernière.

Ces nations me semblent donc ne mériter cette appellation de « barbares », que pour n’avoir été que peu modifiées par l’ingérence de l’esprit humain et n’avoir encore presque rien perdu de la simplicité des temps primitifs. Les lois de la nature, non encore perverties par l’immixtion des nôtres, les régissent encore et s’y sont maintenues si pures, qu’il me prend parfois de regretter qu’elles ne soient pas venues plus tôt à notre connaissance, au temps où il y avait des hommes plus à même que nous d’en juger. Je regrette que Lycurgue et Platon ne les aient pas connues, parce qu’il me semble que ce que nous voyons se pratiquer chez ces peuples, dépasse non seulement toutes les magnifiques descriptions que la poésie nous fait de l’âge d’or et tout ce qu’elle a imaginé comme pouvant réaliser le bonheur parfait sur cette terre, mais encore les conceptions et les désirs de la philosophie à cet égard. On ne pourrait concevoir la simplicité naturelle poussée à ce degré que nous constatons cependant, ni croire que la société puisse subsister avec si peu de ces moyens factices que l’homme y a introduits. C’est une nation, dirais-je à Platon, où il n’y a ni commerce de quelque nature que ce soit, ni littérature, ni sciences mathématiques ; où le magistrat n’est pas même connu de nom ; où il n’existe ni hiérarchie politique, ni domesticité, ni riches, ni pauvres ; les contrats, les successions, les partages y sont inconnus ; en fait de travail, on ne connaît que l’oisiveté ; le respect qu’on porte aux parents est celui qu’on a pour tout le monde ; les vêtements, l’agriculture, la mise en œuvre des métaux y sont inconnus ; il n’y est fait usage ni de vin, ni de blé ; les mots mêmes qui expriment le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la médisance, le pardon, ne s’y font qu’exceptionnellement entendre. Combien sa République, telle qu’il la concevait, lui paraîtrait éloignée d’une telle perfection ! « Voilà des hommes qui sortent de la main des dieux (Sénèque). » « Telles furent les premières lois de la nature (Virgile) ! »

Description d’une des contrées du nouveau continent ; manière de vivre de ses habitants, leurs demeures, leur nourriture, leurs danses, leurs prêtres, leur morale. — Le pays qu’ils habitent est, au surplus, très agréable ; le climat y est tempéré au point que, suivant le dire de mes témoins, il est rare d’y voir un malade ; ils m’ont même assuré n’avoir jamais aperçu personne affligé de tremblement nerveux, de maladie d’yeux, ayant perdu les dents ou voûté par l’âge. La contrée s’étend le long de la mer et est limitée du côté des terres par de hautes et grandes montagnes, qui en sont distantes d’environ cent lieues, ce qui représente la profondeur de leur territoire. — Ils ont en abondance le poisson et la viande, qui sont sans ressemblance avec les nôtres ; pour les manger, ils se bornent à les faire griller. — Celui qui le premier leur apparut sur un cheval, leur inspira un tel effroi que, bien qu’ils eussent été en rapport avec lui dans plusieurs autres voyages, ils le tuèrent à coups de flèches et ne le reconnurent qu’après. — Leurs habitations se composent de longues cases, pouvant recevoir deux ou trois cents personnes, formées d’écorces de grands arbres qui posent à terre par un bout, l’autre composant le faîte en s’arc-boutant les uns contre les autres et se soutenant mutuellement comme dans certaines de nos granges dont la couverture descend jusqu’au sol et ferme les côtés. — Ils ont des bois si durs, qu’ils en fabriquent des épées et des grils pour rôtir leurs viandes. — Leurs lits, formés de filets de coton, sont suspendus à la toiture, comme sur nos navires ; chacun a le sien, les femmes couchant à part des maris. — Ils se lèvent avec le soleil ; mangent dès qu’ils sont levés et pour toute la journée, ne faisant pas d’autre repas. À ce moment ils ne boivent pas, agissant en cela comme dit Suidas de quelques autres peuples qui ne boivent pas en mangeant ; en dehors de leur repas, ils se désaltèrent dans le courant de la journée autant qu’ils le veulent. Leur boisson est extraite d’une racine particulière ; elle a la couleur de nos vins clairets, ils ne la boivent que tiède ; elle ne se conserve que deux ou trois jours, a un goût un peu piquant et ne pétille pas ; elle est digestive, laxative pour ceux qui n’en ont pas l’habitude, très agréable pour qui y est fait. — Au lieu de pain, ils consomment une certaine substance blanche, ressemblant à de la coriandre confite ; j’en ai goûté, c’est doux et un peu fade. — Ils passent toute la journée à danser ; les plus jeunes vont à la chasse du gros gibier, contre lequel ils ne font usage que d’arcs ; pendant ce temps, une partie des femmes s’amuse à préparer la boisson, ce qui est la principale de leurs occupations.

Chaque matin, avant qu’ils ne se mettent à manger, un de leurs vieillards, circulant d’un bout à l’autre de la case qui a bien une centaine de pas de long, va, jusqu’à ce qu’il en ait achevé le tour, prêchant ceux qui l’occupent, répétant sans cesse les mêmes exhortations qui portent exclusivement sur deux points : la vaillance contre leurs ennemis et l’amitié pour leurs femmes : et ils ne manquent jamais, en leur rappelant cette dernière obligation, de terminer par ce refrain, que ce sont elles qui leur préparent leur boisson et la maintiennent tiède. — On peut voir chez quelques personnes, entre autres chez moi, des spécimens de leurs lits, de leurs cordes, de leurs épées, de bracelets en bois dont ils se servent pour se garantir les poignets au combat et de grandes cannes creuses fermées à l’une de leurs extrémités, dont ils tirent des sons pour marquer la cadence dans leurs danses. — Ils sont rasés de partout et de beaucoup plus près que nous, et ne se servent à cet effet que de rasoirs en bois ou en pierre. — Ils croient à l’immortalité de l’âme : celles qui ont bien mérité des dieux, habitent le ciel du côté où le soleil se lève ; celles qui sont maudites, habitent à l’Occident.

Ils ont je ne sais quelle sorte de prêtres ou prophètes qui se montrent très rarement et demeurent dans les montagnes. Quand ils viennent, c’est l’occasion d’une grande fête et d’une assemblée solennelle, pour lesquelles plusieurs villages se réunissent ; chaque case dont j’ai donné la description forme un village ; ils sont distants les uns des autres d’environ une lieue de France. Le prophète parle en public, exhorte à la vertu et au devoir ; sa morale se réduit aux deux mêmes points : être brave à la guerre, affectueux pour leurs femmes. Il prédit aussi l’avenir et ce qu’ils ont à espérer des entreprises qu’ils conçoivent ; il les incite à la guerre ou les en détourne ; mais il lui importe de deviner juste, car s’il arrive autrement que ce qu’il leur a prédit et qu’ils parviennent à l’attraper, il est condamné comme faux prophète et mis en pièces ; aussi ne revoit-on plus celui qui une fois a fait erreur. — La divination est un don de Dieu, et en abuser est une imposture qui mérite d’être punie. Chez les Scythes, entre autres, quand les devins s’étaient trompés dans leurs prévisions, on les jetait les fers aux pieds et aux mains sur une carriole pleine de bruyères, traînée par des bœufs, et on y mettait le feu. Ceux qui ont charge de diriger les choses commises à la sagacité humaine sont excusables de recourir à tous les moyens en leur pouvoir ; mais les autres, qui nous trompent en se donnant comme possédés d’une faculté extraordinaire en dehors de ce que nous pouvons connaître, ne doivent-ils pas être punis de leur téméraire imposture, s’ils ne tiennent pas ce qu’ils ont promis ?

Comment ils font la guerre ; pourquoi ils tuent et mangent leurs prisonniers ; en quoi ils sont, en cela même, moins barbares que nous en certains de nos actes. — Ces peuples font la guerre aux nations qui sont au delà de leurs montagnes, plus avant en terre ferme. Ils y vont complètement nus, n’ayant pour armes que des arcs et des épées de bois dont l’extrémité se termine en pointe à la façon du fer de nos épieux. C’est merveilleux la fermeté qu’ils déploient dans les combats qui se terminent toujours par l’effusion du sang et la mort, la fuite et la peur leur étant inconnues. Chacun rapporte comme trophée la tête de l’ennemi qu’il a tué et l’attache à l’entrée de sa demeure. — Quant aux prisonniers, ils les gardent un certain temps, les traitent bien, ne leur ménageant pas les commodités qu’ils peuvent leur procurer, jusqu’à ce qu’un jour on en finisse ainsi qu’il suit avec chacun d’eux. Celui auquel il appartient convoque toutes ses connaissances ; le moment venu, il attache à l’un des bras de son prisonnier une corde dont lui-même prend le bout, en fait de même de l’autre bras dont il remet la corde au meilleur de ses amis, ce qui leur donne le moyen de maintenir le captif à quelques pas d’eux, de manière à être à l’abri de ses violences ; et à eux deux, sous les yeux des assistants, ils l’assomment à coups d’épée. Cela fait, ils le font rôtir et le mangent en commun, et en envoient des morceaux à ceux de leurs amis qui sont absents. — Ce n’est pas, comme on pourrait le penser, pour s’en nourrir, ainsi que le faisaient anciennement les Scythes, mais en signe de vengeance ; et ce qui le prouve, c’est qu’ayant vu les Portugais, qui s’étaient alliés à leurs ennemis, employer à leur égard, quand ils les faisaient prisonniers, un autre genre de mort, les enterrant debout jusqu’à la ceinture, puis criblant de traits la partie demeurée hors de terre et les pendant ensuite, ils s’avisèrent que ces gens de l’autre monde, de même origine que ceux qui, dans leur voisinage, avaient répandu la connaissance d’un si grand nombre de vices et étaient de beaucoup leurs maîtres dans le mal, ne devaient pas sans motif avoir fait choix, pour se venger, de ce procédé et qu’il devait être plus cruel que le leur, qu’en conséquence ils abandonnèrent, bien que le pratiquant de temps immémorial, pour adopter celui de ces étrangers. — Je ne suis pas fâché de faire remarquer ici tout l’odieux de cette cruauté des Portugais, car bien que nous ne manquions jamais de faire ressortir les défauts de ces peuplades, nous sommes on ne peut plus aveugles pour les nôtres. J’estime qu’il y a plus de barbarie à manger un homme qui est vivant, qu’à le manger mort ; à mettre en pièces à grand renfort de tourments et de supplices un corps plein de vie, le faire griller en détail, mordre, déchirer par les chiens et les pourceaux, comme non seulement nous l’avons lu, mais comme nous l’avons vu faire tout récemment, non entre ennemis invétérés, mais entre voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion, que de le rôtir et le manger après l’avoir tué au préalable.

Chrysippe et Zenon, chefs de l’école stoïcienne, ont bien admis qu’il n’est pas répréhensible de tirer parti de notre cadavre pour tout ce qui a rapport à nos besoins, et même de nous en nourrir comme firent nos ancêtres qui, assiégés par César dans Alésia, se résolurent, pour pouvoir continuer leur résistance, à apaiser leur faim en mangeant les vieillards, les femmes et tous autres qui n’étaient d’aucune utilité pour le combat : « On dit que les Gascons prolongèrent leur vie, en usant d’aliments semblables (Juvenal). » Les médecins ne craignent pas d’en faire emploi de toutes façons pour notre santé, soit pour un usage interne, soit pour un usage externe. Mais jamais chez ces sauvages il ne s’est trouvé personne ayant le jugement perverti au point d’excuser la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, vices dont nous sommes coutumiers. Nous pouvons donc qualifier ces peuples de barbares, si nous les jugeons au point de vue de la raison, mais non si nous les comparons à nous qui les surpassons en barbaries de tous genres.

Ils ne se proposent, dans leurs guerres, que d’acquérir de la gloire, sans rechercher d’agrandissement de territoire ; tous leurs efforts auprès de leurs prisonniers tendent à leur faire demander merci. — Ils apportent dans leur manière de faire la guerre de la noblesse et de la générosité ; elle est chez eux excusable et belle autant que peut l’être cette maladie de l’espèce humaine, car ils n’y ont d’autre mobile que de faire assaut de courage. Ils n’entrent pas en conflit pour conquérir de nouveaux territoires, celui sur lequel ils vivent étant encore par lui-même d’une fécondité telle que, sans travail et sans peine, il les fournit en si grande abondance de tout ce qui est nécessaire à la vie, qu’ils n’ont que faire d’en reculer les limites. Ils ont de plus le bonheur de borner leurs désirs à ce qu’exige la satisfaction de leurs besoins naturels, et tout ce qui va au delà est pour eux du superflu. — Entre eux ils s’appellent tous frères quand ils sont du même âge, ils donnent le nom de fils à ceux qui sont plus jeunes, et pour tous indistinctement les vieillards sont des pères. — Ceux-ci mourant, leurs biens passent à leurs héritiers naturels ; les héritages demeurant indivis, tous ceux y participant en ont l’entière possession, sans autre titre que celui que toute créature tient de la nature d’hériter de qui il tient la vie. — Si leurs voisins, ayant franchi les montagnes pour venir les assaillir, sont victorieux, le bénéfice qu’ils remportent de leur victoire consiste uniquement dans la gloire et l’avantage de s’être montrés supérieurs en valeur et en courage, car ils n’ont que faire des biens des vaincus ; et ils rentrent chez eux où rien du nécessaire ne leur fait défaut, non plus que cette grande qualité de jouir de leur situation, d’en être heureux et de s’en contenter ; s’ils sont vaincus, l’adversaire en agit de même. — Aux prisonniers on ne demande d’autre rançon que de se reconnaître vaincus et de le confesser ; mais il n’en est pas un, dans le cours d’un siècle, qui ne préfère la mort plutôt que d’avoir une attitude ou de proférer une parole pouvant, si peu que ce soit, faire douter du courage invincible dont ils ont à cœur de faire preuve. Il ne s’en voit aucun qui n’aime mieux être tué et mangé que de demander grâce. Ils leur laissent pleine liberté, afin que la vie leur en soit d’autant plus chère, et ne cessent de les entretenir de la mort qui les attend à bref délai, des tortures qu’ils auront à souffrir, des apprêts qui se font de leur supplice, de leurs membres qui seront découpés, du festin qui se fera à leurs dépens. Tout cela dans le seul but de leur arracher quelques mots de plainte ou de faiblesse, ou encore leur donner idée de s’enfuir et gagner ainsi sur eux l’avantage de les avoir épouvantés et d’avoir triomphé de leur fermeté ; c’est en cela seul, en effet, qu’à le bien prendre, consiste vraiment la victoire : « Il n’y a de véritable victoire, que celle qui contraint l’ennemi à s’avouer vaincu (Claudien). » — Les Hongrois sont très belliqueux ; vainqueurs, ils ne poursuivaient jadis les hostilités que jusqu’à ce que l’ennemi se fût rendu à merci ; dès qu’il s’avouait vaincu, ils le laissaient aller sans le molester davantage, ni lui imposer de rançon, n’exigeant que l’engagement de ne plus prendre désormais les armes contre eux.

La vaillance consiste essentiellement dans notre force d’âme et non dans notre supériorité physique ; aussi y a-t-il des défaites plus glorieuses que des victoires. — Quand nous l’emportons sur nos ennemis, c’est bien plus par des avantages dont nous n’avons pas le mérite, que par des avantages qui dépendent de nous. C’est le propre d’un portefaix et non du courage, d’avoir les bras et les jambes solides ; c’est une qualité indépendante de nous et toute physique, que d’être en bonne disposition ; c’est un coup de fortune, que d’amener notre adversaire à commettre une faute ou de réussir à faire qu’il ait le soleil dans les yeux et qu’il en soit ébloui ; c’est le fait du savoir et de l’adresse, que peuvent tout aussi bien posséder un lâche et un homme de rien, que d’être fort dans le maniement des armes. — La valeur d’un homme et l’estime que nous en avons, se mesurent à ce qu’il a de cœur et de volonté ; c’est ce qui constitue l’honneur, dans le vrai sens du mot. La vaillance, ce n’est pas la vigueur corporelle, c’est la force d’âme et le courage ; elle ne consiste pas dans la supériorité de notre cheval ni de nos armes, mais dans la nôtre. Celui qui succombe sans que son courage en soit abattu ; « qui, s’il tombe, combat à genou (Sénèque) » ; qui, malgré la mort qui le menace, ne perd rien de son assurance ; qui, expirant, demeure impassible et défie encore son ennemi du regard, est accablé non par nous, mais par le fait de la fortune. Il est tué, mais n’est pas vaincu ; les plus vaillants sont parfois les plus malheureux, c’est ce qui fait qu’il y a des défaites plus glorieuses que des succès. — Ces quatre victoires, aussi brillantes les unes que les autres, de Salamine, de Platée, de Mycale, de Sicile, les plus belles dont le soleil ait été témoin, peuvent-elles toutes ensemble rivaliser de gloire avec celle acquise par le sacrifice du roi Léonidas et les siens au défilé des Thermopyles ? Qui prépara jamais la victoire avec un soin plus jaloux de sa gloire et un plus ardent désir de réussir que n’en apporta le capitaine Ischolas à préparer sa perte ; qui a jamais pris, pour assurer son salut, des dispositions plus ingénieuses, y portant plus de soin, que celles qu’il prit pour rendre sa ruine inévitable ? Il était chargé de la défense contre les Arcadiens d’un passage du Péloponèse ; se reconnaissant impuissant à les arrêter, en raison de la disposition des lieux et de l’infériorité numérique des forces dont il disposait, certain que tout ce qui tiendrait tête à l’ennemi serait détruit, jugeant d’autre part indigne de son propre courage et de sa grandeur d’âme, aussi bien que d’un Lacédémonien, de manquer à son devoir, il prit un moyen terme pour concilier ces deux situations extrêmes : il renvoya les plus jeunes et les plus vigoureux de sa troupe, afin de les conserver pour le service et la défense de leur pays, et avec ceux qui devaient faire le moins défaut à leur patrie, il résolut de défendre le passage commis à sa garde et, par la mort de ses défenseurs, d’en faire acheter l’entrée le plus chèrement possible à l’ennemi. C’est ce qui advint ; bientôt environnés de toutes parts par les Arcadiens, après en avoir fait une grande boucherie, Ischolas et les siens succombèrent et furent tous passés au fil de l’épée. Quel trophée élevé à la gloire des vainqueurs n’eût-il pas été dû plutôt à de tels vaincus ! La véritable victoire réside dans la manière dont on combat et non dans le résultat final ; ce n’est pas par le succès, c’est en combattant que l’on satisfait à l’honneur.

Constance des prisonniers chez ces peuplades sauvages en présence des tourments qui les attendent. — Pour en revenir à notre histoire, il s’en faut tant que tout ce qu’on fait aux prisonniers les amène à céder, qu’au contraire, pendant les deux ou trois mois durant lesquels on les garde, ils affectent d’être gais, pressent ceux entre les mains desquels ils sont tombés de se hâter de les soumettre aux épreuves dont ils les menacent ; ils les défient, les injurient, leur reprochent leur lâcheté et leur rappellent le nombre des combats livrés contre les leurs, où ils ont eu le dessous. Je possède un chant fait par un de ces prisonniers, il y est dit : « Que ses bourreaux approchent hardiment tous ensemble, qu’ils se réunissent pour dîner de lui ; en le mangeant, ils mangeront, en même temps, leurs pères et leurs aïeux qui lui ont, à lui-même, servi d’aliment et dont son corps s’est formé. Ces muscles, cette chair, ces veines, leur dit-il, sont vôtres, pauvres fous que vous êtes. Ne reconnaissez-vous pas la substance des membres de vos ancêtres qui s’y trouve pourtant encore ? dégustez-les avec attention, vous y retrouverez le goût de votre propre chair. » Est-ce là une composition qui sente la barbarie ? Ceux qui décrivent leur supplice et les représentent au moment où on les assomme, les peignent crachant au visage de ceux qui les tuent et leur faisant des grimaces ; de fait, jusqu’à leur dernier soupir, ils ne cessent de braver leurs ennemis et de les défier par leur attitude et leurs propos. Sans mentir, ce sont là, par rapport à nous, de vrais sauvages, car entre leur manière et la nôtre il y a une différence telle, qu’il faut qu’ils le soient pour tout de bon ou que ce soit nous.

Les femmes, dans cette contrée, mettent un point d’amour-propre à procurer d’autres compagnes à leurs maris. — Les hommes y ont plusieurs femmes et on ont un nombre d’autant plus grand qu’ils sont réputés plus vaillants. C’est une particularité qui ne manque pas de beauté que, dans ces ménages, la jalousie qui, chez nous, pousse nos femmes à nous empêcher de rechercher l’amitié et les faveurs d’autres femmes, conduise les leurs à en attirer d’autres à leurs maris. L’honneur de ceux-ci primant chez elles toute autre considération, elles mettent tous leurs soins à chercher à avoir le plus de compagnes qu’elles peuvent, leur nombre, plus ou moins grand, témoignant du courage qu’on lui reconnaît. Chez nous on crierait au miracle ; ce n’en est pas un, c’est la vertu matrimoniale portée au suprême degré. — La Bible ne nous montre-t-elle pas Sarah et les femmes de Jacob, Léa, Rachel, mettant leurs plus belles servantes à la disposition de leurs maris ; Livia ne seconda-t-elle pas, contre son intérêt, les désirs voluptueux d’Auguste ; Stratonice, femme du roi Dejotarus, non seulement prêta à son mari, pour qu’il en fit usage, une fort belle jeune fille d’entre ses femmes de chambre, mais elle s’employa à élever avec soin les enfants qu’il en eut et les aida de tout son pouvoir pour qu’à la mort de leur père ils lui succédassent sur le trône. Et qu’on ne pense pas que cela est simplement l’observation servile et obligée d’un usage reçu, imposé par d’anciennes coutumes, s’appliquant sans discuter ni raisonner et qu’ils sont trop stupides pour aller à l’encontre ; voici quelques traits de leur part qui montrent qu’ils ne le sont point tant. — J’ai rapporté ci-dessus une de leurs chansons guerrières, j’en possède une autre qui est un chant d’amour ; elle commence ainsi : « Couleuvre, arrête-toi ; arrête-toi, couleuvre, pour que ma sœur prenne pour modèle les couleurs qui te parent, pour me faire une riche cordelière que je puisse donner à ma maîtresse ; que toujours ta beauté et ton élégance te fassent préférer à tout autre serpent ». C’est le premier couplet et le refrain de la chanson. Or, je me connais assez en poésie pour apprécier que ce produit de leur imagination n’a rien de barbare et est tout à fait dans le genre des odes d’Anacréon. Leur langage du reste a de la douceur, les sons en sont agréables, les désinences de leurs mots se rapprochent de celles de la langue grecque.

Opinions émises sur nos mœurs par trois d’entre eux, venus visiter la France. — Trois d’entre eux (que je les plains, les malheureux, de s’être laissé duper par l’attrait de la nouveauté et d’avoir, pour le nôtre, quitté leur climat si doux), ignorants de ce qu’il en coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur d’avoir fait connaissance avec nos mœurs corrompues, dont la pratique amènera leur ruine que je suppose déjà bien avancée, sont venus à Rouen, alors que feu le roi Charles IX s’y trouvait. Le roi s’entretint longtemps avec eux ; on leur montra notre vie courante, de belles fêtes, ce que c’est qu’une belle ville. Quelqu’un leur ayant demandé par la suite ce qu’ils en pensaient et ce qu’ils avaient le plus admiré, ils citèrent trois choses. J’ai oublié la troisième et je le regrette bien, mais je me souviens des deux autres. Ils dirent, en premier lieu, qu’il leur paraissait bien étrange qu’un aussi grand nombre d’hommes de haute stature ayant barbe au menton, robustes et armés, qui se trouvaient auprès du roi (il est probable qu’ils voulaient parler des Suisses de sa garde), se soumissent à obéir à un enfant et qu’il serait plus naturel qu’on fît choix de l’un d’eux pour commander. Secondement, qu’ils avaient remarqué qu’il y a chez nous des gens bien nourris, gorgés de toutes les commodités de la vie, en même temps que des moitiés d’hommes décharnés, souffrant de la faim et de la misère, mendiant à la porte des premiers (dans leur langage imagé, ils qualifient ces malheureux de moitié des autres) ; et qu’ils trouvaient bien extraordinaire que ces moitiés d’hommes si nécessiteux puissent supporter une telle injustice, ne prennent pas les autres à la gorge et ne mettent pas le feu à leurs maisons.

Privilèges que confère chez eux la suprématie. — Je me suis entretenu fort longtemps avec l’un d’eux ; mais j’avais un interprète qui comprenait si mal et était si embarrassé pour faire les questions que j’imaginais de leur poser que, par sa bêtise, je ne pus obtenir rien de sérieux de mon interlocuteur. Lui ayant demandé ce que lui valait la supériorité qu’il avait parmi les siens (c’était un chef et nos matelots le disaient roi), il me répondit « qu’il avait le privilège de marcher en tête, quand on allait en guerre ». À ma question : « De combien d’hommes il était suivi ? » il me montra un terrain, voulant dire qu’il y en avait autant qu’en pouvait contenir l’espace qu’il m’indiquait, ce qui pouvait représenter quatre à cinq mille hommes. Je lui demandai encore si, en dehors du temps de guerre, il conservait quelque autorité : « Quand je visite les villages qui dépendent de moi, me dit-il, on m’ouvre des sentiers à travers les taillis des bois, pour me permettre de passer à l’aise. » Tout cela n’est pas mal en vérité ; mais au fond, qu’est-ce que cela vaut ? Ces gens ne portent même pas de culotte !