Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 32

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 32
Texte 1595
Texte 1907
De fuir les voluptez au prix de la vie.


CHAPITRE XXXII.

De fuir les voluptez au pris de la vie.


I’avois bien veu conuenir en cecy la pluspart des anciennes opinions : Qu’il est heure de mourir lorsqu’il y a plus de mal que de bien à viure : et que de conseruer nostre vie à nostre tourment et incommodité, c’est choquer les règles mesmes de nature, comme disent ces vieilles règles,

Η ζῇν ἀλύπως, ἤ θαηνεῖν εὐδαιμόνως
Καλόν τὸ θνήσκειν οἷς ὗβριν τὸ ζᾗν φέρει.
Κρεῖσσσν τὸ μὴ ζῆν ἐστίν, ἢ ζῇν ἀθλίως.

Mais de pousser le mespris de la mort iusques à tel degré, que de l’employer pour se distraire des honneurs, richesses, grandeurs, et autres faneurs et biens que nous appellons de la fortune ; comme si la raison n’auoit pas assez affaire à nous persuader de les abandonner, sans y adiouster cette nouuelle recharge, ie ne l’auois veu ny commander, ny pratiquer : iusques lors que ce passage de Seneca me tomba entre mains, auquel conseillant à Lucilius, personnage puissant et de grande authorité autour de l’Empereur, de changer cette vie voluptueuse et pompeuse, et de se retirer de cette ambition du monde, à quelque vie solitaire, tranquille et philosophique : sur quoy Lucilius alleguoit quelques difficultez : Ie suis d’aduis, dit-il, que tu quites cette vie là, ou la vie tout à faict : bien te conseille-ie de suiure la plus douce voye, et de destacher plustost que de rompre ce que tu as mal noué, pourueu que s’il ne se peut autrement destacher, tu le rompes. Il n’y a homme si couard qui n’ayme mieux tomber vne fois, que de demeurer tousiours en bransle. I’eusse trouué ce conseil sortable à la rudesse Stoïque : mais il est plus estrange qu’il soit emprunté d’Epicurus, qui escrit à ce propos, choses toutes pareilles à Idomeneus. Si est-ce que ie pense auoir remarqué quelque traict semblable parmy nos gens, mais auec la modération Chrestienne.Sainct Hilaire Euesque de Poitiers, ce fameux ennemy de l’heresie Arrienne, estant en Syrie fut aduerty qu’Abra sa fille vnique, qu’il auoit laissée pardeça auec sa mere, estoit poursuyuie en mariage par les plus apparens Seigneurs du pais, comme fille très-bien nourrie, belle, riche, et en la fleur de son’aage : il luy escriuit, comme nous voyons, qu’elle ostast son affection de tous ces plaisirs et aduantages qu’on luy presentoit : qu’il luy auoit trouué en son voyage vn party bien plus grand et plus digne, d’vn mary de bien autre pouuoir et magnificence, qui luy feroit presens de robes et de loyaux, de prix inestimable. Son dessein estoit de luy faire perdre l’appétit et l’vsage des plaisirs mondains, pour la ioindre toute à Dieu. Mais à cela, le plus court et plus certain moyen luy semblant estre la mort de sa fille, il ne cessa par vœux, prières, et oraisons, de faire requeste à Dieu de l’oster de ce monde, et de l’appeller à soy : comme il aduint : car bien-tost après son retour, elle luy mourut, dequoy il montra vne singulière ioye. Cettuy-cy semble enchérir sur les autres, de ce qu’il s’adresse à ce moyen de prime face, lequel ils ne prennent que subsidiairement, et puis que c’est à l’endroit de sa fille vnique. Mais ie ne veux obmettre le bout de cette histoire, encore qu’il ne soit pas de mon propos. La femme de Sainct Hilaire ayant entendu par luy, comme la mort de leur fille s’estoit conduite par son dessein et volonté, et combien elle auoit plus d’heur d’estre deslogee de ce monde, que d’y estre, print vne si viue appréhension de la béatitude éternelle et céleste, qu’elle solicita son mary auec extrême instance, d’en faire autant pour elle. Et Dieu à leurs prières communes, l’ayant retirée à soy, bien tost après, ce fut vne mort embrassée auec singulier contentement commun.

CHAPITRE XXXII.

Les voluptés sont à fuir, au prix même de la vie.

Abandonner la vie quand elle est misérable et tourmentée, n’a rien que d’ordinaire et naturel ; mais se donner la mort au milieu de toutes les prospérités et pour se soustraire aux joies de ce monde et de la volupté est plus singulier. — J’avais bien vu la plupart des écoles anciennes être d’accord sur ce que l’heure de mourir est venue, lorsque nous avons à attendre de la vie plus de mal que de bien ; et que la conserver quand elle nous est une cause de tourments et à charge, c’est aller à l’encontre de ce que la Nature elle-même nous suggère, comme il est dit dans ces sentences d’un autre âge : « Ou une vie tranquille, ou une mort heureuse ; — Il est beau de mourir, quand la vie est un opprobre ; — Il vaut mieux ne pas vivre, que de vivre malheureux (d’après Stobée). » Mais pousser le mépris de la mort au point d’y avoir recours pour se dérober aux honneurs, à la richesse, aux grandeurs et autres faveurs et biens qui, à nos yeux, constituent la fortune, comme si la raison ne suffisait pas pour nous amener à les abandonner sans recourir à ce moyen extrême, je ne l’avais vu ni recommander, ni pratiquer, lorsque me tomba sous la main ce passage de Sénèque : — Il a donné à Lucilius, personnage puissant de l’entourage de l’empereur auprès duquel il jouit d’un grand crédit, le conseil de cesser sa vie de plaisirs et de luxe, de renoncer aux ambitions du monde, d’y substituer une vie solitaire, tranquille, et de s’adonner à la philosophie. Lucilius objecte certaines difficultés à ce changement d’existence, Sénèque lui répond : « J’estime qu’il te faut renoncer à ce genre de vie ou à la vie elle-même. Bien que je te conseille le moyen le plus doux : détacher ce que tu as mal noué plutôt que le rompre, c’est sous réserve que tu rompes si tu ne peux détacher autrement ; il n’y a pas d’homme, si couard qu’il soit, qui ne préfère tomber une bonne fois, que d’être sans cesse sous le coup d’une chute imminente. » J’eusse trouvé ce conseil conforme à la rudesse des Stoïciens ; j’ai été très surpris qu’il fût emprunté à Épicure qui, à ce même propos, a écrit la même chose à Idoménée. Il me semble avoir remarqué dans certains faits de notre époque cette même tendance, mitigée par la modération inhérente à la doctrine chrétienne.

Saint Hilaire, évêque de Poitiers, ce fameux ennemi de l’hérésie arienne, étant en Syrie, fut averti qu’Abra, sa fille unique, qu’il avait laissée dans les Gaules avec sa mère, était recherchée en mariage par des seigneurs des plus marquants du pays, parce qu’elle était très bien élevée, belle, riche et à la fleur de l’âge. Il lui écrivit, ainsi qu’une lettre de lui en témoigne, de ne pas prêter attention aux offres qui lui étaient faites, si avantageuses et si désirables qu’elles lui paraîtraient ; que, dans le cours de son voyage, il lui avait trouvé un parti beaucoup plus grand et plus digne, un mari autrement puissant et magnifique, qui lui ferait présent de robes et de joyaux d’un prix inestimable. Son dessein était de lui faire perdre le goût des plaisirs de ce monde, et de l’en détourner pour l’amener tout à Dieu. Puis, pensant que la mort de sa fille était encore le moyen le plus court et le plus certain d’arriver à ce but, il ne cessa d’adresser au Créateur vœux, prières et oraisons, pour qu’il la fit sortir de ce monde et l’appelât à lui, ce qui arriva. Peu après son retour elle mourut, ce dont il manifesta une joie bien singulière. Saint Hilaire semble renchérir ici sur tous autres, en ce qu’il fit appel de prime abord à la mort, à laquelle les autres n’ont recours qu’en dernier ressort ; et aussi, parce qu’il s’agit de sa fille unique. — Mais cette histoire a une suite que je ne veux pas passer sous silence, bien qu’elle ne se rattache pas précisément à mon sujet. La femme de saint Hilaire, tenant de lui que la mort de leur fille avait été préméditée et amenée par un effet de sa volonté, et combien elle était plus heureuse hors de ce monde que si elle y fût demeurée, fut prise d’un si ardent désir d’être au ciel, pour y jouir de la béatitude éternelle, qu’elle sollicita son mari avec les plus vives instances, d’en agir de même à son égard. Dieu, accédant à leurs communes prières, l’appela à lui bientôt après ; et cette mort, accueillie avec transport, leur causa à tous deux une satisfaction tout à fait en dehors de l’ordinaire.