Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 33

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 33
Texte 1595
Texte 1907
La fortune se rencontre souuent au train de la raison.


CHAPITRE XXXIII.

La fortune se rencontre souuent au train de la raison.


L’inconstance du bransle diuers de la fortune, fait qu’elle nous doiue présenter toute espèce de visages. Y a il action de iustice plus expresse que celle cy ? Le Duc de Valentinois ayant résolu d’empoisonner Adrian Cardinal de Cornete, chez qui le Pape Alexandre sixiesme son père, et luy alloyent soupper au Vatican : enuoya deuant, quelque bouteille de vin empoisonné, et commanda au sommelier qu’il la gardast bien soigneusement : le Pape y estant arriué auant le fils, et ayant demandé à boire, ce sommelier, qui pensoit ce vin ne luy auoir esté recommandé que pour sa bonté, en seruit au Pape, et le Duc mesme y arriuant sur le point de la collation, et se fiant qu’on n’auroit pas touché à sa bouteille, en prit à son tour ; en manière que le Père en mourut soudain, et le fils après auoir esté longuement tourmenté de maladie, fut reserué à vn’autre pire fortune.Quelquefois il semble à point nommé qu’elle se ioüe à nous. Le Seigneur d’Estree, lors guidon de Monsieur de Vandosme, et le Seigneur de Liques, Lieutenant de la compagnie du Duc d’Ascot, estans tous deux seruiteurs de la sœur du Sieur de Foungueselles, quoi que de diuers partis (comme il adulent aux voisins de la frontière) le Sieur de Licques l’emporta : mais le mesme iour des nopces, et qui pis est, auant le coucher, le marié ayant enuie de rompre vn bois en faueur de sa nouuelle espouse, sortit à l’escarmouche près de S. Omer, où le Sieur d’Estree se trouuant le plus fort, le feit son prisonnier : et pour faire valoir son aduantage, encore fallut-il que la Damoiselle,

Coniugis antè coacta noui dimitlere collum,
Quàm veniens vna atque altéra rursus hyems
Noctibus in longis auidum salurasset amorem,


luy fist elle mesme requeste par courtoisie de luy rendre son prisonnier : comme il fit, la noblesse Françoise, ne refusant iamais rien aux Dames.Semble-il pas que ce soit vn sort artiste ? Constantin fils d’Helene fonda l’Empire de Constantinople : et tant de siècles après Constantin fils d’Helene le finit. Quelquefois il luy plaist enuier sur nos miracles. Nous tenons que le Roy Clouis assiégeant Angoulesme, les murailles cheurent d’elles mesmes par faueur diuine. Et Bouchet emprunte de quelqu’aulheur, que le Roy Robert assiégeant vue ville, et s’estant desrobé du siège, pour aller à Orléans solemnizer la feste Sainct Aignan, comme il estoit en deuotion, sur certain point de la Messe, les murailles de la ville assiégée, s’en allèrent sans aucun effort en ruine. Elle fit tout à contrepoil en nos guerres de Milan : car le Capitaine Rense assiégeant pour nous la ville d’Eronne, et ayant faict mettre la mine soubs vn grand pan de mur, et le mur en estant brusquement enleué hors de terre, recheut toutes-fois tout empenné, si droit dans son fondement, que les assiégez n’en vausirent pas moins.Quelquefois elle fait la médecine. Iason Phereus estant abandonné des médecins, pour vne aposteme, qu’il auoit dans la poitrine, ayant enuie de s’en défaire, au moins par la mort, se ietta en vne bataille à corps perdu dans la presse des ennemis, où il fut blessé à trauers le corps, si à point, que son aposteme en creua, et guérit. Surpassa elle pas le peintre Protogenes en la science de son art ? Cettuy-cy ayant parfaict l’image d’vn chien las et recreu, à son contentement en toutes les autres parties, mais ne pouuant représenter à son gré l’escume et la baue, despité contre sa besongne, prit son esponge, et comme elle estoit abreuuee de diuerses peintures, la ietta contre, pour tout effacer : la fortune porta tout à propos le coup à l’endroit de la bouche du chien, et y parfournit ce à quoy l’art n’auoit peu attaindre. N’adresse elle pas quelquefois nos conseils, et les corrige ? Isabel Royne d’Angleterre, ayant à repasser de Zelande en son Royaume, auec vne armée, en faueur de son fils contre son mary, estoit perdue, si elle fust arriuee au port qu’elle auoit proietté, y estant attendue par ses ennemis : mais la fortune la ietta contre son vouloir ailleurs, où elle print terre en toute seureté. Et cet ancien qui ruant la pierre à vn chien, en assena et tua sa marastre, eut-il pas raison de prononcer ce vers :

Ταυτόματον ἡμῶν καλλίω βουλεύεται ;


La fortune a meilleur aduis que nous.Icetes auoit prattiqué deux soldats, pour tuer Timoleon, seiournant à Adrane en la Sicile. Ils prindrent heure, sur le point qu’il feroit quelque sacrifice. Et se meslans parmy la multitude, comme ils se guignoyent l’vn l’autre, que l’occasion estoit propre à leur besoigne : voicy vn tiers, qui d’vn grand coup d’espee, en assené l’vn par la teste, et le rue mort par terre, et s’en fuit. Le compagnon se tenant pour descouuert et perdu, recourut à l’autel, requérant franchise, auec promesse de dire toute la vérité. Ainsi qu’il faisoit le compte de la coniuration, voicy le tiers qui auoit esté attrapé, lequel comme meurtrier, le peuple pousse et saboule au trauers la presse, vers Timoleon, et les plus apparents de l’assemblée. Là il crie mercy : et dit auoir iustement tué l’assassin de son père : vérifiant sur le champ, par des tesmoings que son bon sort luy fournit, tout à propos, qu’en la ville des Leontins son père, de vray, auoit esté tué par celuy sur lequel il s’estoit vengé. On luy ordonna dix mines Attiques, pour auoir eu cet heur, prenant raison de la mort de son pere, de retirer de mort le père commun des Siciliens. Cette fortune surpasse en règlement, les règles de l’humaine prudence.Pour la fin : en ce faict icy, se descouure il pas vne bien expresse application de sa faneur, de bonté et pieté singulière ? Ignatius Père et fils, proscripts par les Triumuirs à Rome, se résolurent à ce généreux office, de rendre leurs vies, entre les mains Ivn de l’autre, et en frustrer la cruauté des Tyrans : ils se coururent sus, l’espee au poing : elle en dressa les pointes, et en fit deux coups esgalement mortels : et donna à l’honneur d’vne si belle amitié, qu’ils eussent iustement la force de retirer encore des playes leurs bras sanglants et armés, pour s’entrembrasser en cet estât, d’vne si forte estrainte, que les bourreaux coupèrent ensemble leurs deux testes, laissans les corps tousiours pris en ce noble neud ; et les playes iointes, humans amoureusement, le sang et les restes de la vie, l’vne de l’autre.

CHAPITRE XXXIII.

La fortune marche souvent de pair avec la raison.

La fortune agit dans les conditions les plus diverses, parfois elle se substitue à la justice. — L’inconstance de la fortune au pas mal assuré, fait qu’elle se présente nécessairement à nous dans les conditions les plus diverses.

Y a-t-il quelque chose de plus conforme à la justice que le fait suivant ? Le duc de Valentinois, méditant d’empoisonner Adrien, cardinal de Comète, chez qui son père, le pape Alexandre VI, et lui devaient souper au Vatican, envoya, avant de s’y rendre lui-même, une bouteille de vin empoisonné, recommandant au sommelier de la conserver avec grand soin. Le pape arriva avant son fils et demanda à boire ; le sommelier, pensant qu’on ne lui avait tant fait de recommandations sur ce vin que parce qu’il était particulièrement bon, en servit au pape. Le duc survint au moment de la collation et, convaincu que ce n’était pas à sa bouteille qu’il avait été touché, en prit à son tour. Le père succomba immédiatement ; quant au fils, il en fut très gravement et très longtemps malade, mais il était réservé à une fin plus malheureuse.

Elle détermine les événements les plus bizarres, qui vont jusqu’à tenir du miracle. — La fortune se joue quelquefois de nous à point nommé. — Quoique de partis opposés, ainsi que cela arrive entre voisins d’un côté et de l’autre de la frontière, le seigneur d’Estrées, alors guidon de M. de Vendôme, et le seigneur de Liques, lieutenant de la compagnie du duc d’Ascot, étaient tous deux prétendants à la main de la sœur du sieur de Foungueselles ; le sieur de Liques l’emporta. Le jour même de ses noces et, qui pis est, avant le coucher, il prit fantaisie au marié de rompre une lance en l’honneur de sa nouvelle épouse, et il vint escarmoucher près de S.-Omer ; le seigneur d’Estrées se trouva être le plus fort et le fit prisonnier. Ce qui ajouta à son avantage, c’est que le vainqueur ne relâcha son prisonnier qu’à la requête que la demoiselle, « contrainte de renoncer aux embrassements de son nouvel époux, avant que les longues nuits d’un ou deux hivers eussent rassasié l’avidité de leur amour (Catulle) », lui en fit en s’adressant à sa courtoisie, la noblesse de France ne refusant jamais rien aux dames.

Ne semble-t-il pas qu’elle fasse parfois les choses en artiste ? Un Constantin fils d’Hélène fonde l’empire de Constantinople qui, bien des siècles après, prend fin avec un autre Constantin également fils d’une Hélène. — Quelquefois elle se complaît à renchérir sur nos miracles. On rapporte que le roi Clovis faisant le siège d’Angoulême, les murailles, par faveur divine, s’écroulèrent d’elles-mêmes. — Bouchot relate d’après un auteur que le roi Robert, assiégeant une ville, s’en éloigna pour aller à Orléans prendre part aux solennités de la fête de S. Aignan. Pendant qu’il était en dévotion, à un certain moment de la messe, les remparts de la ville assiégée tombèrent, sans avoir été l’objet d’aucune tentative de destruction. — Dans nos guerres dans le Milanais, même prodige de sa part, mais à notre préjudice : Le capitaine Rense, assiégeant pour notre compte la ville d’Arone, fit placer une mine sous un grand pan de mur qui fut brusquement soulevé de terre mais retomba tout d’une pièce et verticalement sur sa base, si bien que les assiégés s’en trouvèrent aussi bien protégés après comme avant.

Elle opère des cures inespérées ; produit dans les arts, dans nos affaires les effets les plus inattendus. — La fortune encore se fait médecin. Jason de Phères, souffrant d’un abcès dans la poitrine, était abandonné de la corporation ; résolu à se délivrer de son mal, fût-ce par la mort, il se jeta à corps perdu dans un combat, au plus fort de la mêlée. Transpercé d’un coup de lance, le coup fut si heureux qu’il ouvrit l’abcès et que Jason guérit. — Ne se montra-t-elle pas, avec le peintre Protogènes, d’un talent supérieur au sien dans la pratique même de son art ? Protogènes avait peint et parfaitement réussi un chien harassé et rendu de fatigue ; il était satisfait de son œuvre en tous points, sauf qu’il n’arrivait pas à représenter à son gré l’écume et la bave ; dépité de son insuccès, il saisit son éponge qui était imprégnée de diverses couleurs et la lança contre son tableau, voulant tout effacer. La fortune dirigea si bien le coup, qu’il porta sur la gueule du chien et fit ce que l’artiste n’avait pu obtenir. — On la voit rectifier parfois et corriger les desseins que nous avons formés. La reine d’Angleterre, Isabelle, venant de Zélande, rentrait dans son royaume, conduisant une armée au secours de son fils et contre son mari. Elle était perdue si elle entrait dans le port qu’elle projetait d’atteindre, parce que ses ennemis l’y attendaient. La fortune, contre sa volonté, la rejeta sur un autre point de la côte, où elle débarqua en sûreté. — Ce personnage de l’antiquité qui, lançant une pierre à un chien, atteignit sa belle-mère et la tua, n’était-il pas dans le vrai quand, après l’accident, il disait : « La fortune est plus avisée que nous (Ménandre) » ?

Icetès avait suborné deux soldats pour assassiner Timoléon, durant un séjour à Adrane, en Sicile. Les conjurés convinrent d’agir pendant un sacrifice que leur victime devait offrir. Ils étaient mêlés à la foule et se faisaient réciproquement signe que le moment était propice à leur mauvais coup, quand voilà un troisième individu qui assène un grand coup d’épée sur la tête de l’un d’eux, l’étend mort par terre et s’enfuit. Son compagnon, se croyant découvert et perdu, court à l’autel et, le tenant embrassé, promet de tout révéler, si on lui accorde son pardon. Et voilà que, tandis qu’il dévoile la conjuration, le meurtrier qui avait été arrêté, traîné par le peuple qui le houspille, est amené à travers la foule à Timoléon et aux personnages de marque de l’assemblée. Là, il crie merci, disant que c’est à bon droit qu’il a tué l’assassin de son père. Séance tenante, il est prouvé par des témoins que sa bonne fortune fait se trouver là à propos, qu’en effet son père avait été assassiné dans la ville des Léontins par celui dont il venait de tirer vengeance ; et, en récompense de ce qu’en vengeant la mort de son père il a eu l’heureuse chance de sauver celui que les Siciliens appelaient le « Père du peuple », on lui octroie une somme de dix mines attiques. Ce coup du sort ne dépasse-t-il pas toutes les prévisions humaines ?

Je terminerai par un fait qui nous montre la fortune se prêtant à un acte dénotant de sa part une faveur toute particulière, une bonté et une piété singulières. À Rome, Ignatius et son fils, proscrits par les triumvirs, par une détermination témoignant leur grandeur d’âme, se résolurent, pour échapper à la cruauté des tyrans, de se donner réciproquement la mort. L’épée à la main, ils se précipitent l’un sur l’autre, et la fortune dirige si bien leurs coups, que tous deux sont mortellement atteints. Bien plus, pour l’honneur d’une si belle amitié, elle permet que le père et le fils aient encore la force de retirer les fers des blessures qu’ils viennent de porter, et de se jeter tout sanglants dans les bras l’un de l’autre ; et ils meurent, se tenant si étroitement embrassés, que les bourreaux leur coupent la tête laissant les corps en cette noble étreinte, leurs plaies béantes collées l’une à l’autre, humant amoureusement l’une et l’autre le sang et les restes de vie de chacun.