Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 35

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 35
Texte 1595
Texte 1907
D’un défaut de nos polices.


CHAPITRE XXXV.

De l’vsage de se vestir.


Ov que ie vueille donner, il me faut forcer quelque barrière de la coustume, tant ell’a soigneusement bridé toutes nos auenues. Ie deuisoy en cette saison frilleuse, si la façon d’aller tout nud de ces nations dernièrement trouuees, est vne façon forcée par la chaude température de l’air, comme nous disons des Indiens, et des Mores, ou si c’est l’originelle des hommes. Les gens d’entendement, d’autant que tout ce qui est soubs le ciel, comme dit la saincte Parole, est subiect à mesmes loix, ont accoustumé en pareilles considérations à celles icy, où il faut distinguer les loix naturelles des controuuees, de recourir à la générale police du monde, où il n’y peut auoir rien de contrefaict. Or tout estant exactement fourny ailleurs de filet et d’éguille, pour maintenir son estre, il est mécreable, que nous soyons seuls produits en estât deffectueux et indigent, et en estât qui ne se puisse maintenir sans secours estranger. Ainsi ie tiens que comme les plantes, arbres, animaux, et tout ce qui vit, se treuue naturellement equippé de suffisante couuerture, pour se deffendre de l’iniure du temps,

Proplereàque ferè res omnes, aut corio sunt,
Aut sela, aut conchis, aut callo, aut corlice, tectae,


aussi estions nous : mais comme ceux qui csteignent par artificielle lumière celle du iour, nous auons esteint nos propres moyens, par les moyens empruntez. Et est aisé à voir que c’est la coustume qui nous fait impossible ce qui ne l’est pas. Car de ces nations qui n’ont aucune cognoissance de vestemens, il s’en trouue d’assises euuiron soubs mesme ciel, que le nostre, et soubs bien plus rude ciel que le nostre. Et puis la plus délicate partie de nous est celle qui se tient tousiours descouuerte : les yeux, la bouche, le nez, les oreilles ; à noz contadins, comme à noz ayeulx, la partie pectorale et le ventre. Si nous fussions nez auec condition de cotillons et de greguesques, il ne faut faire doubte, que nature n’eust armé d’vne peau plus espoisse ce qu’elle eust abandonné à la baterie des saisons, comme elle a faict le bout des doigts et plante des pieds. Pourquoy semble il difficile à croire ? entre ma façon d’estre vestu, et celle du païsan de mon pais, ie trouue bien plus de distance, qu’il n’y a de sa façon, à celle d’vn homme, qui n’est vestu que de sa peau. Combien d’hommes, et en Turchie sur tout, vont nuds par deuotion ? Ie ne sçay qui demandoit à vn de nos gueux, qu’il voyoit en chemise en plein hyuer, aussi scarbillat que tel qui se tient ammitonné dans les martes iusques aux oreilles, comme il pouuoit auoir patience : Et vous monsieur, respondit-il, vous auez bien la face descouuerte : or moy ie suis tout face. Les Italiens content du fol du Duc de Florence, ce me semble, que son maistre s’enquerant comment ainsi mal vestu, il pouuoit porter le froid, à quoy il estoit bien empesché luy-mesme : Suiuez, dit-il, ma recepte de charger sur vous tous vos accoustrements, comme ie fay les miens, vous n’en souffrirez non plus que moy. Le Roy Massinissa iusques à l’extrême vieillesse, ne peut estre induit à aller la teste couuerte par froid, orage, et pluye qu’il fist, ce qu’on dit aussi de l’Empereur Seuerus. Aux batailles données entre les Ægyptiens et les Perses, Hérodote dit auoir esté remarqué et par d’autres, et par luy, que de ceux qui y demeuroient morts, le test estoit sans comparaison plus dur aux Ægyptiens qu’aux Perses : à raison que ceux cy portent tousiours leurs testes couuertes de béguins, et puis de turbans : ceux la rases des l’enfance et descouuertes. Et le Roy Agesilaus obserua iusques à sa décrépitude, de porter pareille vesture en hyuer qu’en esté. Caesar, dit Suétone, marchoit tousiours deuant sa troupe, et le plus souuent à pied, la teste descouuerte, soit qu’il fist Soleil, ou qu’il pleust, et autant en dit-on de Hannibal,

tum vertice nudo
Excipere insanos imbres, cælique ruinam.


Vn Vénitien, qui s’y est tenu long temps, et qui ne fait que n’en venir, escrit qu’au Royaume du Pegu, les autres parties du corps vestues, les hommes et les femmes vont tousiours les pieds nuds, mesme à cheual. Et Platon conseille merueilleusement pour la santé de tout le corps, de ne donner aux pieds cl à la teste autre couuerture, que celle que nature y a mise. Celuy que les Polonnois ont choisi pour leur Roy, après le nostre, qui est à la vérité l’vn des plus grands Princes de nostre siècle, ne porte iamais gands, ny ne change pour hyuer et temps qu’il face, le mesme bonnet qu’il porte au couuert. Comme ie ne puis souffrir d’aller déboutonné et destaché, les laboureurs de mon voisinage se sentiroient entrauez de l’estre. Varro tient, que quand on ordonna que nous tinsions la teste descouuerte, en présence des Dieux ou du Magistrat, on le fit plus pour nostre santé, et nous fermir contre les iniure ? du temps, que pour compte de la reuerence.Et puis que nous sommes sur le froid, et François accoustumez à nous biguarrer, (non pas moy, car ie ne m’habille guiere que de noir ou de blanc, à l’imitation de mon père) adioustons d’vne autre pièce, que le Capitaine Martin du Bellay recite, au voyage de Luxembourg, auoir veu les gelées si aspres, que le vin de la munition se coupoit à coups de hache et de coignee, se debitoit aux soldats par poix, et qu’ils l’emportoient dans des panniers : et Ouide,

Nudâque consistunt, formam seruanlia lestée,
Vina ; nec hausta meri, sed data frusta, bibunt.


Les gelées sont si aspres en l’emboucheure des Palus Mæotides, qu’en la mesme place où le Lieutenant de Mithridates auoit liuré bataille aux ennemis à pied sec, et les y auoit desfaicts, l’esté venu, il y gaigna contre eux encore vne bataille naualle. Les Romains souffrirent grand desaduantage au combat qu’ils curent contre les Carthaginois près de Plaisance, de ce qu’ils allèrent à la charge, le sang figé, et les membres contreints de froid : là où Hannibal auoit faict espandre du feu par tout son ost, pour eschaufer ses soldats : et distribuer de l’huyle par les bandes, afin que s’oignants, ils rendissent leurs nerfs plus souples et desgourdis, et encroustassent les pores contre les coups de l’air et du vent gelé, qui couroit lors. La retraitte des Grecs, de Babylone en leurs pais, est fameuse des difficultez et mesaises, qu’ils curent à surmonter. Cette cy en fut, qu’accueillis aux montaignes d’Arménie d’vn horrible rauage de neiges, ils en perdirent la cognoissance du pais et des chemins : et en estants assiégés tout court, furent vn iour et vne nuict, sans boire et sans manger, la plus part de leurs bestes mortes : d’entre eux plusieurs morts, plusieurs aueugles du coup du grésil, et lueur de la neige : plusieurs estropiés par les extremitez : plusieurs roides transis et immobiles de froid, ayants encore le sens entier. Alexandre veit vne nation en laquelle on enterre les arbres fruitiers en hyuer pour les défendre de la gelée : et nous en pouuons aussi voir.

Sur le subiect de vestir, le Roy de la Mexique changeoit quatre fois par iour d’accoustremens, iamais ne les reiteroit, employant sa desferre à ses continuelles liberalitez et recompenses : comme aussi ny pot, ny plat, ny vtensile de sa cuisine, et de sa table, ne luy estoient seruis à deux fois.

CHAPITRE XXXV.

De l’habitude de se vêtir.

La nature nous a-t-elle formés pour être vêtus ? — Quel que soit le sujet que je veuille traiter, je me heurte à quelque bizarrerie des coutumes admises, tellement elles ont la haute main sur tout ce qui nous touche. En cette saison où le froid se fait sentir, je m’entretenais de l’habitude qu’ont ces peuples nouvellement découverts, d’aller tout nus, et je me demandais si elle a été amenée par la température élevée du climat, ainsi qu’on le dit pour les Indiens et les Maures, ou si, à l’origine, ce n’était pas la façon d’être de l’homme. Tout ce qui est sous la calotte des cieux étant soumis aux mêmes lois, comme le dit l’Écriture, les gens sensés admettent dans les questions de cet ordre que, pour distinguer les lois naturelles de celles qui ont été introduites par nous, il faut se reporter aux règles générales qui président au travail de la nature en ce monde qui, elles, ne souffrent aucune altération. Or tout, en dehors de l’homme, est par soi-même pourvu de tout ce qui est nécessaire à sa conservation ; il n’est donc pas croyable que seuls nous ayons été créés dans un état si défectueux et si misérable, que nous ne puissions nous passer de secours étranger. C’est pourquoi j’estime que les plantes, les arbres, les animaux et tout ce qui a vie, étant naturellement pourvus de moyens les garantissant suffisamment contre les injures du temps, « Raison pour laquelle presque tous les êtres sont couverts, ou de cuir, ou de poil, de coquilles, de callosités ou d’écorce (Lucrèce) », il en était ainsi de nous. Mais, de même qu’il s’en trouve qui font emploi de lumières artificielles qui affaiblissent la clarté du jour, de même nous avons affaibli l’efficacité des moyens servant à nous garantir qui nous sont propres, en leur en substituant qui ne nous sont pas naturels.

Il est aisé de reconnaître que c’est à l’habitude que nous devons de considérer comme impossible ce qui ne l’est pas ; car, parmi ces nations qui ne font pas usage de vêtements, il y en a qui habitent sous le même climat que nous, et d’autres sous des climats beaucoup plus rudes que le nôtre. Nous-mêmes nous avons constamment à découvert les parties les plus délicates de notre corps : les yeux, la bouche, le nez, les oreilles ; et nos paysans, comme nos aïeux, vont encore la poitrine et le ventre découverts. Si nous étions nés avec des jupes et des culottes, il n’y a pas de doute que la nature n’eût doté d’une peau plus épaisse les parties de notre corps exposées aux intempéries des saisons, comme le sont les extrémités des doigts et la plante des pieds. Pourquoi cela nous semble-t-il invraisemblable ? Entre la manière dont je suis vêtu et celle d’un paysan de mon pays, la différence est bien plus grande qu’entre cette dernière et celle d’un homme qui n’a que sa propre peau pour tout vêtement ; combien de gens, en Turquie en particulier, vont complètement nus, par dévotion ! — Je ne sais qui demandait à un gueux qu’il voyait, en plein hiver, n’ayant que sa chemise, être aussi gai que tel qui est emmitouflé de martres jusqu’aux oreilles, comment, dans un état si misérable, il pouvait être de si bonne humeur : « Vous, Monsieur, lui fut-il répondu, vous avez la figure à découvert ; eh bien, moi, des pieds à la tête, je suis tout figure. » — Les Italiens, ce me semble, racontent que le fou du duc de Florence, auquel son maître demandait comment, si mal vêtu, il pouvait endurer le froid, alors que lui-même en était très fort incommodé, lui répondit : « Suivez ma recette, mettez-vous sur le corps toute votre garde-robe comme je fais de la mienne, et vous n’en souffrirez pas plus que moi. » — Le roi Massinissa ne put, jusqu’à son extrême vieillesse, supporter avoir la tête couverte, quelque froid, quelque orage ou pluie qu’il fît ; de même, dit-on, l’empereur Sévère. — Hérodote rapporte que lui et d’autres ont remarqué, à la suite des combats livrés entre les Égyptiens et les Perses, en examinant les morts, que, sans comparaison, les Égyptiens avaient le crâne beaucoup plus dur que les Perses, ce qu’il attribue à ce que ceux-ci ont toujours une calotte sur la tête et le turban par dessus, tandis que les premiers ont, dès l’enfance, la tête complètement rasée et toujours découverte. — Le roi Agésilas, jusqu’au moment où l’atteignirent les infirmités, portait les mêmes vêtements, en hiver comme en été. — César, dit Suétone, marchait à la tête de ses troupes, le plus souvent à pied et toujours la tête découverte, qu’il fît soleil ou qu’il plût. Annibal, dit-on, en faisait autant, « bravant, tête nue, la pluie et l’effondrement des cieux (Silius Italicus) ». — Un Vénitien rapporte qu’au royaume du Pégu, où il est demeuré longtemps et d’où il ne fait que revenir, hommes et femmes ont le reste du corps vêtu, mais vont toujours les pieds nus, même à cheval. — Platon conseille, comme d’un merveilleux effet pour la santé, de ne se couvrir ni les pieds, ni la tête autrement que la nature y a pourvu. — Le seigneur que les Polonais ont choisi pour roi en remplacement de celui que nous leur avions fourni, est assurément un des plus grands princes de notre siècle ; il ne porte jamais de gants ; l’hiver et quelque temps qu’il fasse, il a toujours dehors le même bonnet dont il fait usage dans ses appartements. — Je ne puis souffrir être déboutonné et avoir mes vêtements flottants ; les laboureurs de mon voisinage seraient très gênés d’aller ainsi. — Varron estime que l’obligation de nous tenir découverts en présence des dieux ou d’un magistrat a été motivé par l’intérêt de notre santé, pour nous fortifier contre les intempéries, plutôt qu’en signe de respect.

Du froid en certaines circonstances. — Puisqu’il est question du froid, et qu’en France on aime la bigarrure dans les couleurs que l’on porte (pas moi cependant qui ne m’habille guère que de noir et de blanc comme faisait mon père), variant mon sujet, j’ajouterai que le capitaine Martin du Bellay relate avoir vu, dans un voyage dans le Luxembourg, des froids si rigoureux que le vin destiné aux soldats se coupait à coups de hache et de cognée, et se débitait au poids à la troupe qui l’emportait dans des paniers. Ovide, du reste, ne dit-il pas : « Le vin gelé conserve la forme du vase qui le contenait ; on ne le boit pas liquide, la distribution en est faite par morceaux. » — Les gelées sont si fortes à l’entrée des Palus Méotides que, sur les mêmes emplacements où, sur la glace, il avait combattu à pied sec et défait ses ennemis, le lieutenant de Mithridate, l’été suivant, gagna encore sur ces mêmes adversaires une bataille navale. — Les Romains se trouvèrent dans un grand état d’infériorité, lors du combat qu’ils livrèrent aux Carthaginois près de Plaisance, de ce qu’ils combattirent glacés jusqu’au sang et les membres raidis par le froid. Annibal, lui, avait eu soin de faire faire de grands feux sur toute sa ligne, pour que ses soldats pussent se chauffer, et à ses divers corps de troupes il avait fait distribuer de l’huile, pour que, s’en frottant, leurs membres se dégourdissent et en devinssent plus souples, et que l’huile formant enduit, protégeât les pores de la peau contre les atteintes de l’air et le vent glacial qui régnait à ce moment. — La retraite des Grecs pour, de Babylone, regagner leur patrie, est fameuse par les difficultés et les souffrances qu’ils eurent à surmonter. Ils furent entre autres, dans les montagnes d’Arménie, assaillis par une très forte tourmente de neige qui leur fit perdre momentanément toute connaissance du pays et des chemins. Contraints par suite de demeurer sur place, ils furent un jour et une nuit sans boire ni manger ; la plupart de leurs bêtes périrent ainsi que plusieurs d’entre eux ; quelques-uns perdirent la vue par l’effet du grésil et l’éclatante blancheur de la neige ; quelques-uns eurent les extrémités des membres gelés ; et il y en eut qui, conservant leur pleine connaissance, envahis complètement par le froid, en furent engourdis, paralysés et immobilisés à tout jamais. — Alexandre a vu un pays où, en hiver, on enterre les arbres fruitiers pour les défendre contre la gelée ; nous sommes, du reste, à même de le voir faire parfois chez nous mêmes.

Usages à la cour de l’Empereur du Mexique. — Revenons à l’habillement. L’empereur du Mexique changeait de vêtements quatre fois par jour et ne mettait jamais deux fois les mêmes ; ceux qu’il quittait lui servaient à faire des libéralités, ou il les donnait en récompense. Il en était de même des vases, des plats et des ustensiles de sa cuisine et de sa table, qui jamais n’étaient employés pour son service et ne paraissaient deux fois devant lui.