Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 34

La bibliothèque libre.



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 34
Texte 1595
Texte 1907
La fortune se rencontre souuent au train de la raison.


CHAPITRE XXXIIII.

D’vn défaut de nos polices.


Fev mon pere, homme pour n’estre aydé ique de l’expérience et du naturel, d’vn iugement bien net, m’a dict autrefois, qu’il auoit désiré mettre en train, qu’il y eust es villes certain lieu designé, auquel ceux qui auroient besoin de quelque chose, se peussent rendre, et faire enregistrer leur affaire à vn officier estably pour cet effect : comme, ie cherche à vendre des perles : ie cherche des perles à vendre ; tel veut compagnie pour aller à Paris ; tel s’enquiert d’vn seruiteur de telle qualité, tel d’vn maistre ; tel demande vn ouurier : qui cecy, qui cela, chacun selon son besoing. Et semble que ce moyen de nous entr’aduertir, apporteroit non légère commodité au commerce publique. Car à tous coups, il y a des conditions, qui s’entrecherchent, et pour ne s’entr’entendre, laissent les hommes en extrême nécessité.I’entens auec vne grande honte de nostre siècle, qu’à nostre veuë, deux tres-excellens personnages en sçauoir, sont morts en estât de n’auoir pas leur saoul à manger : Lilius Gregorius Giraldus en Italie, et Sebastianus Castalio en Allemaigne. Et croy qu’il y a mil’hommes qui les eussent appeliez auec tres-aduantageuses conditions, ou secourus où ils estoient s’ils l’eussent sçeu. Le monde n’est pas si généralement corrompu, que ie ne sçache tel homme, qui souhaitteroit de bien grande affection, que les moyens que les siens luy ont mis en main, se peussent employer tant qu’il plaira à la fortune qu’il en iouisse, à mettre à l’abry de la nécessité, les personnages rares et remarquables en quelque espèce de valeur, que le mal-heur combat quelquefois iusques à l’extrémité : et qui les mettroit pour le moins en tel estât, qu’il ne tiendroit qu’à faute de bon discours, s’ils n’estoyent contens.En la police œconomique mon père auoit cet ordre, que ie sçay louer, mais nullement ensuiure. C’est qu’outre le registre des négoces du mesnage, où se logent les menus comptes, payements, marchés, qui ne requièrent la main du Notaire, lequel registre, vn Receueur a en charge : il ordonnoit à celuy de ses gents, qui luy seruoit à escrire, vn papier iournal, à insérer toutes les suruenances de quelque remarque, et iour par iour les mémoires de l’histoire de sa maison : tres-plaisante à veoir, quand le temps commence à en effacer la souuenance, et très à propos pour nous oster souuent de peine. Quand fut entamée telle besoigne, quand acheuee : quels trains y ont passé, combien arresté : noz voyages, noz absences, mariages, morts : la réception des heureuses ou malencontreuses nouuelles : changement des seruiteurs principaux : telles matières. Vsage ancien, que ie trouue bon à rafraîchir, chacun en sa chacuniere : et me trouue vn sot d’y auoir failly.

CHAPITRE XXXIV.

Une lacune de notre administration.

Utilité dont serait, dans chaque ville, un registre public où chaque habitant pourrait insérer des annonces et des avis. — Feu mon père, homme d’un jugement dune grande netteté, qui ne s’était formé que par l’expérience aidée de ses dispositions naturelles, m’a dit autrefois qu’il avait désiré faire que, dans les villes, il y eût un endroit désigné où ceux ayant des besoins à faire connaître, puissent se rendre et où ils trouveraient un employé préposé à cet effet, qui aurait charge d’enregistrer leur affaire, dans la forme ci-après par exemple : « Un tel cherche à vendre des perles ; — un tel cherche des perles qui soient à vendre ; — un tel voudrait trouver compagnie pour aller à Paris ; — un tel, un domestique dans telles conditions ; — un tel voudrait se placer ; — tel demande un ouvrier ; — tel demande ceci, tel autre demande cela », chacun suivant ce dont il aurait besoin. Il semble que ce moyen de nous avertir les uns les autres, serait d’une très grande commodité pour le public ; car à tous moments il y a des besoins qui demandent satisfaction ; et, faute de se trouver au courant des offres et des demandes, il y a des gens qui sont dans un extrême embarras.

J’éprouve une grande honte pour notre siècle, quand j’entends dire que, de notre temps, deux hommes de très grand savoir : Lilius Gregorius Giraldi en Italie, et Sébastien Chasteillon en Allemagne, sont morts de misère ne mangeant pas à leur faim. J’estime qu’un millier de personnes, si elles avaient connu leur détresse, ou les eussent secourus sur place, ou les eussent mandés près d’elles en leur faisant de très avantageuses conditions. Le monde n’est pas si généralement corrompu, que je ne connaisse des hommes qui seraient très heureux de pouvoir employer les ressources de leur patrimoine, durant le temps qu’il plaît à la fortune de leur en laisser la jouissance, à mettre à l’abri du besoin les personnages hors ligne, qui se sont distingués sous quelque rapport que ce soit, que le malheur réduit parfois à la dernière extrémité, et qui les mettraient pour le moins en tel état, qu’à moins de n’être pas raisonnables, ils seraient certainement contents.

Intérêt que présenterait également la tenue, dans chaque famille, d’un livre où seraient consignés, jour par jour, les petits événements qui l’intéressent. — Dans la tenue de sa maison, mon père avait une habitude d’ordre intérieur que je loue fort, mais que je n’ai pas su imiter. Outre le registre des transactions journalières où s’inscrivent les menus comptes, paiements, marchés, dans lesquels n’intervient pas le notaire, registre que tenait notre homme d’affaires, il voulait que son secrétaire tînt un journal de tous les événements tant soit peu marquants et, jour par jour, de tous renseignements qui pouvaient servir à l’histoire de sa famille ; ce qui constitue un document très curieux, quand le temps commence à effacer le souvenir des faits, et nous est souvent fort utile pour nous tirer d’embarras. On y trouve : « Quand a été commencé tel travail ; à quelle époque il a pris fin ; — quelles personnes, avec quelles suites, sont venues nous voir ; la durée de leurs séjours ; — nos voyages, nos absences ; les mariages, les morts, les bonnes et mauvaises nouvelles ; les changements survenus parmi nos principaux serviteurs ; etc. » Usage ancien qui permet à chacun de revivre son passé ; je trouve bon de le rappeler et suis bien sot de ne pas l’avoir continué.