Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 39

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 39
Texte 1595
Texte 1907
Considération sur Ciceron.


CHAPITRE XXXIX.

Considération sur Ciceron.


Encor’ vn traict à la comparaison de ces couples. Il se tire des escrits de Cicero, et de ce Pline peu retirant, à mon aduis, aux humeurs de son oncle, infinis tesmoignages de nature outre mesure ambitieuse : entre autres qu’ils sollicitent au sceu de tout le monde, les historiens de leur temps, de ne les oublier en leurs registres : et la fortune comme par despit, a faict durer iusques à nous la. vanité de ces requestes, et pieça faict perdre ces histoires.Mais cecy surpasse toute bassesse de cœur, en personnes de tel rang, d’auoir voulu tirer quelque principale, gloire du cacquet, et de la parlerie, iusques à y employer les lettres priuées escriptes à leurs amis : en manière, que aucunes ayans failly leur saison pour estre enuoyées, ils les font ce neantmoins publier auec cette digne excuse, qu’ils n’ont pas voulu perdre leur trauail et veillées. Sied-il pas bien à deux consuls Romains, souuerains magistrats de la chose publique emperiere du monde, d’employer leur loisir, à ordonner et fagotter gentiment vne belle missiue, pour en tirer la réputation, de bien entendre le langage de leur nourrisse ? Que feroit pis vn simple maistre d’escole qui en gaignast sa vie ? Si les gestes de Xenophon et de Caesar, n’eussent de bien loing surpassé leur éloquence, ie ne croy pas qu’ils les eussent iamais escrits. Ils ont cherché à recommander non leur dire, mais leur l’aire. Et si la perfection du bien parler pouuoit apporter quelque gloire sortable à vn grand personnage, certainement Scipion et Lælius n’eussent pas resigné l’honneur de leurs comédies, et toutes les mignardises et délices du langage Latin, à vn serf Afriquain. Car que cet ouurage soit leur, sa beauté et son excellence le maintient assez, et Terence l’aduoüe luy mesme : et me feroit on desplaisir de me desloger de cette créance.C’est vne espèce de mocquerie et d’iniure, de vouloir faire valoir vn homme, par des qualitez mes-aduenantes à son rang ; quoy qu’elles soient autrement loiiables ; et par les qualitez aussi qui ne doiuent pas estre les siennes principales. Comme qui loüeroit vn Roy d’estre bon peintre, ou bon architecte, ou encore bon arquebuzier, ou bon coureur de bague. Ces louanges ne font honneur, si elles ne sont présentées en foule, et à la suitte de celles qui luy sont propres : à sçauoir de la iustice, et de la science de conduire son peuple en paix et en guerre. De cette façon faict honneur à Cyrus l’agriculture, et à Charlemaigne l’éloquence, et cognoissance des bonnes lettres. I’ay veu de mon temps, en plus forts termes, des personnages, qui tiroient d’escrire, et leurs tiltres, et leur vocation, desaduoüer leur apprentissage, corrompre leur plume, et affecter l’ignorance de qualité si vulgaire, et que nostre peuple tient, ne se rencontrer guère en mains sçauantes : et prendre souci, de se recommander par meilleures qualitez. Les compagnons de Demosthenes en l’ambassade vers Philippus, loüoyent ce Prince d’estre beau, éloquent, et bon beuueur : Demosthenes disoit que c’estoient louanges qui appartenoient mieux à vne femme, à vn Aduocat, à vne esponge, qu’à vn Roy.

Imperet bellante prior, iacentem
Lents in hostem.

Ce n’est pas sa profession de sçauoir, ou bien chasser, ou bien dancer,

Orabunt causas alij, cœlique mea us
Describent radio, et fulgentia, sidera dicent,
Hic regere imperio populos sciat.

Plutarque dit d’auantage, que de paroistre si excellent en ces parties moins nécessaires, c’est produire contre soy le tesmoignage d’auoir mal dispencé son loisir, et l’estude, qui deuoit estre employé à choses plus nécessaires et vtiles. De façon que Philippus Roy de Macédoine, ayant ouy ce grand Alexandre son fils, chanter en vn festin, à l’enui des meilleurs musiciens ; N’as-tu pas honte, luy dit-il, de chanter si bien ? Et à ce mesme Philippus, vn musicien contre lequel il debattoit de son art ; la à Dieu ne plaise Sire, dit-il, qu’il t’aduienne iamais tant de mal, que tu entendes ces choses là, mieux que moy. Vn Roy doit pouuoir respondre, comme Iphicrates respondit à l’orateur qui le pressoit en son inuectiue de cette manière : Et bien qu’es-tu, pour faire tant le braue ? es-tu homme d’armes, es-tu archer, es-tu piquier ? Ie ne suis rien de tout cela, mais ie suis celuy qui sçait commander à tous ceux-là. Et Antisthenes print pour argument de peu de valeur en Ismenias, dequoy on le vantoit d’estre excellent ioüeur de flustes.Ie sçay bien, quand i’oy quelqu’vn, qui s’arreste au langage des Essais, que i’aimeroye mieux, qu’il s’en teust. Ce n’est pas tant esleuer les mots, comme déprimer le sens : d’autant plus picquamment, que plus obliquement. Si suis-ie trompé si guère d’autres donnent plus à prendre en la matière : et comment que ce soit, mal ou bien, si nul escriuain l’a semée, ny guère plus matérielle, ny au moins plus drue, en son papier. Pour en ranger d’auantage, ie n’en entasse que les testes. Que i’y attache leur suitte, ie multiplieray plusieurs fois ce volume. Et combien y ay-ie espandu d’histoires, qui ne disent mot, lesquelles qui voudra esplucher vn peu plus curieusement, en produira infinis Essais ? Ny elles, ny mes allégations, ne seruent pas tousiours simplement d’exemple, d’authorité ou d’ornement. Ie ne les regarde pas seulement par l’vsage, que l’en tire. Elles portent souuent, hors de mon propos, la semence d’vne matière plus riche et plus hardie : et souuent à gauche, vn ton plus délicat, et pour moy, qui n’en veux en ce lieu exprimer d’auantage, et pour ceux qui rencontreront mon air.Retournant à la vertu parliere, ie ne trouue pas grand choix, entre ne sçauoir dire que mal, on ne sçauoir rien que bien dire. Non est ornamentum virile, concinnitas. Les Sages disent, que pour le regard du sçauoir, il n’est que la philosophie, et pour le regard des effects, que la vertu, qui généralement soit propre à tous degrez, et à tous ordres.Il y a quelque chose de pareil en ces autres deux philosophes : car ils promettent aussi éternité aux lettres qu’ils escriuent à leurs amis. Mais c’est d’autre façon, et s’accommodans pour vne bonne fin, à la vanité d’autruy. Car ils leur mandent, que si le soing de se faire cognoistre aux siècles aduenir, et de la renommée les arreste encore au maniement des affaires, et leur fait craindre la solitude et la retraite, où ils les veulent appeller ; qu’ils ne s’en donnent plus de peine : d’autant qu’ils ont assez de crédit auec la postérité, pour leur respondre, que ne fust que par les lettres qu’ils leur escriuent, ils rendront leur nom aussi cogneu et fameux que pourroient faire leurs actions publiques. Et outre cette différence ; encore ne sont-ce pas lettres vuides et descharnées, qui ne se soustiennent que par vn délicat chois de mots, entassez et rangez à vne iuste cadence ; ains farcies et pleines de beaux discours de sapience, par lesquelles on se rend non plus éloquent, mais plus sage, et qui nous apprennent non à bien dire, mais à bien faire. Fy de l’éloquence qui nous laisse enuie de soy, non des choses. Si ce n’est qu’on die que celle de Cicero, estant en si extrême perfection, se donne corps elle mesme. I’adiousteray encore vn compte que nous lisons de luy, à ce propos, pour nous faire loucher au doigt son naturel. Il auoit à orer en public, et estoit vn peu pressé du temps, pour se préparer à son aise : Eros, l’vn de ses serfs, le vint aduertir, que l’audience estoit remise au lendemain : il en fut si aise, qu’il luy donna liberté pour cette bonne nouuelle.Sur ce subiect de lettres, ie veu dire ce mot ; que c’est vn ouurage, auquel mes amis tiennent ; que ie puis quelque chose. Et eusse prins plus volontiers cette forme à publier mes verues, si i’eusse eu à qui parler. Il me falloit, comme ie l’ay eu autrefois, vn certain commerce, qui m’attirast, qui me soustinst, et sousleuast. Car de négocier au vent, comme d’autres, ie ne sçauroy, que de songe : ny forger des vains noms à entretenir, en chose sérieuse : ennemy iuré de toute espèce de falsification. I’eusse esté plus attentif, et plus seur, ayant vne addresse foi te et amie, que regardant les diuers visages d’vn peuple : et suis deçeu, s’il ne m’eust mieux succédé. I’ay naturellement vn stile comique et priué. Mais c’est d’vne forme mienne, inepte aux negotiations publiques, comme en toutes façons est mon langage, trop serré, desordonné, couppé, particulier.Et ne m’entens pas en lettres cérémonieuses, qui n’ont autre substance, que d’vne belle enfileure de paroles courtoises. Ie n’ay ny la faculté, ny le goust de ces longues offres d’affection et de seruice. Ie n’en crois pas tant ; et me desplaist d’en dire guère, outre ce que l’en crois. C’est bien loing de l’vsage présent : car il ne fut iamais si abiecte et seruile prostitution de présentations : la vie, l’ame, deuotion, adoration, serf, esclaue, tous ces mots y courent si vulgairement, que quand ils veulent faire sentir vne plus expresse volonté et plus respectueuse, ils n’ont plus de manière pour l’exprimer.Ie hay à mort de sentir au flateur. Qui faict que ie me iette naturellement à vn parler sec, rond et cru, qui tire à qui ne me cognoit d’ailleurs, vn peu vers le desdaigneux. I’honnore le plus ceux que i’honnore le moins : et où mon ame marche d’vne grande allégresse, i’oublie les pas de la contenance : et m’offre maigrement et fièrement, à ceux à qui ie suis : et me présente moins, à qui ie me suis le plus donné. Il me semble qu’ils le doiuent lire en mon cœur, et que l’expression de mes paroles, fait tort à ma conception. À bienuienner, à prendre congé, à remercier, à saluer, à présenter mon seruice, et tels compliments verbeux des loix cérémonieuses de nostre ciuilité, ie ne cognois personne si sottement stérile de langage que moy. Et n’ay iamais esté employé à faire des lettres de faueur et recommendation, que celuy pour qui c’estoit, n’aye trouuées sèches et lasches. Ce sont grands imprimeurs de lettres, que les Italiens, l’en ay, ce crois-ie, cent diuers volumes. Celles de Annibale Caro me semblent les meilleures. Si tout le papier que i’ay autresfois barbouillé pour les dames, estoit en nature, lors que ma main estoit véritablement emportée par ma passion, il, s’en trouueroit à l’aduenture quelque page digne d’estre communiquée à la ieunesse oysiue, embabouinée de cette fureur.I’escrits mes lettres tousiours en poste, et si precipiteusement, que quoy que ie peigne insupportablement mal, i’ayme mieux escrire de ma main, que d’y en employer vn’autre, car ie n’en trouue point qui me puisse suiure, et ne les transcrits iamais. I’ay accoustumé les grands, qui me cognoissent, à y supporter des litures et des trasseures, et vn papier sans plieure et sans marge. Celles qui me coustent le plus, sont celles qui valent le moins. Depuis que ie les traine, c’est signe que ie n’y suis pas. Ie commence volontiers sans proiect ; le premier traict produit le second. Les lettres de ce temps, sont plus en bordures et préfaces, qu’en matière. Comme i’ayme mieux composer deux lettres, que d’en clorre et plier vne ; et resigne tousiours cette commission à quelque autre : de mesme quand la matière est acheuée, ie donrois volontiers à quelqu’vn la charge d’y adiouster ces longues harangues, offres, et prières, que nous logeons sur la fin, et désire que quelque nouuel vsage nous en descharge. Comme aussi de les inscrire d’vne légende de qualitez et filtres, pour ausquels ne broncher, i’ay maintesfois laissé d’escrire, et notamment à gens de iustice et de finance. Tant d’innouations d’offices, vne si difficile dispensation et ordonnance de diuers noms d’honneur ; lesquels estans si chèrement achetez, ne peuuent estre eschangez, ou oubliez sans offence. Ie trouue pareillement de mauuaise grâce, d’en charger le front et inscription des liures, que nous faisons imprimer.

CHAPITRE XXXIX.

Considérations sur Cicéron.

Cicéron et Pline le jeune étaient des ambitieux ; ils ont été jusqu’à solliciter les historiens de faire l’éloge de leurs faits et gestes. — Encore un fait qui fera ressortir la différence entre Épicure et Sénèque d’une part, Cicéron et ce Pline de l’autre. Les écrits mêmes de ceux-ci, qui, à mon sens, ressemblent peu, par l’esprit qui y règne, à ceux de Pline le naturaliste, oncle de ce dernier, sont des témoignages irrécusables dune nature ambitieuse au delà de toute mesure. N’y sollicitent-ils pas entre autres, au su de tout le monde, les historiens de leur temps de ne pas omettre de les faire figurer dans leurs ouvrages ! La fortune, comme pour se jouer d’eux, a fait parvenir jusqu’à nous ces vaniteuses requêtes, alors que depuis longtemps sont perdus ces ouvrages où il est question d’eux.

Même dans leurs lettres intimes, ils ont recherché l’élégance du style ; ils semblent ne les avoir écrites que pour être publiées. — Mais ce qui dénonce la petitesse de sentiments de personnages de ce rang, c’est d’avoir voulu faire concourir pour une large part à leur gloire, leur intempérance et leur futilité de langage, en prétendant conserver à la postérité jusqu’aux lettres familières qu’ils écrivaient à leurs amis ; au point que quelques-unes n’ayant pas été envoyées après avoir été écrites, ils les publient quand même, en donnant pour excuse que c’est afin de ne pas perdre leur peine et leurs veilles. Convient-il vraiment à deux consuls romains, premiers magistrats d’une république souveraine du monde, d’employer leurs loisirs à préparer et rédiger en style des mieux tournés de belles épîtres, dans le but d’acquérir la réputation de bien écrire la langue de leur nourrice ! Que ferait de pire un simple maître d’école dont ce serait le gagne-pain ? — Si les hauts faits de Xénophon et de César n’eussent surpassé de beaucoup leur éloquence, je doute qu’ils les eussent écrits ; ce qu’ils ont cherché à faire connaître, c’est la conduite qu’il ont tenue dans les événements auxquels ils ont été mêlés, et non leur manière de les raconter. Si la perfection du langage pouvait valoir une gloire de bon aloi à de hauts personnages, Scipion et Lælius n’eussent certainement pas cédé à un esclave africain l’honneur qui pouvait leur revenir de leurs comédies et de leurs autres écrits où se manifestent toutes les délicatesses les plus délicieuses de la langue latine, car il est hors de doute que l’œuvre de Térence est la leur ; outre que l’auteur en convient, cela ressort de sa beauté et de sa perfection mêmes, et de fait, je serais bien au regret que l’on me prouvât le contraire.

Les rois et les grands ne doivent pas tirer vanité d’exceller dans les arts et les sciences ; seuls les talents et les qualités qui importent à leur situation, sont susceptibles de leur faire honneur. — C’est en quelque sorte se moquer et faire injure à quelqu’un que de chercher à le faire valoir en lui attribuant des qualités qui, si louables qu’elles soient par elles-mêmes, ne conviennent pas à son rang ; ou encore en lui en attribuant d’autres que celles qui doivent être en lui en première ligne. C’est comme si on louait un roi d’être bon peintre ou bon architecte, ou encore adroit au tir ou à courir des bagues ; de tels éloges ne font honneur que s’ils sont présentés d’une façon générale et ajoutent à ceux que peuvent mériter, par les qualités propres à la situation qu’ils occupent, ceux auxquels ils s’adressent ; dans le cas pris pour exemple, à la justice du prince, à l’entente avec laquelle il dirige les affaires de l’État en paix comme en guerre. C’est de la sorte que ses connaissances en agriculture ont honoré Cyrus ; que son éloquence et sa culture des belles-lettres ont honoré Charlemagne. Bien plus, j’ai vu de mon temps des personnages qui devaient leurs titres et leur situation à leur talent calligraphique, renier leurs débuts, s’appliquer à avoir une mauvaise écriture et affecter une profonde ignorance de ce savoir si vulgaire que le peuple estime ne se rencontrer guère chez les personnes instruites, et chercher à se recommander par des qualités plus importantes. — Démosthènes étant en ambassade auprès de Philippe, ses compagnons louaient ce prince d’être beau, éloquent et buveur émérite. Ce sont là, dit Démosthènes, des qualités faisant plus d’honneur à une femme, à un avocat et à une éponge, qu’à un roi : « Qu’il commande, qu’il terrasse l’ennemi qui résiste et soit clément à l’égard de celui réduit à l’impuissance (Horace). » Ce n’est pas le métier d’un roi de savoir bien chasser ou bien danser : « Que d’autres plaident éloquemment ; que d’autres, armés du compas, décrivent les mouvements du ciel, prédisent le cours des astres ; son rôle à lui, est de savoir gouverner (Virgile). »

Plutarque dit davantage : Se montrer aussi supérieur dans des choses accessoires, c’est témoigner avoir mal disposé de son temps, n’en avoir pas employé autant que l’on eût dû à l’étude de choses plus nécessaires et plus utiles. — C’est ce qui faisait dire à Philippe, roi de Macédoine, entendant son fils, devenu Alexandre le Grand, chanter dans un festin et déployer un talent à rendre jaloux les meilleurs musiciens : « N’as-tu pas honte de chanter si bien ? » — C’est le même sentiment qui fit qu’un musicien, avec lequel ce même Philippe discutait sur son art, lui répondit : « Eh ! Dieu vous garde. Sire, d’éprouver jamais de tels revers, que vous arriviez à être plus expert que moi en pareille matière. » — Un roi doit pouvoir répondre comme fit un jour Iphicrates à un orateur qui, dans son plaidoyer, le pressait en ces termes : « Eh quoi ? qu’es-tu donc pour tant faire le brave ? es-tu homme d’armes, es-tu archer, es-tu piquier ? » — « Je ne suis rien de tout cela, mais je suis celui qui sait commander à tous ces gens-là. » — Antisthènes vit un indice du peu de valeur d’Ismenias, dans ce qu’on le vantait d’être un excellent joueur de flûte.

Dans ses Essais, Montaigne dit avoir intentionnellement évité de développer les sujets qu’il traite ; il se borne à les mentionner, sans même se préoccuper de la forme sous laquelle il les présente. — Je sais bien, quand j’entends quelqu’un parler du style des Essais, que je préférerais qu’il n’en dise rien ; ce ne sont pas tant les expressions que l’on relève, que les idées que l’on dénigre, d’une façon d’autant plus mordante qu’on le fait d’une manière indirecte. J’ai pu me tromper, mais combien d’autres, en ce même genre, prêtent encore plus à la critique ! Toujours est-il, que ce soit bien ou mal, aucun écrivain n’a amorcé plus de sujets et, en tout cas, n’en a amoncelé autant sur le papier. Pour les y faire tenir en plus grand nombre, je ne fais guère que les énoncer ; si je venais à les développer, ce ne serait plus un volume, mais plusieurs qu’il faudrait ; beaucoup de faits s’y trouvent mentionnés, dont les conséquences ne sont pas déduites ; celui qui voudra les scruter d’un peu près, donnera à ces Essais une extension indéfinie. Ces faits, comme les allégations que j’ai émises, ne sont pas toujours simplement des exemples devant faire autorité ou ajouter à l’intérêt de l’ouvrage ; je ne les considère pas seulement comme appuyant mes dires ; en dehors de cela, ils peuvent devenir le point de départ de dissertations plus importantes et plus larges, et souvent, en déviant un peu, fournir matière à traiter plus amplement certains sujets particulièrement délicats sur lesquels je n’ai pas voulu ici m’étendre davantage, tant pour moi que pour ceux qui auraient à cet égard ma manière de voir.

Pour en revenir à ce qui est du talent de la parole, je trouve que « ne savoir s’exprimer que d’une manière défectueuse », ou « ne savoir rien autre que bien parler », ne valent guère mieux l’un que l’autre : « Un arrangement symétrique n’est pas digne de l’homme (Sénèque). » Les sages disent qu’au point de vue du savoir il n’y a que la philosophie, et au point de vue des actes que la vertu, qui s’accommodent d’être pratiquées à tous les degrés et dans toutes les conditions de la société.

Combien diffèrent de Pline et de Cicéron, Épicure et Sénèque qui critiquent cette soif de célébrité dans un style moins brillant, mais plus sensé. — On trouve quelque chose d’approchant des idées exprimées par Pline et Cicéron, dans Épicure et Sénèque ; eux aussi indiquent que les lettres qu’ils écrivent à leurs amis, vivront éternellement ; mais c’est d’autre façon et pour, dans un bon but, se mettre à l’unisson de la vanité de ceux avec lesquels ils sont en correspondance. Ils leur mandent en effet que s’ils demeurent aux affaires par désir de se faire un nom et de le transmettre aux siècles à venir, et s’ils craignent que la solitude et la retraite auxquelles ils les convient ne nuisent à ce résultat, ils peuvent se rassurer ; qu’eux, qui leur écrivent, ont assez de crédit sur la postérité pour leur garantir que, ne serait-ce que par les lettres qu’ils leur adressent, ils feront connaître leurs noms et leur donneront plus de célébrité que ne peuvent leur en valoir les actes de leur vie publique. — Outre cette différence avec les lettres de Cicéron et de Pline, celles de nos deux philosophes ne sont pas vides et sans consistance, n’ayant de saillant que la délicatesse des expressions disposées suivant un rythme harmonieux ; les leurs, substantielles, parlant raison en de nombreux et beaux passages, sont à même de rendre celui qui les lit, non plus éloquent, mais plus sage, et de lui apprendre non à bien dire, mais à bien faire. Fi de l’éloquence qui fixe notre attention sur elle-même, et non sur les sujets qu’elle traite ! Constatons cependant que celle de Cicéron passa pour avoir été d’une telle perfection, qu’elle avait une valeur propre. — À ce propos, je conterai de lui cette anecdote qui fait toucher du doigt sa nature : Il avait à parler en public et était un peu pressé par le temps pour préparer convenablement son discours. Éros, l’un de ses esclaves, vint le prévenir que l’assemblée était remise au lendemain ; il en fut si satisfait, que pour cette bonne nouvelle il l’affranchit.

Raisons qui ont fait préférer à Montaigne la forme qu’il a donnée à ses Essais, au lieu du genre épistolaire pour lequel il avait cependant des dispositions particulières. — Un mot sur ce genre épistolaire, dans lequel mes amis estiment que je pourrais réussir et que j’eusse volontiers adopté pour publier les produits de mon imagination, si j’avais eu à qui adresser mes lettres. Mais, pour cela, il eût fallu que j’eusse aujourd’hui, comme je l’avais jadis, une personne avec laquelle je fusse en relations continues, qui m’attirât, m’encourageât et me mit en verve ; parce que raisonner, comme d’autres font, sur des hypothèses, je ne saurais le faire qu’en songe ; ennemi juré de tout ce qui est faux, je ne saurais davantage m’entretenir de questions sérieuses avec des correspondants imaginaires. J’eusse été plus attentif et plus net dans ce que j’écrivais, si j’avais eu à l’adresser à un ami de l’intelligence et du caractère duquel j’eusse été assuré, plus qu’en m’adressant au public, chez lequel on trouve des gens de toutes sortes ; et je suis convaincu que cela m’eût beaucoup mieux réussi. Mon style, naturellement peu sérieux et familier, ne convient guère pour traiter les affaires publiques ; mais il m’est bien personnel, conforme de tous points à ma conversation qui est touffue, désordonnée, coupée, d’un caractère tout particulier.

Rien de ridicule comme les formules oiseuses de respect et d’adulation qu’on prodigue de nos jours dans la correspondance privée ; comment lui-même procédait à la sienne. — Je ne m’entends pas à écrire des lettres cérémonieuses, qui ne sont au fond qu’une suite ininterrompue de belles phrases courtoises. Les longues protestations d’affection et les offres de service ne sont ni dans mes moyens, ni dans mes goûts ; je n’en pense pas si long et il me déplaît d’en dire plus que je n’en pense. Cela n’est guère dans les usages actuels qui comportent une débauche de formules de politesse obséquieuses et serviles, comme il n’en fut jamais, où il est fait un tel abus dans les relations courantes de ces mots : Vie, âme, dévotion, adoration, serf, esclave, que si l’on veut marquer une sympathie particulièrement accentuée et respectueuse, les termes pour l’exprimer font défaut.

J’ai horreur d’avoir l’air d’un flatteur, et comme j’ai naturellement le parler bref, allant droit au but, dépourvu d’ambages, je semble, pour ceux qui ne me connaissent pas autrement, quelque peu dédaigneux. Ceux que j’honore le plus, sont ceux avec lesquels j’emploie le moins ces formules de politesse affectée ; lorsque je suis tout particulièrement content, j’oublie les conventions mondaines. À l’égard de ceux de qui je dépends, je suis peu empressé et témoigne de la fierté ; je me jette encore moins à la tête de ceux auxquels je suis le plus attaché ; il me semble qu’ils doivent lire en mon cœur et que mes paroles feraient tort à mes sentiments. S’agit-il de souhaiter la bienvenue, de prendre congé, remercier, saluer, faire des offres de service et tous autres compliments emphatiques qu’édicte le cérémonial de la civilité, je ne connais personne qui ne demeure aussi sottement à court que moi. Je n’ai jamais écrit de lettres de recommandation pour solliciter en faveur de quelqu’un, que celui auquel elle était adressée n’ait trouvées sèches et tièdes. — Les Italiens sont forts pour publier des correspondances ; j’en ai, je crois, plus de cent volumes ; celles d’Annibal Caro me paraissent les meilleures. Si j’avais tout le papier qu’autrefois j’ai barbouillé pour les dames, lorsque ma plume traduisait les élans passionnés qui étaient en moi, peut-être y trouverait-on quelques pages qui mériteraient d’être communiquées à la jeunesse inoccupée, en proie à la même frénésie.

J’écris toujours mes lettres à la hâte et si précipitamment que, bien qu’ayant une écriture insupportablement mauvaise, je préfère écrire moi-même que d’avoir recours à quelqu’un, ne trouvant personne qui puisse me suivre quand je dicte ; de plus, je ne me recopie jamais. J’ai habitué les hauts personnages qui me connaissent à admettre mes ratures et mes surcharges, ainsi que mon papier non plié et sans marge. Les lettres qui me coûtent le plus à faire, sont celles qui valent le moins ; quand je traîne à les écrire, c’est signe que je n’y suis guère disposé. Je commence d’ordinaire sans plan arrêté, une phrase amène la suivante. De nos jours, les préambules et les enjolivements tiennent dans une lettre plus de place que ce qui en est le sujet. En écrire deux ne me coûte pas tant que d’en plier et cacheter une, aussi est-ce un soin dont je charge toujours un autre ; non moins volontiers, quand j’ai achevé de traiter l’objet de ma lettre, je donnerais à quelqu’un commission d’y ajouter ces longues harangues, offres de service et prières par lesquelles nous les terminons et dont je souhaite vivement que l’usage, en se modifiant, nous débarrasse, comme aussi de transcrire la kyrielle des qualités et titres du destinataire, ce qui maintes fois a fait que, de crainte de me tromper, j’ai négligé d’écrire, notamment à des gens de loi et de finance. On a imaginé aujourd’hui tant de charges nouvelles, on a tellement prodigué les distinctions honorifiques et la gradation entre elles est telle, qu’outre la difficulté de s’y reconnaître, ces titres ayant été achetés fort cher par ceux qui les détiennent, on ne peut faire confusion ou commettre d’omissions sans les offenser ; en surcharger les en-tête et dédicaces des ouvrages que nous faisons imprimer, est également, à mon avis, de fort mauvais goût.