Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 40

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 40
Texte 1595
Texte 1907
Que le goust des biens et des maux despend en bonne partie de l’opinion que nous en avons.


CHAPITRE XL.

Que le goust des biens et des maux despend en bonne partie de l’opinion que nous en auons.


Les hommes, dit vne sentence Grecque ancienne, sont tourmentez par les opinions qu’ils ont des choses, non par les choses mesmes. Il y auroit vn grand poinct gaigné pour le soulagement de nostre misérable condition humaine, qui pourroit establir cette proposition vraye tout par tout. Car si les maux n’ont entrée en nous, que par nostre iugement, il semble qu’il soit en nostre pouuoir de les mespriser ou contourner à bien. Si les choses se rendent à nostre mercy, pourquoy n’en cheuirons nous, ou ne les accommoderons nous à nostre aduantage ? Si ce que nous appellons mal et tourment, n’est ny mal ny tourment de soy, ains seulement que nostre fantasie luy donne cette qualité, il est en nous de la changer : et en ayant le choix, si nul ne nous force, nous sommes estrangement fols de nous bander pour le party qui nous est le plus ennuyeux : et de donner aux maladies, à l’indigence et au mespris vn aigre et mauuais goust, si nous le leur pouuons donner bon : et si la fortune fournissant simplement de matière, c’est à nous de luy donner la forme. Or que ce que nous appellons mal, ne le soit pas de soy, ou au moins tel qu’il soit, qu’il dépende de nous de luy donner autre faueur, et autre visage, car tout renient à vn, voyons s’il se peut maintenir.

Si l’estre originel de ces choses que nous craignons, auoit crédit de se loger en nous de son authorité, il logeroit pareil et semblable en tous : car les hommes sont tous d’vne espèce : et sauf le plus et le moins, se trouuent garnis de pareils outils et instruments pour conceuoir et iuger. Mais la diuersité des opinions, que nous auons de ces choses là, montre clairement qu’elles n’entrent en nous que par composition. Tel à l’aduenture les loge chez soy en leur vray estre, mais mille autres leur donnent vn estre nouueau et contraire chez eux. Nous tenons la mort, la pauureté et la douleur pour nos principales parties. Or cette mort que les vns appellent des choses horribles la plus horrible, qui ne sçait que d’autres la nomment l’vnique port des tournions de cette vie ? le souuerain bien de nature ? seul appuy de nostre liberté ? et commune et prompte recepte a à tous maux ? Et comme les vns l’attendent tremblans et effrayez, d’autres la supportent plus aysement que la vie. Celuy-là se plaint de sa facilité :

Mors, vtinam pauidos vitæ subducere nolles,
Sed virtus te sola daret !

Or laissons ces glorieux courages :Theodorus respondit à Lysimachus menaçant de le tuer : Tu feras vn grand coup d’arriuer à la force d’vne cantharide. La plus part des Philosophes se trouuent auoir ou preuenu par dessein, ou hasté et secouru leur mort. Combien voit-on de personnes populaires, conduictes à la mort, et non à vne mort simple, mais meslee de honte, et quelquefois de griefs tourmens, y apporter vne telle asseurance, qui par opiniâtreté, qui par simplesse naturelle, qu’on n’y apperçoit rien de changé de leur estât ordinaire : establissans leurs affaires domestiques, se recommandans à leurs amis, chantans, preschans et entretenans le peuple : voire y meslans quelquefois des mots pour rire, et beuuans à leurs cognoissans, aussi bien que Socratcs ? Vn qu’on menoit au gibet, disoit que ce ne fust pas par telle rue, car il y auoit danger qu’vn marchant luy fist mettre la main sur le collet, à cause d’vn vieux debte. Vn autre disoit au bourreau quil ne le touchast pas à la gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il estoit chatouilleux : l’autre respondit à son confesseur, qui luy promettoit qu’il soupperoit ce iour là auec nostre Seigneur, Allez vous y en vous, car de ma part ie ieusne. Vn autre ayant demandé à boire, et le bourreau ayant beu le premier, dit ne vouloir boire après luy, de peur de prendre la verolle. Chacun a ouy faire le conte du Picard, auquel estant à l’eschelle on présente vne garse, et que, comme nostre iustice permet quelquefois, s’il la vouloit espouser, on luy sauueroit la vie : luy l’ayant vn peu contemplée, et apperçeu qu’elle boittoit : Attache, attache, dit-il, elle cloche. Et on dit de mesmes qu’en Dannemarc vn homme condamné à auoir la teste tranchée, estant sur l’eschaffaut, comme on luy présenta vne pareille condition, la refusa, par ce que la fille qu’on luy offrit, auoit les iouës auallees, et le nez trop pointu. Vn valet à Thoulouse accusé d’heresie, pour toute raison de sa créance, se rapportoit à celle de son maistre, ieune escolier prisonnier avec luy, et ayma mieux mourir, que se laisser persuader que son maistre peust errer. Nous lisons de ceux de la ville d’Arras, lors que le Roy Loys vnziesme la print, qu’il s’en trouua bon nombre parmy le peuple qui se laissèrent pendre, plustost que de dire, Viue le Roy. Et de ces viles âmes de bouffons, il s’en est trouué qui n’ont voulu abandonner leur gaudisserie en la mort mesme. Celuy à qui le bourreau donnoit le branle, s’escria, Vogue la gallee, qui estoit son refrain ordinaire. Et l’autre qu’on auoit couché sur le point de rendre sa vie le long du foier sur vne paillasse, à qui le médecin demandant où le mal le tenoit ; Entre le banc et le feu, respondit-il. Et le prestre, pour luy donner l’extrême onction, cherchant ses pieds, qu’il auoit reserrez et contraints par la maladie : Vous les trouuerez, dit-il, au bout de mes iambes. À l’homme qui l’exhortoit de se recommander à Dieu, Qui y va ? demanda-il : et l’autre respondant. Ce sera tantost vous mesmes, s’il luy plaist : Y fusse-ie bien demain au soir, repliqua-il : Recommandez vous seulement à luy, suiuit l’autre, vous y serez bien tost : Il vaut donc mieux, adiousta-il, que ie luy porte mes recommandations moy-mesmes.Au Royaume de Narsingue encores auiourd’huy, les femmes de leurs prestres sont viues enseuelies avec le corps de leurs maris. Toutes autres femmes sont bruslees aux funérailles des leurs : non constamment seulement, mais gaiement. A la mort du Roy, ses femmes et concubines, ses mignons et tous ses officiers et seruiteurs, qui sont vn peuple, se présentent si allègrement au feu où son corps est bruslé, qu’ils montrent prendre à grand honneur d’y accompaigner leur maistre. Pendant nos dernières guerres de Milan, et tant de prises et récousses, le peuple impatient de si diuers changemens de fortune, print telle resolution à la mort, que i’ay ouy dire à mon père, qu’il y veit tenir comte de bien vingt et cinq maistres de maison, qui s’estoient deffaits eux-mesmes en vne sepmaine. Accident approchant à celuy des Xanthiens, lesquels assiégez par Brutus se précipitèrent pesle mesle hommes, femmes, et enfans à vn si furieux appétit de mourir, qu’on ne fait rien pour fuir la mort, que ceux-cy ne fissent pour fuir la vie : en manière qu’à peine peut Brutus en sauuer vn bien petit nombre.Toute opinion est assez forte, pour se faire espouser au prix de la vie. Le premier article de ce courageux serment, que la Grèce iura, et maintint, en la guerre Medoise, ce fut, que chacun changeroit plustost la mort à la vie, que les loix Persiennes aux leurs. Combien void on de monde en la guerre des Turcs et des Grecs, accepter plustost la mort tres-aspre, que de se descirconcire pour se baptizer ? Exemple dequoy nulle sorte de religion est incapable.

CHAPITRE XL.

Le bien et le mal qui nous arrivent, ne sont souvent tels que par l’idée que nous nous en faisons.

La diversité des opinions sur les biens et les maux est grande ; la mort elle-même n’apparaît pas à tous comme un mal. — Les hommes, dit une ancienne sentence grecque, sont tourmentés par l’idée qu’ils se font des choses, et non par les choses elles-mêmes. Ce serait un grand pas de fait pour le soulagement de notre misérable condition, s’il était prouvé que c’est là une vérité absolue. Si, en effet, le mal n’a accès en nous que parce que nous le jugeons tel, il semble qu’il est en notre pouvoir, soit de n’en pas tenir compte, soit de le faire servir pour notre bien. Si cela dépend de nous, pourquoi n’en viendrions-nous pas à bout, ou ne le ferions-nous pas tourner à notre avantage ? Si ce que nous nommons mal et tourment, n’est par lui-même ni mal ni tourment, et que ce soit notre seule fantaisie qui lui attribue cette qualité, nous pouvons la modifier. Le pouvant, c’est une étrange folie de notre part si, alors que nul ne nous y force, nous nous en tenons à ce qui est le plus ennuyeux pour nous ; et que, de notre consentement, les maladies, l’indigence, le mépris que l’on fait de nous, nous causent une impression pénible et désagréable, quand nous avons possibilité qu’elle soit bonne ; autrement dit, si la fortune faisant naître simplement l’incident, c’est à nous qu’il appartient que son effet soit de telle ou telle nature. — Voyons donc si on peut affirmer avec quelque autorité que ce que nous appelons mal ne l’est pas par lui-même ; ou du moins, ce qui revient au même, si, tel que c’est, il dépend de nous d’en modifier l’apparence sous laquelle cela se présente et l’effet que nous en ressentons.

Si les choses que nous redoutons avaient un caractère qui leur soit propre, s’imposant par lui-même, elles s’implanteraient chez tous de la même façon et leur action serait la même ; tous les hommes sont en effet de même espèce et, à peu de différence près en plus ou en moins, pourvus des mêmes organes leur donnant possibilité de concevoir et de juger. La divergence d’idées que nous nous faisons de ces choses, témoigne donc bien nettement qu’elles n’agissent sur nous qu’en raison de la disposition d’esprit en laquelle nous sommes. Pour un qui, par hasard, les admet telles qu’elles sont dans la réalité, mille autres ne les reçoivent qu’en altérant leur caractère et leur en attribuant un tout contraire. — Nous tenons la mort, la pauvreté, la douleur comme nos pires ennemis. Or, cette mort que certains qualifient « d’entre les choses horribles, la plus horrible », qui ne sait que d’autres l’appellent « l’unique abri contre les tourments de cette vie, — le souverain bienfait de la nature, — le seul garant de notre liberté, — l’unique refuge immédiat et commun à tous les hommes, contre tous les maux ». Les uns l’attendent en tremblant d’effroi ; d’autres la préfèrent à la vie ; il en est même qui se plaignent qu’elle soit trop à notre portée : « Ô mort, plût aux dieux que tu dédaignasses les lâches et que la vertu fût le seul titre à tes préférences (Lucain). » Ne nous occupons pas davantage de ces natures exceptionnelles, chez lesquelles le courage est porté à un si haut degré.

Il est des gens qui plaisantent au seuil même de la mort, en allant au supplice, etc. — Théodore répondait à Lysimaque qui menaçait de le tuer : « Tu feras là un grand coup, à l’instar de ce que peut produire la cantharide. » — La plupart des philosophes se trouvent avoir soit à dessein prévenu la venue de la mort, soit l’avoir hâtée en y aidant. — Combien ne voit-on pas de gens du peuple, conduits à la mort, non pas simplement à la mort, mais à une mort ignominieuse, accompagnée quelquefois de cruels supplices, faire montre d’une telle assurance, les uns par ostentation, les autres tout naturellement, que rien ne semble changé dans l’ordinaire de leur vie. Ils règlent leurs affaires domestiques, se recommandent à leurs amis, chantent, adressent des exhortations à la foule, lui parlent en mêlant parfois à leurs propos le mot pour rire ; boivent, en portant la santé de leurs connaissances, avec le même calme, le même courage qu’eut Socrate.

L’un d’eux, que l’on menait au gibet, disait « qu’on se gardât de passer par telle rue, où l’on courrait risque de rencontrer un marchand envers lequel il avait une vieille dette et qui pourrait lui faire mettre la main sur le collet ». — Un autre disait au bourreau « de ne pas lui toucher la gorge, parce qu’étant très chatouilleux, il pourrait se faire que cela lui donnât envie de rire ». — Un autre répondait à son confesseur qui lui affirmait qu’il souperait le soir même avec Notre-Seigneur : « Allez-y donc, vous ; pour moi, je fais jeûne aujourd’hui. » — Un autre ayant demandé à boire, et le bourreau ayant bu le premier au même gobelet, disait « ne pas vouloir boire après lui, de peur d’attraper la vérole ». — Chacun connaît l’histoire de ce Picard auquel, pendant qu’il gravissait l’échelle de la potence, on présentait une fille à épouser, moyennant quoi, il aurait la vie sauve (ce que parfois notre justice autorise). Il l’examina un instant et s’apercevant qu’elle boitait : « Fais ton office, pends-moi, dit-il au bourreau ; elle boite. » — On dit qu’en Danemark, même fait s’est produit : un homme condamné à avoir la tête tranchée, était sur l’échafaud ; on lui fit même proposition ; il refusa parce que la fille qu’on lui offrait avait les joues tombantes et le nez trop pointu. — À Toulouse, un valet accusé d’hérésie, donnait pour unique raison de sa croyance que, sur ce point, il s’en rapportait uniquement à son maître, jeune écolier qui était prisonnier comme lui ; n’en voulant pas démordre, il préféra la mort à se laisser persuader que son maître put être dans l’erreur. — Les chroniques rapportent qu’à Arras, quand Louis XI s’empara de la ville, nombre de gens du peuple se laissèrent pendre, plutôt que de consentir à crier : « Vive le roi ! » — Parmi les bouffons, ces êtres assez méprisables, il s’en est trouvé qui ont conservé jusqu’à leur dernier moment leur caractère enjoué : l’un d’eux, condamné à être pendu, au moment où le bourreau le lançait dans le vide, s’écria : « Vive le plaisir ! » ce qui était son refrain ordinaire, — Un autre, sur le point de rendre l’âme, avait été étendu sur une paillasse, en travers du foyer ; le médecin lui demandant où son mal le tenait : « Entre le banc et le feu, » lui répondit-il. Au prêtre qui, pour lui donner l’extrême-onction, cherchait ses pieds contractés et repliés sous lui par l’effet de la maladie : « Vous les trouverez, dit-il, au bout de mes jambes. » Un des assistants l’exhortant à se recommander à Dieu : « Quelqu’un se rend-il donc près de lui ? » demanda-t-il. L’autre lui répondant : « Mais c’est vous-même et sous peu, si tel est son bon plaisir. » « Y a-t-il chance que ce soit demain soir ? » répliqua-t-il. « Demain ou à un autre moment, peu importe, cela ne tardera pas, poursuivit son interlocuteur ; bornez-vous à vous recommander à lui. » « Alors mieux vaut, conclut-il, que je lui porte mes recommandations moi-même. »

Dans les Indes, les femmes s’ensevelissent ou se brûlent vivantes sur le corps de leur mari ; fréquemment les vicissitudes de la guerre amènent des populations entières à se donner volontairement la mort. — Dans le royaume de Narsingue, les femmes des prêtres sont, encore aujourd’hui, ensevelies vivantes avec le corps de leurs maris : les autres femmes n’appartenant pas à cette caste sont brûlées vives aux funérailles de leurs époux, et toutes supportent leur sort, non seulement avec fermeté, mais gaîment. À la mort du roi, ses femmes et ses concubines, ses favoris, tous ses officiers et ses serviteurs, et ils sont légion, se présentent avec une joie si manifeste au bûcher où le corps de leur maître est brûlé et dans lequel ils vont eux-mêmes se précipiter, qu’ils témoignent par là tenir pour un très grand honneur de l’accompagner dans l’autre monde. — Pendant nos dernières guerres dans le Milanais, Milan fut si souvent pris et repris que le peuple, rendu impatient par ces changements de fortune multipliés, en vint à une telle insouciance de la mort, que mon père, auquel je l’ai entendu dire, vit compter jusqu’à vingt-cinq chefs de famille qui, en une semaine, se la donnèrent eux-mêmes. — Ce fait est à rapprocher de ce qui se passa au siège de Xanthe par Brutus, dont les habitants, hommes, femmes et enfants, se précipitèrent pêle-mêle au-devant de la mort avec un si ardent désir de la recevoir, qu’on ne saurait faire plus pour sauver sa vie qu’ils ne firent pour la perdre ; si bien que Brutus ne put qu’à grand’peine en sauver un petit nombre.

Souvent l’homme sacrifie sa vie à la conservation d’idées politiques ou religieuses. — Toute opinion peut s’emparer de nous avec une force telle qu’il peut nous arriver de la soutenir aux dépens de notre vie. — Le premier article du serment, si empreint de courage, par lequel les Grecs se lièrent au moment des guerres médiques, portait que chacun s’engageait à passer de vie à trépas, plutôt que d’accepter la domination des Perses. — Combien, dans la guerre engagée entre les Turcs et les Grecs, voit-on des premiers subir une mort cruelle, plutôt que de renoncer à la circoncision et se faire baptiser, actes de courage dont toutes les religions du reste nous offrent des exemples.

Les Roys de Castille ayants banni de leur terre, les Juifs, le Roy Iehan de Portugal leur vendit à huict escus pour teste, la retraicte aux siennes pour vn certain temps : à condition, que iceluy venu, ils auroient à les vuider : et leur promeltoit fournir de vaisseaux à les traiecter en Afrique. Le iour arriue, lequel passé il estoit dit, que ceux qui n’auroient obeï, demeureroient esclaues : les vaisseaux leur furent fournis escharcement : et ceux qui s’y embarquèrent, rudement et villainement traitiez par les passagers : qui outre plusieurs autres indignitez les amusèrent sur mer, tantost auant, tantost arrière, iusques à ce qu’ils eussent consumé leurs victuailles, et contreints d’en acheter d’eux si chèrement et si longuement, qu’on ne les mit à bord, qu’ils ne fussent du tout en chemise. La nouuelle de cette inhumanité, rapportée à ceux qui estoient en terre, la plus part se résolurent à la seruitude : aucuns firent contenance de changer de religion. Emmanuel successeur de lehan, venu à la couronne, les meit premièrement en liberté, et changeant d’aduis depuis, leur ordonna de sortir de ses païs, assignant trois ports à leur passage. Il esperoit, dit l’Euesque Osorius, non mesprisable historien Latin, de noz siècles : que la faueur de la liberté, qu’il leur auoit rendue, aiant failli de les conuertir au Christianisme, la difficulté de se commettre à la volerie des mariniers, d’abandonner vn pais, où ils estoient habituez, auec grandes richesses, pour s’aller ietter en région incognue et estrangere, les y rameineroit. Mais se voyant dccheu de son espérance, et eux tous délibérez au passage : il retrancha deux des ports, qu’il leur auoit promis : affin que la longueur et incommodité du traiect en reduisist aucuns : ou qu’il eust moien de les amonceller tous à vn lieu, pour vue plus grande commodité de l’exécution qu’il auoit destinée. Ce fut, qu’il ordonna qu’on arrachast d’entre les mains des pères et des mères, tous les enfans au dessous de quatorze ans, pour les transporter hors de leur veue et conuersation, en lieu où ils fussent instruits à nostre religion. Il dit que cet effect produisit vn horrible spectacle : la naturelle affection d’entre les pères et enfants, et de plus, le zèle à leur ancienne créance, combattant à l’encontre de cette violente ordonnance. Il fut veu communément des pères et mères se deffaisants eux mesmes : et d’vn plus rude exemple encore, précipitants par amour et compassion, leurs ieunes enfans dans des puits, pour fuir à la loy. Au demeurant le terme qu’il leur auoit prefix expiré, par faute de moiens, ils se remirent en seruitude. Quelques vns se feirent Ghrestiens : de la foy desquels, ou de leur race, encore auiourd’huy, cent ans après, peu de Portugais s’asseurent : quoy que la coustume et la longueur du temps, soient bien plus fortes conseillères à telles mutations, que toute autre contreinte. En la ville de Castelnau Darry, cinquante Albigeois hérétiques, souffrirent à la fois, d’vn courage déterminé, d’estre bruslez vifs en vn feu, auant desaduouer leurs opinions. Quoties non modo ductores nostri, dit Cicero, sed vniuersi etiam exercitus, ad non dubiam mortem concurrerunt ?I’ay veu quelqu’vn de mes intimes amis courre la mort à force, d’vne vraye affection, et enracinée en son cœur par diuers visages de discours, que ie ne luy sçeu rabatre : et à la première qui s’offrit coiffée d’vn lustre d’honneur, s’y précipiter hors de toute apparence, d’vne fin aspre et ardente. Nous auons plusieurs exemples en nostre temps de ceux, iusques aux enfans, qui de craincte de quelque légère incommodité, se sont donnez à la mort. Et à ce propos, que ne craindrons nous, dit vn ancien, si nous craignons ce que la couardise mesme a choisi pour sa retraitte ?D’enfiler icy vn grand rolle de ceux de tous sexes et conditions, et de toutes sectes, es siècles plus heureux, qui ont ou attendu la mort constamment, ou recerchee volontairement : et recherchée non seulement pour fuir les maux de cette vie, mais aucuns pour fuir simplement la satiété de viure : et d’autres pour l’espérance d’vne meilleure condition ailleurs, ie n’auroy iamais fait. Et en est le nombre si infini, qu’à la vérité i’auroy meilleur marché de mettre en compte ceux qui l’ont crainte. Cecy seulement. Pyrrho le Philosophe se trouuant vn iour de grande tourmente dans vn batteau, montroit à ceux qu’il voyoit les plus effrayez autour de luy, et les encourageoit par l’exemple d’vn pourceau, qui y estoit, nullement soucieux de cet orage. Oserons nous donc dire que cet aduantage de la raison, dequoy nous faisons tant de feste, et pour le respect duquel nous nous tenons maistre et Empereurs du reste des créatures, ait esté mis en nous, pour nostre tourment ? À quoy faire la cognoissance des choses, si nous en deuenons plus lasches ? si nous en perdons le repos et la tranquilité, où nous serions sans cela ? et si elle nous rend de pire condition que le pourceau de Pyrrho ? L’intelligence qui nous a esté donnée pour nostre plus grand bien, l’employerons nous à nostre ruine ; combatans le dessein de nature, et l’vniuersel ordre des choses, qui porte que chacun vse de ses vtils et moyens pour sa commodité ?Bien, me dira lon, vostre règle serue à la mort ; mais que direz vous de l’indigence ? que direz vous encor de la douleur, qu’Aristippus, Hieronymus et la pluspart des sages, ont estimé le dernier mal : et ceux qui le nioient de parole, le confessaient par effect ? Possidonius estant extrêmement tourmenté d’vne maladie aigüe et douloureuse, Pompeius le fut voir, et s’excusa d’auoir prins heure si importune pour l’ouyr deuiser de la Philosophie : la à Dieu ne plaise, luy dit Possidonius, que la douleur gaigne tant sur moy, qu’elle m’empesche d’en discourir : et se ietta sur ce mesme propos du mespris de la douleur. Mais ce pendant elle ioüoit son rolle, et le pressoit incessamment. À quoy il s’escrioit : Tu as beau faire douleur, si ne diray-ie pas, que tu sois mal. Ce comte qu’ils font tant valoir, que porte-il pour le mespris de la douleur ? il ne débat que du mot. Et ce pendant si ces pointures ne l’esmeuuent, pourquoy en rompt-il son propos ? pourquoy pense-il faire beaucoup de ne l’appeller pas mal ? Icy tout ne consiste pas en l’imagination. Nous opinons du reste ; c’est icy la certaine science, qui iouë son rolle, nos sens mesmes en sont iuges :

Qui nisi sunt vert, ratio quoque falsa sit omnis.

Ferons nous accroire à nostre peau, que les coups d’estriuiere la chatoüillent ? et à nostre goust que l’aloé soit du vin de Graues ? Le pourceau de Pyrrho est icy de nostre escot. Il est bien sans effroy à la mort : mais si on le bat, il crie et se tourmente. Forcerons nous la générale loy de nature, qui se voit en tout ce qui est viuant sous le ciel, de trembler sous la douleur ? Les arbres mesmes semblent gémir aux offences. La mort ne se sent que par le discours, d’autant que c’est le mouuement d’vn instant.

Aut fuit, aut veniet ; nihil est præsentis in illa.
Morsque minus pœnæ, quàm mora mortis habet.

Mille bestes, mille hommes sont plustost morts, que menassés. Aussi ce que nous disons craindre principalement en la mort, c’est la douleur son auant-coureuse coustumiere. Toutesfois, s’il en faut croire vn saint père, malam mortem non facit, nisi quod sequitur mortem. Et ie diroy encore plus vraysemblablement, que ny ce qui va deuant, ny ce qui vient après, n’est des appartenances de la mort. Nous nous excusons faussement. Et ie trouue par expérience, que c’est plustost l’impatience de l’imagination de la mort, qui nous rend impatiens de la douleur : et que nous la sentons doublement grieue, de ce qu’elle nous menace de mourir. Mais la raison accusant nostre lascheté, de craindre chose si soudaine, si ineuitable, si insensible, nous prenons cet autre prétexte plus excusable. Tous les maux qui n’ont autre danger que du mal, nous les disons sans danger. Celuy des dents, ou de la goutte, pour grief qu’il soit, d’autant qu’il n’est pas homicide, qui le met en conte de maladie ? Or bien présupposons le, qu’en la mort nous regardons principalement la douleur. Comme aussi la pauureté n’a rien à craindre, que cela, qu’elle nous iette entre ses bras par la soif, la faim, le froid, le chaud, les veilles, qu’elle nous fait souffrir. Ainsi n’ayons affaire qu’à la douleur. Ie leur donne que ce soit le pire accident de nostre estre : et volontiers. Car ie suis l’homme du monde qui luy veux autant de mal, et qui la fuis autant, pour iusques à présent n’auoir pas eu, Dieu mercy, grand commerce auec elle ; mais il est en nous, sinon de l’anéantir, au moins de l’amoindrir par patience : et quand bien le corps s’en esmouueroit, de maintenir ce neant-moins l’ame et la raison en bonne trampe. Et s’il ne l’estoit, qui auroit mis en crédit, la vertu, la vaillance, la force, la magnanimité et la resolution ? où iouëroyent elles leur rolle, s’il n’y a plus de douleur à deffier ? Auida est periculi virtus. S’il ne faut coucher sur la dure, soustenir armé de toutes pièces la chaleur du midy, se paistre d’vn cheual, et d’vn asne, se voir détailler en pièces, et arracher vne balle d’entre les os, se souffrir recoudre, cauterizer et sonder, par où s’acquerra l’aduantage que nous voulons auoir sur le vulgaire ? C’est bien loing de fuir le mal et la douleur, ce que disent les Sages, que des actions égallement bonnes, celle-là est plus souhaitable à faire, où il y a plus de peine. Non enim hilaritate, nec lasciuia, nec risu aut ioco comité leuitatis, sed sæpe etiam tristes firmitate et constantia sunt beati. Et à cette cause il a esté impossible de persuader à nos pères, que les conquestes faites par viue force, au hazard de la guerre, ne fussent plus aduantageuses, que celles qu’on fait en toute seureté par pratiques et menées.

Lætius est, quoties magno sibi constat honestum.

D’auantage cela nous doit consoler, que naturellement, si la douleur est violente, elle est courte : si elle est longue, elle est légère : si grauis, breuis : si longus, leuis. Tu ne la sentiras guère long temps, si tu la sens trop : elle mettra fin à soy, ou à toy : l’vn et l’autre reuient à vn. Si tu ne la portes, elle t’emportera. Memineris maximos morte finiri ; paruos multa habere interualla requietis, mediocrium nos esse dominos : vt si tolerabiles sint, feramus : sin minus, è vita, quum ea non placeat, tanquàm è theatro exeamus.

Les rois de Castille ayant banni les Juifs de leurs états, le roi Jean de Portugal leur vendit, à huit écus par tête, la faculté de se réfugier dans les siens pendant un temps déterminé, au bout duquel ils devaient en sortir ; et, pour ce faire, il s’engageait à leur fournir des vaisseaux pour les transporter en Afrique. Le jour arrivé, passé lequel il était spécifié que ceux qui n’auraient pas quitté le territoire seraient réduits en esclavage, les vaisseaux leur furent amenés en nombre insuffisant. Ceux qui purent embarquer, fort vilainement malmenés par les équipages, eurent à subir indignités sur indignités ; en outre, promenés sur mer dans un sens puis en sens contraire jusqu’à ce que, leurs provisions étant épuisées, ils fussent contraints d’en acheter à ceux qui les transportaient, ceux-ci les leur firent payer si cher, qu’ils en arrivèrent, cet état de choses se prolongeant, à se trouver, lorsqu’on les débarqua, ne plus posséder que leurs chemises. En apprenant ces traitements inhumains, la plupart de ceux demeurés en Portugal se résolurent à la servitude ; quelques-uns feignirent même de changer de religion. Emmanuel, successeur de Jean, étant monté sur le trône, leur rendit d’abord la liberté ; plus tard, changeant d’avis, il leur enjoignit de sortir du royaume et leur assigna trois ports pour s’embarquer. Il espérait de la sorte, dit l’évêque Osorius, historien latin très digne de foi de notre époque, qui a écrit la chronique de ces temps, que la liberté qu’il leur avait rendue ne les ayant pas fait se convertir au christianisme, ils s’y détermineraient pour ne pas se livrer aux rapines des mariniers auxquels ils devaient se confier et ne pas abandonner, pour une contrée qui leur était étrangère et inconnue, un pays auquel ils étaient habitués et dans lequel ils avaient de grandes richesses. Les voyant résolus à partir et se trouvant ainsi déçu dans ses espérances, il supprima deux des ports où il avait autorisé leur embarquement, soit qu’il espérât qu’une plus grande longueur du trajet et le surcroît d’incommodités qui devait en résulter en arrêteraient un certain nombre, soit pour les faire se réunir tous en un même lieu et avoir ainsi plus de facilité pour le projet qu’il avait conçu de leur enlever leurs enfants au-dessous de quatorze ans et les transporter en un endroit où, hors de la vue et de la direction de leurs parents, ils fussent élevés dans notre religion. Osorius ajoute que l’exécution de cette mesure donna lieu à des scènes horribles ; l’affection naturelle pour leurs enfants, s’ajoutant à l’attachement à leur foi, à l’encontre desquels allait cet ordre barbare, firent qu’on vit nombre de pères et de mères se détruire eux-mêmes et, ce qui était un plus terrible spectacle encore, par amour et compassion précipiter leurs jeunes enfants dans des puits, pour les soustraire à la violence qui leur était faite. Finalement, le délai qui leur avait été assigné pour leur départ étant, faute de moyens pour l’affectuer, arrivé à terme, ils se remirent en servitude. Quelques-uns se firent chrétiens, mais aujourd’hui encore, après cent ans écoulés, peu de Portugais sont convaincus de la sincérité de leur foi et de celle de quiconque de leur race, bien que l’habitude et le temps, plus que la contrainte, soient les facteurs qui ont le plus d’action pour amener des changements de cette nature. — À Castelnaudary, cinquante Albigeois atteints d’hérésie, ne voulant pas désavouer leur croyance, furent, d’une seule fois, brûlés vifs et endurèrent ce supplice avec un courage admirable : « Que de fois n’a-t-on pas vu courir à une mort certaine non seulement nos généraux, mais nos armées entières (Cicéron) ! »

Parfois la mort est recherchée uniquement comme un état préférable à la vie ; ainsi donc elle ne saurait être un sujet de crainte. — J’ai vu un de mes amis intimes vouloir la mort à toute force ; absolument imbu de cette idée, dont il s’était pénétré par maints arguments spécieux dont je ne parvins pas à triompher, il saisit avec[1] une ardeur fiévreuse la première occasion honorable qui s’offrit de la mettre à exécution, sans qu’on pût soupçonner son parti pris. — Nous avons plusieurs exemples de gens, même d’enfants qui, de notre temps, se sont donné la mort pour éviter des incommodités sans importance. À ce propos, un ancien ne dit-il pas : « Que ne craindrons-nous pas, si nous craignons ce que la lâcheté elle-même choisit pour refuge ? »

Je n’en finirais pas, si j’énumérais ici les individus, en si grand nombre, de tous sexes, de toutes conditions, de toutes sectes qui, dans des siècles plus heureux, ont attendu la mort avec fermeté, ou l’ont volontairement cherchée, et cherchée non seulement pour mettre fin aux maux de cette vie, mais certains simplement parce qu’ils en avaient assez de l’existence, d’autres parce qu’ils espéraient une vie meilleure dans l’autre monde. Ils sont en nombre infini, si bien que j’aurais meilleur marché de supputer ceux pour lesquels la mort a été un sujet de crainte. — Rien que ce fait : Le philosophe Pyrrhon étant sur un bateau, assailli par une violente tempête, montrait à ceux qui, autour de lui, étaient les plus effrayés, un pourceau qui ne semblait nullement se soucier de l’orage, et les exhortait à prendre exemple sur cet animal. Oserons-nous donc soutenir que la raison, cette faculté dont nous nous enorgueillissons tant, à laquelle nous devons de nous considérer comme les souverains maîtres des autres créatures, nous a été donnée pour être un sujet de tourment ? À quoi nous sert de pouvoir nous rendre compte des choses, si nous en devenons plus lâches ; si cette connaissance nous enlève le repos et le tranquillité dont nous jouirions sans cela, si elle nous réduit à une condition pire que celle du pourceau de Pyrrhon ? C’est pour notre plus grand bien, que nous avons été doués d’intelligence ; pourquoi la faire tourner à notre préjudice, contrairement aux desseins de la nature et à l’ordre universel des choses qui veulent que chacun use de ses facultés et de ses moyens d’action, au mieux de sa commodité ?

La douleur est tenue par certains comme le plus grand des maux ; il en est qui nient sa réalité, d’autres prétendent au contraire ne redouter dans la mort que la douleur qui d’ordinaire l’accompagne ; fausseté de ces deux assertions. — Bien, me dira-t-on, admettons que vous soyez dans le vrai en ce qui touche la mort ; mais que direz-vous de l’indigence ? Que direz-vous aussi de la douleur qu’Aristippe, Hieronyme et la plupart des sages ont estimée le plus grand des maux, ce qu’ont dû confesser, sous son étreinte, ceux-là mêmes qui la niaient en parole ? — Posidonius étant extrêmement souffrant d’une crise aiguë d’une maladie douloureuse. Pompée, venu pour le voir, s’excusait d’avoir choisi un moment aussi inopportun, pour l’entendre deviser de philosophie : « À Dieu ne plaise, lui dit Posidonius, que la douleur prenne tant d’empire sur moi, qu’elle m’empêche d’en disserter » ; et, là-dessus, il se met à parler précisément sur le mépris que nous devons faire de la douleur. Pendant qu’il discourait, ses souffrances s’accentuant de plus en plus : « Tu as beau faire, ô douleur, s’écria-t-il, je ne conviendrai pas quand même que tu es un mal. » — Que prouve ce conte dont les philosophes se prévalent tant sur le mépris en lequel nous devons tenir la douleur ? Le débat ne porte ici que sur le mot lui-même ; mais si la douleur était sans effet sur Posidonius, pourquoi lui faisait-elle interrompre son entretien ? pourquoi croyait-il faire acte méritoire, en ne l’appelant pas un mal ? Tout n’est pas ici effet d’imagination : nous pouvons en parler en parfaite connaissance de cause, puisque ce sont nos sens eux-mêmes qui sont juges : « S’ils nous trompent ta raison nous trompe également (Lucrèce). » Ferons-nous admettre à notre chair que les coups d’étrivières ne sont qu’un chatouillement agréable ; à notre goût, que l’aloès est du vin de Graves ? Le pourceau de Pyrrhon vient ici à l’appui de notre thèse : il n’éprouve pas d’effroi, alors que la mort est imminente ; mais si on le bat, il crie et se tourmente. Nierons-nous la loi générale de la nature qui se manifeste chez tout ce qui, sous la voûte céleste, a vie et tremble sous l’effet de la douleur ? Les arbres eux-mêmes semblent gémir, quand on les mutile !

La mort ne se ressent que parce qu’on y pense, d’autant que c’est l’affaire d’un moment : « Ou la mort a été ou elle sera, rien n’est présent en elle (La Boétie) » ; « C’est bien moins elle-même que son attente qui est cruelle (Ovide) » ; des milliers d’animaux, des milliers d’hommes meurent, sans même se sentir menacés. — Nous disons aussi que ce que nous redoutons surtout dans la mort, c’est la douleur qui, d’ordinaire, en est l’avant-coureur ; toutefois s’il faut en croire un Père de l’Église : « La mort n’est un mal que par ce qui vient après elle (Saint Augustin) » ; pour moi, je crois être encore plus dans le vrai en disant que « ni ce qui la précède, ni ce qui la suit, ne sont parties intégrantes de la mort ». Notre dire sur ce point est entaché de fausseté ; l’expérience montre que c’est plutôt l’inquiétude que nous cause le sentiment de la mort qui fait que nous ressentons si vivement la douleur, et que nos souffrances nous sont doublement pénibles, quand elles semblent devoir aboutir à cette fin. Mais la raison nous fait honte de redouter une chose si soudaine, si inévitable et qui ne se sent pas, et nous masquons notre lâcheté en lui donnant un prétexte plus plausible. Tous les maux qui n’ont d’autre conséquence que la souffrance qu’ils nous causent, nous les disons sans danger ; qui est-ce qui considère comme des maladies les maux de dents, la goutte, si douloureux qu’ils soient, du moment qu’ils ne menacent pas notre vie ?

La réalité de la douleur n’est pas douteuse, et c’est même le propre de la vertu de la braver. — Admettons un instant que dans la mort, ce soit surtout la douleur qui nous touche ; n’est-ce pas aussi la douleur qui se présente à nous dans le cas de la pauvreté, qui nous la fait sentir par la soif, le froid, le chaud, les veilles ! ne nous occupons donc que d’elle qui est la seule à qui nous ayons affaire. — J’admets que ce soit le pire accident qui puisse nous arriver et le fais volontiers, étant l’homme du monde qui lui veut le plus de mal et l’évite le plus qu’il peut, bien que, jusqu’à présent. Dieu merci, je n’aie pas eu grand rapport avec elle ; mais nous avons possibilité, sinon de l’anéantir, du moins de la diminuer, en nous montrant patients, et d’en affranchir notre âme et notre raison, alors même qu’elle tient notre corps sous sa dépendance. S’il n’en était ainsi, que vaudraient la vertu, la vaillance, la force, la magnanimité et la résolution ? Quel rôle auraient-elles à jouer, si la douleur n’était plus à défier ? « La vertu est avide de périls (Sénèque). » S’il ne fallait nous coucher sur la dure ; armé de toutes pièces, endurer la chaleur du milieu du jour ; manger du cheval et de l’âne, se voir taillader les chairs, extraire une balle du corps ; souffrir quand on nous recoud, qu’on nous cautérise ou qu’on nous sonde, par quoi acquerrions-nous supériorité sur les gens du commun ? Les sages sont bien loin de nous inviter à fuir le mal et la douleur quand ils nous disent « qu’entre plusieurs actions également bonnes, celle dont l’exécution présente le plus de peine, est celle que nous devons le plus souhaiter avoir à accomplir ». — « Ce n’est ni par la joie et les plaisirs, ni par les jeux et les ris compagnons ordinaires de la frivolité, qu’on est heureux ; on l’est souvent aussi dans la tristesse, par la fermeté et la constance (Cicéron). » C’est pourquoi jamais nos pères n’ont pu comprendre que les conquêtes faites de vive force, en courant les hasards de la guerre, ne soient pas plus avantageuses que celles qu’on fait en toute sécurité, par les intelligences que l’on s’est ménagées et par des négociations : « La vertu est d’autant plus douce, qu’elle nous a plus coûté (Lucain). »

Plus elle est violente, plus elle est courte et plus il est possible à l’homme d’en diminuer l’acuité en réagissent contre elle, ce que nous permettent de faire les forces de l’âme, et ce à quoi nous parvenons tous, sous l’empire de sentiments divers. — Bien plus, et cela doit nous consoler, la nature a fait que « lorsque la douleur est violente, elle est de courte durée ; et que lorsqu’elle se prolonge, elle est légère (Cicéron) ». Tu ne la ressentiras pas longtemps, si elle est excessive ; elle cessera d’être ou mettra fin à ton existence, ce qui revient au même ; si tu ne peux la supporter, elle t’emportera : « Souviens-toi que les grandes douleurs se terminent par la mort ; que les petites nous laissent de nombreux intervalles de repos et que nous sommes à même de dominer celles de moyenne intensité. Tant quelles sont supportables, endurons-les donc patiemment ; si elles ne le sont pas, si la vie nous déplaît, sortons-en comme d’un théâtre (Cicéron). »

Ce qui nous fait souffrir auec tant d’impatience la douleur, c’est de n’estre pas accoustumez de prendre nostre principal contentement en l’ame, de ne nous attendre point assez à elle, qui est seule et souueraine maistresse de nostre condition. Le corps n’a, sauf le plus et le moins, qu’vn train et qu’vn pli. Elle est variable en toute sorte de formes, et renge à soy, et à son estât, quel qu’il soit, les sentiments du corps, et tous autres accidents. Pourtant la faut il estudier, et enquérir ; et esueiller en elle ses ressorts tout-puissants. Il n’y a raison, ny prescription, ny force, qui vaille contre son inclination et son chois. De tant de milliers de biais, qu’elle a en sa disposition, donnons luy en vn, propre à nostre repos et conseruation : nous voyla non couuerts seulement de toute offense, mais gratifiez mesmes et flattez, si bon luy semble, des offenses et des maux. Elle faict son profit indifféremment de tout. L’erreur, les songes, luy seruent vtilement, comme vne loyale matière, à nous mettre à garant, et en contentement. Il est aisé à voir, que ce qui aiguise en nous la douleur et la volupté, c’est la pointe de nostre esprit. Les bestes, qui le tiennent sous boucle, laissent aux corps leurs sentiments libres et naifs : et par conséquent vns, à peu près, en chasque espèce, ainsi qu’elles montrent par la semblable application de leurs mouuements. Si nous ne troublions en noz membres, la iurisdiction qui leur appartient en cela : il est à croire, que nous en serions mieux, et que nature leur a donné vn iuste et modéré tempérament, enuers la volupté et enuers la douleur. Et ne peut faillir d’estre iuste, estant égal et commun. Mais puis que nous nous sommes émancipez de ses règles, pour nous abandonner à la vagabonde liberté de noz fantasies : au moins aydons nous à les plier du costé le plus aggreable. Platon craint nostre engagement aspre à la douleur et à la volupté, d’autant qu’il oblige et attache par trop l’ame au corps : moy plustost au rebours, d’autant qu’il l’en desprent et desclouë. Tout ainsi que l’ennemy se rend plus aspre à nostre fuite, aussi s’enorgueillit la douleur, à nous voir trembler soubs elle. Elle se rendra de bien meilleure composition, à qui luy fera teste : il se faut opposer et bander contre. En nous acculant et tirant arrière, nous appellons à nous et attirons la ruyne, qui nous menasse. Comme le corps est plus ferme à la charge en le roidissant : ainsin est l’ame.Mais venons aux exemples, qui sont proprement du gibier des gens foibles de reins, comme moy : où nous trouuerons qu’il va de la douleur, comme des pierres qui prennent couleur, ou plus haute, ou plus morne, selon la feuille où Ion les couche, et qu’elle ne tient qu’autant de place en nous, que nous luy en faisons. Tantum doluerunt, quantum doloribus se inseruerunt. Nous sentons plus vn coup de rasoir du Chirurgien, que dix coups d’espee en la chaleur du combat. Les douleurs de l’enfantement, par les Médecins, et par Dieu mesme estimées grandes, et que nous passons auec tant de cérémonies, il y a des nations entières, qui n’en font nul compte. Ie laisse à part les femmes Lacedemoniennes : mais aux Souisses parmi nos gens de pied, quel changement y trouuez vous ? sinon que trottans après leurs maris, vous leur voyez auiourd’huy porter au col l’enfant, qu’elles auoient hyer au ventre : et ces Ægyptiennes contre-faictes ramassées d’entre nous, vont elles mesmes lauer les leurs, qui viennent de naistre, et prennent leur baing en la plus prochaine riuiere. Outre tant de garces qui desrobent tous les iours leurs enfants en la génération comme en la conception, cette belle et noble femme de Sabinus Patricien Romain, pour l’interest d’autruy porta seule et sans secours et sans voix et gemissemens l’enfantement de deux iumeaux. Vn simple garçonnet de Lacedemone, ayant dérobé vn renard (car ils craignoient encore plus la honte de leur sottise au larecin, que nous ne craignons la peine de nostre malice) et l’ayant mis souz sa cappe, endura plustost qu’il luy eust rongé le ventre, que de se descouurir. Et vn autre, donnant de l’encens à vn sacrifice, se laissa brusler iusques à l’os, par vn charbon tombé dans sa manche, pour ne troubler le mystère. Et s’en est veu vn grand nombre pour le seul essay de vertu, suiuant leur institution, qui ont souffert en l’aage de sept ans, d’estre fouettez iusques à la mort, sans altérer leur visage. Et Cicero les a veuz se battre à trouppes : de poings, de pieds, et de dents, iusques à s’euanouir auant que d’aduoüer estre vaincus. Nunquam naturam mos vinceret : est enim ea semper inuicta ; sed nos vmbris, deliciis, otio, languore, desidia, animum infecimus ; opinionibus malòque more delinitum molliuimus.Chacun sçait l’histoire de Sceuola, qui s’estant coulé dans le camp ennemy, pour en tuer le chef, et ayant failly d’attaincte, pour reprendre son effect d’vne plus estrange inuention, et descharger sa patrie, confessa à Porsenna, qui estoit le Roy qu’il vouloit tuer, non seulement son desseing, mais adiousta qu’il auoit en son camp vn grand nombre de Romains complices de son entreprise tels que luy. Et pour montrer quel il estoit, s’estant faict apporter vn brasier, voit et souffrit griller et rostir son bras, iusques à ce que l’ennemy mesme en ayant horreur, commanda oster le brasier. Quoy, celuy qui ne daigna interrompre la lecture de son liure pendant qu’on l’incisoit ? Et celuy, qui s’obstina à se mocquer et à rire à l’enuy des maux, qu’on luy faisoit : de façon que la cruauté irritée des bourreaux qui le tenoyent, et toutes les inuentions des tourmens redoublez les vns sur les autres luy donnèrent gaigné ? Mais c’estoit vn Philosophe. Quoy ? vn gladiateur de Cæsar, endura tousiours riant qu’on luy sondast et detaillast ses playes. Quis mediocris gladiator ingemuit ? quis vultum mutauit vnquam ? Quis non modò stetit, verùm etiam decubuit turpiter ? Quis cùm decubuisset, ferrum recipere iussus, collum contraxit ? Meslons y les femmes. Qui n’a ouy parler à Paris de celle, qui se fit escorcher pour seulement en acquérir le teint plus frais d’vne nouuelle peau ? y en a qui se sont fait arracher des dents viues et saines, pour en former la voix plus molle, et plus grasse, ou pour les ranger en meilleur ordre. Combien d’exemples du mespris de la douleur auons nous en ce genre ? Que ne peuuent elles ? Que craignent elles, pour peu qu’il y ait d.’agencement à espérer en leur beauté ?

Vellere queis cura est albos à stirpe capillos,
Et faciem dempta pelle referre nouam.

J’en ay veu engloutir du sable, de la cendre, et se trauailler à point nommé de ruiner leur estomac, pour acquérir les pasles couleurs. Pour faire vn corps bien espagnole, quelle géhenne ne souffrent elles guindées et sanglées, auec de grosses coches sur les costez, iusques à la chair viue ? ouy quelques fois à en mourir.Il est ordinaire à beaucoup de nations de nostre temps, de se blesser à escient, pour donner foy à leur parole : et nostre Roy en recite des notables exemples, de ce qu’il en a veu en Poloigne, et en l’endroit de luy mesme. Mais outre ce que ie sçay en auoir esté imité en France par aucuns, quand ie veins de ces fameux Estats de Blois, i’auois veu peu auparauant vne fille en Picardie, pour tesmoigner l’ardeur de ses promesses, et aussi sa constance, se donner du poinçon, qu’elle portoit en son poil, quatre ou cinq bons coups dans le bras, qui luy faisoient craquetter la peau, et la saignoient bien en bon escient. Les Turcs se font de grandes escarres pour leurs dames : et afin que la merque y demeure, ils portent soudain du feu sur la playe, et l’y tiennent vn temps incroyable, pour arrester le sang, et former la cicatrice. Cents qui l’ont veu, l’ont escrit, et me l’ont iuré. Mais pour dix aspres, il se trouue tous les iours entre eux qui se donnera vne bien profonde taillade dans le bras, ou dans les cuisses. Ie suis bien ayse que les tesmoins nous sont plus à main, où nous en auons plus affaire. Car la chrestienté nous en fournit à suffisance. Et après l’exemple de nostre sainct guide, il y en a eu force, qui par deuotion ont voulu porter la croix. Nous apprenons par tesmoing tres-digne de foy, que le Roy S. Loys porta la hère iusques à ce que sur sa vieillesse, son confesseur l’en dispensa ; et que tous les Vendredis, il se faisoit battre les espaules par son prestre, de cinq chainettes de fer, que pour cet effet on portoit emmy ses besongues de nuict.Guillaume nostre dernier Duc de Guyenne, père de cette Alienor, qui transmit ce Duché aux maisons de France et d’Angleterre, porta les dix ou douze derniers ans de sa vie, continuellement vn corps de cuirasse, sous vn habit de religieux, par pénitence. Foulques Comte d’Anjou alla iusques en Ierusalem, pour là se faire foëter à deux de ses valets, la corde au col, deuant le sepulchre de nostre Seigneur. Mais ne voit-on encore tous les iours au Vendredy S. en diuers lieux vn grand nombre d’hommes et femmes se battre iusques à se déchirer la chair et percer iusques aux os ? Cela ay-ie veu souuent et sans enchantement. Et disoit-on, car ils vont masquez, qu’il y en auoit, qui pour de l’argent entreprenoient en cela de garantir la religion d’autruy ; par vn mespris de la douleur, d’autant plus grand, que plus peuuent les éguillons de la deuotion, que de l’auarice.Q. Maximus enterra son fils Consulaire : M. Cato le sien Preteur designé : et L. Paulus les siens deux en peu de iours, d’vn visage rassis, et ne portant nul tesmoignage de deuil. Ie disois en mes iours, de quelqu’vn en gossant, qu’il auoit choué la diuine iustice. Car la mort violente de trois grands enfants, luy ayant esté enuoyée en vn iour, pour vn aspre coup de verge, comme il est à croire : peu s’en fallut qu’il ne la print à faueur et gratification singulière du ciel. Ie n’ensuis pas ces humeurs monstrueuses : mais i’en ay perdu en nourrice, deux ou trois, sinon sans regret, au moins sans fascherie. Si n’est-il guère accident, qui touche plus au vif les hommes. Ie voy assez d’autres communes occasions d’affliction, qu’à peine sentiroyie, si elles me venoyent. Et en ay mesprisé quand elles me sont venues, de celles ausquelles le monde donne vue si atroce figure, que ie n’oserois m’en vanter au peuple sans rougir. Ex quo intelligitur, non in natura, sed in opinione esse ægritudinem.L’opinion est vue puissante partie, hardie, et sans mesure. Qui rechercha iamais de telle faim la seurté et le repos, qu’Alexandre et Cæsar ont faict l’inquiétude et les difficultez ? Terez le père de Sitalcez souloit dire que quand il ne faisoit point la guerre, il luy estoit aduis qu’il n’y auoit point différence entre luy et son pallefrenier. Caton Consul, pour s’asseurer d’aucunes villes en Espaigne, ayant seulement interdict aux habitants d’icelles, de porter les armes : grand nombre se tuèrent : Ferox gens, nullam vitam rati sine armis esse. Combien en sçauons nous qui ont fuy la douceur d’vne vie tranquille, en leurs maisons parmy leurs cognoissans, pour suiure l’horreur des desers inhabitables ; et qui se sont iettez à l’abiection, vilité, et mespris du monde, et s’y sont pleuz iusques à l’affectation ? Le Cardinal Borrome, qui mourut dernièrement à Milan, au milieu de la desbauche, à quoy le conuioyt et sa noblesse, et ses grandes richesses, et l’air de l’Italie, et sa ieunesse, se maintint en vne forme de vie si austère, que la mesme robbe qui luy seruoit en esté, luy seruoit en hyuer : n’auoit pour son coucher que la paille : et les heures qui luy restoyent des occupations de sa charge, il les passoit estudiant continuellement, planté sur ses genoux, ayant vn peu d’eau et de pain à costé de son liure : qui estoit toute la prouision de ses repas, et tout le temps qu’il y employoit.I’en sçay qui à leur escient ont tiré et proffit et auancement du cocuage, dequoy le seul nom effraye tant de gens.Si la veuë n’est le plus nécessaire de nos sens, il est au moins le plus plaisant : mais les plus plaisans et vtiles de noz membres, semblent estre ceux qui seruent à nous engendrer : toutesfois assez de gens les ont pris en hayne mortelle, pour cella seulement, qu’ils estoient trop aymables ; et les ont reiettez à cause de leur prix. Autant en opina des yeux, celuy qui se les creua.

Ce qui fait que nous supportons si impatiemment la douleur, c’est que nous ne sommes pas habitués à rechercher en notre âme notre principal contentement ; nous ne faisons pas assez fond sur elle, qui est la seule et souveraine maîtresse de notre condition ici-bas. Le corps n’a, sauf en plus ou en moins, qu’une manière d’être et de faire ; l’âme, sous des formes diverses très variées, soumet à elle, et d’après l’état dans lequel elle se trouve, les sensations du corps et tous autres accidents ; aussi faut-il l’étudier, chercher et éveiller en elle ses moyens d’action qui sont tout-puissants. Il n’y a pas de raison, de prescription, de force susceptibles de prévaloir contre ce vers quoi elle incline et qui a ses préférences. De tant de milliers de moyens qui sont à notre disposition, mettons-en un en jeu qui assure notre repos et notre conservation et nous serons non seulement à l’abri de toute atteinte, mais les offenses et les maux tourneront eux-mêmes, si bon lui semble, à notre avantage, et peut-être même nous en réjouirons-nous. Elle met tout indifféremment à profit ; l’erreur, les songes lui servent comme la réalité à nous protéger et à nous satisfaire. — Il est facile de reconnaître que c’est notre disposition d’esprit qui aiguise en nous la douleur et la volupté ; chez les animaux, sur lesquels l’esprit n’a pas action, les sensations du corps se manifestent naturellement, telles qu’elles se ressentent, et, par suite, sont à peu près uniformes dans chaque espèce, ainsi que cela se constate par la similitude qui existe dans la manière dont ils en agissent dans les divers actes qu’ils accomplissent. Si, sans intervenir, nous laissions à nos membres la liberté d’action qu’ils tiennent de la nature, il est à croire que nous nous en trouverions mieux, parce qu’elle leur a donné la notion exacte de la mesure à garder vis-à-vis de la volupté comme vis-à-vis de la douleur, sentiment qui doit être juste, cette notion étant la même pour tous. Mais puisque nous n’en tenons aucun compte, que nous en agissons au gré de nos fantaisies qui ne connaissent aucune règle, cherchons au moins à faire que ce soit de la façon la plus agréable pour nous. — Platon redoute de nous voir trop fortement aux prises avec la douleur et la volupté qui, d’après lui, rendraient l’âme trop dépendante du corps ; je crois plutôt qu’au contraire, elles l’en détachent et l’en affranchissent. De même que la fuite rend l’ennemi plus acharné à la poursuite, la douleur s’enorgueillit si elle arrive à nous faire trembler ; à l’égard de qui lui tient tête, elle est de bien meilleure composition ; résistons-lui donc et contenons-la ; en battant en retraite, nous laissant acculer, nous provoquons et attirons sur nous la ruine qui nous menace. Le corps, en se raidissant, est plus dispos à la résistance ; il en est de même de l’âme.

Mais passons aux exemples ; ils intéressent particulièrement les gens qui, comme moi, souffrent des reins. Nous verrons qu’il en est de la douleur comme des brillants qui prennent des teintes plus claires ou plus foncées selon le fond sur lequel ils sont sertis, et qu’elle n’occupe de place en nous que celle que nous lui faisons : « Plus ils se livrent à la douleur, plus elle a de prise sur eux (Saint Augustin). » — Nous ressentons plus vivement un coup de bistouri qui nous est donné par un chirurgien, que dix coups d’épée reçus dans la chaleur du combat. — Les douleurs de l’enfantement que les médecins et Dieu lui-même estiment grandes et que nous entourons de tant de cérémonie, chez certains peuples on n’y prête pas attention. Je laisse de côté les femmes de Sparte, mais chez les Suisses qui sont en nombre parmi nos gens de service, il n’y paraît pas, sinon que trottant à la suite de leurs maris, elles vont aujourd’hui portant suspendu à leur cou l’enfant qu’hier elles avaient dans le ventre. Ces Bohémiennes mal bâties, qui apparaissent parfois chez nous, vont elles-mêmes laver au cours d’eau le plus proche leur enfant qui vient de naître, et s’y baignent en même temps. Sans parler de tant de filles qui, tous les jours, mettent au monde clandestinement des enfants conçus également à la dérobée, cette belle et noble épouse de Sabinus, patricien romain, n’a-t-elle pas, pour ne pas compromettre le salut d’un autre, seule, sans secours, sans jeter un cri ni exhaler un gémissement, supporté l’enfantement de deux jumeaux ? — Un tout jeune garçon de Lacédémone qui a dérobé un renard et le tient caché sous son manteau, se laisse déchirer le ventre plutôt que de se trahir, redoutant plus la honte que lui vaudrait sa maladresse que nous ne craignons nous-mêmes la punition pour un semblable méfait. — Un autre présentant l’encens dans un sacrifice, pour ne pas apporter de trouble à la cérémonie, se laisse brûler jusqu’à l’os par un charbon ardent tombé dans la manche de son vêtement. — N’en cite-t-on pas un grand nombre qui, dans l’épreuve qu’imposaient les institutions de Lacédémone aux enfants de sept ans, se laissaient fouetter jusqu’à la mort, sans que leur physionomie accusât la moindre douleur ? Cicéron les a vus se battre par troupes à coups de poings, de pieds, de dents, luttant ainsi jusqu’à en perdre connaissance, plutôt que de s’avouer vaincus : « Jamais l’usage ne vaincra la nature, elle est invincible ; mais la mollesse, les délices, l’oisiveté, l’indolence, altèrent notre âme ; les opinions fausses et les mauvaises habitudes nous corrompent (Cicéron). »

Chacun connaît l’histoire de Scévola qui, s’étant introduit dans le camp ennemi pour en tuer le chef, n’y réussit point ; et qui, pour atteindre quand même son but de délivrer sa patrie, s’avisa d’une idée étrange. Confessant son projet à Porsenna, le roi qu’il avait voulu frapper, il ajouta pour l’effrayer que, dans le camp romain, ils étaient plusieurs tels que lui, résolus à entreprendre le coup qu’il avait manqué ; et, pour montrer quel homme il était, s’approchant d’un brasier, il y étendit le bras et souffrit sans broncher de le voir lentement consumer par le feu et l’y maintint jusqu’à ce que son ennemi lui-même, pénétré d’horreur, fît écarter le brasero. — Que dire de celui qui, pendant qu’on lui coupait un membre, ne daigna pas interrompre sa lecture ? — Et de cet autre, persistant à se moquer et à rire des tortures qu’on exerçait contre lui, au point que ses bourreaux exaspérés, après avoir inventé des tourments de plus en plus cruels pour triompher de sa constance, durent s’avouer vaincus ? il est vrai que c’était un philosophe ! — Un gladiateur de César ne cessa de plaisanter, tandis qu’on lui sondait ses plaies et qu’on les lui ouvrait : « Jamais le dernier des gladiateurs a-t-il gémi ou changé de visage ? Quel art dans sa chute même, pour en dérober la honte aux yeux du public ! Renversé enfin sous son adversaire et condamné par le peuple, a-t-il jamais détourné la tête, en recevant le coup mortel (Cicéron). »

Venons-en aux femmes. Qui n’a entendu parler de celle qui, à Paris, se fit enlever la peau dans le seul but qu’une nouvelle lui donnât un teint plus frais ? Il y en a qui se font arracher des dents saines, pleines de vie, pour que la voix en devienne plus douce et plus ample ou pour que la dentition en ait meilleure apparence. Combien d’exemples de mépris de la douleur n’avons-nous pas en ce genre ; de quoi ne sont-elles capables, que redoutent-elles pour peu qu’elles espèrent que leur beauté en profitera ! « Il s’en trouve qui prennent soin d’arracher leurs cheveux blancs et qui s’écorchent le visage pour se faire une nouvelle peau (Tiburce). » J’en ai vu avaler du sable, de la cendre et en arriver à se ruiner l’estomac pour se donner un teint pâle. Pour avoir la taille mince et élégante des Espagnoles, quelles tortures ne s’imposent-elles pas, guindées, sanglées, avec des éclisses sur les côtés qui mettent la chair à vif, si bien qu’il y en a quelquefois qui en meurent.

Chez beaucoup de peuples de notre époque, il arrive fréquemment que pour confirmer la véracité de ses paroles, on s’inflige volontairement des blessures. Notre roi en cite des cas qu’il a vus en Pologne, qui se sont produits pour attester des déclarations faites à lui-même. En dehors de faits semblables qui, à ma connaissance, ont eu lieu en France par imitation, peu avant que je ne revienne de ces fameux états de Blois, j’ai vu en Picardie une fille qui, pour affirmer la sincérité des promesses qu’elle avait faites et aussi sa fidélité, se donna, avec le poinçon qu’elle portait dans sa chevelure, quatre à cinq forts coups dans le bras, qui lui traversèrent la peau et la firent saigner abondamment. — Les Turcs se font de grandes estafilades en l’honneur de leurs dames ; et, pour que la trace en demeure, ils mettent aussitôt après le feu dans la plaie et l’y maintiennent un temps incroyable, tant pour arrêter l’écoulement du sang que pour que se forme une cicatrice ; des personnes qui l’ont vu, l’ont écrit et me l’ont affirmé par serment. Dans ce même pays, on voit tous les jours des gens qui, pour dix aspres, s’entaillent profondément soit le bras, soit la cuisse. — Je suis très aise, quand les témoignages abondent pour les choses qu’il importe le plus d’établir ; et ici, le christianisme nous en fournit de concluants. Après notre divin Guide combien, à son exemple et par dévotion, ont voulu porter la croix ! Des témoins très dignes de foi nous font connaître que le roi saint Louis porta constamment la haire, jusqu’à ce que, dans sa vieillesse, son confesseur le lui interdit ; et que, tous les vendredis, il se faisait flageller sur les épaules par un prêtre avec une discipline formée de cinq chaînettes en fer, qu’à cet effet on portait toujours dans son attirail de nuit.

Notre dernier duc de Guyenne, Guillaume, père de cette Éléonore qui transmit ce duché aux maisons de France et d’Angleterre, portait continuellement par pénitence, pendant les dix ou douze dernières années de sa vie, une cuirasse sous un habit de religieux. — Foulques, comte d’Anjou, alla jusqu’à Jérusalem, pour là, la corde au cou, se faire fouetter par deux de ses valets devant le sépulcre de Notre-Seigneur. — Ne voit-on pas chaque année, le vendredi saint, en divers lieux, nombre d’hommes, et de femmes se flagellant eux-mêmes, au point de se déchirer la peau et mettre les os à nu, spectacle dont j’ai été souvent témoin et qui ne m’a jamais séduit. Ces gens vont masqués et il en est, dit-on, parmi eux, qui se livrent à ces pratiques moyennant argent, comme œuvre pie pour le salut d’autrui ; ils font preuve d’un mépris de la douleur d’autant plus grand, que le fanatisme religieux est un stimulant autrement puissant que l’avarice.

Q. Maximus enterra son fils, personnage consulaire ; M. Caton enterra le sien, préteur désigné ; L. Paulus, les deux siens à peu de jours d’intervalle, sans que leurs visages reflétassent la moindre émotion, sans que rien témoignât de leur deuil. — Un jour, je disais de quelqu’un, en plaisantant, qu’il avait frustré la justice divine ; il avait, en un même jour, par un cruel coup du sort, comme on peut le croire, perdu de mort violente trois enfants déjà grands : peu s’en fallut qu’il ne considérât cet accident comme une faveur et une gratification particulières de la Providence. — Je ne suis pas pour ces sentiments hors nature ; j’ai perdu deux ou trois enfants qui, il est vrai, étaient encore en nourrice ; si je n’en ai pas été au comble de la douleur, ce n’a toujours pas été sans en éprouver du regret ; c’est du reste l’un des malheurs auxquels l’homme est le plus sensible. Il existe bien d’autres causes d’affliction qui se produisent communément et qui ne me toucheraient guère, si elles m’atteignaient. J’en ai méprisé qui me sont survenues, de celles que le monde considère tellement comme devant nous affecter profondément, que je n’oserais, sans rougir, me vanter en public de mon indifférence : « D’où l’on peut voir que l’affliction n’est pas un effet de la nature, mais de l’opinion (Cicéron). »

L’opinion est en effet une puissance qui ose tout et ne garde aucune mesure. Qui rechercha jamais la sécurité et le repos avec plus d’avidité qu’Alexandre et César n’en mirent à rechercher l’inquiétude et les difficultés ? — Terez, père de Sitalcez, disait souvent que lorsqu’il ne faisait pas la guerre, il lui semblait qu’il n’y avait pas de différence entre lui et son palefrenier. — Étant consul, Caton, pour assurer la soumission de certaines villes en Espagne, interdit à leurs habitants de porter des armes ; à la suite de cette défense, un grand nombre se tuèrent : « Nation féroce qui ne croyait pas qu’on pût vivre sans combattre (Tite Live). » — Combien en savons-nous qui ont renoncé aux douceurs d’une vie tranquille, chez eux, au milieu de leurs amis et connaissances, pour aller vivre dans d’horribles déserts inhabitables ; d’autres, qui ont adopté un genre de vie abject, dégradant, où ils affichent le mépris du monde et affectent de s’y complaire. Le cardinal Borromée, qui est mort dernièrement à Milan, auquel sa noblesse, son immense fortune, le climat de l’Italie, sa jeunesse permettaient de se donner tant de jouissances, vécut constamment avec tant d’austérité que la même robe lui servait en hiver comme en été ; il ne couchait que sur la paille ; et les heures que les devoirs de sa charge lui laissaient libres, il les passait à genoux, étudiant continuellement, ayant près de son livre un peu d’eau et de pain : c’était tout ce dont se composaient ses repas et tout le temps qu’il y donnait.

J’en sais qui, en parfaite connaissance de cause, ont tiré profit et avancement de l’infidélité de leurs femmes, dont l’idée seule est, pour tant de gens, un sujet d’effroi.

Si la vue n’est pas le plus nécessaire de nos sens, c’est du moins celui auquel nous devons le plus d’agrément ; et de tous nos organes, ceux qui concourent à la génération semblent être les plus utiles et ceux qui nous procurent le plus de plaisir ; certaines gens cependant leur en veulent mortellement, uniquement en raison de ces satisfactions ineffables que nous leur devons, et ils les sacrifient par cela même qu’ils ont plus de prix. C’est probablement un raisonnement analogue que se tint celui qui se creva volontairement les yeux.

La plus commune et plus saine part des hommes, tient à grand heur l’abondance des enfants : moy et quelques autres, à pareil heur le défaut. Et quand on demande à Thaïes pourquoy il ne se marie point : il respond, qu’il n’ayme point à laisser lignée de soy.Que nostre opinion donne prix aux choses ; il se void par celles en grand nombre, ausquelles nous ne regardons pas seulement, pour les estimer : ains à nous. Et ne considérons ny leurs qualitez, ny leurs vtilitez, mais seulement nostre coust à les recouurer : comme si c’estoit quelque pièce de leur substance : et appellons valeur en elles, non ce qu’elles apportent, mais ce que nous y apportons. Sur quoy ie m’aduise, que nous sommes grands mesnagers de nostre mise. Selon qu’elle poise, elle sert, de ce mesmes qu’elle poise. Nostre opinion ne la laisse iamais courir à faux fret. L’achat donne filtre au diamant, et la difficulté à la vertu, et la douleur à la deuotion, et l’aspreté à la médecine. Tel pour arriuer à la pauureté ietta ses escus en cette mesme mer, que tant d’autres fouillent de toutes pars pour y pescher des richesses. Epicurus dit que l’estre riche n’est pas soulagement, mais changement d’affaires. De vray, ce n’est pas la disette, c’est plustost l’abondance qui produict l’auarice. Ie veux dire mon expérience autour de ce subiect.I’ay vescu en trois sortes de condition, depuis estre sorty de l’enfance. Le premier temps, qui a duré près de vingt années, ie le passay, n’aiant autres moyens, que fortuites, et despendant de l’ordonnance et secours d’autruy, sans estât certain et sans prescription. Ma despence se faisoit d’autant plus allègrement et auec moins de soing, qu’elle estoit toute en la témérité de la fortune. Ie ne fu iamais mieux. Il ne m’est oncques auenu de trouuer la bource de mes amis close : m’estant enioint au delà de toute autre nécessité, la nécessité de ne faillir au terme que i’auoy prins à m’acquiter, lequel ils m’ont mille fois alongé, voyant l’effort que ie me faisoy pour leur satisfaire : en manière que l’en rendoy vue loyauté mesnagere, et aucunement piperesse. Ie sens naturellement quelque volupté à payer ; comme si ie deschargeois mes espaules d’vn ennuyeux poix, et de cette image de seruitude. Aussi qu’il y a quelque contentement qui me chatouille à faire vue action iuste, et contenter autruy. I’excepte les payements où il faut venir à marchander et conter : car si ie ne trouue à qui en commettre la charge, ie les esloigne honteusement et iniurieusement tant que ie puis, de peur de cette altercation, à laquelle et mon humeur et ma forme de parler est du tout incompatible. Il n’est rien que ie haysse comme à marchander : c’est vn pur commerce de trichoterie et d’impudence. Apres vne heure de débat et de barguignage, l’vn et l’autre abandonne sa parolle et ses sermens pour cinq sous d’amendement. Et si empruntons auec desaduantage. Car n’ayant point le cœur de requérir en présence, l’en renuoyois le hazard sur le papier, qui ne fait guère d’effort, et qui preste grandement la main au refuser. Ie me remettois de la conduite de mon besoing plus gayement aux astres, et plus librement que ie n’ay faict depuis à ma prouidence et à mon sens. La plus part des mesnagers estiment horrible de viure ainsin en incertitude ; et ne s’aduisent pas, premièrement, que la plus part du monde vit ainsi. Combien d’honnestes hommes ont reietté tout leur certain à l’abandon, et le font tous les iours, pour cercher le vent de la faneur des Roys et de la fortune ? Cæsar s’endebta d’vn million d’or outre son vaillant, pour deuenir Cæsar. Et combien de marchans commencent leur trafique par la vente de leur métairie, qu’ils enuoyent aux Indes.

Tot per impotentia freta !

En vne si grande siccité de deuotion, nous auons mille et mille Collèges, qui la passent commodément, attendans tous les iours de la libéralité du Ciel, ce qu’il faut à eux disner.Secondement, ils ne s’aduisent pas, que cette certitude, sur laquelle ils se fondent, n’est guère moins incertaine et hazardeuse que le hazard mesme. Ie voy d’aussi près la misère au delà de deux mille escus de rente, que si elle estoit tout contre moy. Car outre ce que le sort a dequoy ouurir cent brèches à la pauureté au trauers de nos richesses, n’y ayant souuent nul moyen entre la suprême et infime fortune,

Fortuna vitrea est : tum, quum splendet, frangitur ;

et enuoyer cul sur pointe toutes nos deffences et leuées ; ie trouue que par diuerses causes, l’indigence se voit autant ordinairement logée chez ceux qui ont des biens, que chez ceux qui n’en ont point : et qu’à l’auanture est elle aucunement moins incommode, quand elle est seule, que quand elle se rencontre en compagnie des richesses. Elles viennent plus de l’ordre, que de la receple : Faber est suæ quisque fortunæ. Et me semble plus misérable vn riche malaisé, nécessiteux, affaireux, que celuy qui est simplement pauure. In diuitiis inopes, quod genus egestatis grauissimum est. Les plus grands Princes et plus riches, sont par pauureté et disette poussez ordinairement à l’extrême nécessité. Car en est-il de plus extrême, que d’en deuenir tyrans, et iniustes vsurpateurs des biens de leurs subiets ?Ma seconde forme, ç’a esté d’auoir de l’argent. À quoy m’estant prins, i’en fis bien tost des reserues notables selon ma condition : n’estimant pas que ce fust auoir, sinon autant qu’on possède outre sa despence ordinaire : ny qu’on se puisse fier du bien, qui est encore en espérance de recepte, pour claire qu’elle soit. Car quoy, disoy-ie, si i’estois surpris d’vn tel, ou d’vn tel accident ? Et à la suitte de ces vaines et vitieuses imaginations, i’allois faisant l’ingénieux à prouuoir par cette superflue reserue à tous inconueniens. Et sçauois encore respondre à celuy qui m’alleguoit que le nombre des inconueniens estoit trop inflny ; que si ce n’estoit à tous, c’estoit à aucuns et plusieurs. Cela ne se passoit pas sans pénible sollicitude. I’en faisoy vn secret : et moy, qui ose tant dire de moy, ne parloy de mon argent, qu’en mensonge : comme font les autres, qui s’appauurissent riches, s’enrichissent pauures : et dispensent leur conscience de tesmoigner iamais sincèrement de ce qu’ils ont. Ridicule et honteuse prudence. Allois-ie en voyage ? il ne me sembloit estre iamais suffisamment pourueu : et plus ie m’estois chargé de monnoye, plus aussi ie m’estois charge de crainte : tantost de la seurté des chemins, tantost de la fidélité de ceux qui conduisoyent mon bagage : duquel, comme d’autres que ie cognois, ie ne m’asseurois iamais assez, si ie ne l’auois deuant mes yeux. Laissoy-ie ma boyte chez moy ? combien de soupçons et pensements espineux, et qui pis est incommunicables ? I’auois tousiours l’esprit de ce costé. Tout compté, il y a plus de peine à garder l’argent qu’à l’acquérir. Si ie n’en faisois du tout tant que l’en dis, au moins il me coustoit à m’empescher de le faire. De commodité, l’en tirois peu ou rien. Pour auoir plus de moyen de despense, elle ne m’en poisoit pas moins. Car, comme disoit Bion, autant se fâche le cheuelu comme le chauue, qu’on luy arrache le poil. Et depuis que vous estes accoustumé, et auez planté vostre fantasie sur certain monceau, il n’est plus à vostre seruice : vous n’oseriez l’escorner. C’est vn bastiment qui, comme il vous semble, croullera tout, si vous y touchez : il faut que la nécessité vous prenne à la gorge pour l’entamer. Et au parauant i’engageois mes bardes, et vendois vn cheual, auec bien moins de contrainte et moins enuis, que lors ie ne faisois bresche à cette bource fauorie, que ie tenois à part. Mais le danger estoit, que mal aysément peut-on establir bornes certaines à ce désir (elles sont difficiles à trouuer, es choses qu’on croit bonnes) et arrester vn poinct à l’espargne : on va tousiours grossissant cet amas, et l’augmentant d’vn nombre à autre, iusquès à se priuer vilainement de la iouyssance de ses propres biens : et l’establir toute en la garde, et n’en vser point. Selon cette espèce d’vsage, ce sont les plus riches gents du monde, ceux qui ont charge de la garde des portes et murs d’vne bonne ville. Tout homme pecunieux est auaricieux à mon gré. Platon renge ainsi les biens corporels ou humains : la santé, la beauté, la force, la richesse : Et la richesse, dit-il, n’est pas aueugle, mais tresclair-voyante, quand elle est illuminée par la prudence. Dionysius le fils, eut bonne grâce. On l’aduertit que l’vn de ses Syracusains auoit caché dans terre vn thresor ; il luy manda de le luy apporter ; ce qu’il fit, s’en reseruant à la desrobbée quelque partie ; auec laquelle il s’en alla en vue autre ville, où ayant perdu cet appétit de thesaurizer, il se mit à viure plus libéralement. Ce qu’entendant Dionysius, luy fit rendre le demeurant de son thresor ; disant que puis qu’il auoit appris à en sçauoir vser, il le luy rendoit volontiers.

Est-ce un bien ou non d’avoir beaucoup d’enfants ? — Le commun des hommes, et en particulier ceux dont les idées sont les plus saines, considèrent comme un grand bonheur d’avoir de nombreux enfants ; moi et quelques autres estimons que le bonheur est de n’en avoir pas ; je me range en cela à l’avis de Thalès, auquel on demandait pourquoi il ne se mariait pas et qui répondit : « Je ne tiens pas à laisser de rejetons après moi. »

L’opinion que nous en avons fait seule le prix des choses. — L’opinion que nous en avons fait seule le prix des choses. Cela se voit par le grand nombre de celles que nous n’examinons même pas pour nous rendre compte de ce qu’elles valent ; c’est nous, et non elles, que nous examinons. Nous ne considérons ni leurs qualités, ni leur utilité, mais seulement ce qu’elles nous coûtent pour nous les procurer, comme si ce que nous en donnons était partie intégrante d’elles-mêmes ; et la valeur que nous leur attribuons se mesure non aux services qu’elles peuvent rendre, mais à ce que nous avons donné pour les avoir. Cela me porte à trouver que nous en usons d’une bien singulière façon ; nous ne prisons chaque chose qu’autant qu’elle nous a coûté cher et en proportion de ce qu’elle coûte ; jamais non plus nous ne laissons tomber en discrédit ce à quoi nous attachons de la valeur : c’est son prix d’achat qui fait la valeur du diamant ; la vertu s’apprécie par les difficultés à surmonter pour y atteindre ; notre dévotion se mesure aux rigueurs que nous nous imposons ; nous jugeons d’un médicament par l’amertume qu’il nous cause. Il en est qui pour arriver à la pauvreté jettent leurs écus dans cette même mer que tant d’autres fouillent de toutes parts pour y trouver la richesse. — Épicure a dit : « Être riche, ce n’est pas être soulagé de nos préoccupations, mais seulement les échanger contre d’autres », et, en vérité, ce n’est pas la disette, mais bien l’abondance qui engendre l’avarice. Voici ce qu’à ce sujet me suggère ma propre expérience.

Comment Montaigne réglait ses dépenses, alors qu’il n’était pas encore maître de ses biens. — Mon existence, au sortir de l’enfance, a présenté trois phases. La première a duré près de vingt années, durant lesquelles je n’ai joui que de ressources aléatoires, dépendant des autres et de l’assistance que j’en recevais, sans revenus fixes, sans budget arrêté à l’avance. Je dépensais avec d’autant plus de désinvolture et moins d’attention, que je ne pouvais que me laisser aller aux hasards de la fortune. Jamais je ne me suis mieux trouvé ; jamais la bourse de mes amis ne m’a été fermée ; je m’étais du reste imposé de ne jamais être en défaut, quels que fussent mes autres besoins, pour payer mes dettes aux époques convenues ; et, voyant la bonne volonté que j’apportais à me libérer, mille fois ces délais m’ont été prolongés ; de la sorte, ma loyauté m’a rendu économe et je n’ai jamais trompé personne. — M’acquitter de ce que je dois, est en quelque sorte pour moi un plaisir ; c’est comme si je me déchargeais d’un fardeau gênant qui me fait l’image de la servitude, d’autant que j’éprouve du contentement à faire ce que je crois juste et à contenter autrui. J’en excepte toutefois quand il faut marchander et compter ; si je suis dans cette nécessité et que je ne puisse en donner commission à un autre, honteusement et bien à tort, je diffère autant que cela m’est possible les paiements à faire dans ces conditions, par peur de ces débats auxquels ni mon tempérament, ni la forme de mon langage ne se prêtent. Je ne hais rien tant que marchander ; c’est un assaut de tricheries et d’impudences où, après une heure de discussions et d’hésitations, chacun transige avec sa parole et ses affirmations réitérées ; et cela, pour cinq sous de plus ou de moins. — J’éprouvais aussi de la difficulté quand j’avais à emprunter ; n’ayant pas grand cœur à faire semblable demande de vive voix, j’en courais la chance par écrit, ce qui est moins pénible, et rend le refus beaucoup plus facile. — Je m’en remettais plus volontiers et avec plus d’insouciance à ma bonne étoile de la satisfaction de mes besoins, que je n’ai fait depuis quand la prévoyance et la raison s’en sont mêlées. La plupart des gens qui ont des affaires à gérer, ont horreur de vivre dans cette continuelle incertitude : D’abord, ils ne réfléchissent pas que la plupart des hommes vivent de la sorte ; combien de fort honnêtes gens ont laissé à l’abandon des biens dont il leur suffisait de jouir, et il en est ainsi tous les jours, pour aller chercher fortune près des rois ou de par le monde ! Pour devenir César, outre qu’il dépensa son patrimoine, César s’endetta d’un million en monnaie d’or. Combien de marchands débutent dans le commerce en vendant leur métairie qui, ainsi transformée, prend le chemin des Indes, « à travers tant de mers orageuses (Catulle) » ! Au temps actuel où la dévotion se fait si rare, mille et mille congrégations n’en vivent-elles pas moins fort commodément, bien qu’attendant chaque jour des libéralités de la Providence ce qu’il leur faut pour dîner ?

L’indigence peut subsister chez le riche comme elle existe chez le pauvre. — En second lieu, ces gens d’ordre ne songent pas que ce qu’ils considèrent comme assuré, n’est guère moins incertain et hasardeux que le hasard lui-même. Avec plus de deux mille écus de rente, je suis aussi près de la misère que si je la côtoyais ; car, outre que le sort a cent moyens de faire brèche à travers les richesses pour livrer accès à la pauvreté, et souvent il n’y a pas de moyen terme possible entre une fortune excessive et une extrême misère : « La fortune est de verre ; plus elle brille, plus elle est fragile (P. Syrus) », outre qu’il a toute facilité pour renverser sens dessus dessous et rendre inutiles toutes les défenses que nous pouvons élever pour nous protéger, je trouve que l’indigence existe, la plupart du temps, autant chez ceux qui possèdent que chez ceux qui n’ont rien ; j’irai même jusqu’à dire que lorsqu’elle est seule, elle est peut-être moins incommode que lorsqu’elle se rencontre en compagnie de richesses. Celles-ci résultent moins des revenus que l’on a, que de l’ordre que l’on met à les administrer : « Chacun est l’artisan de sa fortune (Salluste) » ; et un riche qui est gêné, nécessiteux, qui a des embarras, est, à mon avis, plus misérable que celui qui est tout simplement pauvre : « L’indigence au sein de la richesse est la plus lourde des pauvretés (Sénèque). » — Les plus grands princes, ceux mêmes qui sont les plus riches, quand l’argent leur fait défaut, que leurs ressources sont épuisées, sont le plus ordinairement entraînés aux pires extrémités, car y en a-t-il de pires que de donner dans la tyrannie et de s’emparer injustement des biens de ses sujets ?

Être riche est un surcroît d’embarras, on est bientôt en proie à l’avarice et à ses tourments. — La seconde phase de mon existence s’est produite quand j’ai eu de l’argent. Y ayant pris goût, je ne tardai pas à me créer des réserves importantes pour ma situation, estimant que seul ce qui excède sa dépense ordinaire, constitue un avoir, et qu’on ne saurait se tenir assuré de la possession de biens qui ne sont qu’en espérances, si fondées qu’elles paraissent ; car, me disais-je, qu’arriverait-il si j’étais surpris par tel ou tel accident ? Le résultat de ces pensées vaines et malsaines fut que je m’ingéniai, par la création de cette réserve superflue, à me prémunir contre toute fâcheuse éventualité ; et, à qui me faisait observer que ces éventualités sont en nombre trop infini pour qu’il soit possible d’y parer, je savais fort bien répondre que si je ne pouvais me garder de toutes, je me gardais du moins contre un certain nombre et plus particulièrement contre certaines. — Cela ne se passait pas sans me causer des préoccupations, j’en gardais le secret, et moi qui parle si librement de ce qui me touche, ne disais pas la vérité quand il était question de l’argent que je pouvais avoir ; j’en agissais comme bien d’autres qui, riches, se font plus pauvres qu’ils ne sont ; ou qui, pauvres, exagèrent ce qu’ils ont et ne se font nullement un cas de conscience de toujours tromper sur ce qu’ils possèdent, ce qui est le fait d’une prudence aussi ridicule que honteuse ! — Allais-je en voyage ? il me semblait n’être jamais suffisamment pourvu ; et plus forte était la somme que j’avais emportée, plus j’étais soucieux, tantôt de la sécurité des routes, tantôt de la fidélité des gens qui conduisaient mes bagages, sur le compte desquels, comme tant d’autres de ma connaissance, je n’étais rassuré que lorsque je les avais sous les yeux. Laissais-je mon coffre à argent chez moi, que de soupçons et d’inquiétudes et, qui pis est, que je ne pouvais communiquer à personne ; j’avais toujours l’esprit de ce côté. Tout compte fait, veiller sur son argent cause plus de peine que l’acquérir. Lorsque je n’en faisais pas autant que je dis, il ne m’en coûtait pas moins pour me retenir de le faire. — D’agrément, j’en avais peu ou pas ; de ce que j’avais le moyen de dépenser davantage, je n’y regardais pas moins qu’avant ; car, ainsi que le dit Bion : « Celui qui a une épaisse chevelure se fâche autant que le chauve, quand on lui arrache un cheveu » ; du moment que l’habitude est prise, que vous vous êtes mis dans l’idée d’avoir un pécule déterminé, vous n’en disposez plus, vous n’osez l’écorner ; c’est une construction qui, vous semble-t-il, croulera si vous y touchez ; il faut que vous y soyez contraint par la nécessité pour vous décider à l’entamer. Avant, quand j’engageais mes bardes ou vendais un cheval, c’était bien moins à mon corps défendant et à contre-cœur qu’alors qu’il me fallait faire brèche à cette bourse favorite que je tenais si soigneusement à part. — Mais le danger était qu’il est malaisé d’assigner à cette manie de thésauriser des limites précises (il en est toujours ainsi des choses que l’on croit bonnes) et de s’arrêter dans cette voie. On va toujours grossissant ce que l’on a amassé, le fixant à une somme de plus en plus élevée, au point d’en arriver à se priver peu honorablement de la jouissance de ses propres biens, de la faire uniquement consister à thésauriser et de n’en pas user. À ce procédé, les gens les plus riches du monde seraient ceux qui ont charge de veiller aux portes et sur les remparts d’une ville de quelque importance. Tout homme qui a beaucoup d’argent comptant est, à mon avis, porté à l’avarice. Platon classe ainsi les biens corporels dévolus à l’homme : la santé, la beauté, la force, la richesse ; et, dit-il, la richesse n’est pas aveugle : éclairée par la prudence, elle est très clairvoyante. — Denys le jeune, un jour, eut un trait d’esprit : Averti qu’un de ses Syracusains avait enfoui un trésor dans la terre pour l’y tenir caché, il lui manda de l’apporter. Celui-ci obéit, non sans en avoir, en cachette, prélevé une partie avec laquelle il alla s’établir dans une autre ville. Sa mésaventure lui avait fait perdre le goût de thésauriser et il se mit à vivre largement. La nouvelle en parvint à Denys, qui lui fît restituer le reste de son trésor, lui disant qu’il le lui rendait volontiers, maintenant qu’il avait appris à en user.

Ie fus quelques années en ce point. Ie ne scay quel bon dæmon m’en ietta hors tres-vtilement, comme le Syracusain ; et m’enuoya toute cette con- scrue à l’abandon : le plaisir de certain voyage de grande despence, ayant mis au pied cette sotte imagination. Par ou ie suis retombé à vne tierce sorte de vie, ie dis ce que l’en sens, certes plus plaisante beaucoup et plus réglée. C’est que ie fais courir ma despence quand et quand ma recepte ; tantost l’vne deuance, tantost l’autre : mais c’est de peu qu’elles s’abandonnent. Ie vis du iour à la iournée, et me contente d’auoir dequoy suffire aux besoings presens et ordinaires : aux extraordinaires toutes les prouisions du monde n’y sçauroyent suffire. Et est follie de s’attendre que fortune elle mesmes nous arme iamais suffisamment contre soy. C’est de noz armes qu’il la faut combattre. Les fortuites nous trahiront au bon du faict. Si l’amasse, ce n’est que pour l’espérance de quelque voisine emploite ; et non pour acheter des terres, dequoy ie n’ay que faire, mais pour acheter du plaisir. Non esse cupidum, pecunia est ; non esse emacem, vectigal est. Ie n’ay ny guère peur que bien me faille, ny nul désir qu’il m’augmente. Diuitiarum fructus est in copia ; copiam declarat satietas. Et me gratifie singulièrement que cette correction me soit arriuée en vn aage naturellement enclin à l’auarice, et que ie me vois desfaict de cette folie si commune aux vieux, et la plus ridicule de toutes les humaines folies.Feraulez, qui auoit passé par les deux fortunes, et trouué que l’accroist de cheuance, n’estoit pas accroist d’appétit, au boire, manger, dormir, et embrasser sa femme : et qui d’autre part, sentoit poiser sur ses espaules l’importunité de l’œconomie, ainsi qu’elle faict à moy ; délibéra de contenter vn ieune homme pauure, son fîdele amy, abboyant après les richesses ; et luy feit présent de toutes les siennes, grandes et excessiues, et de celles encor qu’il estoit en train d’accumuler tous les iours par la libéralité de Cyrus son bon maistre, et par la guerre : moyennant qu’il prinst la charge de l’entretenir et nourrir honnestement, comme son hoste et son amy. Ils vescurent ainsi depuis tres-heureusement : et esgalement contents du changement de leur condition.Voyla vn tour que i’imiterois de grand courage. Et loue grandement la fortune d’vn vieil Prélat, que ie voy s’estre si purement demis de sa bourse, et de sa recepte, et de sa mise, tantost à vn seruiteur choisi, tantost à vn autre, qu’il a coule vn long espace d’années, autant ignorant cette sorte d’affaires de son mesnage, comme vn estranger. La fiance de la bonté d’autruy, est un non léger tesmoignage de la bonté propre ; partant la fauorise Dieu volontiers. Et pour son regard, ie ne voy point d’ordre de maison, ny plus dignement ny plus constamment conduit que le sien. Heureux, qui ait réglé à si iuste mesure son besoin, que ses richesses y puissent suffire sans son soing et empeschement : et sans que leur dispensation ou assemblage, interrompe d’autres occupations, qu’il suit, plus conuenables, plus tranquilles, et selon son cœur.L’aisance donc et l’indigence despendent de l’opinion d’vn chacun, et non plus la richesse, que la gloire, que la santé, n’ont qu’autant de beauté et de plaisir, que leur en preste celuy qui les possède. Chascun est bien ou mal, selon qu’il s’en trouue. Non de qui on le croid, mais qui le croid de soy, est content : et en cella seul la créance se donne essence et vérité. La fortune ne nous fait ny bien ny mal : elle nous en offre seulement la matière et la semence : laquelle nostre ame, plus puissante qu’elle, tourne et applique comme il luy plaist : seule cause et maistresse de sa condition heureuse ou malheureuse. Les accessions externes prennent saueiir et couleur de l’interne constitution : comme les accoustrements nous eschauffent non de leur chaleur, mais de la nostre, laquelle ils sont propres à couuer et nourrir : qui en abrieroit vn corps froid, il en tireroit mesme seruice pour la froideur ? ainsi se conserue la neige et la glace. Certes tout en la manière qu’à vn fainéant l’estude sert de tourment, à vn yurongne l’abstinence du vin, la frugalité est supplice au luxurieux, et l’exercice géhenne à vn homme délicat et oisif : ainsin en est-il du reste. Les choses ne sont pas si douloureuses, ny difficiles d’elles mesmes : mais nostre foiblesse et lascheté les fait telles. Pour iuger des choses grandes et haultes, il faut un’ame de mesme, autrement nous leur attribuons le vice, qui est le nostre. Vn auiron droit semble courbe en l’eau. Il n’importe pas seulement qu’on voye la chose, mais comment on la voye.

Or sus, pourquoy de tant de discours, qui persuadent diuersement les hommes de mespriser la mort, et de porter la douleur, n’en trouuons nous quelcun qui face pour nous ? Et de tant d’espèces d’imaginations qui l’ont persuadé à autruy, que chacun n’en applique il à soy vn le plus selon son humeur ? S’il ne peut digérer la drogue forte et abstersiue, pour desraciner le mal, au moins qu’il la prenne lenitiue pour le soulager. Opinio est quædam effeminata ac leuis : nec in dolore magis, quàm eadem in voluptate : qua, quum liquescimus fluimusque mollitia, apis aculeum sine clamore ferre nonpossumus… Totum in eo est, vt tibi imperes. Au demeurant on n’eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure l’aspreté des douleurs, et humaine foiblesse. Car on la contraint de se reietter à ces inuincibles répliques : S’il est mauuais de viure en nécessite, au moins de viure en nécessité, il n’est aucune nécessité. Nul n’est mal long temps qu’à sa faute. Qui n’a le cœur de souffrir ny la mort ny la vie ; qui ne veut ny résister ni fuir, que luy feroit-on ?

Vivre au jour le jour, suivant ses revenus, sans trop se préoccuper de l’imprévu, est le parti le plus sage. — Je demeurai ainsi quelques années, ne songeant qu’à économiser. Je ne sais quel bon démon me conduisit, comme il arriva au Syracusain, à très heureusement changer de manière et fit que j’abandonnai complètement cet esprit de conservation et d’économie ; ce fut au plaisir que j’éprouvai d’un certain voyage qui m’occasionna une grande dépense que je dus de renoncer à cette sotte façon de faire. J’en vins ainsi à un troisième mode de vie, certainement beaucoup plus agréable et plus normal (c’est du moins l’effet qu’il me produit), laissant dépenses et recettes aller d’elles-mêmes, tantôt l’une devançant l’autre et inversement, mais toujours sans différence sensible. Je vis de la sorte au jour le jour, me contentant d’avoir de quoi suffire aux besoins du moment et aux dépenses prévues ; quant à l’imprévu, toutes les prévisions du monde ne pourraient y suffire ; et c’est folie de penser que de ses propres mains la fortune nous armera suffisamment contre elle-même ; c’est avec nos seuls moyens qu’il faut la combattre ; toute arme d’occasion nous trahira au moment critique. — Si maintenant j’amasse, ce n’est plus que parce que j’ai en vue une dépense prochaine ; non pour acheter des terres, je n’en ai que faire, mais pour me procurer de l’agrément : « C’est être riche que de n’être pas avide de richesses ; c’est un revenu, que de se dispenser d’acheter (Cicéron). » Je ne crains guère que mes revenus viennent à me faire défaut et n’ai pas le désir de les accroître : « Le fruit des richesses est dans l’abondance, et l’abondance amène la satiété (Cicéron). » Je me félicite grandement de m’être corrigé de mon penchant à l’avarice à un âge où on y est naturellement enclin, et de m’être défait de cette folie, la plus ridicule des folies humaines, si commune aux vieillards.

Féraulez, qui avait passé par ces deux degrés de fortune, trouvant qu’à l’accroissement de ses biens n’avait pas correspondu un accroissement semblable dans ses appétits pour boire, manger, dormir et caresser sa femme, et d’autre part les ennuis qu’entraînait l’administration de ces biens (ennuis que j’éprouve moi aussi) lui pesant grandement, se résolut à faire un heureux d’un jeune homme pauvre, ami fidèle qui rêvait de devenir riche. Il lui fit don de tous ses biens qui étaient considérables, excessifs même et, en surplus, de tout ce dont chaque jour il les augmentait par la guerre et grâce aux libéralités de Cyrus son maître, qui était plein de bonté à son égard, sous condition qu’il se chargeât de l’entretenir et de le nourrir très honorablement en qualité d’hôte et d’ami. À partir de ce moment, ils vécurent très heureux en cet état, également satisfaits tous deux des changements que ce marché avait introduits dans leurs existences.

Voilà une façon de faire que j’imiterais très volontiers ; et je loue beaucoup le sage parti pris par un vieux prélat que je connais, qui remet simplement sa bourse, ses revenus et le soin de son entretien à un serviteur choisi, tantôt à l’un, tantôt à un autre, et qui a vécu doucement ainsi de longues années, aussi ignorant de ses affaires domestiques qu’un étranger. La confiance dans les bons sentiments des autres est un indice assez sûr que ces sentiments sont vôtres, c’est pourquoi elle nous vaut la faveur divine ; c’est peut-être à cela que ce prélat dut d’avoir la maison la mieux administrée, marchant toujours sans à-coups. Heureux celui qui règle si exactement ses besoins, que ses richesses y suffisent sans être pour lui un sujet de préoccupation ou d’empêchement, sans que leur répartition ou leur recouvrement soit une entrave à ses autres occupations plus conformes à ses goûts et auxquelles il peut ainsi s’adonner plus convenablement et plus tranquillement.

Les biens ne sont donc pas plus réels que les maux, les uns comme les autres ne sont tels que par l’appréciation que nous en portons. — Aisance et indigence dépendent donc de l’opinion que chacun s’en fait ; la richesse, pas plus que la gloire, que la santé, n’ont d’attrait et ne causent de plaisir qu’autant que leur en prête celui qui les possède. Chacun est bien ou mal en ce monde, suivant ce que lui-même en pense : est content, celui qui se croit satisfait et non celui que les autres jugent tel ; la croyance qu’on en a, fait seule que cela peut être et est en réalité. La fortune ne nous fait ni bien ni mal ; elle se borne à nous fournir les éléments du bien et du mal et possibilité de les mettre en œuvre, ce qui est l’affaire de notre âme qui, plus puissante que la fortune, triture ces matériaux et en tire le parti qui lui plaît, se trouvant ainsi être seule cause et maîtresse de notre condition bonne ou mauvaise. Les effets que nous ressentons des choses en dehors de nous qui nous touchent et la manière dont elles nous apparaissent, dépendent de nos dispositions intimes, de même que nos habits nous réchauffent du fait, non de la chaleur qui leur est propre, mais de la nôtre qu’ils conservent et développent ; qui en couvrirait un corps froid, arriverait à un résultat analogue mais inverse ; c’est de la sorte que se conservent la neige et la glace. Toute chose dépend de la manière dont on l’envisage : ne voit-on pas l’étude être un sujet de tourment pour un fainéant ; un ivrogne souffrir de la privation de vin ; la frugalité être un supplice pour un débauché ; l’exercice, une torture pour un homme délicat et oisif, et ainsi du reste ? Les choses ne sont pas si douloureuses et si difficiles par elles-mêmes ; c’est notre faiblesse et notre lâcheté qui les rendent telles. Pour juger de celles qui sont élevées et ont de la grandeur, il faut une âme qui ait ces qualités, sinon nous leur attribuons nos propres défauts ; un aviron est droit et pourtant, quand il plonge dans l’eau, il semble courbe ; il ne suffit pas de voir, il faut encore se rendre compte des conditions dans lesquelles on voit.

En somme il faut savoir se commander, et il nous est toujours loisible de mettre fin à ce que nous envisageons comme des maux quand ils nous deviennent intolérables. — Au surplus, pourquoi, parmi tant de raisonnements qui, de tant de manières diverses, prouvent que l’homme doit mépriser la mort et surmonter la douleur, n’en est-il pas un qui nous convainque ? Pourquoi parmi tant d’arguments que d’autres ont admis, n’en pouvons-nous trouver qui, selon notre tempérament, nous persuadent également ? Que celui qui ne peut digérer la drogue énergique et détersive susceptible de déraciner le mal, en absorbe au moins une de nature émolliente, qui lui procure quelque soulagement : « Nous nous amollissons non moins par la volupté que par la douleur et, dans cet état nous n’avons plus rien de mâle ni de solide ; une piqûre d’abeille suffit à nous arracher des cris ; savoir se commander, tout est là (Cicéron). » — Au demeurant, on ne saurait échapper à la philosophie en exagérant l’acuité de la douleur et la faiblesse humaine ; elle ne demeure pas à court et vous oppose aussitôt ces irréfutables répliques : « Vous trouvez mauvais de mener une vie misérable ; mais une telle vie ne vous est point imposée » ; « Nul ne voit se prolonger son mal que parce qu’il le veut bien. » Mais à qui n’a le cœur de souffrir ni la mort ni la vie, qui ne veut ni résister ni fuir, que peut-on faire pour lui venir en aide ?

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