Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 5

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Traduction Michaud.
Firmin Didot, 1907 (Livre I, pp. 44.45-50.51).
Chapitre 5
Texte 1595
Texte 1907
Si le chef d’vne place assiegee, doit sortir pour parlementer.





CHAPITRE V.


Si le chef d’vne place assiegee, doit sortir pour parlementer.


Lvcivs Marcius Legat des Romains, en la guerre contre Perseus Roy de Macedoine, voulant gaigner le temps qu’il luy falloit encore à mettre en point son armee, sema des entregets d’accord, desquels le Roy endormy accorda trefue pour quelques iours : fournissant par ce moyen son ennemy d’opportunité et loisir pour s’armer : d’où le Roy encourut sa derniere ruine. Si est-ce, que les vieux du Senat, memoratifs des mœurs de leurs Pères, accuserent cette prattique, comme ennemie de leur stile ancien : qui fut, disoient-ils, combattre de vertu, non de finesse, ny par surprinses et rencontres de nuict, ny par fuittes apostees, et recharges inopinees : n’entreprenans guerre, qu’après l’auoir dénoncée, et souuent après auoir assigné l’heure et lieu de la bataille. De cette conscience ils renuoierent à Pyrrhus son traistre Médecin, et aux Phalisques leur desloyal maistre d’escole. C’estoient les formes vrayement Romaines, non de la Grecque subtilité et astuce Punique, où le vaincre par force est moins glorieux que par fraude. Le tromper peut seruir pour le coup : mais celuy seul se tient pour surmonté, qui scait l’auoir esté ny par ruse, ny de sort, mais par vaillance de troupe à troupe, en vue franche et iuste guerre. Il appert bien par ce langage de ces bonnes gents, qu’ils n’auoient encore receu cette belle sentence,

dolus an virtus quis in hoste requirat ?

Les Achaïens, dit Polybe, detestoient toute voye de tromperie en leurs guerres, n’estimants victoire, sinon où les courages des ennemis sont abbatus. Eam vir sanctus et sapiens sciet veram esse victoriam, quæ salua fide, et integra dignitate parabitur, dit vn autre :

Vos ne velit, an me regnare hera : quidue ferat fors
Virtute experiamur.

Au Royaume de Ternate, parmy ces nations que si à pleine bouche nous appelons Barbares, la coustume porte, qu’ils n’entreprennent guerre sans l’auoir dénoncée : y adioustans ample déclaration des moiens qu’ils ont à y emploier, quels, combien d’hommes, quelles munitions, quelles armes, offensiues et defensiues. Mais aussi cela faict, ils se donnent loy de se seruir à leur guerre, sans reproche, de tout ce qui aide à vaincre.Les anciens Florentins estoient si esloignés de vouloir gaigner aduantage sur leurs ennemis par surprise, qu’ils les aduertissoient vn mois auant que de mettre leur exercite aux champs, par le continuel son de la cloche qu’ils nommoient, Martinella.Quant à nous moins superstitieux, qui tenons celuy auoir l’honneur de la guerre, qui en a le profit, et qui après Lysander, disons que, Où la peau du Lyon ne peut suffire, il y faut coudre vn lopin de celle du Regnard, les plus ordinaires occasions de surprise se tirent de cette praticque : et n’est heure, disons nous, où vn chef doiue auoir plus l’œil au guet, que celle des parlemens et traités d’accord. Et pour cette cause, c’est vne règle en la bouche de tous les hommes de guerre de nostre temps, Qu’il ne faut iamais que le Gouuerneur en vne place assiégée sorte luy mesmes pour parlementer.Du temps de nos pères cela fut reproché aux Seigneurs de Montmord et de l’Assigni, deffendans Mouson contre le Comte de Nansau. Mais aussi à ce conte, cèluy la seroit excusable, qui sortiroit en telle façon, que la seureté et l’audantage demeurast de son costé : comme fit en la ville de Regge, le Comte Guy de Rangon (s’il en faut croire du Bellay, car Guicciardin dit que ce fut luy mesmes) lors que le Seigneur de l’Escut s’en approcha pour parlementer : car il abandonna de si peu son fort, qu’vn trouble s’estant esmeu pendant ce parlement, non seulement Monsieur de l’Escut et sa trouppe, qui estoit approchée auec luy, se trouua le plus foible, de façon qu’Alexandre Triuulce y fut tué, mais luy mesme fut contrainct, pour le plus seur, de suiure le Comte, et se ietter sur sa foy à l’abri des coups dans la ville.Eumenes en la ville de Nora pressé par Antigonus qui l’assiegeoit, de sortir pour luy parler, alléguant que c’estoit raison qu’il vinst deuers luy, attendu qu’il estoit le plus grand et le plus fort : après auoir faict cette noble responce : le n’estimeray iamais homme plus grand que moy, tant que i’auray mon espee en ma puissance, n’y consentit, qu’Antigonus ne luy eust donné Ptolemaeus son propre nepueu ostage, comme il demandoit.Si est ce qu’encores en y a-il, qui se sont tresbien trouuez de sortir sur la parole de l’assaillant : tesmoing Henry de Vaux, Cheualier Champenois, lequel estant assiégé dans le Chasteau de Commercy par les Anglois, et Barthélémy de Bonnes, qui commandoit au siège, ayant par dehors faict sapper la plus part du Chasteau, si qu’il ne restoit que le feu pour accabler les assiégez sous les ruines, somma ledit Henry de sortir à parlementer pour son profict, comme il fit luy quatriesme ; et son euidente ruyne luy ayant esté montrée à l’œil, il s’en sentit singulièrement obligé à l’ennemy : à la discrétion duquel après qu’il se fut rendu et sa trouppe, le feu estant mis à la mine, les estansons de bois venus à faillir, le Chasteau fut emporté de fons en comble.

Ie me fie aysement à la foy d’autruy : mais mal-aysement le feroi-ie, lors que ie donrois à iuger l’auoir plustost faict par désespoir et faute de cœur, que par franchise et fiance de sa loyauté.





CHAPITRE V.


Le commandant d’une place assiégée doit-il sortir de sa place pour parlementer ?

Jadis on réprouvait la ruse contre un ennemi. — Lucius Marcius qui commandait les Romains, lors de leur guerre contre Persée, roi de Macédoine, voulant gagner le temps qui lui était encore nécessaire pour que son armée fût complètement sur pied, fit au roi des propositions de paix qui endormirent sa prudence et l’amenèrent à accorder une trêve de quelques jours, dont son ennemi profita pour compléter à loisir ses armements ; ce qui fut cause de la défaite de ce prince et lui coûta le trône et la vie. À Rome, quelques vieux sénateurs, imbus des mœurs de leurs ancêtres, condamnèrent ce procédé, comme contraire à ce qui jadis était de règle. « Alors, disaient-ils, on faisait assaut de courage et non d’astuce ; on n’avait recours ni aux surprises, ni aux attaques de nuit, non plus qu’aux fuites simulées suivies de retours inopinés ; la guerre ne commençait qu’après avoir été déclarée, souvent même après qu’eussent été assignés le lieu et l’heure où les armées en viendraient aux mains. C’est à ce sentiment d’honnêteté que nos pères obéissaient, en livrant à Pyrrhus son médecin qui le trahissait, et aux Phalisques leur si pervers maître d’école. En cela, ils agissaient vraiment en Romains, et non comme d’astucieux Carthaginois, ou des Grecs, qui, dans leur subtilité d’esprit, attachent plus de gloire au succès acquis par des moyens frauduleux que par la force des armes. Tromper l’ennemi est un résultat du moment ; mais un adversaire n’est réellement dompté que s’il a été vaincu non par ruse, ni par un coup du sort, mais dans une guerre[1] loyale et juste, où les deux armées étant en présence, la victoire est demeurée au plus vaillant. » Les sénateurs qui tenaient ce langage honnête, ne connaissaient évidemment pas encore cette belle maxime émise plus tard par Virgile : « Ruse ou valeur, qu’importe contre un ennemi ! »

L’emploi à la guerre de toute ruse ou stratagème, dit Polybe, répugnait aux Achéens ; une victoire n’était telle, suivant eux, qu’autant que toute confiance en ses forces était anéantie chez l’ennemi. « L’homme sage et vertueux, dit Florus, doit savoir que la seule véritable victoire est celle que peuvent avouer la bonne foi et l’honneur. » « Que notre valeur décide, lisons-nous dans Ennius, si c’est à vous ou à moi que la Fortune, maîtresse des événements, destine l’empire. »

Chez certains peuples, de ceux même que nous qualifions de barbares, les hostilités étaient toujours précédées d’une déclaration de guerre. — Au royaume de Ternate, l’une de ces peuplades que nous qualifions sans hésitation de barbares, on a coutume de ne commencer les hostilités qu’après avoir au préalable fait une déclaration de guerre, y ajoutant l’énumération précise des moyens qu’on se propose d’employer : le nombre d’hommes qui seront mis en ligne, la nature des armes (offensives et défensives) et des munitions dont il sera fait usage ; mais, par contre, cela fait, si l’adversaire ne se décide pas à entrer en composition, ils se considèrent dès lors comme libres d’user sans scrupule, pour obtenir le succès, de tous les moyens qui peuvent y aider.

Jadis, à Florence, on était si peu porté à chercher à vaincre par surprise qu’on prévenait l’ennemi, un mois avant d’entrer en campagne, sonnant continuellement à cet effet un beffroi, appelé Martinella.

Aujourd’hui, nous admettons comme licite tout ce qui peut conduire au succès ; aussi est-il de principe que le gouverneur d’une place assiégée n’en doit pas sortir pour parlementer. — Quant à nous, moins scrupuleux, nous tenons comme ayant les honneurs de la guerre, celui qui en a le profit, et, après Lysandre, estimons que « là où la peau du lion ne peut suffire, il faut y coudre un morceau de celle du renard ». Or, comme c’est pendant qu’on parlemente et qu’on semble prêts à tomber d’accord, que les surprises se pratiquent le plus ordinairement ; nous reconnaissons que c’est surtout dans ces moments, qu’un chef doit particulièrement avoir l’œil au guet ; et c’est pour cela qu’il est de règle, chez tous les hommes de guerre de notre temps, « que le gouverneur d’une place assiégée n’en sorte jamais pour parlementer ».

Nos pères ont fait reproche aux seigneurs de Montmord et de l’Assigny, défendant Pont-à-Mousson contre le comte de Nassau, d’avoir contrevenu à ce principe. — Par contre, celui-là serait excusable qui sortirait de sa place pour parlementer, mais seulement après avoir pris ses mesures pour, le cas échéant, n’avoir rien à redouter, et que tout incident pouvant se produire, tourne à son avantage. — Ainsi fit le comte Guy de Rangon, qui défendait la ville de Reggium : le seigneur de l’Écut s’étant présenté pour parlementer, Guy de Rangon s’éloigna si peu de la place, qu’une échauffourée s’étant produite pendant les pourparlers, non seulement M. de l’Écut et son escorte, dont était Alexandre Trivulce qui y fut tué, eurent le dessous, mais lui-même, pour sa propre sûreté, fut dans l’obligation d’entrer en ville avec le comte qui le prit sous sa sauvegarde. Ce fait est attribué par du Bellay au comte de Rangon ; Guicciardin, qui le rapporte également, se l’attribue à lui-même.

Antigone assiégeant Eumènes dans Nora et le pressant d’en sortir pour venir, en personne, parlementer avec lui, alléguant que c’était à lui, Eumènes, à venir le trouver, parce que lui, Antigone, était plus puissant et de rang plus élevé, s’attira cette noble réponse : « Je ne reconnaîtrai personne au-dessus de moi, tant que j’aurai la faculté d’user de mon épée. » Et il ne consentit à aller à lui que lorsque Antigone lui eut donné en otage Ptolémée, son propre neveu.

Exemple d’un cas où le gouverneur d’une place s’est bien trouvé de se fier à son adversaire. — Et cependant, il y en a qui se sont très bien trouvés, en pareille occurrence, d’être sortis en se fiant à la parole de leur adversaire ; témoin Henry de Vaux, chevalier de Champagne, qui était assiégé par les Anglais dans le château de Commercy. Barthélémy de Bonnes, qui les commandait, ayant, de l’extérieur, réussi à saper la majeure partie du château, et n’ayant plus qu’à y mettre le feu pour accabler les assiégés sous ses ruines, manda à Henry de Vaux, qui déjà lui avait envoyé trois parlementaires, de venir de sa personne, dans son propre intérêt. Celui-ci vint, et, ayant constaté par lui-même l’imminence de la catastrophe à laquelle il ne pouvait échapper, en sut profondément gré à son ennemi et se rendit à discrétion, lui et sa troupe ; le feu ayant alors été mis à la mine, les bois qui étançonnaient les murailles cédèrent et le château croula, ruiné de fond en comble.

Pour moi, j’ai assez facilement foi en autrui ; cependant je m’y fierais difficilement, si cela pouvait donner à supposer que c’est, de ma part, un acte de faiblesse ou de lâcheté, et non parce que je suis franc et crois à la loyauté de mon adversaire.

  1. *