Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 6

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 6
Texte 1595
Texte 1907
L’heure des Parlements dangereuse.


CHAPITRE VI.


L’heure des parlemens dangereuse.



Tovtes-fois ie vis dernierement en mon voysinage de Mussidan, que ceux qui en furent délogez à force par nostre armee, et autres de leur party, crioyent comme de trahison, de ce que pendant les entremises d’accord, et le traicté se continuant encores, on les auoit surpris et mis en pieces. Chose qui eust eu à l’auanture apparence en autre siecle ; mais, comme ie viens de dire, nos façons sont entierement esloignées de ces regles : et ne se doit attendre fiance des vns aux autres, que le dernier seau d’obligation n’y soit passé : encores y a il lors assés affaire.Et a tousiours esté conseil hazardeux, de fier à la licence d’vne armee victorieuse l’obseruation de la foy, qu’on a donnee à vne ville, qui vient de se rendre par douce et fauorable composition, et d’en laisser sur la chaude, l’entree libre aux soldats. L. Æmylius Regillus Preteur Romain, ayant perdu son temps à essayer de prendre la ville de Phocees à force, pour la singulière proüesse des habitants à se bien defendre, feit pache auec eux, de les receuoir pour amis du peuple Romain, et d’y entrer comme en ville confederee : leur ostant toute crainte d’action hostile. Mais y ayant quand et luy introduict son armee, pour s’y faire voir en plus de pompe, il ne fut en sa puissance, quelque effort qu’il y employast, de tenir la bride à ses gents : et veit deuant ses yeux fourrager bonne partie de la ville : les droicts de l’auarice et de la vengeance suppeditant ceux de son autorité et de la discipline militaire.Cleomenes disoit, Que quelque mal qu’on peust faire aux ennemis en guerre, cela estoit par-dessus la Iustice, et non subiect à icelle, tant enuers les Dieux, qu’enuers les hommes : et ayant faict treue auec les Argiens pour sept iours, la troisiesme nuict après il les alla charger tous endormis, et les défict, alleguant qu’en sa treue il n’auoit pas esté parlé des nuicts : mais les Dieux vengèrent ceste perfide subtilité.Pendant le parlement, et qu’ils musoient sur leurs seurtez, la ville de Casilinum fust saisie par surprinse. Et cela pourtant au siècle et des plus iustes Capitaines et de la plus parfaicte milice Romaine : car il n’est pas dict, qu’en temps et lieu il ne soit permis de nous preualoir de la sottise de noz ennemis, comme nous faisons de leur lascheté. Et certes la guerre a naturellement beaucoup de priuileges raisonnables au preiudice de la raison. Et icy faut la règle, neminem id agere, vt ex alterius prœdetur inscitia. Mais ie m’estonne de l’estendue que Xenophon leur donne, et par les propos, et par diuers exploicts de son parfaict Empereur : autheur de merueilleux poids en telles choses, comme grand Capitaine et Philosophe des premiers disciples de Socrates ; et ne consens pas à la mesure de sa dispense en tout et par tout.Monsieur d’Aubigny assiégeant Cappoüe, et après y auoir fait vne furieuse baterie, le Seigneur Fabrice Colonne, Capitaine de la ville, ayant commencé à parlementer de dessus vn bastion, et ses gens faisants plus molle garde, les nostres s’en emparèrent, et mirent tout en pièces. Et de plus fresche mémoire à Yuoy, le Seigneur Iulian Rommero, ayant fait ce pas de clerc de sortir pour parlementer auec Monsieur le Connestable, trouua au retour sa place saisie. Mais afin que nous ne nous en allions pas sans reuanche, le Marquis de Pesquaire assiégeant Gènes, où le Duc Octauian Fregose commandoit soubs nostre protection, et l’accord entre eux ayant esté poussé si auant, qu’on le tenoit pour fait, sur le point de la conclusion, les Espaignols s’estans coullés dedans, en vserent comme en vne victoire planiere : et depuis à Ligny en Barrois, où le Comte de Brienne commandoit, l’Empereur l’ayant assiégé en personne, et Bertheuille Lieutenant dudict Comte estant sorty pour parlementer, pendant le parlement la ville se trouue saisie.

Fù il vincer sempre mai laudabil cosa,
Vinca si ô per fortuna ô per ingegno,


disent-ils : mais le Philosophe Chrysippus n’eust pas esté de cet aduis : et moy aussi peu. Car il disoit que ceux qui courent à l’enuy, doiuent bien employer toutes leurs forces à la vistesse, mais il ne leur est pourtant aucunement loisible de mettre la main sur leur aduersaire pour l’arrester : ny de luy tendre la iambe, pour le faire cheoir. Et plus généreusement encore ce grand Alexandre, à Polypercon, qui luy suadoit de se seruir de l’auantage que l’obscurité de la nuict luy donnoit pour assaillir Darius : Point, dit-il, ce n’est pas à moy de chercher des victoires desrobees : malo me fortunæ pœniteat, quàm victoriæ pudeat.

Atque idem fugientem haud est dignatus Orodem
Sternere, nec iacta cæcum dare cuspide vulnus :
Obuius, aduersôque occurrit, séque viro vir
Contulit, haud furto melior, sed fortibus armis.

CHAPITRE VI.

Le temps durant lequel on parlemente
est un moment dangereux.

La parole des gens de guerre, même sans que cela dépende d’eux, est sujette à caution. — Dernièrement, non loin de chez moi, à Mussidan, un détachement ennemi qui occupait cette ville, contraint par les nôtres de se retirer, criait à la trahison, et avec lui tous autres de son parti, parce qu’on l’avait surpris et battu pendant des pourparlers et avant que rien ne fût conclu. Ces récriminations auraient pu se comprendre dans un autre siècle ; mais comme je l’ai dit dans le chapitre précédent, nos procédés actuels sont tout autres, et on ne saurait trop se méfier tant que la signature définitive n’est pas donnée, sans compter qu’à ce moment même, tout n’est pas encore fini.

Il a été de tous temps bien hasardeux, et c’est toujours courir risque de ne pouvoir tenir la parole donnée et exposer aux excès d’une armée victorieuse une ville qui vient de se rendre et à laquelle ont été faites des conditions douces et avantageuses, que d’en permettre l’entrée aux soldats, aussitôt la reddition obtenue. — L. Emilius Reggius, préteur romain, retenu depuis longtemps devant la ville de Phocée, dont il ne parvenait pas à s’emparer, en raison de l’ardeur que les habitants mettaient à se défendre, convint avec eux de les admettre comme amis du peuple romain ; et, les ayant complètement convaincus de ses intentions pacifiques, obtint d’entrer dans leur ville, comme il l’eût fait dans toute autre ville alliée. Mais, dès que lui et son armée, dont il s’était fait suivre pour donner plus de solennité à son entrée, s’y trouvèrent, il ne fut plus en son pouvoir, quoi qu’il fit, de contenir ses gens qui, sous ses yeux, pillèrent plusieurs quartiers, l’amour du butin, l’esprit de vengeance l’emportant sur le respect de son autorité et l’observation de la discipline militaire.

Cléomènes prétendait que le droit de la guerre, en ce qui concerne le mal qu’on peut faire à l’ennemi, est au-dessus des lois de la justice divine, comme de celles de la justice humaine, et ne relève pas d’elles. Ayant conclu une trêve de sept jours avec les Argiens, trois jours après, il les attaquait de nuit pendant leur sommeil et les taillait en pièces, prétendant justifier cette trahison en disant que, dans la convention passée, il n’avait pas été question des nuits ; quelque temps après, les dieux le punirent de cette subtilité de mauvaise foi.

C’est souvent pendant les conférences en vue de la capitulation d’une place, que l’ennemi s’en rend maître. — Étant en pourparlers, et ses défenseurs s’étant départis de leur vigilance, la ville de Casilinum fut emportée par surprise ; et cela, en des temps où Rome avait une armée parfaitement disciplinée et des chefs chez lesquels régnait le sentiment de la justice. C’est qu’aussi on ne peut blâmer que, dans certaines circonstances, nous profitions des fautes de l’ennemi, tout comme, le cas échéant, nous profitons de sa lâcheté. La guerre admet en effet comme licites, beaucoup de pratiques condamnables en dehors d’elle ; et le principe que « personne ne doit chercher à faire son profit de la sottise d’autrui (Cicéron) », est ici en défaut. Néanmoins Xénophon, auteur si compétent en pareille matière, lui-même grand capitaine et philosophe, disciple des plus distingués de Socrates, dans les propos qu’il fait tenir et les exploits qu’il prête à son héros, dans le portrait qu’il trace de son parfait général d’armée, donne à ces prérogatives une extension pour ainsi dire sans limite, qui m’étonne de sa part et que je ne puis admettre en tout et partout.

M. d’Aubigny assiégeait Capoue où commandait le seigneur Fabrice Colonna. Celui-ci, après un combat sanglant livré sous les murs de la place, dans lequel il avait été battu, engagea, du haut d’un bastion, des pourparlers durant lesquels ses gens s’étant relâchés de leur surveillance, les nôtres pénétrèrent dans la ville et la mirent à feu et à sang. — Plus récemment, à Yvoy, le seigneur Julian Romméro, ayant commis ce pas de clerc, de sortir de la ville pour parlementer avec M. le Connétable, trouva à son retour la place au pouvoir de l’ennemi. — Mais nous-mêmes, n’avons pas été exempts de semblables déconvenues : le marquis de Pescaire assiégeant Gênes où commandait le duc Octavian Fregose, que nous soutenions, l’accord entre eux était considéré comme fait, la convention à intervenir était arrêtée, quand, au moment où elle allait être signée, les Espagnols qui avaient réussi à s’introduire dans la ville, en agirent comme s’ils l’avaient emportée d’assaut. — Depuis, à Ligny, en Barrois, où commandait le comte de Brienne et qu’assiégeait l’empereur Charles-Quint en personne, Bertheville lieutenant du comte étant sorti pour parlementer, la ville fut prise pendant qu’il négociait.

La victoire devrait toujours être loyalement disputée. — « Il est toujours glorieux de vaincre, que la victoire soit due au hasard ou à l’habileté (Arioste), » disent les Italiens. Le philosophe Chrysippe n’eût pas été de leur avis, et je partage sa façon de penser. Ceux qui, disait-il, prennent part à une course, doivent bien employer toutes leurs forces à gagner de vitesse leurs adversaires ; mais il ne leur est pourtant pas permis de porter la main sur eux pour les arrêter, ni de leur donner des crocs en jambe pour les faire tomber. — Alexandre le Grand en agissait d’une façon encore plus chevaleresque, quand Polypercon, cherchant à le persuader des avantages d’une nuit obscure pour tomber sur Darius, il lui répondait : Non, il n’est pas de ma dignité de chercher à vaincre à la dérobée, « j’aime mieux avoir à me plaindre de la fortune, qu’à rougir de ma victoire (Quinte-Curce). » Comme dit Virgile : « Il (Mezence) dédaigne de frapper Orode dans sa fuite, de lui lancer un trait qui le blesserait par derrière ; il court à lui, et c’est de front, d’homme à homme, qu’il l’attaque ; il veut vaincre, non par surprise, mais par la seule force des armes. »